Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

LE MOUJIK MAREY

 

Souvenir de Sibérie

Journal de l’écrivain – 1876

 

 

 

C’était le deuxième jour de Pâques. L’airétait chaud, le ciel bleu, le soleil haut et radieux, mais dans monâme il faisait sombre. J’errais derrière la caserne. Je regardais,en les comptant, les barrières qui fermaient le préau. – Depuisdeux jours la prison était en fête, les forçats ne travaillaientpas. La plupart d’entre eux étaient ivres. Les chambréesretentissaient d’injures, de querelles et de chansons ordurières.On jouait aux cartes sur les lits de planches. Plusieurs hommes,battus jusqu’à la mort par leurs propres camarades pour avoir faittrop de tumulte, gisaient sur leurs lits. On les avait recouvertsde leurs manteaux en attendant qu’ils reprissent connaissance.Plusieurs fois déjà les couteaux avaient été tirés.

Et cela durait depuis deux jours ! J’enétais malade. D’ailleurs, je n’ai jamais pu voir sans dégoût unefoule ivre, surtout dans un tel lieu !

Pendant ces deux jours, l’autorité n’avait pasparu à la prison ; les perquisitions avaient été interrompues,on n’examinait plus si des bouteilles de vin n’étaient pas cachéessous les lits. Nos chefs comprenaient qu’il faut laisser« s’amuser », au moins une fois par an, même des forçats,que c’est le seul moyen d’éviter de pires excès.

Mais moi, la colère me prenait…

Je rencontrai le Polonais M…sky, un prisonnierpolitique. Il me jeta un regard désespéré ; ses yeuxluisaient, ses lèvres frémissaient.

« Je hais ces brigands ! » medit-il à demi-voix en serrant les dents, et il passa.

Je ne sais pourquoi, je rentrai aussitôt à lacaserne, quoique je m’en fusse échappé comme un fou un quartd’heure auparavant, quand six hommes, six forts moujiks, s’étaientjetés tous à la fois sur un Tartare nommé Gazine pour le mainteniret le frapper. Ils l’avaient battu comme plâtre : de telscoups pourraient tuer un chameau. Mais le Tartare était un hercule,et on le frappait sans crainte. En rentrant, je l’aperçus dans uncoin, étendu sur son lit, presque mort. On l’avait couvert d’untouloupe [2], et les forçats en passant auprès de luifaisaient silence et évitaient de le toucher. On était pourtant sûrque dès le lendemain matin il reviendrait à lui, « mais detels coups, qui sait ? un homme peut enmourir !… »

Je me faufilai à ma place, en face d’unefenêtre grillagée ; je m’étendis sur le dos, mis mes mainssous ma tête et fermai les yeux. J’aimais cette position : unhomme qui semble dormir est ordinairement respecté, et l’on peutainsi rêver et méditer. Mais je n’étais pas tranquille. Mon cœurbattait à coups précipités et j’avais encore dans les oreilles lemot de M…sky :

« Je hais ces brigands ! »

D’ailleurs, pourquoi décrirais-je mesimpressions ? Maintenant encore, j’en rêve parfois, et je n’aipas de plus terribles cauchemars. Peut-être aura-t-on observé que,jusqu’à ce jour, je n’ai presque jamais parlé de ma vie au bagne.Il y a dix ans [3] que j’ai écrit la Maisondes Morts, sous le nom d’un personnagefictif : un condamné qui a tué sa femme. Et j’ajouterai à cesujet que bien des personnes pensent et affirment encore que j’aiété exilé pour avoir assassiné ma femme…

Peu à peu pourtant je me calmai, etinsensiblement je plongeai dans mes souvenirs. Pendant mes quatreans de bagne, je n’ai cessé de songer à tout mon passé, et il mesemble que j’y ai revécu, par le souvenir, toute ma vie morte. Lessouvenirs se dressaient d’eux-mêmes devant moi. Je les évoquaisrarement par un effort de volonté. Cela commençait d’un pointquelconque, d’un petit trait à peine perceptible,et peu à peu cela prenait les proportions d’un grand tableau, etl’impression se fortifiait et se complétait. Et moi-même je m’yintéressais, ajoutant de nouveaux traits à des événements depuislongtemps accomplis, les corrigeant et les arrangeant sans cesse.C’était mon seul plaisir.

