Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 13

 

Rougon, pendant huit jours, entendit monter contre lui uneclameur croissante. On lui aurait tout pardonné, ses abus depouvoir, les appétits de sa bande, l’étranglement du pays ;mais avoir envoyé des gendarmes retourner les paillasses des sœurs,c’était un crime si monstrueux, que les dames, à la cour,affectaient un petit tremblement sur son passage.Mgr Rochart faisait, aux quatre coins du mondeofficiel, un tapage terrible ; il était allé jusqu’àl’impératrice, disait-on. D’ailleurs, le scandale devait êtreentretenu par une poignée de gens habiles ; des mots d’ordrecirculaient ; les mêmes bruits s’élevaient de tous les côtés àla fois, avec un ensemble singulier. Au milieu de ces furieusesattaques, Rougon resta d’abord calme et souriant. Il haussait sesfortes épaules, appelait l’aventure « une bêtise ». Ilplaisantait même. À une soirée du garde des Sceaux, il laissaéchapper : « Je n’ai pourtant pas raconté qu’on a trouvéun curé dans une paillasse » ; et, le mot ayant couru,l’outrage et l’impiété étant au comble, il y eut une nouvelleexplosion de colère. Alors, lui, peu à peu, se passionna. Onl’ennuyait, à la fin ! Les sœurs étaient des voleuses,puisqu’on avait découvert chez elles des casseroles et des timbalesd’argent. Et il se mit à vouloir pousser l’affaire, il s’engageadavantage, parla de confondre tout le clergé de Faverolles devantles tribunaux.

Un matin, de bonne heure, les Charbonnel se firent annoncer. Ilfut très étonné, il ne les savait pas à Paris. Dès qu’il lesaperçut, il leur cria que les choses marchaient bien ; laveille, il avait encore envoyé des instructions au préfet pourobliger le parquet à se saisir de l’affaire. MaisM. Charbonnel parut consterné, Mme Charbonnels’écria :

« Non, non, ce n’est pas cela… Vous êtes allé trop loin,monsieur Rougon. Vous nous avez mal compris. »

Et tous deux se répandirent en éloges sur les sœurs de laSainte-Famille. C’étaient de bien saintes femmes. Ils avaient pu uninstant plaider contre elles ; mais jamais, certes, ilsn’étaient descendus jusqu’à les accuser de vilaines actions. ToutFaverolles, d’ailleurs, leur aurait ouvert les yeux, tant lespersonnes de la société y respectaient les bonnes sœurs.

« Vous nous feriez le plus grand tort, monsieur Rougon, ditMme Charbonnel en terminant, si vous continuiez àvous acharner ainsi contre la religion. Nous sommes venus pour voussupplier de vous tenir tranquille… Dame ! là-bas, ils nepeuvent pas savoir, n’est-ce pas ? Ils croyaient que nous vouspoussions, et ils auraient fini par nous jeter des pierres… Nousavons donné un beau cadeau au couvent, un christ d’ivoire qui étaitpendu au pied du lit de notre pauvre cousin.

– Enfin, conclut M. Charbonnel, vous êtes averti, çavous regarde maintenant… Nous autres, nous n’y sommes plus pourrien. »

Rougon les laissa parler. Ils avaient l’air très mécontents delui, même ils finissaient par hausser la voix. Un léger froid luiétait monté à la nuque. Il les regardait, pris subitement d’unelassitude, comme si un peu de sa force venait encore de lui êtreenlevé. D’ailleurs, il ne discuta pas. Il les congédia, en leurpromettant de ne plus agir. Et, en effet, il laissa étoufferl’affaire.

Depuis quelques jours, il était sous le coup d’un autrescandale, auquel son nom se trouvait mêlé indirectement. Un drameaffreux avait eu lieu à Coulonges. Du Poizat, entêté, voulantmonter sur le dos de son père, selon l’expression de Gilquin, étaitrevenu un matin frapper à la porte de l’avare. Cinq minutes plustard, les voisins entendirent des coups de fusil dans la maison, aumilieu de hurlements épouvantables. Quand on entra, on trouva levieillard étendu au pied de l’escalier, la tête fendue ; deuxfusils déchargés gisaient au milieu du vestibule. Du Poizat,livide, raconta que son père, en le voyant se diriger versl’escalier, s’était mis brusquement à crier au voleur, comme frappéde folie, et lui avait tiré deux coups de feu, presque à boutportant ; il montrait même le trou d’une balle dans sonchapeau. Puis, toujours d’après lui, son père, tombant à larenverse, était allé se briser le crâne sur l’angle de la premièremarche. Cette mort tragique, ce drame mystérieux et sans témoin,soulevaient dans tout le département les bruits les plus fâcheux.Les médecins constatèrent bien un cas d’apoplexie foudroyante. Lesennemis du préfet n’en prétendaient pas moins que celui-ci devaitavoir poussé le vieux ; et le nombre de ses ennemisgrandissait chaque jour, grâce à l’administration pleine de rudessequi écrasait Niort sous un régime de terreur. Du Poizat, les dentsserrées, crispant ses poings d’enfant maladif, restait blême etdebout, arrêtant les commérages sur le pas des portes, d’un seulregard de ses yeux gris, quand il passait. Mais il lui arriva unautre malheur ; il lui fallut casser Gilquin, compromis dansune vilaine histoire d’exonération militaire ; Gilquin, pourcent francs, s’engageait à exempter des fils de paysan ; ettout ce qu’on put faire, ce fut de le sauver de la policecorrectionnelle et de le renier. Cependant, jusque-là, Du Poizats’était appuyé fortement sur Rougon, dont il engageait laresponsabilité davantage à chaque nouvelle catastrophe. Il dutflairer la disgrâce du ministre, car il vint à Paris sansl’avertir, très ébranlé lui-même, sentant craquer ce pouvoir qu’ilavait ruiné, cherchant déjà quelque main puissante où seraccrocher. Il songeait à demander son changement de préfecture,afin d’éviter une démission certaine. Après la mort de son père etla coquinerie de Gilquin, Niort devenait impossible.

