Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 4

 

Le cortège du baptême devait partir du pavillon de l’Horloge, àcinq heures. L’itinéraire était la grande allée du jardin desTuileries, la place de la Concorde, la rue de Rivoli, la place del’Hôtel-de-Ville, le pont d’Arcole, la rue d’Arcole et la place duParvis.

Dès quatre heures, la foule fut immense au pont d’Arcole. Là,dans la trouée que la rivière faisait au milieu de la ville, unpeuple pouvait tenir. C’était un élargissement brusque del’horizon, avec la pointe de l’île Saint-Louis au loin, barrée parla ligne noire du pont Louis-Philippe ; à gauche, le petitbras se perdait au fond d’un étranglement de constructionsbasses ; à droite, le grand bras ouvrait un lointain noyé dansune fumée violâtre, où l’on distinguait la tache verte des arbresdu Port-aux-Vins. Puis, des deux côtés, du quai Saint-Paul au quaide la Mégisserie, du quai Napoléon au quai de l’Horloge, lestrottoirs allongeaient des grandes routes ; tandis que laplace de l’Hôtel-de-Ville, en face du pont, étendait une plaine.Et, sur ces vastes espaces, le ciel, un ciel de juin d’une puretéchaude, mettait un pan énorme de son infini bleu.

Quand la demie sonna, il y avait du monde partout. Le long destrottoirs, des files interminables de curieux, écrasés contre lesparapets, stationnaient. Une mer de têtes humaines, aux flotstoujours montants, emplissait la place de l’Hôtel-de-Ville. Enface, les vieilles maisons du quai Napoléon, dans les vides noirsde leurs fenêtres grandes ouvertes, entassaient des visages ;et même, du fond des ruelles sombres bâillant sur la rivière, larue Colombe, la rue Saint-Landry, la rue Glatigny, des bonnets defemme se penchaient, avec leurs brides envolées par le vent. Lepont Notre-Dame envahi montrait une rangée de spectateurs, lescoudes appuyés sur la pierre, comme sur le velours d’une tribunecolossale. À l’autre bout, tout là-bas, le pont Louis-Philippes’animait d’un grouillement de points noirs ; pendant que lescroisées les plus lointaines, les petites raies qui trouaientrégulièrement les façades jaunes et grises du cap de maisons, à lapointe de l’île, s’éclairaient par instants de la tache claired’une robe. Il y avait des hommes debout sur les toits, parmi lescheminées. Des gens qu’on ne voyait pas, regardaient dans deslunettes, du haut de leurs terrasses, quai de la Tournelle. Et lesoleil oblique, largement épandu, semblait le frisson même de cettefoule ; il roulait le rire ému de la houle des têtes ;des ombrelles voyantes, tendues comme des miroirs, mettaient desrondeurs d’astre, au milieu du bariolage des jupes et despaletots.

Mais ce qu’on apercevait de toute part, des quais, des ponts,des fenêtres, c’était, à l’horizon, sur la muraille nue d’unemaison à six étages, dans l’île Saint-Louis, une redingote grisegéante, peinte à fresque, de profil, avec sa manche gauche pliée aucoude, comme si le vêtement eût gardé l’attitude et le gonflementd’un corps, à cette heure disparu. Cette réclame monumentaleprenait, dans le soleil, au-dessus de la fourmilière despromeneurs, une extraordinaire importance.

Cependant, une double haie ménageait le passage du cortège, aumilieu de la foule. À droite, s’alignaient des gardesnationaux ; à gauche, des soldats de la ligne. Un bout decette double haie se perdait dans la rue d’Arcole, pavoisée dedrapeaux, tendue aux fenêtres d’étoffes riches, qui battaientmollement, le long des maisons noires. Le pont, laissé vide, étaitla seule bande de terre nue, au milieu de l’envahissement desmoindres coins ; et il faisait un étrange effet, désert,léger, avec son unique arche de fer, d’une courbe si molle. Mais,en bas, sur les berges de la rivière, l’écrasementrecommençait ; des bourgeois endimanchés avaient étalé leursmouchoirs, s’étaient assis là, à côté de leurs femmes, attendant,se reposant de tout un après-midi de flânerie. Au-delà du pont, aumilieu de la nappe élargie de la rivière, très bleue, moirée devert à la rencontre des deux bras, une équipe de canotiers envareuses rouges ramaient, pour maintenir leur canot à la hauteur duPort-aux-Fruits. Il y avait encore, contre le quai de Gèvres, ungrand lavoir, avec ses charpentes verdies par l’eau, dans lequel onentendait les rires et les coups de battoir des blanchisseuses. Etce peuple entassé, ces trois à quatre cent mille têtes, parmoments, se levaient, regardaient les tours de Notre-Dame, quidressaient de biais leur masse carrée, au-dessus des maisons duquai Napoléon. Les tours, dorées par le soleil couchant, couleur derouille sur le ciel clair, vibraient dans l’air, toutes sonoresd’un carillon formidable.

Deux ou trois fausses alertes avaient déjà causé de profondesbousculades dans la foule.

« Je vous assure qu’ils ne passeront pas avant cinq heureset demie », disait un grand diable assis devant un café duquai de Gesvres, en compagnie de M. et deMme Charbonnel.

C’était Gilquin, Théodore Gilquin, l’ancien locataire deMme Mélanie Correur, le terrible ami de Rougon. Cejour-là, il était tout habillé de coutil jaune, un vêtement completà vingt-neuf francs, fripé, taché, éclaté aux coutures ; et ilavait des bottes crevées, des gants havane clair, un large chapeaude paille sans ruban. Quand il mettait des gants, Gilquin étaithabillé. Depuis midi, il pilotait les Charbonnel, dont il avaitfait la connaissance, un soir, chez Rougon, dans la cuisine.

« Vous verrez tout, mes enfants, répétait-il en essuyant dela main les longues moustaches qui balafraient de noir sa faced’ivrogne. Vous vous êtes remis entre mes mains, n’est-cepas ? eh bien, laissez-moi régler l’ordre et la marche de lapetite fête. »

Gilquin avait déjà bu trois verres de cognac et cinq chopes.Depuis deux grandes heures, il tenait là les Charbonnel, sousprétexte qu’il fallait arriver les premiers. C’était un petit caféqu’il connaissait, où l’on était parfaitement bien,disait-il ; et il tutoyait le garçon. Les Charbonnel,résignés, l’écoutaient, très surpris de l’abondance et de lavariété de sa conversation ; Mme Charbonneln’avait voulu qu’un verre d’eau sucrée ; M. Charbonnelprenait un verre d’anisette, ainsi que cela lui arrivait parfois,au cercle du Commerce, à Plassans. Cependant, Gilquin leur parlaitdu baptême, comme s’il avait passé le matin aux Tuileries, pouravoir des renseignements.

« L’impératrice est bien contente, disait-il. Elle a eu descouches superbes. Oh ! c’est une gaillarde ! Vous allezvoir quelle prestance elle a… L’empereur, lui, est revenuavant-hier de Nantes, où il était allé à cause des inondations…Hein ! quel malheur que ces inondations ! »

Mme Charbonnel recula sa chaise. Elle avait unelégère peur de la foule, qui coulait devant elle, de plus en pluscompacte.

