Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

VII

 

Loukérïa vient de me déclarer qu’elle ne resteplus à mon service et qu’elle me quittera aussitôt aprèsl’enterrement de sa maîtresse. J’ai voulu prier une heure, j’ai dûy renoncer au bout de cinq minutes : c’est que je pense àautre chose, je suis en proie à des idées maladives ; j’ai latête malade. Alors, pourquoi prier ? ce serait péché ! Ilest étrange aussi que je ne puisse pas dormir ; au milieu desplus grands chagrins, après les premières grandes secousses, onpeut toujours dormir. Les condamnés à mort dorment, dit-on, trèsprofondément, pendant leur dernière nuit. C’est nécessaire,d’ailleurs, c’est naturel ; sans cela les forces leur feraientdéfaut… Je me suis couché sur ce divan, mais je n’ai pu dormir.

Pendant les six semaines qu’a duré sa maladie,nous l’avons soignée, Loukérïa, une garde expérimentée del’hôpital, dont je n’ai eu qu’à me louer, et moi. Je n’ai pasménagé l’argent, je voulais même beaucoup dépenser pour elle ;j’ai payé à Shreder, le docteur que j’ai appelé, dix roubles parvisite. Quand elle reprit connaissance, je commençai à moins mefaire voir d’elle. Mais, du reste, pourquoi entré-je dans cesdétails ? Quand elle fut tout à fait sur pied, elle s’installapaisiblement à l’écart, dans la chambre, à une table que je luiavais achetée… Oui, c’est vrai, tous les deux nous gardions unsilence absolu… Cependant nous nous mîmes à dire quelques mots, àpropos, de choses insignifiantes. Moi, certes, j’avais soin de nepas m’étendre, et je voyais que de son côté elle ne demandait qu’àne dire que le strict nécessaire. Cela me semblait très naturel.« Elle est trop troublée, trop abattue, pensais-je, et il fautlui laisser le temps d’oublier, de se faire à sa situation. »De la sorte, nous nous taisions, mais à chaque instant je préparaismon attitude à venir. Je croyais qu’elle en faisait autant etc’était terriblement intéressant pour moi de deviner : à quoipense-t-elle au moment présent ?

Je dois le répéter : personne ne sait ceque j’ai souffert et pleuré pendant sa maladie. Mais j’ai pleurépour moi seul et, ces sanglots, je les ai cachés dans mon cœur,même devant Loukérïa. Je ne pouvais m’imaginer, je ne pouvaissupposer qu’elle dût mourir sans avoir rien appris. Et quand ledanger eut disparu, quand elle eut recouvré la santé, je merappelle que je me suis tout à fait et très vite tranquillisé. Bienplus je résolus alors de remettre l’organisation de notreavenir à l’époque la plus éloignée possible et de laisserprovisoirement tout en l’état. Oui, il m’arriva quelque chosed’étrange, de particulier (je ne puis le définir autrement) :j’avais vaincu, et la seule conscience de ce fait me suffisaitparfaitement. C’est ainsi que se passa tout l’hiver. Oh !pendant tout cet hiver, j’étais satisfait comme je ne l’avaisjamais été !

Voyez-vous, une terrible circonstance a influésur ma vie, jusqu’au moment de mon horrible aventure avec mafemme : ce qui m’oppressait chaque jour, chaque heure, c’étaitla perte de ma réputation, ma sortie du régiment. C’était latyrannique injustice qui m’avait atteint. Il est vrai que mescamarades ne m’aimaient pas à cause de mon caractère taciturne etpeut-être ridicule ; il arrive toujours que tout ce qui est ennous de noblesse, de secrète élévation, est trouvé ridicule par lafoule des camarades. Personne ne m’a jamais aimé, même à l’école.Partout et toujours on m’a détesté. Loukérïa aussi ne pouvait mesentir. Au régiment, toutefois, un hasard avait été la seule causede l’aversion que j’inspirais ; cette aversion avait tous lescaractères d’une chose de hasard. Je le dis pour montrer que rienn’est plus offensant, de moins supportable que d’être perdu par unhasard, par un fait qui aurait pu ne pas se produire, par lerésultat d’un malheureux concours de circonstances qui auraient pupasser comme les nuages ; pour un être intelligent, c’estdégradant. Voilà ce qui m’était arrivé :