« J’ai rencontré M. Du Poizat dans le faubourgSaint-Honoré, à deux pas d’ici, dit un jour Clorinde au ministre,par méchanceté. Vous n’êtes donc plus bien ensemble ?… Il al’air furieux contre vous. »

Rougon évita de répondre. Peu à peu, ayant dû refuser plusieursfaveurs au préfet, il avait senti un grand froid entre eux ;maintenant, ils s’en tenaient aux simples relations officielles.D’ailleurs, la débandade était générale.Mme Correur elle-même l’abandonnait. Certainssoirs, il éprouvait de nouveau cette impression de solitude, dontil avait souffert déjà autrefois, rue Marbeuf, lorsque sa bandedoutait de lui. Après ses journées si remplies, au milieu de lafoule qui assiégeait son salon, il se retrouvait seul, perdu,navré. Ses familiers lui manquaient. Un impérieux besoin luirevenait de l’admiration continue du colonel et deM. Bouchard, de la chaleur de vie dont l’entourait sa petitecour ; jusqu’aux silences de M. Béjuin qu’il regrettait.Alors, il tenta encore de ramener son monde ; il se fitaimable, écrivit des lettres, hasarda des visites. Mais les liensétaient rompus, jamais il ne parvint à les avoir tous là, à sescôtés ; s’il renouait d’un bout, quelque fâcherie, à l’autrebout, cassait le fil ; et il restait quand même incomplet,avec des amis, avec des membres en moins. Enfin, touss’éloignèrent. Ce fut l’agonie de son pouvoir. Lui, si fort, étaitlié à ces imbéciles par le long travail de leur fortune commune.Ils emportaient chacun un peu de lui, en se retirant. Ses forces,dans cette diminution de son importance, demeuraient commeinutiles ; ses gros poings tapaient le vide. Le jour où sonombre fut seule au soleil, où il ne put s’engraisser davantage desabus de son crédit, il lui sembla que sa place avait diminué parterre ; et il rêva une nouvelle incarnation, une résurrectionen Jupiter Tonnant, sans bande à ses pieds, faisant la loi par leseul éclat de sa parole.

Cependant, Rougon ne se croyait pas encore sérieusement ébranlé.Il traitait dédaigneusement les morsures qui lui entamaient à peineles talons. Il gouvernerait puissamment, impopulaire et solitaire.Puis, il mettait sa grande force dans l’empereur. Sa crédulité futalors son unique faiblesse. Chaque fois qu’il voyait Sa Majesté, illa trouvait bienveillante, très douce, avec son pâle sourireimpénétrable ; et elle lui renouvelait l’expression de saconfiance, elle lui répétait les instructions si souvent données.Cela lui suffisait. Le souverain ne pouvait songer à le sacrifier.Cette certitude le décida à tenter un grand coup. Pour faire taireses ennemis et asseoir son pouvoir solidement, il imagina d’offrirsa démission, en termes très dignes : il parlait des plaintesrépandues contre lui, il disait avoir strictement obéi aux désirsde l’empereur, et sentir le besoin d’une haute approbation, avantde continuer son œuvre de salut public. D’ailleurs, il se posaitcarrément en homme à forte poigne, en représentant de la répressionsans merci. La cour était à Fontainebleau. La démission partie,Rougon attendit avec un sang-froid de beau joueur. L’éponge allaitêtre passée sur les derniers scandales, le drame de Coulonges, lavisite domiciliaire chez les sœurs de la Sainte-Famille. S’iltombait, au contraire, il voulait tomber de toute sa hauteur, enhomme fort.

Justement, le jour où le sort du ministre devait se décider, ily avait, dans l’Orangerie des Tuileries, une vente de charité, enfaveur d’une crèche patronnée par l’impératrice. Tous les familiersdu palais, tout le haut monde officiel allait sûrement s’y rendre,pour faire leur cour. Rougon résolut d’y montrer sa face calme.C’était une bravade : regarder en face les gens qui leguetteraient de leurs regards obliques, promener son tranquillemépris au milieu des chuchotements de la foule. Vers trois heures,il donnait un dernier ordre au chef du personnel, avant de partir,quand son valet de chambre vint lui dire qu’un monsieur et une dameinsistaient vivement pour le voir, à son appartement particulier.La carte portait les noms du marquis et de la marquised’Escorailles.

Les deux vieillards, que le valet, trompé par leur mise presquepauvre, avait laissés dans la salle à manger, se levèrentcérémonieusement. Rougon se hâta de les mener au salon, tout ému deleur présence, vaguement inquiet. Il s’exclama sur leur brusquevoyage à Paris, voulut se montrer très aimable. Mais eux restaientpincés, roides, la mine grise.

« Monsieur, dit enfin le marquis, vous excuserez ladémarche que nous nous trouvons obligés de faire… Il s’agit denotre fils Jules. Nous désirerions le voir quitterl’administration, nous vous demandons de ne pas le garder davantageauprès de votre personne. »

Et, comme le ministre les regardait d’un air d’extrêmesurprise :

« Les jeunes gens ont la tête légère, continua-t-il. Nousavons écrit deux fois à Jules pour lui exposer nos raisons, en lepriant de se mettre à l’écart… Puis, comme il n’obéissait pas, nousnous sommes décidés à venir. C’est la deuxième fois, monsieur, quenous faisons le voyage de Paris en trente ans. »

Alors, il se récria. Jules avait le plus bel avenir. Ilsallaient briser sa carrière. Pendant qu’il parlait, la marquiselaissait échapper des mouvements d’impatience. Elle s’expliqua àson tour, avec plus de vivacité :

« Mon Dieu, monsieur Rougon, ce n’est pas à nous de vousjuger. Mais il y a dans notre famille certaines traditions… Julesne peut tremper dans une persécution abominable contre l’Église. ÀPlassans, on s’étonne déjà. Nous nous fâcherions avec toute lanoblesse du pays. »

Il avait compris. Il voulut parler. Elle lui imposa silence,d’un geste impérieux.

« Laissez-moi achever… Notre fils s’est rallié malgré nous.Vous savez quelle a été notre douleur, en le voyant servir ungouvernement illégitime. J’ai empêché son père de le maudire.Depuis ce temps, notre maison est en deuil, et lorsque nousrecevons des amis, le nom de notre fils n’est jamais prononcé. Nousavions juré de ne plus nous occuper de lui ; seulement, il estdes limites, il devient intolérable qu’un d’Escorailles se trouvemêlé aux ennemis de notre sainte religion… Vous m’entendez,n’est-ce pas, monsieur ? »

Rougon s’inclina. Il ne songea même pas à sourire des pieuxmensonges de la vieille dame. Il retrouvait le marquis et lamarquise tels qu’il les avait connus, à l’époque où il crevait lafaim sur le pavé de Plassans, hautains, pleins de morgue etd’insolence. Si d’autres lui avaient tenu un si singulier langage,il les aurait certainement jetés à la porte. Mais il resta troublé,blessé, rapetissé ; c’était sa jeunesse de pauvreté lâche quirevenait ; un instant, il crut encore avoir aux pieds sesanciennes savates éculées. Il promit de décider Jules. Puis, il secontenta d’ajouter, en faisant allusion à la réponse qu’ilattendait de l’empereur :

« D’ailleurs, madame, votre fils vous sera peut-être rendudès ce soir. »

Quand il se retrouva seul, Rougon se sentit pris de peur. Cesvieilles gens avaient ébranlé son beau sang-froid. Maintenant, ilhésitait à paraître à cette vente de charité, où tous les yeuxliraient son trouble sur son visage. Mais il eut honte de cettefrayeur d’enfant. Et il partit, en passant par son cabinet. Ildemanda à Merle s’il n’était rien venu pour lui.

