Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

DEUXIÈME NUIT

 

– Eh bien ! vous voyez que vousvivez encore ! dit-elle en riant et en me serrant les deuxmains.

– Je suis ici depuis deux heures.Savez-vous ce que je suis devenu toute cette journée ?

– Oui, oui, je le sais… Mais savez-vous, vous,pourquoi je suis venue ? ce n’est pas pour bavarder commehier. Désormais il faut agir plus sagement ; j’ai beaucoupréfléchi à tout cela.

– En quoi donc plus sagement ? Jeferai ce que vous voudrez, mais je vous jure que je n’ai jamais étési sage.

– C’est possible. Mais d’abord je vousprie de ne pas me serrer si fort les mains ; ensuite… ensuitej’ai beaucoup pensé à vous aujourd’hui.

– Et… ?

– Voici. J’ai décidé que je ne vousconnais pas encore, que j’ai agi hier comme un enfant, et il vasans dire que j’ai fini par accuser mon bon cœur, que je me suislouée moi-même comme il arrive toujours quand nous commençons ànous analyser ; de sorte que, pour réparer ma faute, je veuxprendre sur vous les renseignements les plus minutieux. Mais commeje ne puis m’adresser à un autre que vous-même, eh bien ! quelhomme êtes-vous ? Racontez-moi votre histoire.

– Mon histoire ! m’écriai-jeterrifié, je n’en ai pas.

– Mais vous me la promettiez hier. Etpuis on a toujours une histoire. Vous avez vécu sanshistoire ? Comment avez-vous fait ?

– Eh bien ! j’ai vécu sanshistoire ! J’ai vécu pour moi-même, c’est-à-dire seul ;seul ! seul tout à fait. Comprenez-vous ce que signifie cemot ?

– Comment, seul ! vous n’avez jamaisvu personne ?

– Beaucoup de monde, – voilà :toujours seul.

– Alors vous ne parlez à personne.

– Rigoureusement à personne.

– Mais quel homme !Expliquez-vous ! Attendez, je devine : vous avezprobablement une babouschka, comme la mienne ; elle estaveugle et jusqu’à ces derniers temps elle ne me laissait passortir ; J’en désapprenais à parler. Il y a deux ans, j’étaisen train de faire des étourderies, et alors elle épingla ma robe àla sienne, et vous voyez nos journées… elle tricote des bas,quoique aveugle, et moi je lui fais la lecture à haute voix. Jesuis restée près de deux ans épinglée comme ça.

– Ah ! mon Dieu ! quelmalheur ! mais non, je n’ai pas de babouschka.

– Et si vous n’en avez pas, pourquoi doncrestez-vous chez vous ?

– Écoutez. Voulez-vous savoir qui jesuis ?

– Je vous le demande.

– Dans le véritable sens dumot ?

– Dans le plus véritable sens du mot.

– Eh bien voilà : je suis untype.

– Un type ! quel type ? s’écriala jeune fille en se mettant à rire comme si elle n’en avait paseu, depuis tout un an, l’occasion. Mais vous êtes trèsamusant ! Tenez ! voici un banc !Asseyons-nous ; personne ne passe, personne ne nous entendra.Commencez votre histoire, car vous me trompiez, vous avez unehistoire ! D’abord, qu’est-ce qu’un type ?

– Un type, c’est un homme ridicule !répondis-je en commençant à rire, gagné par son rire d’enfant,c’est un caractère ! c’est un… Mais savez-vous ce que c’estqu’un rêveur ?

– Un rêveur ! Permettez ! jesuis moi-même un rêveur ! Que de choses ilme passait par la tête pendant les longues journées près de mababouschka ! Ils allaient loin, mes rêves ! Une fois j’airêvé que j’épousais un prince chinois ! C’est quelquefois bonde rêver.

– Magnifique ! Ah ! si vousêtes femme à épouser un prince chinois, vous me comprendrez trèsbien… Mais permettez, je ne sais pas encore comment vous vousappelez.

– Enfin ! vous y pensezdonc ?

– Ah ! mon Dieu ! Cela ne m’estpas venu : je me sentais si bien…

– On m’appelle Nastenka.

– Et c’est tout ?