Au théâtre, pendant un entr’acte, j’étaissorti de ma place pour aller au buffet. Un certain officier dehussards, nommé A…ff, entra tout à coup et à haute voix, devanttous les officiers présents, se mit à raconter que le capitaineBezoumtseff, de mon régiment, avait fait du scandale dans lecorridor, et « qu’il paraissait être saoul ». Laconversation ne continua pas sur ce sujet, malheureusement, car iln’était pas vrai que le capitaine Bezoumtseff fût ivre ; et leprétendu scandale n’en était pas un. Les officiers parlèrentd’autre chose et tout en resta là, mais, le lendemain, l’histoirecourut le régiment et on dit que je m’étais trouvé seul de monrégiment au buffet quand A…ff avait parlé inconsidérément ducapitaine Bezoumtseff, et que j’avais négligé d’arrêter A…ff parune observation. À quel propos l’aurais-je fait ? S’il y avaitquelque chose de personnel entre Bezoumtseff et lui, c’étaitaffaire à eux deux et je n’avais pas à m’en mêler. Cependant lesofficiers opinèrent que cette affaire n’était pas privée, qu’elleintéressait l’honneur du corps, et que, comme j’étais seul durégiment à ce buffet, j’avais montré aux officiers des autresrégiments et au public alors présent qu’il pouvait y avoir dansnotre régiment certains officiers peu chatouilleux à l’endroit deleur honneur et de celui du corps. Moi, je ne pouvais pas admettrecette interprétation. On me fit savoir qu’il m’était encorepossible de tout réparer, si je consentais, quoi qu’il fût bientard, à demander à A…ff des explications formelles. Je refusai et,comme j’étais très monté, je refusai avec hauteur. Je donnaiaussitôt ma démission et voilà toute l’histoire. Je me retirai,fièrement, et cependant au fond j’étais très abattu. Je perdistoute force de volonté, toute intelligence. Justement à cetteépoque mon beau-frère perdit à Moscou tout son avoir et le mienavec. C’était peu de chose, mais cette perte me jeta sans un kopecksur le pavé. J’aurais pu prendre un emploi civil, mais je ne levoulus pas. Après avoir porté un uniforme étincelant, je ne pouvaispas me montrer quelque part comme employé de chemin de fer. Alorshonte pour honte, opprobre pour opprobre, je préférai tomber tout àfait bas ; le plus bas me sembla le meilleur, et je choisis leplus bas. Et puis trois ans de souvenirs sombres et même la maisonde refuge. Il y a dix-huit mois mourut à Moscou une riche vieille,qui était ma marraine, et qui me coucha, entre autres, dans sontestament, sans que je m’y attendisse, pour la somme de trois milleroubles. Je fis mes réflexions et sur l’heure mon avenir futdécidé. J’optai pour la caisse de prêts sur gages, sans faireamende honorable à l’humanité : de l’argent à gagner, puis uncoin à acheter, puis – une nouvelle vie loin du passé, voilà quelétait mon plan. Cependant ce passé sombre, ma réputation, monhonneur perdus pour toujours, m’ont écrasé à toute heure, à toutinstant. Sur ces entrefaites je me mariai. Fut-ce par hasard ounon, je ne sais. En l’amenant dans ma maison, je croyais y amenerun ami : j’avais bien besoin d’un ami. Je pensais toutefoisqu’il fallait former peu à peu cet ami, le parachever, l’enlever dehaute lutte même. Et comment aurais-je pu rien expliquer à cettejeune femme de seize ans, prévenue contre moi ? Commentaurais-je pu, par exemple, sans la fortuite aventure du revolver,lui prouver que je ne suis pas un lâche et lui démontrerl’injustice de l’accusation de lâcheté du régiment ?L’aventure du revolver est venue à propos. En restant impassiblesous la menace du revolver, j’ai vengé tout le noir passé. Etquoique personne ne l’ait su, elle, elle l’a su, et c’en étaitassez pour moi, car elle était tout pour moi, toute mon espérancedans le rêve de mon avenir ! C’était le seul être que j’eusseformé pour moi et je n’avais rien à faire d’un autre côté, – etvoilà que si elle avait tout appris, au moins il lui était prouvéaussi que c’était injustement qu’elle s’était ralliée à mesennemis. Cette pensée me transportait. Je ne pouvais plus être unlâche, à ses yeux, mais seulement un homme étrange, et cetteopinion chez elle, alors même, après tout ce qui s’était passé, neme déplaisait point : étrangeté n’est pas vice, quelquefois,au contraire, elle séduit les caractères féminins. En un mot jeremettais le dénouement à plus tard. Ce qui était arrivé suffisaitpour assurer ma tranquillité et contenait assez de visions et dematériaux pour mes rêves. Voilà où se révèlent tous lesinconvénients de ma faculté de rêve : pour moi les matériauxétaient en suffisante quantité, et pour elle, pensais-je,elle attendra.