« Non, Excellence », répondit d’un ton pénétrél’huissier, qui semblait aux aguets depuis le matin.

L’Orangerie des Tuileries, où avait lieu la vente de charité,était ornée très luxueusement pour la circonstance. Une tenture develours rouge à crépines d’or cachait les murs, changeait la vastegalerie nue en une haute salle de gala. À l’un des bouts, à gauche,un immense rideau, également de velours rouge, coupait la galerie,ménageait une pièce ; et ce rideau, relevé par des embrasses àglands d’or énormes, s’ouvrait largement, mettait en communicationla grande salle, où se trouvaient alignés les comptoirs de vente,et la pièce plus étroite, dans laquelle était installé le buffet.On avait semé le sol de sable fin. Des pots de majoliquedressaient, dans chaque coin, des massifs de plantes vertes. Aumilieu du carré formé par les comptoirs, un pouf circulaire faisaitcomme un banc de velours bas, à dossier très renversé ; tandisque, du centre du pouf, un jet colossal de fleurs montait, unegerbe de tiges parmi lesquelles retombaient des roses, des œillets,des verveines, pareils à une pluie de gouttes éclatantes. Et,devant les portes vitrées ouvertes, à deux battants, sur laterrasse du bord de l’eau, des huissiers en habit noir, la minegrave, consultaient d’un coup d’œil les cartes des invités.

Les dames patronnesses ne comptaient guère avoir beaucoup demonde avant quatre heures. Dans la grande salle, debout derrièreles comptoirs, elles attendaient les clients. Sur les longuestables couvertes de drap rouge, s’étalaient les marchandises ;il y avait plusieurs comptoirs d’articles de Paris et dechinoiseries, deux boutiques de jouets d’enfant, un kiosque debouquetière plein de roses, enfin un tourniquet sous une tente,comme dans les fêtes de la banlieue. Les vendeuses, décolletées, entoilette de bal, prenaient des grâces marchandes, des sourires demodiste plaçant un vieux chapeau, des inflexions caressantes devoix, bavardant, faisant l’article sans savoir ; et, à ce jeude demoiselles de magasin, elles s’encanaillaient avec de petitsrires, chatouillées par toutes ces mains d’acheteurs, les premièresvenues, frôlant leurs mains. C’était une princesse qui tenait unedes boutiques de joujoux ; en face, une marquise vendait desporte-monnaie de vingt-neuf sous, qu’elle ne lâchait pas à moins devingt francs ; toutes deux rivales, mettant le triomphe deleur beauté dans la plus grosse recette, raccrochaient lespratiques, appelaient les hommes, demandaient des prix impudents,puis, après des marchandages furieux de bouchères voleuses,donnaient un peu d’elles, le bout de leurs doigts, la vue de leurcorsage largement ouvert, par-dessus le marché, pour décider lesgros achats. La charité restait le prétexte. Peu à peu, pourtant,la salle s’emplissait. Des messieurs, tranquillement, s’arrêtaient,examinaient les marchandes, comme si elles avaient fait partie del’étalage. Devant certains comptoirs, des jeunes gens très élégantss’écrasaient, ricanaient, allaient jusqu’à des allusionspolissonnes sur leurs emplettes ; tandis que ces dames, d’unecomplaisance inépuisable, passant de l’un à l’autre, offraienttoute leur boutique du même air ravi. Être à la foule pendantquatre heures, c’est un régal. Un bruit d’encan s’élevait, coupé derires clairs, au milieu du piétinement sourd des pas sur le sable.Les tentures rouges mangeaient la lumière crue des hautes fenêtresvitrées, ménageaient une lueur rouge, flottante, qui allumait lesgorges nues d’une pointe de rose. Et, entre les comptoirs, parmi lepublic, promenant de légères corbeilles pendues à leur cou, sixautres dames, une baronne, deux filles de banquier, trois femmes dehauts fonctionnaires, se précipitaient au-devant de chaque nouveauvenu, en criant des cigares et du feu.

Mme de Combelot surtout avait beaucoup desuccès. Elle était bouquetière, assise très haut dans le kiosqueplein de roses, un chalet découpé, doré, pareil à une grandevolière. Toute en rose elle-même, un rose de peau qui continuait sanudité au-delà de l’échancrure du corsage, portant seulement entreles deux seins le bouquet de violettes d’uniforme, elle avaitimaginé de faire ses bouquets devant le public, comme une vraiebouquetière : une rose, un bouton, trois feuilles, qu’elleroulait entre ses doigts, en tenant le fil du bout des dents, etqu’elle vendait d’un louis à dix louis, selon la figure desmessieurs. Et l’on s’arrachait ses bouquets, elle ne pouvaitsuffire aux commandes, elle se piquait de temps à autre, affairée,suçant vivement le sang de ses doigts.

En face, dans la baraque de toile, la jolieMme Bouchard tenait le tourniquet. Elle portait unedélicieuse toilette bleue d’une coupe paysanne, la taille haute, lecorsage formant fichu, presque un déguisement, pour avoir bienl’air d’une marchande de pains d’épice et d’oublies. Avec cela,elle affectait un zézaiement adorable, un petit air niais de laplus fine originalité. Sur le tourniquet, les lots étaient classés,d’affreux bibelots de cinq ou six sous, maroquinerie, verrerie,porcelaine ; et la plume grinçait contre les fils de laiton,la plaque tournante emportait les lots, dans un bruit continu devaisselle cassée. Toutes les deux minutes, quand les joueursmanquaient, Mme Bouchard disait de sa douce voixd’innocente, débarquée la veille de son village :

« À vingt sous le coup, messieurs… Voyons, messieurs, tirezun coup… »

Le buffet, également sablé, orné aux angles de plantes vertes,était garni de petites tables rondes et de chaises cannées. Onavait tâché d’imiter un vrai café, pour plus de piquant. Au fond,au comptoir monumental, trois dames s’éventaient, en attendant lescommandes des consommateurs. Devant elles, des carafons deliqueurs, des assiettes de gâteaux et de sandwichs, des bonbons,des cigares et des cigarettes, faisaient un étalage louche de balpublic. Et, par moments, la dame du milieu, une comtesse brune etpétulante, se levait, se penchait pour verser un petit verre, ne sereconnaissant plus au milieu de cette débandade de carafons,manœuvrant ses bras nus au risque de tout casser. Mais Clorinderégnait au buffet. C’était elle qui servait le public des tables.On eût dit Junon fille de brasserie. Elle portait une robe de satinjaune, coupée de biais de satin noir, aveuglante, extraordinaire,un astre dont la traîne ressemblait à une queue de comète.Décolletée très bas, le buste libre, elle circulait royalemententre les chaises cannées, promenant des chopes sur des plateaux demétal blanc, avec une tranquillité de déesse. Elle frôlait lesépaules des hommes de ses coudes nus, se baissait, le corsageouvert, pour prendre les ordres, répondait à tous, sans se presser,souriante, très à l’aise. Quand les consommations étaient bues,elle recevait dans sa main superbe les pièces blanches et les sous,qu’elle jetait d’un geste déjà familier au fond d’une aumônière,pendue à sa ceinture.