– C’est tout. N’est-ce pas assez pourvous ?

– Oh ! beaucoup, beaucoup ! aucontraire, beaucoup ! Nastenka !

– Alors ?…

– Alors, Nastenka, écoutez donc marisible histoire.

Je m’assis près d’elle, je pris une pose graveet pédante et je commençai comme si je lisais dans un livre.

– Il y a, Nastenka, à Saint-Pétersbourg,– vous l’ignoriez peut-être, – des coins assez étranges. Le soleilqui brille partout ne les éclaire pas. Il y luit comme un autresoleil, fait exprès, très spécial. Là, ma chère Nastenka, on vitune autre vie que la vôtre ; une vie qui ne ressemble pas dutout à celle qui bout autour de nous, une vie qu’on pourrait àpeine concevoir dans quelque climat lointain, pas du tout la vieraisonnable de notre époque. Cette vie-là c’est la mienne,Nastenka ! une atmosphère de fantastique et d’idéal, et enmême temps, hélas ! quelque chose de grossier et de prosaïque,quelque chose d’ordinaire jusqu’à la suprême trivialité.

– Fi ! mon Dieu ! quellepréface ! que vais-je donc apprendre ?

– Vous apprendrez, Nastenka (il me sembleque je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka) ; vousapprendrez que dans ce coin vivent des hommes étranges : desrêveurs. Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ;il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même dujour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ouplutôt il ressemble davantage encore à la tortue, qu’enpensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui detoute rigueur doivent être peints en vert, enfumés ettristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de sesrares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout),le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux dephysionomie ? comme s’il venait de faire un crime ? commes’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer àun journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mortet qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier sesœuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les diversinterlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur neparviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi nirires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autresoccasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à proposdu beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoienfin l’ami, dès cette première visite, – d’ailleurs il n’y en aurapas deux, – cet ami, une connaissance récente, s’embarrasse-t-il,se guinde-t-il tant après ses premières saillies (s’il en trouve)en regardant le visage défait du maître du logis, qui finitlui-même par perdre tout à fait la carte après des efforts énormesmais vains pour animer la conversation, montrer du savoir-vivre,parler du beau sexe aussi, et, par toutes ces concessions, plaireau pauvre garçon qui lui fait visite par erreur ? Pourquoienfin le visiteur se lève-t-il tout à coup, se rappelant uneaffaire urgente, et prend-il son chapeau après un salutdésagréable, et retire-t-il avec tant de peine sa main del’étreinte chaude du maître qui tâche de lui témoigner par cetteétreinte silencieuse un repentir inexplicable ? Pourquoi, unefois dehors, l’ami rit-il aux éclats et se jure-t-il de ne jamaisremettre les pieds chez cet hommeétrange, un bon garçon pourtant, mais dont il ne peut s’empêcher decomparer la physionomie à la mine de ce malheureux petit chatfripé, tourmenté par les enfants, qui tout à l’heure est venu seblottir sous la chaise, – c’était alors celle du visiteur – et dansl’ombre, avec ses deux petites pattes a longuement débarbouillé etlustré son petit museau et, longtemps encore après, regardait avecressentiment la nature et la vie…

– Voyons ! interrompit Nastenka, quiécoutait très étonnée, les yeux grands ouverts. Je ne sais laraison de rien de tout cela, ni pourquoi vous me faites desquestions si étranges, mais sûrement tout cela a dû vous arrivermot pour mot.

– Sans doute, répondis-je trèssérieusement.

– Alors, continuez, car je veux connaîtrela fin.

– Vous voulez savoir, Nastenka, ce qu’estdevenu notre petit chat sous sa chaise ou plutôt ce que je suisdevenu, puisque je suis le médiocre héros de ces aventures ;vous voulez savoir pourquoi ma journée tout entière fut troubléepar cette visite inattendue d’un ami, pourquoi j’étais si agitéquand la porte de ma chambre s’ouvrit, pourquoi je reçus si mal levisiteur, pourquoi je restai écrasé sous le poids de ma propreinhospitalité ?

– Mais oui, oui, répondit Nastenka, c’estce que je veux savoir. Écoutez ! Vous racontez trèsbien ; mais ne pourriez-vous pas raconter moins bien ; ondirait que vous lisez dans un livre.

