Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

HISTOIRE DE NASTENKA

 

– La moitié de l’histoire, vous laconnaissez déjà : vous savez que j’ai une babouschka.

– Si l’autre moitié est aussi longue…

– Taisez-vous et écoutez. Unecondition : ne pas m’interrompre, ou bien je metromperais ; il faut vous taire toujours. J’ai donc unevieille babouschka. Je suis tombée chez elle toute petite fille,car ma mère et mon père sont morts jeunes. Ma babouschka a étéjeune (il y a longtemps !). Elle m’a fait apprendre lefrançais et un tas de choses. À quinze ans – j’en ai dix-sept –j’avais fini mes études : je ne vous dirai pas ce que j’aifait. Oh ! rien de grave : Mais ma babouschka, comme jevous l’ai dit, m’épingla à sa robe et me prévint que nouspasserions ainsi toute notre vie. Il m’était impossible de m’enaller ; il fallait toujours étudier auprès de la babouschka.Une fois j’ai rusé, j’ai persuadé Fekla, notre bonne, de se mettreà ma place. Pendant ce temps la babouschka s’endormit dans sonfauteuil et moi je m’en allai, pas loin, chez une amie. Cela finitmal. La babouschka s’éveilla pendant mon absence et me demandaquelque chose : or, Fekla est sourde : elle eut peur, sedécrocha et s’enfuit…

Ici Nastenka s’interrompit pour rire. Je riaisaussi, mais elle s’en fâcha.

– Il ne faut pas rire de mababouschka ! je l’aime tout de même, savez-vous ?Ah ! comme je fus corrigée. On me remit aussitôt à ma place,et depuis je n’osai plus m’échapper, jusqu’au jour où… J’oubliaisde vous dire que ma babouschka a une maison : toute petite,seulement trois fenêtres ; une maison en bois aussi vieilleque ma babouschka. Au second, il y a un pavillon que nousn’occupons pas. Un beau jour, nous prîmes un nouveau locataire.

– Par conséquent il y avait aussi unancien locataire ? remarquai-je en passant.

– Mais bien sûr, il y en avait un, et quisavait se taire mieux que vous. Il est vrai qu’il ne pouvait remuerla langue. Un petit vieillard, sec, muet, aveugle, boiteux, desorte qu’enfin il lui était impossible de vivre davantage. Etvoilà, il était mort. Et alors nous avons eu besoin d’un nouveaulocataire, car sans locataire nous ne pouvons vivre. Le loyerconstitue, avec la pension de la babouschka, tous nos revenus.Comme un fait exprès, le nouveau locataire était un jeune homme, unétranger, un voyageur. Il ne marchanda pas, la babouschka le laissaemménager sans le questionner ; mais après elle medemanda :

– Nastenka, notre locataire est-il jeuneou vieux ?

– Comme ça, babouschka (je ne voulais pasmentir), pas tout à fait jeune, mais pas un vieillard.

– Et d’un agréable extérieur ?

– Oui, babouschka, d’un assez agréableextérieur.

– Quel malheur !… Je t’en prie, mapetite fille, et pour cause… Ne va pas trop le regarder ! Dansquel siècle vivons-nous ! Voyez donc ! hein ! cepetit locataire « d’un assez agréable extérieur » !Mon Dieu ! ce n’était pas ainsi de mon temps…

La babouschka parlait toujours de sontemps : le soleil était plus chaud de son temps ; toutétait meilleur de son temps.

Et je me mets à penser en moi-même :Pourquoi donc la babouschka me demande-t-elle si le locataire estbeau et jeune ? Et puis je me mis à compter les mailles du basque je tricotais.

Voilà qu’un matin, le locataire entre cheznous et demande qu’on mette un nouveau papier dans sa chambre. Unmot en amène un autre, la babouschka est bavarde, elle finit par medire :

– Nastenka, va chercher dans ma chambredes stcheti [1].

Je me levai aussitôt tout en rougissant, sanssavoir pourquoi. Mais j’oubliai que j’étais épinglée et, au lieu deretirer doucement l’épingle pour que le locataire ne s’en aperçûtpas, je tirai avec tant de force que le fauteuil de la babouschkase mit en route. Je devins, de rouge, cramoisie et m’arrêtai,clouée en place, et me mis tout à coup à pleurer. J’étais sidésolée qu’en ce moment j’aurais volontiers renoncé au monde. Lababouschka me cria :

– Et bien ! qu’attends-tu ? Vadonc !

Mais je me mis à pleurer de plus belle.

Le locataire, comprenant que sa présenceredoublait ma confusion, salua et sortit.