« Que de monde ! murmura-t-elle.

– Pardi ! cria Gilquin, il y a plus de trois centmille étrangers dans Paris. Depuis huit jours, les trains deplaisir amènent ici toute la province… Tenez, voilà des Normandslà-bas, et voilà des Gascons, et voilà des Francs-Comtois.Oh ! je les flaire tout de suite, moi ! J’ai jolimentroulé ma bosse. »

Puis, il dit que les tribunaux chômaient, que la Bourse étaitfermée, que toutes les administrations avaient donné congé à leursemployés. La capitale entière fêtait le baptême. Et il en vint àciter des chiffres, à calculer ce que coûteraient la cérémonie etles fêtes. Le Corps législatif avait voté quatre cent millefrancs ; mais c’était une misère, car un palefrenier desTuileries lui avait affirmé, la veille, que le cortège seulcoûterait près de deux cent mille francs. Si l’empereur n’ajoutaitqu’un million pris sur la liste civile, il devrait s’estimerheureux. La layette à elle seule était de cent mille francs.

« Cent mille francs ! répétaMme Charbonnel abasourdie. Mais en quoi doncest-elle ? qu’est-ce qu’on a donc mis après ? »

Gilquin eut un rire complaisant. Il y avait des dentelles sichères ! Lui, autrefois, avait voyagé pour les dentelles. Etil continua ses calculs : cinquante mille francs étaientalloués en secours aux parents des enfants légitimes, nés le mêmejour que le petit prince, et dont l’empereur et l’impératriceavaient voulu être parrain et marraine ; quatre-vingt-cinqmille francs devaient être dépensés en achat de médailles pour lesauteurs des cantates chantées dans les théâtres. Enfin, il donnades détails sur les cent vingt mille médailles commémorativesdistribuées aux collégiens, aux enfants des écoles primaires et dessalles d’asile, aux sous-officiers et aux soldats de l’armée deParis. Il en avait une, il la montra. C’était une médaille de lagrandeur d’une pièce de dix sous, portant d’un côté les profils del’empereur et de l’impératrice, de l’autre celui du princeimpérial, avec la date du baptême : 14 juin 1856.

« Voulez-vous me la céder ? » demandaM. Charbonnel.

Gilquin consentit. Mais, comme le bonhomme, embarrassé pour leprix, lui donnait une pièce de vingt sous, il refusa grandement, ildit que cela ne devait valoir que dix sous. Cependant,Mme Charbonnel regardait les profils du coupleimpérial. Elle s’attendrissait.

« Ils ont l’air bien bon, disait-elle. Ils sont là-dessus,l’un contre l’autre, comme de braves gens… Voyez donc, monsieurCharbonnel, on dirait deux têtes sur le même traversin, quand onregarde la pièce de cette façon. »

Alors, Gilquin revint à l’impératrice, dont il exalta lacharité. Au neuvième mois de sa grossesse, elle avait donné desaprès-midi entiers à la création d’une maison d’éducation pour lesjeunes filles pauvres, tout en haut du faubourg Saint-Antoine. Ellevenait de refuser quatre-vingt mille francs, recueillis cinq souspar cinq sous dans le peuple, pour offrir un cadeau au petitprince, et cette somme allait, d’après son désir, servir àl’apprentissage d’une centaine d’orphelins. Gilquin, légèrementgris déjà, ouvrait des yeux terribles en cherchant des inflexionstendres, des expressions alliant le respect du sujet à l’admirationpassionnée de l’homme. Il déclarait qu’il ferait volontiers lesacrifice de sa vie, aux pieds de cette noble femme. Mais, autourde lui, personne ne protestait. Le brouhaha de la foule était auloin comme l’écho de ses éloges, s’élargissant en une clameurcontinue. Et les cloches de Notre-Dame, à toute volée, roulaientpar-dessus les maisons l’écroulement de leur joie énorme.

« Il serait peut-être temps d’aller nous placer », dittimidement M. Charbonnel, qui s’ennuyait d’être assis.

Mme Charbonnel s’était levée, ramenant son châlejaune sur son cou.

« Sans doute, murmura-t-elle. Vous vouliez arriver despremiers, et nous restons là, à laisser passer tout le monde devantnous. »

Mais Gilquin se fâcha. Il jura, en tapant de son poing la petitetable de zinc. Est-ce qu’il ne connaissait pas son Paris ? Et,pendant que Mme Charbonnel, intimidée, retombaitsur sa chaise, il cria au garçon de café :

« Jules, une absinthe et des cigares ! »

Puis, quand il eut trempé ses grosses moustaches dans sonabsinthe, il le rappela, furieusement.

« Est-ce que tu te fiches de moi ? Veux-tu bienm’emporter cette drogue et me servir l’autre bouteille, celle devendredi !… J’ai voyagé pour les liqueurs, mon vieux. On nemet pas dedans Théodore. »

Il se calma, lorsque le garçon, qui semblait avoir peur de lui,lui eut apporté la bouteille. Alors, il donna des tapes amicalessur les épaules des Charbonnel, il les appela papa et maman.

« Quoi donc ! maman, les petons vous démangent ?Allez, vous avez le temps de les user, d’ici à ce soir !…Voyons, que diable ! mon gros père, est-ce que nous ne sommespas bien, devant ce café ? Nous sommes assis, nous regardonspasser le monde… Je vous dis que nous avons le temps. Faites-vousservir quelque chose.

– Merci, nous avons notre suffisance », déclaraM. Charbonnel.

Gilquin venait d’allumer un cigare. Il se renversait, les poucesaux entournures de son gilet, bombant sa poitrine, se dandinant sursa chaise. Une béatitude noyait ses yeux. Tout d’un coup, il eutune idée.

« Vous ne savez pas ? cria-t-il, eh bien ! demainmatin, à sept heures, je suis chez vous et je vous emmène, je vousfais voir toute la fête. Hein ! voilà qui estgentil. »

Les Charbonnel se regardaient, très inquiets. Mais, lui,expliquait le programme tout au long. Il avait une voix de montreurd’ours faisant un boniment. Le matin, déjeuner au Palais-Royal etpromenade dans la ville. L’après-midi, à l’esplanade des Invalides,représentations militaires, mâts de cocagne, trois cents ballonsperdus emportant des cornets de bonbons, grand ballon avec pluie dedragées. Le soir, dîner chez un marchand de vin du quai Debillyqu’il connaissait, feu d’artifice dont la pièce principale devaitreprésenter un baptistère, flânerie au milieu des illuminations. Etil leur parla de la croix de feu qu’on hissait sur l’hôtel de laLégion d’honneur, du palais féerique de la place de la Concorde quinécessitait l’emploi de neuf cent cinquante mille verres decouleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l’air,semblait une torche allumée. Comme les Charbonnel hésitaienttoujours, il se pencha, il baissa la voix.

« Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémeriede la rue de Seine, où l’on mange de la soupe au fromageépatante. »

Alors, les Charbonnel n’osèrent plus refuser. Leurs yeuxarrondis exprimaient à la fois une curiosité et une épouvanted’enfant. Ils se sentaient devenir la chose de ce terrible homme.Mme Charbonnel se contenta de murmurer :

« Ah ! ce Paris, ce Paris !… Enfin, puisque nousy sommes, il faut bien tout voir. Mais si vous saviez, monsieurGilquin, comme nous étions tranquilles à Plassans ! J’ailà-bas des conserves qui se perdent, des confitures, des cerises àl’eau-de-vie, des cornichons…

– N’aie donc pas peur, maman ! dit Gilquin quis’égayait jusqu’à la tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m’invites,hein ! Nous allons tous là-bas rafler lesconserves. »

Il se versa un nouveau verre d’absinthe. Il était complètementgris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel d’un regardattendri. Lui, voulait qu’on eût le cœur sur la main. Brusquement,il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des psit !des hé ! là-bas ! C’était Mme MélanieCorreur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui passait sur letrottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très ennuyéed’apercevoir Gilquin. Cependant, elle traversa la chaussée, enbalançant ses hanches d’un air de princesse. Et quand elle futdebout devant la table, elle se fit longtemps prier pour accepterquelque chose.

« Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vousl’aimez… Vous vous souvenez, rue Vaneau ? Était-ce assezfarce, dans ce temps-là ! Ah ! cette grosse bête deCorreur ! »

Elle finissait par s’asseoir, lorsqu’une immense acclamationcourut dans la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup devent, s’emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. LesCharbonnel, instinctivement, s’étaient levés pour prendre leurcourse. Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise.Il était pourpre.

« Ne bougez donc pas, sacrebleu ! Attendez lecommandement… Vous voyez bien que tous ces imbéciles ont le nezcassé. Il n’est que cinq heures, n’est-ce pas ? C’est lecardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, hein ! ducardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pasvenu en personne. On est parrain ou on ne l’est pas, il mesemble !… Je vous jure que le mioche ne passera pas avant unedemi-heure. »

Peu à peu, l’ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retournésa chaise, il fumait dans le nez de tout le monde, envoyant desclignements d’yeux aux femmes, regardant les hommes d’un airprovocant. Au pont Notre-Dame, à quelques pas, il se produisit desembarras de voitures ; les chevaux piaffaient d’impatience,des uniformes de hauts fonctionnaires et d’officiers supérieurs,brodés d’or, constellés de décorations, se montraient auxportières.

« En voilà de la quincaillerie ! » murmuraGilquin, avec un sourire d’homme supérieur.

Mais, comme un coupé arrivait par le quai de la Mégisserie, ilfaillit d’un saut renverser la table, il s’écria :

« Tiens ! Rougon ! »

Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, craignant de nepas être vu, il prit son chapeau de paille, il l’agita. Rougon,dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vitedans un coin du coupé. Alors, Gilquin l’appela, en se faisant unporte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, lafoule s’attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait cegrand diable, habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher putfouetter son cheval, le coupé s’engagea sur le pont Notre-Dame.

« Taisez-vous donc ! » dit à voix étoufféeMme Correur, en saisissant l’un des bras deGilquin.

Il ne voulut pas s’asseoir tout de suite. Il se haussait, poursuivre le coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança unedernière phrase, derrière les roues qui fuyaient.

« Ah ! le lâcheur, c’est parce qu’il a de l’or sur sonpaletot, maintenant ! Ça n’empêche pas, mon gros, que tu aiesemprunté plus d’une fois les bottes de Théodore ! »

Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, desbourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes ; il yavait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère ettrois enfants, qui l’écoutaient, d’un air profondément intéressé.Lui, se gonflait, ravi d’avoir un public. Il promena lentement unregard sur les consommateurs, et dit très haut, en serasseyant :

« Rougon ! c’est moi qui l’ai fait ! »

Mme Correur ayant tenté de l’interrompre, il laprit à témoin. Elle savait bien tout, elle ! Ça s’était passéchez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-êtrepas qu’il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chezdes gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquelspersonne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n’avaitqu’une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonniern’aurait pas voulu. Et, se penchant d’un air victorieux vers latable voisine, mêlant la famille à la conversation, ils’écria :

« Parbleu ! elle ne dira pas non. C’est elle, à Paris,qui lui a payé sa première paire de bottes neuves. »

Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plusparaître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnelrestaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter unhomme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. MaisGilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables,les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe ; ilriait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les unsaprès les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu’ilétait accoutumé à l’ingratitude des hommes ; il lui suffisaitd’avoir sa propre estime. Et il répétait qu’il avait fait Rougon. Àcette époque, il voyageait pour la parfumerie ; mais lecommerce n’allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ilscrevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l’idéede pousser Rougon à se faire envoyer de l’huile d’olive par unpropriétaire de Plassans ; et ils s’étaient mis en campagne,chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu’à des dix heuresdu soir, avec des échantillons d’huile dans leurs poches. Rougonn’était pas fort ; pourtant il rapportait parfois de bellescommandes, prises chez les grands personnages où il allait ensoirée. Ah ! ce gredin de Rougon ! plus bête qu’une oiesur toutes sortes de choses, et malin avec cela ! Comme ilavait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique !Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux ; car,enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait lesbastringues de barrière, où il criait : Vive larépublique ! Dame, il fallait bien être républicain, pourracoler du monde. L’Empire lui devait un beau cierge. Ehbien ! l’Empire ne lui disait pas même merci. Tandis queRougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à laporte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieuxrester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui den’être pas allé jusqu’au bout avec les républicains, pour balayer àcoups de fusil toute cette crapule-là.

« C’est comme le petit Du Poizat, qui a l’air de ne plus mereconnaître ! dit-il en terminant. Un gringalet dont j’aibourré plus d’une fois la pipe !… Du Poizat !sous-préfet ! Je l’ai vu en chemise avec la grande Amélie quile jetait d’une claque à la porte, quand il n’était passage. »

Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyésd’ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à laronde :

« Enfin, vous venez de voir Rougon… Je suis aussi grand quelui. J’ai son âge. Je me flatte d’avoir une tête un peu moinscanaille que la sienne. Eh bien ! est-ce que je ne ferais pasmieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines doréesplein le corps ? »

Mais, à ce moment, une telle clameur s’éleva de la place del’Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère àrépondre. La foule s’emporta de nouveau ; on ne voyait que desjambes d’homme en l’air, tandis que les femmes se retroussaientjusqu’aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir. Et,comme la clameur approchait, s’élargissait en un glapissement deplus en plus distinct, Gilquin cria :

« Houp ! c’est le mioche !… Payez vite, papaCharbonnel, et suivez-moi tous. »

Mme Correur avait saisi un pan de son paletot decoutil jaune, afin de ne pas le perdre.Mme Charbonnel venait ensuite, essoufflée. Onfaillit laisser en chemin M. Charbonnel. Gilquin s’était jetéen plein tas, résolument, jouant des coudes, ouvrant unsillon ; et il manœuvrait avec une telle autorité, que lesrangs les plus serrés s’écartaient devant lui. Quand il fut parvenuau parapet du quai, il plaça son monde. D’un effort, il souleva cesdames, les assit sur le parapet, les jambes du côté de la rivière,malgré les petits cris d’effroi qu’elles poussaient. Lui etM. Charbonnel restèrent debout derrière elles.

