Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

II

On m’a fait ce récit ce matin. C’est moins unrécit qu’une simple impression. J’avais oublié cette impressionquand, assez tard dans la nuit, après avoir lu un article de revue,je me suis rappelé cette vieille, et, sans savoir pourquoi, j’aiachevé dans ma pensée cette ébauche. J’ai vu la centenaire arriverchez les siens pour le dîner, et cela s’est déduit en un tableauqui me semble assez réel.

Les petits-enfants et peut-être lesarrière-petits-enfants de la vieille, – mais elle les appelle« mes petits-enfants », – sont des artisans qui vivent enfamille, dans un sous-sol, ou peut-être tiennent une boutique decoiffeur ; des gens pauvres, mais qui parviennent à vivreconvenablement. Elle est arrivée vers deux heures. On nel’attendait pas, mais on l’a reçue avec plaisir.

– Ah ! la voilà aussi, MariaMaximovna ! Entre ! entre ! Sois la bienvenue,servante de Dieu !

La vieille entre en souriant, et la sonnettede la porte vibre longtemps avec un bruit aigu et sonore. Sapetite-fille, la femme du coiffeur, est assez jeune, comme son marilui-même, un homme de trente-cinq ans, et quoiqu’il exerce uneprofession un peu légère, c’est un homme assez posé. Il porte uneredingote grasse comme une galette, peut-être à cause de lapommade, que peut-on dire ? Je n’ai jamais vu un coiffeurpropre. Le col de sa redingote est comme trempé dans la farine.

Trois petits enfants, – un gamin et deuxgamines, – accourent aussitôt auprès de leur aïeule. À l’ordinaire,des vieilles d’un âge si exagéré sympathisent avec lesenfants : les uns et les autres ont la même âme et seressemblent en tout.

La vieille s’assied. Le patron a un hôte, unvisiteur amené pour une affaire, d’une quarantaine d’années, et quiest sur le point de partir. Le coiffeur a aussi son neveu, le filsde sa sœur, un garçon de dix-sept ans, apprenti imprimeur. Lavieille fait un signe de croix et regarde l’étranger.

– Ah ! que je suis fatiguée !Et celui-ci, qui est-ce ?

– Mais c’est moi, répond l’étranger ensouriant. Comment donc, Maria Maximovna, vous ne me reconnaissezplus ? Il y a deux ans, nous devions aller ensemble dans laforêt à la cueillette aux champignons.

– Oh ! toi, je le connais,farceur ! Je m’en souviens, mais je ne sais plus comment ont’appelle. Autrement, je m’en souviens… Que je suisfatiguée !

– Eh bien ! Maria Maximovna,respectable petite vieille, vous ne grandissez plus ? ditl’étranger en plaisantant.

– Allons ! allons ! répond lavieille en riant. (Elle est visiblement contente.)

– Moi, Maria Maximovna, je suis un bongarçon.

– Avec un bon garçon il y a plaisir àparler… Ah ! Comme la respiration me manque toujours ! Ona acheté un nouveau paletot à Seriogeguka.

Elle désigne le neveu.

Le neveu, un gars vigoureux, sourit de toutesses dents et se pousse vers la vieille. Il a un pardessus gris toutneuf qu’il ne porte pas encore avec indifférence : attendonshuit jours ; pour l’instant, il ne cesse de s’admirer, il estabsorbé par son image dans la glace, et chacun de ses mouvementsrévèle une grande estime de soi-même.

– Va donc ! tourne-toi !bourdonne la femme du coiffeur. Vois, Maximovna, ce qu’onlui a fait ! Ça coûte six roubles comme un kopeck. Meilleurmarché, nous a-t-on dit chez Prokhoritch, ce serait bien plus cher,vous en pleureriez dans huit jours. Mais ça, c’est inusable !Vois un peu quelle étoffe !… Eh ! tourne-toi donc !…Et quelle doublure ! quelle solidité !… Maistourne-toi !… Et voilà comment l’argent s’en va, Maximovna.Notre bourse est décrassée, va !

– Ah ! ma petite mère, comme toutest cher maintenant ! Ça n’a pas de bon sens ! Tu feraismieux de ne pas m’en parler, ça me fait trop de peine, ajoute avecsentiment Maximovna toujours essoufflée.