– Non, répondis-je d’une voix sévère etimposante, ma chère Nastenka, je sais que je conte très bien, maisexcusez-moi, je ne puis conter autrement. Je ressemble, ma chèreNastenka, à cet esprit du czar Salomon, qui avait passé mille ansdans une outre scellée de sept sceaux. À présent, ma chèreNastenka, depuis que nous nous sommes rencontrés de nouveau aprèsune si longue séparation (car je vous connais depuis longtempsNastenka, il y a longtemps que je cherchais quelqu’un, précisémentvous, et notre rencontre était fatale), des milliers de soupapes sesont ouvertes dans ma tête et il faut que je m’épanche par untorrent de mots, car autrement j’étoufferais ; je vous demandedonc de ne plus m’interrompre, Nastenka ; écoutez avecsoumission et obéissance, ou bien je me tais.

– Na ! na na ! Jamais !Parlez, je ne souffle plus mot.

– Je continue. Il y a, mon amie Nastenka,une heure dans la journée que j’aime beaucoup. C’est cette heure oùtoutes les affaires finissent, alors que tout le monde se hâte derentrer pour dîner, se reposer, et, tout en marchant, cherchequelque réjouissance pour passer la soirée, la nuit et tout letemps de loisir qui lui reste. À cette heure-là, mon héros – carpermettez-moi encore, Nastenka, de conter cela à la troisièmepersonne, il est si pénible pour le conteur de parler en son proprenom, – à cette heure-là donc, notre héros, qui n’est pas un oisif,est en route comme tout le monde. Mais une étrange sensation deplaisir agite son visage pâle et fatigué. Il observe avec intérêtl’aurore du soir qui s’éteint lentementsur le ciel frais de Pétersbourg. Quand je dis« observe », je mens ; il n’observe pas, il regardevaguement comme un homme las ou qui s’occupe en lui-même de chosesplus intéressantes. De sorte que c’est par moments seulement, etpresque sans le vouloir, qu’il a le temps d’observer aussi autourde lui. Il est content, car il en a fini jusqu’au lendemain avecles affaires ennuyeuses, content comme un écolier libéré de l’écoleet qui court à ses jeux préférés et à ses espiègleries.Regardez-le, Nastenka, vous ne serez pas longue à voir que la joiea déjà heureusement agi sur ses nerfs sensibles et son imaginationmaladivement excitée. Il réfléchit. Vous pensez peut-être qu’ilsonge à son dîner, ou bien à la soirée de la veille ? Queregarde-t-il ainsi ? N’est-ce pas ce monsieur qui vient desaluer si « artistiquement » cette dame quand elle apassé auprès de lui dans cette belle voiture attelée de si beauxchevaux ? Non, Nastenka, ce ne sont pas ces riens quil’occupent. C’est un homme, à présent, riche de vie intérieure. Ilest riche, vous dis-je, et les rayons d’adieu du soleil couchantn’ont pas brillé en vain pour lui. Ils ont provoqué dans son cœurtout un essaim de sensations. Maintenant il examine tous lesdétails de la route, maintenant la « déesse de laFantaisie » (avez-vous lu Joukovsky, ma chère Nastenka ?)a déjà tissé de ses mains merveilleuses sa toile dorée et commenceà enchevêtrer les arabesques d’une vie fantasque et imaginaire.Elle a transporté notre héros dans le septième ciel, « le cielde cristal », bien loin de cet excellent trottoir de granitqu’il foule ce soir en rentrant chez lui. Essayez de l’arrêter,demandez-lui brusquement où il est, par quelles rues il apassé : il ne se souvient de rien, ni où il est allé, ni où ilest, et en rougissant de dépit il vous fera quelque mensonge poursauver les apparences. C’est pourquoi il a eu un si viftressaillement et a failli s’écrier de frayeur quand une honorablevieille femme l’a arrêté au milieu du trottoir en lui demandant saroute. Le visage assombri il continue sa marche, remarquant à peineque plus d’un passant sourit en le regardant et se retourne pour levoir, et que les petites filles, après s’être éloignées de lui avecterreur, reviennent sur leurs pas pour examiner son sourire absorbéet ses gestes. Mais toujours la même fantaisie emporte dans sonvol, et la vieille femme, et les passants curieux, et les petitesfilles moqueuses, elle enlace gaiement le tout dans son canevascomme les mouches dans une toile, et l’homme étrange rentre dansson terrier sans s’en apercevoir, dîne sans s’en apercevoir et nerevient à lui que quand Matrena, sa bonne, dessert la table etapporte la pipe. L’heure se fait sombre, il se sent vide ettriste ; tout son royaume de rêves s’écroule sans bruit, sanslaisser de traces… comme un royaume de rêves ; mais unesensation obscure se lève déjà en son être, une sensation inconnue,un désir nouveau, et voilà que s’assemble autour de lui tout unessaim de nouveaux fantômes. Et lui-même s’anime, voilà qu’il boutcomme l’eau dans la cafetière de la vieille Matrena. Il prend unlivre, sans but, l’ouvre au hasard et le laisse tomber à latroisième page. Son imagination est surexcitée, un nouvel idéal debonheur lui apparaît ; en d’autres termes, il a pris unenouvelle potion, de ce poison raffiné qui recèle la cruelle ivressede l’espérance. Qu’importe la vie réelle où tout est froid,morne !