« Hein ! mes petites chattes, vous êtes aux premièresloges, leur dit-il pour les calmer. N’ayez pas peur ! Nousallons vous prendre par la taille. »

Il glissa ses deux bras autour du bel embonpoint deMme Correur, qui lui sourit. On ne pouvait sefâcher avec ce gaillard-là. Cependant, on ne voyait rien. Du côtéde la place de l’Hôtel-de-Ville, il y avait comme un clapotement detêtes, une marée de vivats qui montaient ; des chapeaux, auloin, agités par des mains qu’on ne distinguait pas, mettaientau-dessus de la foule une large vague noire, dont le flot gagnaitlentement de proche en proche. Puis, ce furent les maisons du quaiNapoléon, situées en face de la place, qui s’émurent lespremières ; aux fenêtres, les gens se haussèrent, sebousculèrent, avec des visages ravis, des bras tendus montrantquelque chose, à gauche, du côté de la rue de Rivoli. Et, pendanttrois éternelles minutes, le pont resta encore vide. Les cloches deNotre-Dame, comme prises d’une fureur d’allégresse, sonnaient plusfort.

Tout d’un coup, au milieu de la multitude anxieuse, destrompettes parurent, sur le pont désert. Un immense soupir roula etse perdit. Derrière les trompettes et le corps de musique qui lessuivait, venait un général accompagné de son état-major, à cheval.Ensuite, après des escadrons de carabiniers, de dragons et deguides, commençaient les voitures de gala. Il y en avait d’abordhuit, attelées de six chevaux. Les premières contenaient des damesdu palais, des chambellans, des officiers de la maison del’empereur et de l’impératrice, des dames d’honneur de lagrande-duchesse de Bade, chargée de représenter la marraine. EtGilquin, sans lâcher Mme Correur, lui expliquaitdans le dos que la marraine, la reine de Suède, n’avait, pas plusque le parrain, pris la peine de se déranger. Puis, lorsquepassèrent la septième voiture et la huitième, il nomma lespersonnages, avec une familiarité qui le montrait très au courantdes choses de la cour. Ces deux dames, c’étaient la princesseMathilde et la princesse Marie. Ces trois messieurs, c’étaient leroi Jérôme, le prince Napoléon et le prince de Suède ; ilsavaient avec eux la grande-duchesse de Bade. Le cortège avançaitlentement. Aux portières, des écuyers, des aides de camp, deschevaliers d’honneur, tenaient les brides très courtes, pourmaintenir leurs chevaux au pas.

« Où donc est le petit ? demandaMme Charbonnel impatiente.

– Pardi ! on ne l’a pas mis sous une banquette, ditGilquin en riant. Attendez, il va venir. »

Il serra plus amoureusement Mme Correur, quis’abandonnait, parce qu’elle avait peur de tomber, disait-elle. Et,gagné par l’admiration, les yeux luisants, il murmuraencore :

« N’importe, c’est vraiment beau ! Se gobergent-ils,ces mâtins-là, dans leurs boîtes de satin !… Quand on penseque j’ai travaillé à tout ça ! »

Il se gonflait ; le cortège, la foule, l’horizon entierétait à lui. Mais, dans le court recueillement causé parl’apparition des premières voitures, un brouhaha formidablearrivait ; maintenant, c’était sur le quai même que leschapeaux volaient au-dessus des têtes moutonnantes. Au milieu dupont, six piqueurs de l’empereur passaient, avec leur livrée verte,leurs calottes rondes autour desquelles retombaient les brins dorésd’un large gland. Et la voiture de l’impératrice se montraenfin ; elle était traînée par huit chevaux ; elle avaitquatre lanternes, très riches, plantées aux quatre coins de lacaisse ; et, toute en glaces, vaste, arrondie, elleressemblait à un grand coffret de cristal, enrichi de galeriesd’or, monté sur des roues d’or. À l’intérieur, on distinguaitnettement, dans un nuage de dentelles blanches, la tache rose duprince impérial, tenu sur les genoux de la gouvernante des Enfantsde France ; auprès d’elle, était la nourrice, uneBourguignonne, belle femme à forte poitrine. Puis, à quelquedistance, après un groupe de garçons d’attelage à pied et d’écuyersà cheval, venait la voiture de l’empereur, attelée également dehuit chevaux d’une richesse aussi grande, dans laquelle l’empereuret l’impératrice saluaient. Aux portières des deux voitures, desmaréchaux recevaient sans un geste, sur les broderies de leursuniformes, la poussière des roues.

« Si le pont venait à casser ! » dit en ricanantGilquin, qui avait le goût des imaginations atroces.

Mme Correur, effrayée, le fit taire. Mais lui,insistait, disait que ces ponts de fer n’étaient jamais biensolides ; et, quand les deux voitures furent au milieu dupont, il affirma qu’il voyait le tablier danser. Quel plongeon,tonnerre ! le papa, la maman, l’enfant, ils auraient tous buun fameux coup ! Les voitures roulaient doucement, sansbruit ; le tablier était si léger, avec sa longue courbemolle, qu’elles étaient comme suspendues, au-dessus du grand videde la rivière ; en bas, dans la nappe bleue, elles sereflétaient, pareilles à d’étranges poissons d’or, qui auraientnagé entre deux eaux. L’empereur et l’impératrice, un peu las,avaient posé la tête sur le satin capitonné, heureux d’échapper uninstant à la foule et de n’avoir plus à saluer. La gouvernante desEnfants de France, elle aussi, profitait des trottoirs déserts,pour relever le petit prince glissé de ses genoux ; tandis quela nourrice, penchée, l’amusait d’un sourire. Et le cortège entierbaignait dans le soleil ; les uniformes, les toilettes, lesharnais flambaient ; les voitures, toutes braisillantes,emplies d’une lueur d’astre, envoyaient des reflets de glace quidansaient sur les maisons noires du quai Napoléon. Au loin,au-dessus du pont, se dressait, comme fond à ce tableau, la réclamemonumentale peinte sur le mur d’une maison à six étages de l’îleSaint-Louis, la redingote grise géante, vide de corps, que lesoleil battait d’un rayonnement d’apothéose.