À partir de ce jour, dès que j’entendais dubruit dans le vestibule j’étais plus morte que vive.

– C’est le locataire qui vient !pensais-je. Et tout doucement, par précaution, je retiraisl’épingle. Mais ce n’était jamais lui. Il ne venait plus. Quinzejours se passèrent. Le locataire nous fit dire un jour par Feklaqu’il avait beaucoup de livres français, tous de bons livres, etqu’il plairait peut-être à la babouschka que je les lui lusse pourla désennuyer. La babouschka consentit avec reconnaissance.

– C’est parce que ce sont de bons livres,car s’ils n’étaient pas bons, je ne te permettrais pas de les lire,Nastenka ; ils t’apprendraient de mauvaises choses.

– Et que m’apprendraient-ils,babouschka ?

– Ah ! Nastenka, ils t’apprendraientcomment les jeunes gens séduisent les jeunes filles. Comment, sousprétexte de les épouser, ils les emmènent de la maison paternelleet les abandonnent ensuite. J’ai lu beaucoup de ces livres. Ilssont si bien écrits qu’ils vous tiennent sans dormir toute la nuit…Quels livres a-t-il envoyés ?

– Des romans de Walter Scott.

– Ah ! n’y a-t-il pas ici quelquetour ? N’y a-t-il pas quelque billet d’amour glissé entre lespages ?

– Non, dis-je, babouschka, il n’y a pasde lettre !

– Mais regarde bien dans lareliure ! c’est souvent leur cachette, à ces brigands.

– Non, babouschka, dans la reliure nonplus !

– Bien alors !

Et nous nous mîmes à lire Walter Scott. En unmois nous en lûmes près de la moitié. Notre locataire nous envoyaensuite Pouschkine. Et je pris un goût extrême à la lecture. Et jene rêvai plus d’épouser un prince chinois.

Les choses en étaient là quand un jour ilm’arriva de rencontrer notre locataire dans l’escalier. Ils’arrêta. Je rougis. Il rougit aussi, puis sourit, me salua,demanda des nouvelles de la babouschka et si j’avais lu seslivres.

– Oui ! tous !

– Et lequel vous a pludavantage ?

– Ivanhoé !répondis-je.

Pour cette fois la conversation en resta là.Huit jours après je le rencontrai de nouveau dans l’escalier.

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour.

– Ne vous ennuyez-vous pas toute lajournée, seule avec la babouschka ?

Je ne sais pourquoi je rougis. Je me sentaishonteuse et humiliée. Il me déplaisait qu’un étranger me fît cettequestion. Je voulus m’en aller sans répondre, je n’en eus pas laforce.

– Vous êtes une charmante jeune fille, medit-il. Pardonnez-moi ce que je vous ai dit. C’est que je voussouhaite une compagnie plus gaie que celle de la babouschka ;n’avez-vous aucune amie à qui vous puissiez faire des visites.

– Aucune.

– Voulez-vous venir avec moi authéâtre ?

– Au théâtre ! Et lababouschka ?

– Qu’elle n’en sache rien !

– Non ! dis-je. Je ne veux pastromper la babouschka. Adieu.

– Eh bien, adieu.

Et il n’ajouta plus rien.

Après le dîner il vint chez nous, s’assit,demanda à la babouschka si elle avait des connaissances, lui parlalonguement.

– Ah ! dit-il tout à coup, j’aiaujourd’hui une loge pour l’Opéra. On donne leBarbier.

– Le Barbier deSéville ? s’écria la babouschka. Mais est-ce le mêmeBarbier que de mon temps ?

– Oui, dit-il, le même ! Et il meregarda.

J’avais tout compris, mon cœur tressaillaitd’attente.

– Mais comment donc ? mais moi-mêmedans mon temps j’ai joué Rosine sur un théâtre d’amateurs.

– Eh bien ! voulez-vous y alleraujourd’hui ? Il serait dommage de perdre ce billet.

– Eh bien, oui ! pourquoi pas ?Nastenka n’est pas encore allée au théâtre !

Mon Dieu quelle joie ! Nous nousapprêtâmes et partîmes aussitôt. La babouschka disait qu’elle neverrait pas la pièce mais qu’elle entendrait la musique. Et puis,c’est une bonne vieille. Elle voulait surtout m’amuser, car touteseule, elle n’y serait pas allée. Quelle impression j’eus duBarbier, je ne vous la dirai pas. Toute la soirée, lelocataire me regarda si gracieusement, me parla si bien, que jecompris aussitôt qu’il avait voulu m’éprouver le matin en m’offrantd’aller seule avec lui. Ah ! que j’étais heureuse ! Je mesentais orgueilleuse, j’avais la fièvre, et toute la nuit je rêvaidu Barbier.