… Pauvres gens, pense le rêveur, que les gensréels ! – Ne vous étonnez pas qu’il ait cette pensée.Oh ! si vous pouviez voir les spectres magiques quil’entourent, toutes les merveilleuses couleurs du tableau où sefige sa vie ! Et quelles aventures ! Quelle suiteindéfinie de rêveries ! Mais à quoi rêve-t-il ? Mais… àtout ! Au rôle du poète d’abord méconnu et ensuite couvert delauriers ; à sa prédilection pour Hoffmann ; à laSaint-Barthélemy ; aux actions héroïques de Ivan Vassiliévitchquand il prit Kazan ; à Jean Huss comparaissant devant leconclave des prélats ; à l’évocation des morts dansRobert le Diable (vous vous rappelezcette musique qui sent le cimetière), à Mina et Brinda, au passagede la Bérésina, à la lecture d’un poème chez la comtesse W. D…, àDanton, à Cléopâtre et ses amants, à la petite maison dans laColomna, à une chère petite âme qui pourrait être auprès de lui,dans ce petit réduit, durant toute la longue soirée d’hiver et quil’écouterait, attentive et douce comme vous êtes, Nastenka… Non,Nastenka, qu’importe à ce voluptueux paresseux cette vie réelle,cette pitoyable pauvre vie dont il donnerait tous les jours pourune de ces heures fantastiques ? Il a aussi de mauvaisesheures ; mais en attendant qu’elles reviennent (car l’heurequi sonne est douce), il ne désire rien, il est au-dessus de toutdésir, il peut tout, il est souverain, il est le propre créateur desa vie, et la recrée à chaque instant par sa propre volonté. Ças’organise si facilement un monde fantastique ! et qui sait sice n’est qu’un mirage ? C’est peut-être des deux mondes leplus réel. Pourquoi donc, dites-moi, Nastenka, pourquoi donc en cemoment les larmes jaillissent-elles des yeux de cet homme que nulletristesse actuelle n’accable ? Pourquoi des nuits entièrespassent-elles comme des heures ? Et quand le rayon rose del’aurore éclabousse les fenêtres, notre rêveur fatigué se lève dela chaise où le tour du cadran l’a vu assis et se jette sur sonlit. Ce serait à croire, Nastenka, qu’il est amoureux !Regardez-le seulement et vous vous en convaincrez. Voyons, est-ilpossible de croire qu’il n’ait jamais connu l’être qu’il étreignaitdans les transports de son rêve ? Quoi ! rêvait-il doncla passion ? Se pourrait-il qu’ils n’eussent pas marché lesmains unies dans la vie, bien des années mêlant leurs âmes ?Ne s’est-elle pas, à l’heure tardive de la séparation, penchée enpleurant sur sa poitrine sans écouter l’orage qui pleurait dehors,toute à l’orage intérieur de leur amour brisé ? Était-ce donc,tout cela ! n’était-ce donc qu’un rêve : ce jardintriste, abandonné, sauvage, les sentiers couverts de mousse où ilsse sont promenés si souvent ensemble « si longtemps et sitendrement » ? Et cette maison étrange de ses aïeux oùelle vécut si longtemps seule et triste, avec un vieux mari morose,un vieux mari galeux dont ils avaient peur, eux, les enfantsamoureux ! Comme elle souffrait et comme (cela va sans dire,Nastenka !) on était méchant pour eux ! Ô Dieu ! nel’a-t-il pas revue plus tard sous un ciel étranger, tropical, dansune ville éternellement merveilleuse, aux mille clartés d’un bal,au fracas de la musique, dans un palasso (je vous jure,Nastenka, dans un palasso) ? À un balcon festonné demyrtes et de roses, où, en le reconnaissant elle se démasqua viteet lui souffla à l’oreille : « Je suislibre ! » et se jeta dans ses bras en s’écriant detransport, dans l’oubli de tout, et la maison morne, et levieillard morose, et la maison triste du pays lointain et le bancsur lequel, après les derniers baisers passionnés de la séparation,elle tomba pâmée, raidie par le désespoir… Oh ! convenez,Nastenka, qu’on peut se troubler, rougir comme un écolier surprisdans le jardin où il dérobait les pommes du voisin, si après tantd’événements tragiques qui vous laissent palpitant d’émotion, unami inattendu, gai et bavard, ouvre tout à coup votre porte et vouscrie, comme si rien n’était arrivé : « Mon cher, jereviens de Pavlovsk ! » Dieu de Dieu ! le vieuxcomte vient de mourir, un bonheur infini va commencer pour les deuxamants et voilà quelqu’un qui revient de Pavlovsk !…