Gilquin remarqua la redingote, au moment où elle dominait lesdeux voitures. Il cria :

« Tiens ! l’oncle, là-bas ! »

Un rire courut dans la foule, autour de lui. M. Charbonnel,qui n’avait pas compris, voulut se faire donner des explications.Mais on ne s’entendait plus, un vivat assourdissant montait, lestrois cent mille personnes qui s’écrasaient là battaient des mains.Quand le petit prince était arrivé au milieu du pont, et qu’onavait vu paraître derrière lui l’empereur et l’impératrice, dans celarge espace découvert où rien ne gênait la vue, une émotionextraordinaire s’était emparée des curieux. Il y avait eu un de cesenthousiasmes populaires, tout nerveux, roulant les têtes commesous un coup de vent, d’un bout d’une ville à l’autre. Les hommesse haussaient, mettaient des bambins ébahis à califourchon sur leurcou ; les femmes pleuraient, balbutiant des paroles detendresse pour « le cher petit », partageant avec desmots du cœur la joie bourgeoise du couple impérial. Une tempête decris continuait à sortir de la place de l’Hôtel-de-Ville ; surles quais, des deux côtés, en amont, en aval, aussi loin que leregard pouvait aller, on apercevait une forêt de bras tendus,s’agitant, saluant. Aux fenêtres, des mouchoirs volaient, des corpsse penchaient, le visage allumé, avec le trou noir de la bouchegrande ouverte. Et, tout là-bas, les fenêtres de l’île Saint-Louis,étroites comme de minces traits de fusain, s’animaient d’unpétillement de lueurs blanches, d’une vie qu’on ne distinguait pasnettement. Cependant, l’équipe des canotiers en vareuses rouges,debout au milieu de la Seine qui les emportait, vociféraient àpleine gorge ; pendant que les blanchisseuses, à demi sortiesdes vitrages du bateau, les bras nus, débraillées, affolées,voulant se faire entendre, tapaient furieusement leurs battoirs, àles casser.

« C’est fini, allons-nous-en », dit Gilquin.

Mais les Charbonnel voulurent voir jusqu’au bout. La queue ducortège, des escadrons de cent-gardes, de cuirassiers et decarabiniers, s’enfonçaient dans la rue d’Arcole. Puis, il seproduisit un tumulte épouvantable ; la double haie des gardesnationaux et des soldats de la ligne fut rompue en plusieursendroits ; des femmes criaient.

« Allons-nous-en, répéta Gilquin. On vas’écraser. »

Et, quand il eut posé ces dames sur le trottoir, il leur fittraverser la chaussée, malgré la foule. Mme Correuret les Charbonnel étaient d’avis de suivre le parapet, pour prendrele pont Notre-Dame et aller voir ce qui se passait sur la place duParvis. Mais il ne les écoutait pas, il les entraînait. Lorsqu’ilsfurent de nouveau devant le petit café, il les poussa brusquement,les assit à la table qu’ils venaient de quitter.

« Vous êtes encore de jolis cocos ! leur criait-il.Est-ce que vous croyez que j’ai envie de me faire casser les pattespar ce tas de badauds ?… Nous allons boire quelque chose,parbleu ? Nous sommes mieux là qu’au milieu de la foule.Hein ! nous en avons assez, de la fête ! Ça finit parêtre bête… Voyons, qu’est-ce que vous prenez,maman ? »

Les Charbonnel, qu’il couvait de ses yeux inquiétants, élevèrentde timides objections. Ils auraient bien voulu voir la sortie del’église. Alors, il leur expliqua qu’il fallait laisser les curieuxs’écouler ; dans un quart d’heure, il les conduirait, s’il n’yavait pas trop de monde pourtant. Mme Correur,pendant qu’il redemandait à Jules des cigares et de la bière,s’échappa prudemment.

« Eh bien ! c’est ça, reposez-vous, dit-elle auxCharbonnel. Vous me trouverez là-bas. »

Elle prit le pont Notre-Dame et s’engagea dans la rue de laCité. Mais l’écrasement y était tel, qu’elle mit un grand quartd’heure pour atteindre la rue de Constantine. Elle dut se décider àcouper par la rue de la Licorne et la rue des Trois-Canettes.Enfin, elle déboucha sur la place du Parvis, après avoir laissé àun soupirail de maison suspecte tout un volant de sa robegorge-de-pigeon. La place, sablée, jonchée de fleurs, était plantéede mâts portant des bannières aux armes impériales. Devantl’église, un porche colossal, en forme de tente, drapait sur lanudité de la pierre des rideaux de velours rouge, à franges et àglands d’or.

Là, Mme Correur fut arrêtée par une haie desoldats qui maintenait la foule. Au milieu du vaste carré laissélibre, des valets de pied se promenaient à petits pas, le long desvoitures rangées sur cinq files ; tandis que les cochers,solennels, restaient sur leurs sièges, les guides aux mains. Etcomme elle allongeait le cou, cherchant quelque fente pourpénétrer, elle aperçut Du Poizat qui fumait tranquillement uncigare, dans un angle de la place, au milieu des valets depied.

« Est-ce que vous ne pouvez pas me faireentrer ? » lui demanda-t-elle, quand elle eut réussi àl’appeler, en agitant son mouchoir.

Il parla à un officier, il l’emmena devant l’église.

« Si vous m’en croyez, vous resterez ici avec moi, dit-il.C’est plein à crever, là-dedans. J’étouffais, je suis sorti… Tenez,voici le colonel et M. Bouchard qui ont renoncé à trouver desplaces. »

Ces messieurs, en effet, étaient là, à gauche, du côté de la ruedu Cloître-Notre-Dame. M. Bouchard racontait qu’il venait deconfier sa femme à M. d’Escorailles, qui avait un fauteuilexcellent pour une dame. Quant au colonel, il regrettait de nepouvoir expliquer la cérémonie à son fils Auguste.

« J’aurais voulu lui montrer le fameux vase, dit-il. C’est,comme vous le savez, le propre vase de Saint Louis, un vase decuivre damasquiné et niellé, du plus beau style persan, uneantiquité du temps des croisades, qui a servi au baptême de tousnos rois.

– Vous avez vu les honneurs ? demanda M. Bouchardà Du Poizat.

– Oui, répondit celui-ci. C’estMme de Llorentz qui portait lechrémeau. »

Il dut donner des détails. Le chrémeau était le bonnet debaptême. Ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne savaientcela ; ils se récrièrent. Du Poizat énuméra alors les honneursdu prince impérial, le chrémeau, le cierge, la salière, et leshonneurs du parrain et de la marraine, le bassin, l’aiguière, laserviette ; tous ces objets étaient portés par des dames dupalais. Et il y avait encore le manteau du petit prince, un manteausuperbe, extraordinaire, étalé près des fonts, sur un fauteuil.

« Comment ! il n’y a pas une toute petiteplace ? » s’écria Mme Correur, à laquelleces détails donnaient une fièvre de curiosité.

Alors, ils lui citèrent tous les grands corps, toutes lesautorités, toutes les délégations qu’ils avaient vus passer.C’était un défilé interminable : le Corps diplomatique, leSénat, le Corps législatif, le Conseil d’État, la Cour decassation, la Cour des comptes, la Cour impériale, les Tribunaux decommerce et de première instance, sans compter les ministres, lespréfets, les maires et leurs adjoints, les académiciens, lesofficiers supérieurs, jusqu’à des délégués du consistoire israéliteet du consistoire protestant. Et il y en avait encore, et il y enavait toujours.