Cette fois-ci, ce fut un insignifiant incidentde ma première enfance qui me revint à la mémoire, du tempslointain où j’avais neuf ans. Je croyais bien l’avoir oublié. Mais,à cette époque, c’étaient surtout les souvenirs de ma premièreenfance que j’aimais à me rappeler.

Notre village, un mois d’août. Un jour sec etclair, un peu froid ; du vent. L’été touchait à sa fin, etnous devions bientôt partir pour Moscou : il allait bientôtfalloir, durant tout un hiver, s’ennuyer à étudier le français…

Que je regrettais de quitter lacampagne !

Je me rendis derrière la grange, je descendisdans le fossé et je montai au losk. (On appelait ainsichez nous une épaisse futaie située de l’autre côté du fossé,jusqu’à la lisière d’un petit bois.)

Et voilà que j’entre au plus épais desarbustes, et j’entends à quelque distance de là, à une trentaine depas peut-être, dans le champ, un moujik qui laboure la terre. Jesais qu’il laboure sur le penchant d’une colline et que le chevaldoit avoir bien de la peine. De temps en temps j’entends lecri : Hue ! hue ! Je connais presque tous nosmoujiks, mais je ne sais pas lequel laboure en ce moment, et,d’ailleurs, ça m’est égal. Je suis tout absorbé par monoccupation : moi aussi je travaille !

Je me taille une cravache en bois de noyerpour battre les grenouilles. Les baguettes de noyer sont si jolieset si flexibles ! C’est bien autre chose que des baguettes depin ! Les scarabées et les hannetons m’intéressentaussi : j’en fais collection et j’en ai de « très-bienhabillés ». J’aime aussi les petits lézards, si vifs, d’un sibeau rouge jaunâtre, avec de petites taches. Mais j’ai peur despetits serpents. Heureusement que les serpents sont plus rares queles lézards. Il y a peu de champignons dans la futaie : c’estsous les pins qu’ils foisonnent ! Aussi, je vais y aller… Jen’aime rien tant au monde que la forêt avec ses champignons, sesfruits sauvages, ses scarabées, ses petits oiseaux, ses hérissons,ses écureuils et cette douce odeur mouillée des feuillespourries !

Encore à cette heure où j’écris, je sens cetteodeur de notre pin de la campagne. Ces impressions durent toute lavie.

Tout à coup, au milieu du plus profondsilence, j’entends distinctement et clairement ce cri :

« Au loup ! au loup ! » Jepousse un cri de terreur ; hors de moi, épouvanté, et,toujours criant, je cours droit vers le moujik en train delabourer. C’était notre moujik Marey. Ce nom existe-t-il ? Dumoins tout le monde l’appelait ainsi ; un moujik d’unecinquantaine d’années, fort, haut de taille, avec beaucoup de poilsblancs dans sa grande barbe d’un blond sombre. Je le connaissaisbien, mais jusqu’alors il ne m’était guère arrivé de luiparler.

Il arrêta son petit cheval en m’entendantcrier. Je fus bientôt près de lui et m’accrochai d’une main à samanche et de l’autre à la charrue. Il remarqua ma terreur.

– Le loup ! m’écriai-je toutsuffoquant.

Il leva vivement la tête et regardainstinctivement autour de lui, me croyant réellement poursuivi.

– Où donc ?

– On a crié… Quelqu’un vient decrier : Au loup ! balbutiai-je.

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? quelloup ? Tu t’es trompé ! Oh ! mais… Quel loup peut-ily avoir ici ? dit-il en adoucissant sa voix pour merassurer.

Mais je tremblais toujours et m’accrochaisplus fortement à son cafetan. Je devais être très-pâle. Il meregardait avec sollicitude et paraissait inquiet de me voir danscet état.

– Ah ! comme il a peur !Ah iaïe !dit-il en hochant la tête. Allons,mon enfant ! Allons, petit !

Il me caressa la joue.

– Calme-toi donc ! le Christ net’abandonne pas. Fais le signe de la croix.

Mais je ne pouvais faire le signe de lacroix ! Les coins de mes lèvres tremblaient, et c’était ce quiparaissait l’intriguer le plus.

Il étendit doucement son doigt épais toutterreux, avec un ongle tout noir, et toucha légèrement meslèvres.

– Vois-tu !… Ahiaïe !

Il eut un long sourire presque maternel.