Je me tus très pathétiquement. Je me rappelleque je fis un grand effort pour éclater de rire. Je sentais en moides idées diaboliques remuer, ma gorge se serrait, mon mentontremblait, mes yeux étaient humides… Je m’attendais à voir Nastenkarire la première de son gai et irrésistible rire d’enfant, et je merepentais déjà d’être allé si loin, d’avoir raconté ce que jetenais depuis si longtemps caché dans mon cœur. Et c’est pourquoije voulais avoir ri avant elle ; mais à mon grand étonnementelle resta silencieuse, me serrant légèrement les mains, et medemanda avec un accent timide :

– Avez-vous vraiment toujours vécuainsi ?

– Toujours, Nastenka, toujours, et jecrois que je finirai ainsi.

– Non, cela ne se peut, dit-elle avecémotion, cela ne se peut ! Est-ce que je pourrais, moi, passertoute ma vie avec ma babouschka ? Ce n’est pas bien du tout devivre ainsi.

– Je le sais, Nastenka, je le sais. Et jele sais plus que jamais depuis que je suis auprès de vous, carc’est Dieu lui-même qui vous a envoyée, cher ange, pour me le direet me le prouver. Maintenant, quand je suis auprès de vous, quandje vous parle, l’avenir me semble impossible, l’avenir, lasolitude, l’absence, le vide. Et que vais-je rêver maintenant queje suis heureux auprès de vous, en réalité ? Soyez bénie, vousqui ne m’avez pas repoussé, vous à qui je devrai toute une soiréede bonheur.

– Oh ! non, non ! s’écriaNastenka. Cela ne se peut pas ! ne nous séparons pasainsi ! Qu’est-ce que c’est que deux soirées ?