« Mon Dieu ! que ça doit être beau ! »laissa échapper Mme Correur avec un soupir.

Du Poizat haussa les épaules. Il était d’une humeur détestable.Tout ce monde « l’embêtait ». Et il semblait agacé par lalongueur de la cérémonie. Est-ce qu’ils n’auraient pas bientôtfini ? Ils avaient chanté le Veni Creator ; ilss’étaient encensés, promenés, salués. Le petit devait être baptisé,maintenant. M. Bouchard et le colonel, plus patients,regardaient les fenêtres pavoisées de la place ; puis, ilsrenversèrent la tête, à un brusque carillon qui secoua lestours ; et ils eurent un léger frisson, inquiets du voisinageénorme de l’église, dont ils n’apercevaient pas le bout, dans leciel. Cependant, Auguste s’était glissé vers le porche.Mme Correur le suivit. Mais comme elle arrivait enface de la grand-porte, ouverte à deux battants, un spectacleextraordinaire la planta net sur les pavés.

Entre les deux larges rideaux, l’église se creusait, immense,dans une vision surhumaine de tabernacle. Les voûtes, d’un bleutendre, étaient semées d’étoiles. Les verrières étalaient, autourde ce firmament, des astres mystiques, attisant les petites flammesvives d’une braise de pierreries. Partout, des hautes colonnes,tombait une draperie de velours rouge, qui mangeait le peu de jourtraînant sous la nef ; et, dans cette nuit rouge, brûlaitseul, au milieu, un ardent foyer de cierges, des milliers decierges en tas, plantés si près les uns des autres, qu’il y avaitlà comme un soleil unique, flambant dans une pluie d’étincelles.C’était, au centre de la croisée, sur une estrade, l’autel quis’embrasait. À gauche, à droite, s’élevaient des trônes. Un largedais de velours doublé d’hermine mettait, au-dessus du trône leplus élevé, un oiseau géant, au ventre de neige, aux ailes depourpre. Et toute une foule riche, moirée d’or, allumée d’unpétillement de bijoux, emplissait l’église : près de l’autel,au fond, le clergé, les évêques crossés et mitrés, faisaient unegloire, un de ces resplendissements qui ouvrent une trouée sur leciel ; autour de l’estrade, des princes, des princesses, degrands dignitaires, étaient rangés avec une pompe souveraine ;puis, des deux côtés, dans les bras de la croisée, des gradinsmontaient, le Corps diplomatique et le Sénat à droite, le Corpslégislatif et le Conseil d’État à gauche ; tandis que lesdélégations de toutes sortes s’entassaient dans le reste de la nef,et que les dames, en haut, au bord des tribunes, étalaient lesvives panachures de leurs étoffes claires. Une grande buéesaignante flottait. Les têtes étagées au fond, à droite, à gauche,gardaient des tons roses de porcelaine peinte. Les costumes, lesatin, la soie, le velours, avaient des reflets d’un éclat sombre,comme près de s’enflammer. Des rangs entiers, tout d’un coup,prenaient feu. L’église profonde se chauffait d’un luxe inouï defournaise.

Alors, Mme Correur vit s’avancer, au milieu duchœur, un aide des cérémonies, qui cria trois fois,furieusement :

« Vive le prince impérial ! vive le princeimpérial ! vive le prince impérial ! »

Et, dans l’immense acclamation dont les voûtes tremblèrent,Mme Correur aperçut, au bord de l’estrade,l’empereur debout, dominant la foule. Il se détachait en noir surle flamboiement d’or, que les évêques allumaient derrière lui. Ilprésentait au peuple le prince impérial, un paquet de dentellesblanches, qu’il tenait très haut, de ses deux bras levés.

Mais, brusquement, un suisse écarta d’un gesteMme Correur. Elle recula de deux pas, elle n’eutplus devant elle, tout près, qu’un des rideaux du porche. La visionavait disparu. Alors elle se retrouva dans le plein jour, et elleresta ahurie, croyant avoir vu quelque vieux tableau, pareil à ceuxdu Louvre, cuit par l’âge, empourpré et doré, avec des personnagesanciens comme on n’en rencontre pas sur les trottoirs.

« Ne restez pas là », lui dit Du Poizat, en laramenant près du colonel et de M. Bouchard.

Ces messieurs, maintenant, causaient des inondations. Lesravages étaient épouvantables, dans les vallées du Rhône et de laLoire. Des milliers de familles se trouvaient sans abri. Lessouscriptions, ouvertes de tous les côtés, ne suffisaient pas ausoulagement de tant de misères. Mais l’empereur se montrait d’uncourage et d’une générosité admirables : à Lyon, on l’avait vutraverser à gué les quartiers bas de la ville, recouverts par leseaux ; à Tours, il s’était promené en canot, pendant troisheures, au milieu des rues inondées. Et partout, il semait lesaumônes sans compter.

« Écoutez donc ! » interrompit le colonel.

Les orgues ronflaient dans l’église. Un chant large sortait parl’ouverture béante du porche, dont les draperies battaient souscette haleine énorme.

« C’est le Te Deum », ditM. Bouchard.

Du Poizat eut un soupir de soulagement. Ils allaient donc avoirfini ! Mais M. Bouchard lui expliqua que les actesn’étaient pas encore signés. Ensuite, le cardinal légat devaitdonner la bénédiction pontificale. Du monde, pourtant, commençabientôt à sortir. Rougon, un des premiers, parut, ayant au bras unefemme maigre, à figure jaune, mise très simplement. Un magistrat,en costume de président de la cour d’appel, les accompagnait.

« Qui est-ce ? » demandaMme Correur.

Du Poizat lui nomma les deux personnes. M. Beulin-d’Orchèreavait connu Rougon un peu avant le coup d’État, et il luitémoignait depuis cette époque une estime particulière, sanschercher pourtant à établir entre eux des rapports suivis.Mlle Véronique, sa sœur, habitait avec lui un hôtelde la rue Garancière, qu’elle ne quittait guère que pour assisteraux messes basses de Saint-Sulpice.

« Tenez, dit le colonel en baissant la voix, voilà la femmequ’il faudrait à Rougon.

– Parfaitement, approuva M. Bouchard. Fortuneconvenable, bonne famille, femme d’ordre et d’expérience. Il netrouvera pas mieux. »

Mais Du Poizat se récria. La demoiselle était mûre comme unenèfle qu’on a oubliée sur de la paille. Elle avait au moinstrente-six ans et elle en paraissait bien quarante. Un joli mancheà balai à mettre dans un lit ! Une dévote qui portait desbandeaux plats ! une tête si usée, si fade, qu’elle semblaitavoir trempé pendant six mois dans de l’eau bénite !

« Vous êtes jeune, déclara gravement le chef de bureau.Rougon doit faire un mariage de raison… Moi j’ai fait un mariaged’amour ; mais ça ne réussit pas à tout le monde.

