Recueil de nouvelles (Les Nuits blanches-Le Moujik Marey-Krotkaïa-La Centenaire-L’Arbre de Noël)

KROTKAÏA

 

Récit fantastique

Journal de l’écrivain – 1876

Revue contemporaine, 1885

 

 

 

[5]… Etmaintenant quelques mots sur ce récit.

Je l’ai qualifié de fantastique maisje le considère comme réel, au plus haut degré. La forme seule esten effet fantastique et il me semble nécessaire d’expliquer d’abordpourquoi.

Ce n’est point un conte ; ce ne sontpoint non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence ducadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heuresaprès le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Lemari est dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler sespensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucidercet événement, « de concentrer ses pensées sur un pointunique ». De plus c’est un hypocondriaque incurable, de ceuxqui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il àlui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré lesemblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent,dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et ilaccuse sa femme ; il se perd dans des explications accessoiresoù l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même tempsqu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclairciteffectivement pour lui et il réussit « à concentrer sespensées sur un point unique ». La série des souvenirs qu’ilprovoque finit par l’amener inéluctablement à lavérité : cette vérité élève son esprit et son cœur. Àla fin le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement.La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à sesyeux.

Voilà le thème. La durée de ce récitintermittent et embrouillé est, on le comprend, de plusieursheures : il s’adresse tantôt à lui-même, tantôt à quelqueauditeur invisible, ou à un juge. C’est ainsi d’ailleurs que leschoses se passent réellement. Si un sténographe avait pu entendrecet homme et noter tout ce qu’il aurait dit, le récit seraitpeut-être plus inégal, moins travaillé que chez moi, mais, à cequ’il me semble, l’ordre psychologique pourrait rester le même.C’est donc la supposition de notes sténographiques, mises ensuitepar moi en ordre, que je considère dans ce conte comme fantastique.Dans une certaine mesure cette manière de procéder n’est pointnouvelle en art : Victor Hugo, par exemple, dans sonchef-d’œuvre Le dernier jourd’un condamné, a employé une méthode presqueidentique : quoiqu’il n’ait pas introduit un sténographe, il aadmis une impossibilité plus grande encore en supposant au condamnéà mort le loisir d’écrire les impressions de son dernier jour, etmême celles de sa dernière heure, et plus encore celles de sadernière minute. Mais si Victor Hugo n’avait pas préétabli cettesupposition fantaisiste, cette œuvre qui est la plus réaliste, laplus vraie de toutes celles qu’il a données, n’existerait pas.

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