– Allons ! en voilà assez, observele patron. Il est temps de manger. Te voilà bien fatiguée, MariaMaximovna !

– Oh ! mon brave, oh ! oui, jesuis fatiguée… Il fait chaud, le soleil… et je me suis dit :Allons les voir ! Pourquoi rester toujours couchée ?Oh !… Et en route j’ai rencontré une jeune barinia quiachetait des souliers à ses enfants : « Eh quoi, mavieille, qu’elle me dit, tu es fatiguée ? Voilà cinq kopecks,achète un petit pain… » Et moi, sais-tu, j’ai pris les cinqkopecks…

– Repose-toi un peu, babouchka. Pourquoies-tu si haletante, aujourd’hui ? remarque le patronparticulièrement soucieux.

Tous la regardent. Elle est étrangement pâle,ses lèvres sont blanches. Elle aussi regarde tout le monde, maisses yeux sont ternes.

– Et voilà que j’ai pris… vous achèterezdes gâteaux pour les enfants avec les cinq kopecks…

Elle s’arrête encore, de nouveau elles’efforce pour respirer. Tout le monde se tait pendant cinqsecondes.

– Quoi, babouchka ? dit le patron sepenchant vers elle.

Mais la babouchka ne répond pas. Encore unsilence de cinq secondes. La vieille blêmit, et son visage s’altèrede plus en plus. Ses yeux deviennent fixes. Le sourire se fige surses lèvres. Elle regarde, et l’on croirait qu’elle ne voit pas.

– Il faudrait aller chercher lepope !… dit tout à coup la voix de l’étranger.

– Mais… est-ce que ?… N’est-il pasdéjà trop tard ? murmure le patron.

– Babouchka ! Eh !babouchka ! appelle soudainement émue la femme ducoiffeur.

Mais la babouchka reste immobile, sa tête sepenche de côté. Dans sa main droite posée sur la table elle tientsa pièce de cinq kopecks ; la gauche est restée sur l’épaulede Micha, son arrière-petit-fils, un enfant de six ans. Il se tientsans bouger, et, de ses grands yeux étonnés, il examine sonaïeule.

– Elle a passé, dit solennellement lepatron en saluant et en se signant.

– Voyez-vous cela ! Je voyais bienqu’elle se penchait toujours, dit l’étranger interdit etconsidérant l’assistance.

– Ah ! Seigneur ! Voyez-vouscela ? Comment faire, Makaritch ? Faut-il la porterlà-bas ? bourdonne la patronne troublée.

– Où, là-bas ? demande le patron.Va ! nous nous arrangerons ici ! Est-elle ta parente, ounon ? Il faut aller faire la déclaration.

– Cent quatre ans ! Hé ! ditl’étranger piétinant sur place et de plus en plus attendri.

Il est devenu tout rouge.

– Elle commençait à oublier la vie, cesderniers temps, dit avec importance le patron, en prenant sacasquette et son paletot.

– Il n’y a qu’un instant, elle riaitencore ! Vois-tu ? elle a encore la pièce dans sa main.« Des gâteaux », qu’elle disait. Oh ! ce que c’estque notre vie !…

– Eh bien ! allons, PetreStepanitch, interrompit le patron.

Il sort avec l’étranger.

On ne pleure pas une telle morte. Cent quatreans ! « Morte sans maladie et en paix. »

La patronne envoie chercher ses voisines pourlui venir en aide. Elles accourent aussitôt, la nouvelle leur faitmoins de peine que de plaisir, elles poussent des Ho ! et desHa ! Il va sans dire qu’on commence par faire bouillir lesamovar. Les enfants, étonnés, se cachent dans un coin et regardentde loin la morte. Micha, tant qu’il vivra, n’oubliera jamais que lavieille est morte la main sur son épaule, et quand, à son tour, ilmourra, personne ne se souviendra plus que sa vieille babouchka avécu cent quatre ans : pourquoi et comment ? Nul ne lesait. Et qu’importe, d’ailleurs ? Des millions de gens meurentainsi : ils vivent sans qu’on se doute d’eux et meurent demême. Peut-être seulement, au moment de la mort d’un centenaire,a-t-on une sensation d’attendrissement, de paix, de solennité et deconsolation. Cent ans ! Ce chiffre produit encore sur l’hommeune impression étrange.

Que Dieu bénisse la vie et la mort des simplesbonnes gens !

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