– Eh ! je me moque de la fille, en somme, finit paravouer Du Poizat. C’est la mine du Beulin-d’Orchère qui me faitpeur. Ce gaillard-là a une mâchoire de dogue… Regardez-le donc,avec son lourd museau et sa forêt de cheveux crépus, où pas un filblanc ne se montre, malgré ses cinquante ans ! Est-ce qu’onsait ce qu’il pense ! Dites-moi un peu pourquoi il continue àpousser sa sœur dans les bras de Rougon, maintenant que Rougon estpar terre ? »

M. Bouchard et le colonel gardèrent le silence, enéchangeant un regard inquiet. Le « dogue », commel’appelait l’ancien sous-préfet, allait-il donc à lui tout seuldévorer Rougon ? Mais Mme Correur ditlentement :

« C’est très bon d’avoir la magistrature avecsoi. »

Cependant, Rougon avait conduit Mlle Véroniquejusqu’à sa voiture ; et là, avant qu’elle fût montée, il lasaluait. Juste à ce moment, la belle Clorinde sortait de l’église,au bras de Delestang. Elle devint grave, elle enveloppa d’un regardde flamme cette grande fille jaune, sur laquelle Rougon avait lagalanterie de refermer la portière, malgré son habit de sénateur.Alors, pendant que la voiture s’éloignait, elle marcha droit à lui,lâchant le bras de Delestang, retrouvant son rire de grande enfant.Toute la bande la suivit.

« J’ai perdu maman ! lui cria-t-elle gaiement. On m’aenlevé maman, au milieu de la foule… Vous m’offrez un petit coindans votre coupé, hein ? »

Delestang, qui allait lui proposer de la reconduire chez elle,parut très contrarié. Elle portait une robe de soie orange, brochéede fleurs si voyantes, que les valets de pied la regardaient.Rougon s’était incliné, mais ils durent attendre le coupé, pendantprès de dix minutes. Tous restèrent là, même Delestang, dont lavoiture était sur le premier rang, à deux pas. L’église continuaità se vider lentement. M. Kahn et M. Béjuin, quipassaient, accoururent se joindre à la bande. Et, comme le grandhomme avait de molles poignées de main, l’air maussade,M. Kahn lui demanda, avec une vivacité inquiète :

« Est-ce que vous êtes souffrant ?

– Non, répondit-il. Ce sont toutes ces lumières, là-dedans,qui m’ont fatigué. »

Il se tut, puis il reprit, à demi-voix :

« C’était très grand… Je n’ai jamais vu une pareille joiesur la figure d’un homme. »

Il parlait de l’empereur. Il avait ouvert les bras, dans ungeste large, avec une lente majesté comme pour rappeler la scène del’église ; et il n’ajouta rien. Ses amis, autour de lui, setaisaient également. Ils faisaient, dans un coin de la place, untout petit groupe. Devant eux, le défilé grossissait, lesmagistrats en robe, les officiers en grande tenue, lesfonctionnaires en uniforme, une foule galonnée, chamarrée, décorée,qui piétinait les fleurs dont la place était couverte, au milieudes appels des valets de pied et des roulements brusques deséquipages. La gloire de l’Empire à son apogée flottait dans lapourpre du soleil couchant, tandis que les tours de Notre-Dame,toutes roses, toutes sonores, semblaient porter très haut, à unsommet de paix et de grandeur, le règne futur de l’enfant baptisésous leurs voûtes. Mais eux, mécontents, ne sentaient qu’uneimmense convoitise leur venir de la splendeur de la cérémonie, descloches sonnantes, des bannières déployées, de la villeenthousiaste, de ce monde officiel épanoui. Rougon, qui pour lapremière fois, éprouvait le froid de sa disgrâce, avait la facetrès pâle ; et, rêvant, il jalousait l’empereur.

« Bonsoir, je m’en vais, c’est assommant, dit Du Poizat,après avoir serré la main aux autres.

– Qu’avez-vous donc, aujourd’hui ? lui demanda lecolonel. Vous êtes bien féroce. »

Et le sous-préfet répondit tranquillement, en s’enallant :

« Tiens ! pourquoi voulez-vous que je sois gai !…J’ai lu ce matin, au Moniteur, la nomination de cetimbécile de Campenon à la préfecture qu’on m’avaitpromise. »

Les autres se regardèrent. Du Poizat avait raison. Ils n’étaientpas de la fête. Rougon, dès la naissance du prince, leur avaitpromis toute une pluie de cadeaux pour le jour du baptême :M. Kahn devait avoir sa concession ; le colonel, la croixde commandeur ; Mme Correur, les cinq ou sixbureaux de tabac qu’elle sollicitait. Et ils étaient tous là, en unpetit tas, dans un coin de la place, les mains vides. Ils levèrentalors sur Rougon un regard si désolé, si plein de reproches, quecelui-ci eut un haussement d’épaules terrible. Comme son coupéarrivait enfin, il y poussa brusquement Clorinde, il s’y enfermasans dire un mot, en faisant claquer la portière avec violence.

« Voilà Marsy sous le porche, murmura M. Kahn quientraînait M. Béjuin. A-t-il l’air superbe, cettecanaille !… tournez donc la tête. Il n’aurait qu’à ne pas nousrendre notre salut. »

Delestang s’était hâté de monter dans sa voiture, pour suivre lecoupé. M. Bouchard attendit sa femme ; puis, quandl’église fut vide, il demeura très surpris, il s’en alla avec lecolonel, las également de chercher son fils Auguste. Quant àMme Correur, elle venait d’accepter le bras d’unlieutenant de dragons, un pays à elle, qui lui devait un peu sonépaulette.

Cependant, dans le coupé, Clorinde parlait avec ravissement dela cérémonie, tandis que Rougon, renversé, le visage ensommeillé,l’écoutait. Elle avait vu les fêtes de Pâques à Rome : cen’était pas plus grandiose. Et elle expliquait que la religion,pour elle, était un coin du paradis entrouvert, avec Dieu le Pèreassis sur son trône ainsi qu’un soleil, au milieu de la pompe desanges rangés autour de lui, en un large cercle de beaux jeunes gensvêtus d’or. Puis, tout d’un coup, elle s’interrompit, elledemanda :

« Viendrez-vous ce soir au banquet que la Ville offre àLeurs Majestés ? Ce sera magnifique. »

Elle était invitée. Elle aurait une toilette rose, toute seméede myosotis. C’était M. de Plouguern qui devait laconduire, parce que sa mère ne voulait plus sortir le soir, à causede ses migraines. Elle s’interrompit encore, elle posa une nouvellequestion, brusquement :

« Quel est donc le magistrat avec lequel vous étiez tout àl’heure ? »

Rougon leva le menton, récita tout d’une haleine :

« M. Beulin-d’Orchère, cinquante ans, d’une famille derobe, a été substitut à Montbrison, procureur du roi à Orléans,avocat général à Rouen, a fait partie d’une commission mixte en 52,est venu ensuite à Paris comme conseiller de la cour d’appel, enfinest aujourd’hui président de cette cour… Ah !j’oubliais ! il a approuvé le décret du 22 janvier 1852,confisquant les biens de la famille d’Orléans… Êtes-vouscontente ? »

Clorinde s’était mise à rire. Il se moquait d’elle, parcequ’elle voulait s’instruire ; mais c’était bien permis deconnaître les gens avec lesquels on pouvait se rencontrer. Et ellene lui ouvrit pas la bouche deMlle Beulin-d’Orchère. Elle reparlait du banquet del’Hôtel-de-Ville ; la galerie des Fêtes devait être décoréeavec un luxe inouï ; un orchestre jouerait des airs pendanttout le temps du dîner. Ah ! la France était un grandpays ! Nulle part, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni enEspagne, ni en Italie, elle n’avait vu des bals plus étourdissants,des galas plus prodigieux. Aussi, disait-elle avec sa face toutallumée d’admiration, son choix était fait, maintenant : ellevoulait être Française.