Cependant, M. Kahn et M. Béjuin venaient de s’asseoir.Le premier tapa sur la table de zinc, par manière de plaisanterie,en criant :

« Madame, deux bocks ! »

Elle arriva, servit les deux bocks et resta là debout, à sereposer un instant, le buffet se trouvant alors presque vide.Distraite, à l’aide de son mouchoir de dentelle, elle s’essuyaitles doigts, sur lesquels la bière avait coulé. M. Kahnremarqua la clarté particulière de ses yeux, le rayonnement detriomphe qui sortait de toute sa face. Il la regarda, les paupièresbattantes ; puis, il demanda :

« Quand êtes-vous revenue de Fontainebleau ?

– Ce matin, répondit-elle.

– Et vous avez vu l’empereur, quellesnouvelles ? »

Elle eut un sourire, pinça les lèvres d’un air indéfinissable,en le regardant à son tour. Alors, il lui vit un bijou originalqu’il ne lui connaissait pas. C’était, à son cou nu, sur sesépaules nues, un collier de chien, un vrai collier de chien envelours noir, avec la boucle, l’anneau, le grelot, un grelot d’ordans lequel tintait une perle fine. Sur le collier se trouvaientécrits en caractères de diamants deux noms, aux lettres entrelacéeset bizarrement tordues. Et, tombant de l’anneau, une grosse chaîned’or battait le long de sa poitrine, entre ses seins, puisremontait s’attacher sur une plaque d’or, fixée au bras droit, oùon lisait : J’appartiens à mon maître.

« C’est un cadeau ? » murmura discrètementM. Kahn, en montrant le bijou d’un signe.

Elle répondit oui de la tête, les lèvres toujours pincées, dansune moue fine et sensuelle. Elle avait voulu ce servage. Ellel’affichait avec une sérénité d’impudeur qui la mettait au-dessusdes fautes banales, honorée d’un choix princier, jalousée detoutes. Quand elle s’était montrée, le cou serré dans ce collier,sur lequel des yeux perçants de rivales prétendaient lire un prénomillustre mêlé au sien, toutes les femmes avaient compris,échangeant des coups d’œil, comme pour se dire : C’est doncfait ! Depuis un mois, le monde officiel causait de cetteaventure, attendait ce dénouement. Et c’était fait, envérité ; elle le criait elle-même, elle le portait écrit surl’épaule. S’il fallait en croire une histoire chuchotée d’oreille àoreille, elle avait eu pour premier lit, à quinze ans, la botte depaille où dormait un cocher, au fond d’une écurie. Plus tard, elleétait montée dans d’autres couches, toujours plus haut, des couchesde banquiers, de fonctionnaires, de ministres, élargissant safortune à chacune de ses nuits. Puis, d’alcôve en alcôve, d’étapeen étape, comme apothéose, pour satisfaire une dernière volonté etun dernier orgueil, elle venait de poser sa belle tête froide surl’oreiller impérial.

« Madame, un bock, je vous prie ! » demanda ungros monsieur décoré, un général qui la regardait en souriant.

Et quand elle eut apporté le bock, deux députésl’appelèrent.

« Deux verres de chartreuse, s’il vousplaît ! »

Un flot de monde arrivait, de tous côtés les demandes secroisaient : des grogs, de l’anisette, de la limonade, desgâteaux, des cigares. Les hommes la dévisageaient, causant bas,allumés par l’histoire polissonne qui courait. Et, quand cettefille de brasserie, sortie le matin même des bras d’un empereur,recevait leur monnaie, la main tendue, ils semblaient flairer,chercher sur elle quelque chose de ces amours souveraines. Elle,sans un trouble, tournait lentement le cou, pour montrer soncollier de chien, dont la grosse chaîne d’or avait un petit bruit.Cela devait être un ragoût de plus, se faire la servante de tous,lorsqu’on vient d’être reine pendant une nuit, traîner autour destables d’un café pour rire, parmi les ronds de citron et lesmiettes de gâteau, des pieds de statue baisés passionnément pard’augustes moustaches.

« C’est très amusant, dit-elle en revenant se planterdevant M. Kahn. Ils me prennent pour une fille, maparole ! Il y en a un qui m’a pincée, je crois. Je n’ai riendit. À quoi bon ?… C’est pour les pauvres, n’est-cepas ? »

M. Kahn, d’un clignement d’yeux, la pria de sepencher ; et, très bas, il demanda :

« Alors, Rougon ?…

– Chut ! tout à l’heure, répondit-elle en baissant lavoix également. Je lui ai envoyé une carte d’invitation à mon nom.Je l’attends. »

Et M. Kahn ayant hoché la tête, elle ajoutavivement :

« Si, si, je le connais, il viendra… D’ailleurs, il ne saitrien. »

M. Kahn et M. Béjuin se mirent dès lors à guetterl’arrivée de Rougon. Ils voyaient toute la grande salle, par lalarge ouverture des rideaux. La foule y augmentait de minute enminute. Des messieurs, renversés autour du pouf circulaire, lesjambes croisées, fermaient les yeux d’un air somnolent ;tandis que, s’accrochant à leurs pieds tendus, un continuel défiléde visiteurs tournait devant eux. La chaleur devenait excessive. Lebrouhaha grandissait dans la buée rouge flottant au-dessus deschapeaux noirs. Et, par moments, au milieu du sourd murmure, legrincement du tourniquet partait avec un bruit de crécelle.

Mme Correur, qui arrivait, faisait à petits pasle tour des comptoirs, très grosse, vêtue d’une robe de grenadinerayée blanche et mauve, sous laquelle la graisse de ses épaules etde ses bras se renflait en bourrelets rosâtres. Elle avait une mineprudente, des regards réfléchis de cliente cherchant un bon coup àfaire. D’ordinaire, elle disait qu’on trouvait d’excellentesoccasions, dans ces ventes de charité ; ces pauvres dames nesavaient pas, ne connaissaient pas toujours leurs marchandises.Jamais, d’ailleurs, elle n’achetait aux vendeuses de saconnaissance ; celles-là « salaient » trop leurmonde. Quand elle eut fait le tour de la salle, retournant lesobjets, les flairant, les reposant, elle revint à un comptoir demaroquinerie, devant lequel elle resta dix grosses minutes, àfouiller l’étalage d’un air perplexe. Enfin, négligemment, elleprit un portefeuille en cuir de Russie sur lequel elle avait jetéles yeux depuis plus d’un quart d’heure.