Je pensais qu’après cela il viendrait cheznous de plus en plus souvent, mais pas du tout ; il cessapresque tout à fait ; une fois seulement par mois, il venaitnous inviter à l’accompagner au théâtre. Nous y allâmes encore deuxfois, mais je n’étais pas contente. Je voyais pourtant qu’il meplaignait d’être prisonnière chez ma babouschka. Je ne pouvais metenir tranquille, ni lire, ni travailler. Parfois je faisais desméchancetés à ma babouschka, et d’autre fois je pleurais sansmotif, je maigrissais, je faillis tomber malade. La saison del’Opéra passa et notre locataire ne vint plus du tout, et quandnous nous rencontrions dans l’escalier il saluait toujourssilencieusement, sérieusement, comme s’il ne voulait même pasparler, et il était déjà descendu sur le perron que j’étais encoreà la moitié de l’escalier, tout mon sang au visage.

Que faire ? Je réfléchissais, oh !je réfléchissais et je me désolais, puis enfin je me décidai ;il devait partir le lendemain et voici ce que je fis, le soir,quand ma babouschka fut couchée ; je fis un petit paquet detous mes habits et, le prenant à la main, je montai, plus morte quevive, au pavillon, chez notre locataire. Je pense que je mis touteune heure à monter. Il m’ouvrit la porte et poussa un cri enm’apercevant, me prenant peut-être pour un fantôme, puis il seprécipita pour me donner de l’eau, car je me tenais à peinedebout.

J’avais mal à la tête et je perdais la vuenette des choses ; en revenant à moi, je posai mon petitpaquet sur le lit, je m’assis auprès, cachai mon visage dans mesmains et me mis à pleurer comme trois fontaines ; il semblaitavoir tout compris et me regardait si tristement que mon cœur sedéchirait.

– Écoutez, commença-t-il, Nastenka, je nepuis rien ! je suis un homme pauvre : pour le moment jen’ai rien, pas même une petite place ; comment vivrions-noussi je vous épousais ?

Nous parlâmes longuement ; enfin je mesentis hors de moi, je lui dis que je ne pouvais plus vivre chez lababouschka, que je m’enfuirais, que je ne voulais plus êtreépinglée et que je le suivrais, qu’il le voulût ou non, que j’iraisavec lui à Moscou, que je ne pouvais vivre sans lui.

La honte, l’amour, l’orgueil, tout parlait enmême temps en moi. Je tombai presque évanouie sur le lit ; jecraignais tant un refus ! Après un silence, il se leva, vint àmoi et prit ma main.

– Ma chère Nastenka… il avait des larmesdans la voix, je vous jure que si jamais je puis me marier, je nedemanderai pas de bonheur à une autre que vous. Je pars pour Moscouet j’y resterai un an ; j’espère y arranger mes affaires.Quand je reviendrai, si vous m’aimez toujours, nous serons heureux.Maintenant c’est impossible, je ne puis m’engager, je n’en ai pasle droit ; mais si, même après plus d’un an, vous me préférezà tout autre, je vous épouserai. D’ailleurs je ne veux pas vousenchaîner par une promesse, acceptez la mienne et ne m’en faitespas.

Voilà, et le lendemain il partit ; nousdécidâmes ensemble de ne pas faire de confidences à lababouschka ; il le voulut ainsi…. Mon histoire est presquefinie. Un an s’est passé depuis son départ. Il est arrivé, il estici depuis trois jours, et… et…

– Et quoi ? m’écriai-je, impatientde savoir la fin.

Elle fit effort pour me répondre et parvint àmurmurer :

– Rien, pas vu.

Elle baissa la tête et, soudain, se couvritles yeux de ses mains et éclata en sanglots si douloureux que moncœur se serra. Je ne m’attendais pas du tout à une telle fin.

– Nastenka ! commençai-je d’une voixtimide, ne pleurez pas, que savez-vous ? Peut-être il n’estpas venu.

– Il est ici, il est ici !interrompit Nastenka. La veille de son départ nous sortîmesensemble de chez lui et nous fîmes quelques pas sur ce quai. Ilétait dix heures, nous finîmes par nous asseoir sur ce banc, je nepleurais plus, il m’était doux de l’entendre ; il me ditqu’aussitôt revenu il irait me demander à la babouschka, et il estrevenu, et il ne m’a pas demandée.

Elle pleurait de plus belle.

– Dieu ! mais comment vousconsoler ? m’écriai-je en me levant du banc. Ne pourriez-vouspas aller le voir ?

– Est-ce que cela se peut ? dit-elleen relevant la tête.