« Oh ! des soldats ! cria-t-elle, voyez donc, dessoldats ! »

Le coupé, qui avait suivi la rue de la Cité, se trouvait arrêté,au bout du pont Notre-Dame, par un régiment défilant sur le quai.C’étaient des soldats de la ligne, de petits soldats marchant commedes moutons, un peu débandés par les arbres des trottoirs. Ilsrevenaient de faire la haie. Ils avaient sur la face toutl’éblouissement du grand soleil de l’après-midi, les pieds blancs,l’échine gonflée sous le poids du sac et du fusil. Et ils s’étaienttant ennuyés, au milieu des poussées de la foule, qu’ils engardaient un air de bêtise ahurie.

« J’adore l’armée française », dit Clorinde ravie, sepenchant pour mieux voir.

Rougon, comme réveillé, regardait, lui aussi. C’était la forcede l’Empire qui passait, dans la poussière de la chaussée. Tout unembarras d’équipages encombrait lentement le pont ; mais lescochers, respectueux, attendaient ; tandis que les personnagesen grand costume mettaient la tête aux portières, la face vaguementsouriante, couvant de leurs yeux attendris les petits soldatshébétés par leur longue faction. Les fusils, au soleil,illuminaient la fête.

« Et ceux-là, les derniers, les voyez-vous ? repritClorinde. Il y en a tout un rang qui n’ont pas encore de barbe.Sont-ils gentils, hein ! »

Et, dans une rage de tendresse, elle envoya, du fond de lavoiture, des baisers aux soldats, à deux mains. Elle se cachait unpeu, pour qu’on ne la vît pas. C’était une joie, un amour de laforce armée, dont elle se régalait seule. Rougon eut un sourirepaternel ; il venait également de goûter sa premièrejouissance de la journée.

« Qu’y a-t-il donc ? » demanda-t-il, lorsque lecoupé put enfin tourner le coin du quai.

Un rassemblement considérable s’était formé sur le trottoir etsur la chaussée. La voiture dut s’arrêter de nouveau. Une voix ditdans la foule :

« C’est un ivrogne qui a insulté les soldats. Les sergentsde ville viennent de l’empoigner. »

Alors, le rassemblement s’étant ouvert, Rougon aperçut Gilquin,ivre mort, tenu au collet par deux sergents de ville. Son vêtementde coutil jaune, arraché, montrait des morceaux de sa peau. Mais ilrestait bon garçon, avec sa moustache pendante, dans sa face rouge.Il tutoyait les sergents de ville, il les appelait « mesagneaux ». Et il leur expliquait qu’il avait passél’après-midi bien tranquillement dans un café, à côté, en compagniede gens très riches. On pouvait se renseigner au théâtre duPalais-Royal, où M. et Mme Charbonnel étaientallés voir jouer les Dragées du baptême : ils nediraient pour sûr pas le contraire.

« Lâchez-moi donc, farceurs ! cria-t-il en seroidissant brusquement. Le café est là, à côté, tonnerre !venez-y avec moi, si vous ne me croyez pas !… Les soldatsm’ont manqué, comprenez bien ! il y en a un petit qui riait.Alors, je l’ai envoyé se faire moucher. Mais insulter l’arméefrançaise, jamais !… Parlez un peu à l’empereur de Théodore,vous verrez ce qu’il dira… Ah ! sacrebleu ! vous seriezpropres ! »

La foule, amusée, riait. Les deux sergents de ville,imperturbables, ne lâchaient pas prise, poussaient lentementGilquin vers la rue Saint-Martin, dans laquelle on apercevait, auloin, la lanterne rouge d’un poste de police. Rougon s’étaitvivement rejeté au fond de la voiture. Mais, tout d’un coup,Gilquin le vit, en levant la tête. Alors, dans son ivresse, ildevint goguenard et prudent. Il le regarda, clignant de l’œil,parlant pour lui.

« Suffit ! les enfants, on pourrait faire du scandale,on n’en fera pas, parce qu’on a de la dignité… Hein ? ditesdonc ? vous ne mettriez pas la patte sur Théodore, s’il setrimbalait avec des princesses, comme un citoyen de maconnaissance. On a tout de même travaillé avec du beau monde, etdélicatement, on s’en vante, sans demander des mille et des cents.On sait ce qu’on vaut. Ça console des petitesses… Tonnerre deDieu ! les amis ne sont donc plus les amis ?… »

Il s’attendrissait, la voix coupée de hoquets. Rougon appeladiscrètement de la main un homme boutonné dans un grand paletot,qu’il reconnut près du coupé ; et, lui ayant parlé bas, ildonna l’adresse de Gilquin, 17, rue Virginie, à Grenelle. L’hommes’approcha des sergents de ville, comme pour les aider à maintenirl’ivrogne qui se débattait. La foule resta toute surprise de voirles agents tourner à gauche, puis jeter Gilquin dans un fiacre,dont le cocher, sur un ordre, suivit le quai de la Mégisserie. Maisla tête de Gilquin, énorme, ébouriffée, crevant d’un riretriomphal, apparut une dernière fois à la portière, enhurlant :

« Vive la République ! »

Quand le rassemblement fut dissipé, les quais reprirent leurtranquillité large. Paris, las d’enthousiasme, était à table ;les trois cent mille curieux qui s’étaient écrasés là, avaientenvahi les restaurants du bord de l’eau et du quartier du Temple.Sur les trottoirs vides, des provinciaux traînaient seuls lespieds, éreintés, ne sachant où manger. En bas, aux deux bords dubateau, les laveuses achevaient de taper leur linge, à coupsviolents. Un rai de soleil dorait encore le haut des tours deNotre-Dame, muettes maintenant, au-dessus des maisons toutes noiresd’ombre. Et, dans le léger brouillard qui montait de la Seine,là-bas, à la pointe de l’île Saint-Louis, on ne distinguait plus,au milieu du gris brouillé des façades, que la redingote géante, laréclame monumentale, accrochant, à quelque clou de l’horizon, ladéfroque bourgeoise d’un Titan, dont la foudre aurait mangé lesmembres.

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