« Combien ? » demanda-t-elle.

La vendeuse, une grande jeune femme blonde, en train deplaisanter avec deux messieurs, se tourna à peine,répondit :

« Quinze francs. »

Le portefeuille en valait au moins vingt. Ces dames, quiluttaient entre elles à tirer des hommes des sommes extravagantes,vendaient généralement aux femmes à prix coûtant, par une sorte defranc-maçonnerie. Mais Mme Correur remit leportefeuille sur le comptoir d’un air effrayé, enmurmurant :

« Oh ! c’est trop cher… Je veux faire un cadeau. J’ymettrai dix francs, pas plus. Vous n’avez rien de gentil à dixfrancs ? »

Et elle bouleversa de nouveau l’étalage. Rien ne lui plaisait.Mon Dieu ! si ce portefeuille n’avait pas coûté si cher !Elle le reprenait, fourrait son nez dans les poches. La vendeuse,impatientée, finit par le lui laisser à quatorze francs, puis àdouze. Non, non, c’était encore trop cher. Et elle l’eut à onzefrancs, après un marchandage féroce. La grande jeune femmedisait :

« J’aime mieux vendre… Toutes les femmes marchandent, pasune n’achète… Ah ! si nous n’avions pas lesmessieurs ! »

Mme Correur, en s’en allant, eut la joie detrouver au fond du portefeuille une étiquette portant le prix devingt-cinq francs. Elle rôda encore, puis s’installa derrière letourniquet, à côté de Mme Bouchard. Elle l’appelait« ma chérie », et lui ramenait sur le front deuxaccroche-cœurs qui s’envolaient.

« Tiens, voilà le colonel ! » dit M. Kahn,toujours attablé au buffet, les yeux guettant les portes.

Le colonel venait parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Ilcomptait en être quitte avec un louis ; et cela lui saignaitdéjà fortement le cœur. Dès la porte, il fut entouré, assailli, partrois ou quatre dames, qui répétaient :

« Monsieur, achetez-moi un cigare… Monsieur, une boîted’allumettes… »

Il sourit, en se débarrassant poliment. Ensuite, il s’orienta,voulut payer sa dette tout de suite, s’arrêta à un comptoir tenupar une dame très bien en cour, à laquelle il marchanda un étui àcigares fort laid. Soixante-quinze francs ! Il ne fut pasmaître d’un geste de terreur, il rejeta l’étui et fila ;tandis que la dame, rouge, blessée, tournait la tête, comme s’ilavait commis sur sa personne une inconvenance. Alors, lui, pourempêcher les commentaires fâcheux, s’approcha du kiosque oùMme de Combelot tournait toujours ses petitsbouquets. Ça ne devait pas être cher, ces bouquets-là. Parprudence, il ne voulut pas même d’un bouquet, devinant que labouquetière devait mettre un haut prix à son travail. Il choisit,dans le tas de roses, la moins épanouie, la plus maigre, un boutonà demi mangé. Et galamment, sortant son porte-monnaie :

« Madame, combien cette fleur ?

– Cent francs, monsieur », répondit la dame, qui avaitsuivi son manège du coin de l’œil.

Il balbutia, ses mains tremblèrent. Mais, cette fois, il étaitimpossible de reculer. Du monde se trouvait là, on le regardait. Ilpaya, et, se réfugiant dans le buffet, il s’assit à la table deM. Kahn, en murmurant :

« C’est un guet-apens, un guet-apens…

– Vous n’avez pas vu Rougon dans la salle ? »demanda M. Kahn.

Le colonel ne répondit pas. Il jetait de loin des regardsfuribonds aux vendeuses. Puis, comme M. d’Escorailles etM. La Rouquette riaient très fort, devant un comptoir, il ditencore entre ses dents :

« Parbleu ! les jeunes gens, ça les amuse… Ilsfinissent toujours par en avoir pour leur argent. »

M. d’Escorailles et M. La Rouquette, en effet,s’amusaient beaucoup. Ces dames se les arrachaient. Dès leurentrée, des bras s’étaient tendus vers eux ; à droite, àgauche, leurs noms sonnaient.

« Monsieur d’Escorailles, vous savez ce que vous m’avezpromis… Voyons, monsieur La Rouquette, vous m’achèterez bien unpetit dada. Non ? Alors, une poupée. Oui, oui, une poupée,c’est ce qu’il vous faut ! »

Ils se donnaient le bras, pour se protéger, disaient-ils enriant. Ils avançaient, radieux, pâmés, au milieu de l’assaut detoutes ces jupes, dans la caresse tiède de ces jolies voix. Parmoments, ils disparaissaient, noyés sous les gorges nues, contrelesquelles ils feignaient de se défendre, avec de petits crisd’effroi. Et, à chaque comptoir, ils se laissaient faire uneaimable violence. Puis, ils jouaient l’avarice, en affectant deseffarouchements comiques. Une poupée d’un sou, un louis, ça n’étaitpas dans leurs moyens ! Trois crayons, deux louis, on voulaitdonc leur retirer le pain de la bouche ! C’était à mourir derire. Ces dames avaient une gaieté roucoulante, pareille à un chantde flûte. Elles devenaient plus âpres, grisées par cette pluied’or, triplant, quadruplant les prix, mordues de la passion du vol.Elles se les passaient de main en main, avec des clignementsd’yeux ; et des mots couraient : « Je vais lespincer, ceux-là… Vous allez voir, on peut les saler… »,phrases qu’ils entendaient et auxquelles ils répondaient par dessaluts plaisants. Derrière leurs dos, elles triomphaient, elles sevantaient ; la plus forte, la plus jalousée fut une demoisellede dix-huit ans, qui avait vendu un bâton de cire à cacheter troislouis. Cependant, arrivé au bout de la salle, comme une vendeusevoulait absolument lui fourrer dans la poche une boîte de savons,M. d’Escorailles s’écria :

« Je n’ai plus le sou. Si vous voulez que je vous fasse desbillets ? »

Il secouait son porte-monnaie. La dame, lancée, s’oubliant, pritle porte-monnaie, le fouilla. Et elle regardait le jeune homme,elle semblait sur le point de lui demander sa chaîne de montre.

C’était une farce. M. d’Escorailles emportait toujours dansles ventes un porte-monnaie vide, pour rire.

