Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

L’ARBRE DE NOËL

 

Le Petit Garçon à l’arbre de Noël du Christ

1876

 

 

 

…Dans une grande ville, à la veille de Noël,par un froid vif, je vois un jeune enfant, tout petit encore, desix ans, peut-être moins même, pas assez grand pour qu’on le fassedéjà mendier, mais assez pour que dans un an ou deux on l’y envoieassurément. Cet enfant se réveille un matin dans une cave humide etfroide. Il est enveloppé d’une sorte de méchante petite robe dechambre et frissonne. Sa respiration sort en vapeur blanche :il est assis dans un coin, sur une malle ; pour se désennuyer,il active exprès l’haleine de sa bouche, et s’amuse à la voirs’échapper. Mais il a très-faim. Plusieurs fois déjà depuis lematin il s’est approché du lit de planches recouvert d’unepaillasse mince comme un crêpe, où est couchée sa mère malade, latête appuyée, en guise d’oreiller, sur un paquet de hardes.

Comment est-elle là ? Elle sera venueprobablement, avec son enfant, d’une ville étrangère, et elle seratombée malade. La propriétaire du taudis a été, il y a deux jours,arrêtée et menée au poste ; c’est fête ce jour-là, et lesautres locataires sont sortis. Cependant, un de ces porte-nippesest resté couché depuis vingt-quatre heures, ivre-mort avantd’avoir attendu la fête. D’un autre coin sourdent les plaintesd’une vieille de quatre-vingts ans, percluse de rhumatismes. Cettevieille a été bonne d’enfant jadis, quelque part ; maintenantelle se meurt toute seule, elle geint, gémit, grogne après lepetit, qui commence à craindre d’approcher du coin où elle râle. Ila bien trouvé à boire dans le corridor, mais il n’a pu mettre lamain sur le moindre croûton de pain, et, pour la dixième fois, ilvient réveiller sa mère. C’est qu’il finit par prendre peur encette obscurité ; la soirée est déjà avancée, et on n’allumepas de feu. Il trouve à tâtons le visage de sa mère et s’étonnequ’elle ne bouge plus et qu’elle soit devenue aussi froide que lamuraille. « Il fait donc si froid ! » pense-t-il. Ilreste quelque temps sans bouger, la main sur l’épaule de la morte,puis il se met à souffler dans ses doigts pour les réchauffer, et,rencontrant sa petite calotte sur le lit, il cherche doucement laporte et sort du sous-sol. Il serait sorti plus tôt s’il n’avait eupeur du grand chien qui, là-haut, sur le palier, à la porte duvoisin, aboie toute la journée. Mais le chien n’est plus là, etvoici l’enfant dans la rue. – « Mon Dieu ! quelleville ! Jamais encore il n’a vu rien de pareil. Là-bas, d’oùil vient, la nuit, il fait bien plus noir, il n’y a qu’une lanternepour toute la rue ; de petites maisons basses en bois, ferméesavec des volets ; dans la rue, dès qu’il fait noir,personne ; tout le monde s’enferme chez soi ; seulementune foule de chiens qui hurlent, des centaines, des milliers dechiens qui hurlent et aboient toute la nuit. Mais en revanche,là-bas, il faisait si chaud ! et l’on donnait à manger. Ici,mon Dieu ! comme ce serait bon de manger ! quel tapage,ici, quel tonnerre ! quelle lumière et quel monde ! quede chevaux et de voitures ! Et le froid, le froid ! Lecorps des chevaux las fume froid, et leurs naseaux brûlantssoufflent blanc ; leurs fers sonnent sur le pavé à travers laneige molle. Et comme tout le monde se bouscule !… MonDieu ! que je voudrais manger ! un petit morceau dequelque chose… Voilà que ça me fait mal aux doigts… »

*

**

Un garde de paix vient de passer et a tournéla tête pour ne pas voir l’enfant.

« Voilà encore une rue,… oh !qu’elle est large ! On va m’écraser ici, pour sûr ; Commeils crient tous, comme ils courent, comme ils roulent… et de lalumière, et de la lumière ! Et ça, qu’est-ce que c’est ?Oh ! quel grand carreau ! Et derrière le carreau, unechambre, et dans la chambre un arbre qui monte jusqu’auplafond ; c’est l’arbre de Noël… et que de lumières sousl’arbre ! il y en a, des papiers d’or et des pommes ! ettout autour des poupées, des petits dadas. Il y a des petitsenfants dans la chambre, bien habillés, tout propres ; ilsrient, ils jouent, ils mangent, ils boivent des choses. Voilà unepetite fille qui se met à danser avec le petit garçon : commeelle est jolie, la petite fille ! voilà de la musique, onentend à travers le verre… »

L’enfant regarde, admire, et il ritdéjà ; il ne sent plus de mal aux doigts ni aux pieds, lesdoigts de sa main sont devenus tout à fait rouges, il ne peut plusles plier, et cela lui fait mal de les remuer… mais voilà tout àcoup qu’il sent qu’il a mal aux doigts : il pleure ets’éloigne. Il aperçoit, à travers une autre vitre, une autre pièceet encore des arbres et des gâteaux de toutes sortes sur la table,des amandes rouges, jaunes. Quatre belles dames sont assises, etquand quelqu’un arrive, on lui donne du gâteau ; et la portes’ouvre à chaque instant, il entre beaucoup de messieurs. Le petits’est glissé, a ouvert tout à coup la porte et est entré. Oh !quel bruit on a fait en le voyant, quelle agitation ! Aussitôtune dame s’est levée, lui a mis un kopeck dans la main, et lui aouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur !

*

**

Le kopeck lui est tombé des mains et a résonnésur la marche de l’escalier : il ne pouvait plus serrer sespetits doigts rouges assez pour tenir la pièce. Il sortit encourant, l’enfant, et marcha vite, vite. Où allait-il ? il nesavait pas. Il voudrait bien pleurer encore, mais il a trop peur.Et il court, il court, il souffle dans ses mains. Et le chagrin leprend : il se sent si seul, si effaré ! et soudain, monDieu ! qu’est-ce donc encore ? Une foule de gens qui setiennent là et admirent : « À une fenêtre, derrière lecarreau, trois poupées, jolies, habillées de riches petites robesrouges et jaunes, et tout à fait, tout à fait comme si ellesétaient vivantes ! Et ce petit vieux assis qui semble jouersur un violon. Il y en a aussi deux autres, debout, qui jouent surde petits, petits violons et remuent la tête en mesure. Ils seregardent l’un l’autre, et leurs lèvres bougent : ils parlentvraiment ! Seulement on ne les entend pas à travers leverre. » Et l’enfant pense d’abord qu’ils sont vivants, etquand il comprend que ce sont des poupées, il se met à rire. Jamaisil n’a vu de pareilles poupées, et il ne savait pas qu’il y enavait comme ça ! Et il voudrait pleurer, mais c’est si drôle,elles sont si drôles, ces poupées !

*

**

Tout à coup, il se sent saisi par sonvêtement ; il y a près de lui un grand méchant garçon qui luiassène un coup de poing sur la tête, lui arrache sa calotte, et luidonne un croc-en-jambe.

Il tombe, l’enfant. En même temps, oncrie ; il reste un moment tout roide de frayeur, puis il selève d’un bond et il court, court, enfile une porte cochère,quelque part, et se cache dans une cour, derrière un tas debois : « Ici l’on ne me trouvera pas ; il faitsombre ici. »

Il s’accroupit et se recroqueville ; danssa frayeur, il peut à peine respirer.

Et, subitement, il sent un bien-être :ses petites mains et ses petits pieds ne lui font plus du tout mal,et il a chaud, chaud comme près d’un poêle, et tout son corpstressaille. « Ah ! il va s’endormir ! comme il faitbon dormir ici ! Je resterai ici un peu, et puis j’irai encorevoir les poupées », pensait le petit, et il sourit au souvenirdes poupées. « Tout à fait comme si elles étaientvivantes !… »

Puis, voilà qu’il entend la chanson de samère. « Maman, je dors… ah ! comme on est bien ici pourdormir ! »

– Viens chez moi, petit garçon, voirl’arbre de Noël, fit une voix douce.

Il pensa d’abord que c’était sa mère ;mais non, ce n’était pas elle.

Qui donc l’appelle ? Il ne voit pas. Maisquelqu’un se penche sur lui et l’enveloppe dans l’obscurité ;et lui, il tend la main et… tout à coup… Oh ! quellelumière ! Oh ! quel arbre de Noël ! Non, ce n’estpas un arbre de Noël, il n’en a jamais vu de semblable !

Où se trouve-t-il maintenant ? Toutreluit, tout rayonne, et des poupées tout autour ; mais non,pas des poupées, des petits garçons, des petites filles, seulementils sont bien brillants. Tous ils tournent autour de lui, ilsvolent, ils l’embrassent, le prennent, l’emportent, et lui-mêmes’envole. Et il voit sa mère le regarder et lui rire gaiement.

– Maman ! maman ! ah !comme il fait bon ici ! lui crie le petit. Et de nouveau ilembrasse les enfants et il voudrait bien leur raconter l’histoiredes poupées derrière le carreau. Qui êtes-vous, petitesfilles ? demande-t-il en riant et en les aimant.

C’est l’arbre de Noël à Jésus.

Chez Jésus, ce jour-là, il y a toujours unarbre de Noël pour les petits enfants qui n’ont pas leur arbre àeux…

Et il apprit que tous ces petits garçons ettoutes ces petites filles étaient des enfants comme lui, les unsmorts de froid dans les corbeilles où on les a abandonnés à laporte des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, les autres morts ennourrice dans les isbas sans air des Tchaukhnas, quelques-uns mortsde faim au sein tari de leur mère, pendant la famine, d’autresempoisonnés par l’infection des wagons de troisième classe. Toussont ici maintenant, tous des petits anges maintenant, tous chezJésus, et Lui-même parmi eux, étendant sur eux les mains, lesbénissant, eux et les pécheresses leurs mères…

Et aussi les mères de ces enfants sont là, àl’écart, et pleurent ; chacune reconnaît son fils ou sa fille,et les enfants volent vers elles, les embrassent, essuient leurslarmes avec leurs petites mains, et les supplient de ne paspleurer, car ils se sentent si bien là…

Et en bas, le matin, le concierge a trouvé lepetit cadavre de l’enfant réfugié dans la cour, refroidi derrièrela pile de bois. On a trouvé aussi sa mère…

Elle était morte avant lui ; tous lesdeux se sont revus dans les cieux, dans la maison du Seigneur…

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