– Mon Dieu ! mais qu’est-ce quec’est ? Vois-tu !…

Je compris enfin qu’il n’y avait pas de loup,et que le cri que j’avais entendu était une illusion de l’ouïe.(J’avais déjà plus d’une fois entendu des cris analogues. Plustard, ces hallucinations passèrent avec l’enfance.)

– Eh bien ! je m’en vais, dis-je enle regardant d’un air interrogatif et timide.

– Oui, va. Je te regarderai partir. Je nete laisserai pas prendre par le loup, ajouta-t-il avec son étrangesourire maternel. Que le Christ soit avec toi ! Va.

Il fit le signe de la croix sur moi et sesigna lui-même.

Je partis, en me retournant tous les dix pas,et tant que je marchai, Marey resta immobile auprès de son cheval,me regardant comme il l’avait dit et me faisant signe de la têtequand je me retournais.

J’avais un peu honte de ma peur, je l’avoue.Pourtant elle n’était pas tout à fait passée. Elle ne cessacomplètement qu’au moment où j’atteignis l’autre versant du fossé,tout près du premier bâtiment. Là, notre chien de garde Voltchok[4] vint en courant vers moi. Avec Voltchok,j’étais tout à fait rassuré. Alors je me retournai pour la dernièrefois vers Marey. Je ne pouvais plus distinguer son visage, mais jedevinais qu’il continuait à me sourire tendrement tout en hochantla tête. Je lui fis un signe de la main, il me répondit de même etfouetta son cheval.

J’entendis encore dans le lointain :Hue ! hue ! et le petit cheval se remit à tirer lacharrue…

D’où m’était venu ce souvenir ? Qui lesait ? Les détails avaient une étonnante précision. Je medressai sur mon lit de planches, et je me rappelle avoir longtempsgardé sur mon visage le sourire des doux souvenirs. Et un momentencore, je voulus poursuivre cette trace laissée dans ma mémoirepar cette heure de mon enfance.

En quittant Marey, je me gardai bien deraconter à personne mon « aventure ». Et quelleaventure ! D’ailleurs, j’oubliai bientôt Marey. Souvent par lasuite je le rencontrai, mais sans essayer de lui parler ni du loup,ni de rien du tout…

Et tout à coup, maintenant, vingt ans après,en Sibérie, je me rappelais cette rencontre avec une singulièrenetteté, jusqu’au dernier trait.

C’est, sans doute, qu’elle s’était gravéed’elle-même dans mon âme, et si je me la suis rappelée à cetteheure, c’est qu’il le fallait à cette heure… Et je revoyais cesourire tendre et maternel d’un pauvre moujik serf, ses signes decroix, son hochement de tête, son : « Comme il a eu peur,le petit ! » Et surtout ce doigt épais, terreux, dont ilavait avec une timide tendresse et si doucement touché mes lèvrestremblantes ! Certes, tout le monde est disposé à rassurer unenfant. Mais là, dans cette rencontre isolée, il était arrivéquelque chose de bien différent. J’aurais été son propre fils,qu’il n’aurait pu me regarder d’un air meilleur et plus affectueux.Et qui l’y obligeait ? Il était notre serf, et moi, – tout demême ! – j’étais son petit maître. Personne ne pouvait savoircombien il avait été bon pour moi ! Il n’y avait pas là dequoi le récompenser ! Peut-être aimait-il les petitsenfants : c’est possible. En tout cas, la rencontre étaitisolée, dans un champ vide, et Dieu seul a pu voir d’en haut dequel profond sentiment de tendresse humaine, de quelle fine etpresque féminine tendresse était rempli le cœur d’un moujik russeasservi, grossier et sauvage, et qui ne savait pas alors qu’ilserait bientôt libéré.

En me levant de mon lit de planches, je jetaiun coup d’œil autour de moi, et je sentis tout à coup que jepouvais maintenant regarder ces malheureux tout autrement que jel’avais fait quelques minutes auparavant ; par une sorte demiracle, la haine et la colère avaient complètement disparu de moncœur. Je fis quelques pas en examinant les visages que jerencontrai. « Celui-ci, pensai-je, ce moujik tout rasé, ceparia ivre qui gueule sa chanson d’une voix enrouée, peut-êtreest-ce Marey ! Et si je pouvais fouiller dans soncœur… »

Dans la soirée, je rencontrai encore M…sky etje le plaignis.

Il n’avait aucun Marey dans ses souvenirs, etsa pensée était toute naturelle : « Je hais cesbrigands ! »

Et puis, ces Polonais avaient souffert bienplus que nous.

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