« Ah ! zut ! dit-il en entraînant M. LaRouquette, je deviens chien, moi !… Hein ? il faut tâcherde nous refaire. »

Et, comme ils passaient devant le tourniquet,Mme Bouchard jeta un cri :

« À vingt sous le coup, messieurs… Tirez uncoup… »

Ils s’approchèrent, en feignant de n’avoir pas entendu.

« Combien le coup, la marchande ?

– Vingt sous, messieurs. »

Les rires recommencèrent de plus belle. MaisMme Bouchard, dans sa toilette bleue, restaitcandide, levant des yeux étonnés sur les deux messieurs, comme sielle ne les avait pas connus. Alors, une partie formidables’engagea. Pendant un quart d’heure, le tourniquet grinça, sans unarrêt. Ils tournaient l’un après l’autre. M. d’Escoraillesgagna deux douzaines de coquetiers, trois petits miroirs, septstatuettes en biscuit, cinq étuis à cigarettes ; M. LaRouquette eut pour sa part deux paquets de dentelle, un vide-pocheen porcelaine de camelote monté sur des pieds de zinc doré, desverres, un bougeoir, une boîte avec une glace.Mme Bouchard, les lèvres pincées, finit parcrier :

« Ah ! bien ! non, vous avez trop dechance ! Je ne joue plus… Tenez, emportez vosaffaires. »

Elle en avait fait deux gros tas, à côté, sur une table.M. La Rouquette parut consterné. Il lui demanda d’échanger sontas contre le bouquet de violettes d’uniforme, qu’elle portaitpiqué dans ses cheveux. Mais elle refusa.

« Non, non, vous avez gagné ça, n’est-ce pas ? Ehbien, emportez ça.

– Madame a raison, dit gravement M. d’Escorailles. Onne boude pas la fortune, et du diable si je laisse uncoquetier !… Moi, je deviens chien. »

Il avait étalé son mouchoir et nouait proprement un paquet. Il yeut une nouvelle explosion d’hilarité. L’embarras de M. LaRouquette était aussi bien divertissant. Alors,Mme Correur, qui avait gardé jusque-là, au fond dela boutique, une dignité souriante de matrone, avança sa grosseface rose. Elle voulait bien faire un échange, elle.

« Non, je ne veux rien, se hâta de dire le jeune député.Prenez tout, je vous donne tout. »

Et ils ne s’en allèrent pas, ils restèrent là un instant.Maintenant, à demi-voix, ils adressaient des galanteries àMme Bouchard, d’un goût douteux. À la voir, lestêtes tournaient plus encore que son tourniquet. Que gagnait-on àson joli jeu ? Ça ne valait pas le jeu de pigeon vole ;et ils voulaient lui jouer à pigeon vole toutes sortes de chosesaimables. Mme Bouchard baissait les cils, avec unrire de jeune bête ; elle avait un léger balancement dehanches, comme une paysanne dont des messieurs se gaussent ;pendant que Mme Correur s’extasiait sur elle, enrépétant d’un air ravi de connaisseuse :

« Est-elle gentille ! est-ellegentille ! »

Mais Mme Bouchard finit par donner des tapes surles mains de M. d’Escorailles, qui voulait examiner lemécanisme du tourniquet, en prétendant qu’elle devait tricher.Allaient-ils la laisser tranquille, à la fin ! Et, quand elleles eut renvoyés, elle reprit sa voix engageante de marchande.

« Voyons, messieurs, à vingt sous le coup… Un coupseulement, messieurs. »

À ce moment, M. Kahn, debout pour voir par-dessus lestêtes, se rassit avec précipitation en murmurant :

« Voici Rougon… N’ayons pas l’air, n’est-cepas ? »

Rougon traversait la salle, lentement. Il s’arrêta, joua autourniquet de Mme Bouchard, paya trois louis unedes roses de Mme de Combelot. Puis, quand ileut fait ainsi son offrande, il parut vouloir repartirsur-le-champ. Il écartait la foule, marchait déjà vers une porte.Mais, tout d’un coup, comme il venait de jeter un regard dans lebuffet, il se dirigea de ce côté, la tête haute, calme, superbe.M. d’Escorailles et M. La Rouquette s’étaient assis prèsde M. Kahn, de M. Béjuin et du colonel ; il y avaitencore là M. Bouchard, qui arrivait. Et tous ces messieurs,quand le ministre passa devant eux, eurent un léger frisson, tantil leur sembla grand et solide, avec ses gros membres. Il les avaitsalués de haut, familièrement. Il se mit à une table voisine. Salarge face ne se baissait pas, se tournait lentement, à gauche, àdroite, comme pour affronter et supporter sans une ombre lesregards qu’il sentait fixés sur lui.

Clorinde s’était approchée, traînant royalement sa lourde robejaune. Elle lui demanda, en affectant une vulgarité où perçait unepointe de raillerie :

« Que faut-il vous servir ?

– Ah ! voilà ! dit-il gaiement. Je ne bois jamaisrien… Qu’est-ce que vous avez ? »

Alors, elle lui énuméra rapidement des liqueurs : finechampagne, rhum, curaçao, kirsch, chartreuse, anisette, vespétro,kummel.

« Non, non, donnez-moi un verre d’eau sucrée. »

Elle alla au comptoir, apporta le verre d’eau sucrée, toujoursavec sa majesté de déesse. Et elle resta devant Rougon, à leregarder faire fondre son sucre. Lui, continuait à sourire. Il ditles premières banalités venues.

« Vous allez bien ?… Il y a un siècle que je ne vousai vue.

– J’étais à Fontainebleau », répondit-ellesimplement.

Il leva les yeux, l’examina d’un regard profond. Mais ellel’interrogeait à son tour.

« Et êtes-vous content ? tout marche-t-il à votregré ?

– Oui, parfaitement, dit-il.

– Allons, tant mieux ! »

Et elle tourna autour de lui, avec des attentions de garçon decafé. Elle le couvait de la flamme mauvaise de ses yeux, comme surle point de laisser à chaque instant échapper son triomphe. Enfin,elle se décidait à le quitter, quand elle se haussa sur les pieds,pour jeter un regard dans la salle voisine. Puis, lui touchantl’épaule :

« Je crois qu’on vous cherche », reprit-elle, levisage tout allumé.

Merle, en effet, s’avançait respectueusement, entre les chaiseset les tables du buffet. Il fit coup sur coup trois saluts. Et ilpriait Son Excellence de l’excuser. On avait apporté derrière SonExcellence la lettre que Son Excellence devait attendre depuis lematin. Alors, tout en n’ayant pas reçu d’ordre, il avait cru…

« C’est bien, donnez », interrompit Rougon.