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Ô Nastenka, Nastenka ! savez-vouspour combien de temps vous m’avez donné de la joie ?Savez-vous que j’ai déjà meilleure opinion de moi-même ? Je merepens un peu moins d’avoir fait de ma vie un crime et un péché. –Car c’est un crime et un péché qu’une telle vie. Et ne croyez pasque j’aie rien exagéré. Pardieu ! non, je n’ai rien exagéré.Par moments, un tel chagrin m’envahit… Il me semble que je ne suisplus capable de vivre ma vie, et je me maudis moi-même. Après mesnuits fantastiques, j’ai de terribles moments de lucidité. Etautour de moi la vie tourbillonne pourtant ! la vie deshommes, celle qui n’est pas faite sur commande… Et pourtant,encore ! leur vie s’évanouira comme mon rêve. Dans un peu detemps, ils ne seront pas plus réels que mes fantômes. Oui, mais ilssont une succession de fantômes, leur vie se renouvelle ;aucun homme ne ressemble à un autre, tandis que ma rêverieépouvantée, mes fantômes enchaînés par l’ombre sont triviaux,uniformes ; ils naissent du premier nuage qui obscurcit lesoleil, ce sont de tristes apparitions, des fantaisies detristesse. Et elle se fatigue de cette perpétuelle tension, elles’épuise, l’inépuisable imagination. Les idéals se succèdent, onles dépasse, ils tombent en ruines, et puisqu’il n’y a pas d’autrevie, c’est sur ces ruines encore qu’il faut fonder un idéaldernier. Et cependant l’âme demande toujours un idéal et c’est envain que le rêveur fouille dans la cendre de ses vieux rêves, ycherchant quelque étincelle d’où faire jaillir la flamme quiréchauffera son cœur glacé et lui rendra ses anciennes affections,ses belles erreurs, tout ce qui le faisait vivre. Croirez-vous queje fête l’anniversaire d’événements qui ne sont pas arrivés, maisqui m’eussent été chers ?… Vous savez ? des imaginationsde balcon… Et fêter ces anniversaires parce que ces stupides rêvesne sont plus, parce que je ne sais plus rêver, vous comprenez, machère, que c’est un commencement d’enterrement. Croirez-vous que jeparviens à me rappeler la couleur des lieux où j’ai eu la penséequ’il pourrait m’arriver un bonheur ? Et je les revisite, ceslieux, je m’y arrête, j’y oublie le présent, je le réconcilie avecle passé irréparable et j’erre comme une ombre, sans désir, sansbut. Quels souvenirs ! je me rappelle par exemple qu’ici, il ya juste un an, à cette même heure, sur ce même trottoir j’erraisisolé, triste comme aujourd’hui. Mais alors je ne me demandais pasencore : Où sont les rêves ? et voici que je hoche latête et je me dis : Comme les années passent vite ! qu’enas-tu fait ? as-tu vécu ? regarde comme tout est devenufroid ! les années passeront, toujours davantage ta solitudet’accablera et viendra la vieillesse accroupie sur son manche àbalai ; ton monde fantastique pâlira… Novembre… Décembre… Plusde feuilles à tes arbres… Ô Nastenka, ce sera triste de vieillirsans avoir vécu : n’avoir pas même de regrets ! Car jen’ai rien à perdre ; toute ma vie n’est qu’un zéro rond, unrêve…

– Ne me faites donc pas pleurer !dit Nastenka en essuyant ses yeux. C’est fini maintenant ?Écoutez, je suis une jeune fille simple, très peu savante, quoiquema babouschka m’ait donné des maîtres ; pourtant, je vousassure que je vous comprends. Dites-vous que je serai toujoursauprès de vous. J’ai eu, non pas tout à fait la même chose, maisdes chagrins presque semblables aux vôtres quand ma babouschka m’aépinglée à sa robe. Certes je ne pourrais compter aussi bien quevous. Je n’ai pas assez étudié, ajoute-t-elle (évidemment mondiscours pathétique, mon grand style lui avait inspiré du respect),mais je suis très contente que vous vous soyez confié à moi ;je vous connais maintenant, et moi, vous allez aussi meconnaître ; moi aussi je vais tout vous dire : vous êtesun homme très intelligent, vous me donnerez un conseil.

– Ah ! Nastenka ! répondis-je,je ne suis pas bon conseiller ; mais il me semble que nouspourrions l’un à l’autre nous donner des conseils infinimentspirituels. Allons ! quels conseils voulez-vous ? Mevoilà gai, heureux, et je n’aurai pas besoin d’emprunter mesparoles.

– Je m’en doute, dit Nastenka enriant : mais il ne me faut pas un conseil seulementspirituel ; il me le faut aussi cordial, comme d’un ami decent ans.

– C’est entendu, Nastenka !m’écriai-je tout transporté. Parole, je vous aimerais depuis milleans que je ne vous aimerais pas davantage !

– Votre main ? dit Nastenka.

– La vôtre !

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