– Je ne sais pas trop… non… maisécrivez-lui.

– Non, c’est impossible, cela ne se peutpas non plus ! répondit-elle avec décision, mais en baissantla tête, sans me regarder.

– Et pourquoi cela ne se pourrait-ilpas ? repris-je, tout à mon idée fixe. Mais savez-vous,Nastenka, qu’il y a lettre et lettre ? Ah ! que ce seraitbien, Nastenka, d’avoir confiance en moi ! Craignez-vous queje vous donne un mauvais conseil ? Tout s’arrangerafacilement ; c’est vous qui avez fait les premiers pas ;pourquoi donc maintenant ?…

– Non, non, j’aurais l’air de lepoursuivre…

– Ah ! ma bonne petiteNastenka ! interrompis-je sans cacher un sourire. Maisnon ! mais non ! Vous avez des droits puisqu’il vous afait une promesse. Assurément, d’ailleurs, c’est un homme trèsdélicat ; il a bien agi, continuai-je de plus en plusenthousiasmé par mes propres arguments, il s’est lié par unepromesse, il a dit qu’il n’épouserait que vous, et, au contraire,il vous a laissé la liberté de le refuser tout de suite si vousvoulez. Dans ces conditions, vous pouvez bien faire les premierspas, vous devriez même les faire si vous vouliez lui rendre saparole.

– Écoutez ! commentécririez-vous ?

– Quoi ?

– Mais cette lettre.

– Je l’écrirais ainsi :« Monsieur… »

– C’est absolument nécessaire ce« monsieur » ?

– Absolument. Pourtant, je pense…

– Eh bien ! après ?

– « Monsieur, pardonnez-moisi… » Pourtant non ! il ne faut aucune excuse ! Lefait par lui-même excuse tout. Mettez tout simplement :« Je vous écris. Pardonnez-moi mon impatience, mais pendanttoute une année j’ai été heureuse en espérance. Ai-je tort de nepouvoir supporter à présent même un jour de doute ? Peut-êtrevos intentions sont-elles changées. Dans ce cas je ne récrimineraispoint, je ne vous accuse pas, je ne suis pas la maîtresse de votrecœur, vous êtes un homme noble, ne riez pas de moi, ne vous fâchezpas. Rappelez-vous que c’est une pauvre jeune fille qui vous écritsans personne pour la guider, et pardonnez-lui que le doute se soitglissé en elle. Vous êtes certes incapable d’offenser celle quivous a aimé et qui vous aime… »

– Oui, oui, c’est bien cela ! c’estbien ce que je pensais écrire ! s’écria Nastenka. La joiebrillait dans ses yeux. Oh ! vous avez résolu tous mes doutes.C’est Dieu lui-même qui vous envoie. Merci, merci !

– Merci de quoi ? de ce que Dieu m’aenvoyé !

– Oui, même de cela.

– Ah ! Nastenka, il y a donc desgens que nous remercions d’avoir seulement traversé notrevie !… Mais c’est à moi à vous remercier de ce que je vous airencontrée et du souvenir immortel que vous me laisserez.

– Allons, assez… Nous avions donc décidéqu’à peine revenu, il me ferait savoir son retour par une lettrequ’il laisserait pour moi chez certains de nos amis qui ne sedoutent de rien. Ou bien, s’il ne peut m’écrire, car il y a deschoses qu’on ne peut pas dire dans une lettre, le jour même de sonarrivée, il doit être ici à dix heures du soir, ici même. Eh bien,je sais qu’il est arrivé, voilà le troisième jour, et il ne m’écritni ne vient. Donnez donc ma lettre demain vous-même aux bonnes gensdont je viens de vous parler ; ils se chargeront de l’envoyeret, s’il y a une réponse, vous me l’apporterez ici, commetoujours.

– Mais la lettre, la lettre ! ilfaut d’abord l’écrire, ou tout cela ne pourra se fairequ’après-demain !

– La lettre…, dit Nastenka un peutroublée, la lettre… mais… Elle n’acheva pas, elle détourna sonpetit visage rose et je sentis dans ma main une lettre toute prêteet cachetée. Un souvenir familier, gracieux et charmant mevint.

– R o, ro ; s i, si ; n a, na,commençai-je.

« Rosina ! » chantâmes-noustous les deux. Je l’étreignais presque dans mes bras, j’étaistransporté de joie. Elle riait à travers les larmes qui tremblaientau bord de ses cils.

– À demain. Vous avez la lettre etl’adresse.

Elle me serra fortement les mains, salua de latête et disparut. Je restai longtemps immobile, la suivant desyeux.

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