Ainsi se passa tout l’hiver dans l’attente dequelque chose. J’aimais à la regarder furtivement quand elle étaitassise à sa table. Elle s’occupait de raccommodages et, le soir,elle passait souvent son temps à lire des ouvrages qu’elle prenaitdans ma bibliothèque. Le choix des livres qu’elle faisait dans mabibliothèque témoignait aussi en ma faveur. Elle ne sortait presquejamais. Le soir, après dîner, je la menais tous les jours sepromener et nous faisions un tour, nous gardions pendant cespromenades le plus absolu silence, comme toujours. J’essayaiscependant de n’avoir pas l’air de ne rien dire et d’être comme enbonne intelligence, mais, comme je l’ai dit, nous n’avions pas pourcela de longues conversations. Chez moi, c’était volontaire, car jepensais qu’il fallait lui laisser le temps. Chose certainementétrange : presque pendant tout l’hiver je n’ai pas fait cetteobservation que, tandis que moi je me plaisais à la regarder à ladérobée, elle, je ne l’avais pas surprise une seule fois meregardant ! Je croyais à de la timidité de sa part. De pluselle semblait si douce dans cette timidité, si faible après samaladie…

Non, pensais-je, il vaut mieux attendre, et…« et un beau jour elle reviendra à toi d’elle-même. »

Cette pensée me plongeait dans desravissements ineffables. J’ajouterai une chose : quelquefois,comme à plaisir, je me montais l’imagination et artificiellementj’amenais mon esprit et mon âme au point de me persuader que je ladétestais en quelque sorte. Il en fut ainsi quelque temps, mais mahaine ne put jamais mûrir, ni subsister en moi, et je sentaismoi-même que cette haine n’était qu’une manière de feinte. Et mêmealors, quoique la rupture de notre union eût été parfaite par suitede l’acquisition du lit et du paravent, jamais, jamais je ne pusvoir en elle une criminelle. Ce n’est pas que je jugeasselégèrement son crime, mais je voulais pardonner, dès le premierjour, même avant d’acheter ce lit. Le fait est extraordinaire chezmoi, car je suis sévère sur la morale. Au contraire elle était, àmes yeux, si vaincue, si humiliée, si écrasée, que parfois j’avaisgrand pitié d’elle, quoique, après tout, l’idée de son humiliationme satisfît beaucoup. C’est l’idée de notre inégalité qui mesouriait.

Il m’arriva cet hiver là de faire quelquesbonnes actions avec intention. J’abandonnai deux créances et jeprêtai sans gage à une pauvre femme. Et je n’en parlai pas à mafemme, je ne l’avais pas fait pour qu’elle le sût. Mais la bonnefemme vint me remercier et se mit presque à mes genoux. C’est ainsique le fait fut connu et il me sembla que ma femme l’apprit avecplaisir.

Cependant le printemps avançait, nous étionsau milieu d’avril ; on avait enlevé les doubles fenêtres et lesoleil mettait des nappes lumineuses dans le silence de noschambres. Mais j’avais un bandeau sur les yeux, un bandeau quim’aveuglait. Le fatal, le terrible bandeau ! Comment se fit-ilqu’il tomba tout-à-coup et que je vis tout clairement et compristout ? Fût-ce un hasard, ou bien le temps était-il venu ?Fut-ce un rayon de soleil de ce printemps qui éveilla en mon âmeendormie la conjecture ? Un frisson passa un jour dans mesveines inertes, elles commencèrent à vibrer, à revivre pour secouermon engourdissement et susciter mon diabolique orgueil. Jesursautai soudain sur place. Cela se fit tout à coup, d’ailleurs, àl’improviste. C’était un soir après dîner, vers cinq heures…

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