Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

LE MATIN

 

La journée n’était pas belle. Les gouttesd’eau faisaient un bruit triste sur mes vitres ; sombre dansma chambre, sombre dehors. La tête me tournait, j’avais lafièvre.

– Une lettre pour toi, mon petit père,c’est le postillon qui l’apporte, me dit Matrena.

– De qui donc ? demandai-je sanssavoir ce que je disais.

– Comment le saurais-je, mon petitpère ? Lis toi-même.

Je brisai le cachet.

« Oh ! pardonnez-moi. Je voussupplie à genoux de me pardonner ; je ne voulais pas voustromper, et pourtant je vous ai trompé. Pardon ! Pourtant jen’ai pas changé pour vous, je vous aimais, je vous aimeencore ; pourquoi n’êtes-vous pas lui ?

« Oh ! s’il était vous !

« Dieu voit tout ce que je voudrais fairepour vous ; vous avez beaucoup souffert et moi aussi je vousai fait souffrir ; mais l’offense s’oubliera et il vousrestera la douceur de m’aimer. Je vous remercie, oui, je vousremercie de votre amour. Il est gravé dans mon esprit comme un beaurêve qu’on se rappelle longtemps après le réveil ; jen’oublierai jamais l’instant où vous m’avez si généreusement offertvotre cœur en échange du mien tout meurtri. Si vous me pardonnez,j’aurai pour vous une reconnaissance presque amoureuse à laquelleje serai fidèle. Je ne trahirai pas votre cœur et nous nousrencontrerons, vous viendrez chez nous, vous serez notre meilleurami. Vous m’aimerez comme avant. Je me marie la semaine prochaine,j’irai avec lui chez vous. Vous l’aimerez, n’est-ce pas ?Pardon encore. Merci encore. Aimez toujours votreNastenka. »

Longtemps, longtemps je relus cettelettre ; enfin elle tomba de mes mains et je me cachai levisage.

– Mon petit père, dit Matrena.

– Quoi, vieille ?

– J’ai enlevé toutes les toilesd’araignées, toutes ; si maintenant tu veux te marier, lamaison est propre.

Je regardai Matrena. C’était une vieilleencore assez bien conservée, plutôt jeune, mais pourquoi donc sonregard me semblait-il si éteint, son visage si ridé, ses épaules sivoûtées, toute la créature si décrépite ? Et pourquoi mesemblait-il que la chambre eût vieilli comme la vieille ? Lesmurs et le plancher étaient ternes, et des toilesd’araignées ! il y en avait plus que jamais. Tout étaitsombre… oui, j’avais devant moi la perspective de mon avenir,triste, triste, oh ! triste. Je me vis ce jour-là tel que jesuis aujourd’hui quinze ans après, dans la même chambre, avec lamême Matrena qui n’a pas plus d’imagination qu’autrefois.

Et je n’ai pas revu Nastenka. Attrister de maprésence son bonheur, être un reproche, faner les fleurs qu’ellenoua dans ses cheveux en allant à l’autel ? jamais,jamais ! Que ton ciel soit serein, que ton sourire soitclair ! Je te bénis pour l’instant de joie que tu as donné aupassant morne, étranger, solitaire…

Mon Dieu ! tout un instant debonheur ! N’est-ce pas assez pour toute une vie ?

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