L’huissier lui remit une grande enveloppe et alla rôder dans lasalle. Rougon, d’un coup d’œil, avait reconnu l’écriture ;c’était une lettre autographe de l’empereur, la réponse à l’envoide sa démission. Une petite sueur froide monta à ses tempes. Maisil ne pâlit même pas. Il glissa tranquillement la lettre dans lapoche intérieure de sa redingote, sans cesser d’affronter lesregards de la table de M. Kahn, auquel Clorinde était alléedire quelques mots. Toute la bande à présent le guettait, neperdait pas un de ses mouvements, dans une fièvre aiguë decuriosité.

La jeune femme étant revenue se planter devant lui, Rougon butenfin la moitié de son verre d’eau sucrée et chercha unegalanterie.

« Vous êtes toute belle aujourd’hui. Si les reines sefaisaient servantes… »

Elle coupa son compliment, elle dit avec son audace :

« Alors, vous ne lisez pas ? »

Il joua l’oubli. Puis, feignant de se souvenir :

« Ah ! oui, cette lettre… Je vais la lire, si celapeut vous plaire. »

Et, à l’aide d’un canif, il fendit l’enveloppe, soigneusement.D’un regard il eut parcouru les quelques lignes. L’empereuracceptait sa démission. Pendant près d’une minute, il tint lepapier sur son visage, comme pour le relire. Il avait peur de neplus être maître du calme de sa face. Un soulèvement terrible sefaisait en lui ; une rébellion de toute sa force qui nevoulait pas accepter la chute, le secouait furieusement, jusqu’auxos ; s’il ne s’était pas roidi, il aurait crié, fendu la tableà coups de poing. Le regard toujours fixé sur la lettre, ilrevoyait l’empereur tel qu’il l’avait vu à Saint-Cloud, avec saparole molle, son sourire entêté, lui renouvelant sa confiance, luiconfirmant ses instructions. Quelle longue pensée de disgrâcedevait-il donc mûrir, derrière son visage voilé, pour le briser sibrusquement, en une nuit, après l’avoir vingt fois retenu aupouvoir ?

Enfin Rougon, d’un effort suprême, se vainquit. Il releva saface, où pas un trait ne bougeait ; il remit la lettre dans sapoche, d’un geste indifférent. Mais Clorinde avait appuyé ses deuxmains sur la petite table. Elle se courba dans un moment d’abandon,elle murmura, les coins de la bouche frémissants :

« Je le savais. J’étais là-bas encore ce matin… Mon pauvreami ! »

Et elle le plaignait d’une voix si cruellement moqueuse, qu’illa regarda de nouveau les yeux dans les yeux. Elle ne dissimulaitplus, d’ailleurs. Elle tenait la jouissance attendue depuis desmois, goûtant sans hâte, phrase à phrase, la volupté de se montrerenfin à lui en ennemie implacable et vengée.

« Je n’ai pas pu vous défendre, continua-t-elle. Vousignorez sans doute… »

Elle n’acheva pas. Puis, elle demanda, d’un air aigu :

« Devinez qui vous remplace à l’Intérieur ? »

Il eut un geste d’insouciance. Mais elle le fatiguait de sonregard. Elle finit par lâcher ce seul mot :

« Mon mari ! »

Rougon, la bouche sèche, but encore une gorgée d’eau sucrée.Elle avait tout mis dans ce mot, sa colère d’avoir été dédaignéeautrefois, sa rancune menée avec tant d’art, sa joie de femme debattre un homme réputé de première force. Alors, elle se donna leplaisir de le torturer, d’abuser de sa victoire ; elle étalales côtés blessants. Mon Dieu ! son mari n’était pas un hommesupérieur ; elle l’avouait, elle en plaisantait même ; etelle voulait dire que le premier venu avait suffi, qu’elle auraitfait un ministre de l’huissier Merle, si le caprice lui en étaitpoussé. Oui, l’huissier Merle, un passant imbécile, n’importequi : Rougon aurait eu un digne successeur. Cela prouvait latoute-puissance de la femme. Puis, se livrant complètement, elle semontra maternelle, protectrice, donneuse de bons conseils.

« Voyez-vous, mon cher, je vous l’ai dit souvent, vous aveztort de mépriser les femmes. Non, les femmes ne sont pas les bêtesque vous pensez. Ça me mettait en colère, de vous entendre noustraiter de folles, de meubles embarrassants, que sais-jeencore ? de boulets au pied… Regardez donc mon mari !Est-ce que j’ai été un boulet à son pied ?… Moi, je voulaisvous faire voir ça. Je m’étais promis ce régal, vous vous souvenez,le jour où nous avons eu cette conversation. Vous avez vu, n’est-cepas ? Eh bien ! sans rancune… Vous êtes très fort, moncher. Mais dites-vous bien une chose : une femme vous rouleratoujours, quand elle voudra en prendre la peine. »

Rougon, un peu pâle, souriait.

« Oui, vous avez raison peut-être, dit-il d’une voix lente,évoquant toute cette histoire. J’avais ma seule force. Vousaviez…

– J’avais autre chose, parbleu ! » acheva-t-elleavec une carrure qui arrivait à de la grandeur, tant elle semettait haut dans le dédain des convenances.

Il n’eut pas une plainte. Elle lui avait pris de sa puissancepour le vaincre ; elle retournait aujourd’hui contre lui lesleçons épelées à son côté, en disciple docile, pendant leurs bonsaprès-midi de la rue Marbeuf. C’était là de l’ingratitude, de latrahison, dont il buvait l’amertume sans dégoût, en hommed’expérience. Sa seule préoccupation, dans ce dénouement, restaitde savoir s’il la connaissait enfin tout entière. Il se rappelaitses anciennes enquêtes, ses efforts inutiles pour pénétrer lesrouages secrets de cette machine superbe et détraquée. La bêtisedes hommes, décidément, était bien grande.

À deux fois, Clorinde s’était éloignée pour servir des petitsverres. Puis, lorsqu’elle se fut satisfaite, elle recommença samarche royale entre les tables, en affectant de ne plus s’occuperde lui. Il la suivait des yeux ; et il la vit s’approcher d’unmonsieur à barbe immense, un étranger dont les prodigalitésrévolutionnaient alors Paris. Ce dernier achevait un verre demalaga.

« Combien, madame ? demanda-t-il en se levant.

– Cinq francs, monsieur. Toutes les consommations sont àcinq francs. »

Il paya. Puis, du même ton, avec son accent :

« Et un baiser, combien ?

– Cent mille francs », répondit-elle sans unehésitation.

Il se rassit, écrivit quelques mots sur une page arrachée d’unagenda. Ensuite, il lui posa un gros baiser sur la joue, la paya,s’en alla d’un pas plein de flegme. Tout le monde souriait,trouvait ça très bien.

« Il ne s’agit que de mettre le prix », murmuraClorinde, en revenant près de Rougon.

Et il vit là une nouvelle allusion. Elle avait dit jamais pourlui. Alors, cet homme chaste, qui avait reçu sans plier le coup demassue de sa disgrâce, souffrit beaucoup du collier, qu’elleportait si effrontément. Elle se penchait davantage, le provoquait,roulait son cou. La perle fine tintait dans le grelot d’or ;la chaîne pendait, comme tiède encore de la main du maître ;les diamants luisaient sur le velours, où il épelait aisément lesecret connu de tous. Et jamais il ne s’était senti à ce pointmordu par la jalousie inavouée, cette brûlure d’envie orgueilleuse,qu’il avait éprouvée parfois en face de l’empereur tout-puissant.Il aurait préféré Clorinde au bras de ce cocher, dont on parlait àvoix basse. Cela irritait ses anciens désirs, de la savoir hors desa main, tout en haut, esclave d’un homme qui d’un mot courbait lestêtes.

Sans doute la jeune femme devina son tourment. Elle ajouta unecruauté, elle lui désigna d’un clignement d’yeuxMme de Combelot, dans son kiosque defleuriste, vendant ses roses. Et elle murmurait, avec son riremauvais :

« Hein ! cette pauvreMme de Combelot ! elle attendtoujours ! »

Rougon acheva son verre d’eau sucrée. Il étouffait. Il prit sonporte-monnaie, balbutia :

« Combien ?

– Cinq francs. »

Lorsqu’elle eut jeté la pièce dans l’aumônière, elle présenta denouveau la main, en disant plaisamment :

« Et vous ne donnez rien pour la fille ? »

Il chercha, trouva deux sous qu’il lui mit dans la main. Ce futsa brutalité, la seule vengeance que sa rudesse de parvenu sutinventer. Elle rougit, malgré son grand aplomb. Mais elle reprit sahauteur de déesse. Elle s’en alla, saluant, laissant tomber de seslèvres :

« Merci, Excellence. »

Rougon n’osa pas se mettre debout tout de suite. Il avait lesjambes molles, il craignait de fléchir, et il voulait se retirercomme il était venu, solide, la face calme. Il redoutait surtout depasser devant ses anciens familiers, dont les cous tendus, lesoreilles élargies, les yeux braqués, n’avaient pas perdu un seulincident de la scène. Il promena ses regards quelques minutesencore, jouant l’indifférence. Il songeait. Un nouvel acte de savie politique était donc fini. Il tombait, miné, rongé, dévoré parsa bande. Ses fortes épaules craquaient sous les responsabilités,sous les sottises et les vilenies qu’il avait prises à son compte,par une forfanterie de gros homme, un besoin d’être un chef redoutéet généreux. Ses muscles de taureau rendaient simplement sa chuteplus retentissante, l’écroulement de sa coterie plus vaste. Lesconditions mêmes du pouvoir, la nécessité d’avoir derrière soi desappétits à satisfaire, de se maintenir grâce à l’abus de soncrédit, avaient fatalement fait de la débâcle une question detemps. Et, à cette heure, il se rappelait le travail lent de sabande, ces dents aiguës qui chaque jour mangeaient un peu de saforce. Ils étaient autour de lui ; ils lui grimpaient auxgenoux, puis à la poitrine, puis à la gorge, jusqu’àl’étrangler ; ils lui avaient tout pris, ses pieds pourmonter, ses mains pour voler, sa mâchoire pour mordre etengloutir ; ils habitaient dans ses membres, en tiraient leurjoie et leur santé, s’en donnaient des ripailles, sans songer aulendemain. Puis, aujourd’hui, l’ayant vidé, entendant le craquementde la charpente, ils filaient, pareils à ces rats que leur instinctavertit de l’éboulement prochain des maisons, dont ils ont émiettéles murs. Toute la bande était luisante, florissante. Elles’engraissait déjà d’un autre embonpoint. M. Kahn venait devendre son chemin de fer de Niort à Angers au comte de Marsy. Lecolonel devait obtenir, la semaine suivante, une situation dans lespalais impériaux. M. Bouchard avait la promesse formelle queson protégé, l’intéressant Georges Duchesne, serait nommé sous-chefde bureau dès l’entrée de Delestang au ministère de l’Intérieur.Mme Correur se réjouissait d’une grosse maladie deMme Martineau, croyant déjà habiter sa maison deCoulonges, mangeant ses rentes en bonne bourgeoise, faisant du biendans le canton. M. Béjuin était certain de recevoir la visitede l’empereur à sa cristallerie, vers l’automne.M. d’Escorailles enfin, vivement sermonné par le marquis et lamarquise, se mettait aux genoux de Clorinde, gagnait un poste desous-préfet par son seul émerveillement à la regarder servir despetits verres. Et Rougon, en face de la bande gorgée, se trouvaitplus petit qu’autrefois, les sentait énormes à leur tour, écrasésous eux, sans oser encore quitter sa chaise, de peur de les voirsourire, s’il trébuchait.

Pourtant, la tête plus libre, peu à peu raffermi, il se leva. Ilrepoussait la petite table de zinc pour passer, lorsque Delestangentra, au bras du comte de Marsy. Il courait sur ce dernier unehistoire fort curieuse. À en croire certains chuchotements, ils’était rencontré avec Clorinde au château de Fontainebleau, lasemaine précédente, uniquement pour faciliter les rendez-vous de lajeune femme et de Sa Majesté. Il avait mission d’amuserl’impératrice. D’ailleurs, cela paraissait piquant, rien deplus ; c’étaient de ces services qu’on se rend toujours entrehommes. Mais Rougon flairait là une revanche du comte, s’employantà sa chute de complicité avec Clorinde, retournant contre sonsuccesseur au ministère les armes employées pour le renverserlui-même, quelques mois auparavant, à Compiègne ; celaspirituellement, aiguisé d’une pointe d’ordure élégante. Depuis sonretour de Fontainebleau, M. de Marsy ne quittait plusDelestang.

M. Kahn, M. Béjuin, le colonel, toute la bande se jetadans les bras du nouveau ministre. La nomination devait paraître lelendemain seulement au Moniteur, à la suite de ladémission de Rougon ; mais le décret était signé, on pouvaittriompher. Ils lui allongeaient de vigoureuses poignées de main,avec des ricanements, des paroles chuchotées, un éland’enthousiasme que contenaient à grand-peine les regards de toutela salle. C’était la lente prise de possession des familiers, quibaisent les pieds, qui baisent les mains, avant de s’emparer desquatre membres. Et il leur appartenait déjà ; un le tenait parle bras droit, un autre par le bras gauche ; un troisièmeavait saisi un bouton de sa redingote, tandis qu’un quatrième,derrière son dos, se haussait, glissait des mots dans sa nuque.Lui, dressant sa belle tête, avait une dignité affable, une de cesimposantes mines, correctes, imbéciles, de souverain en voyage,auquel les dames des sous-préfectures offrent des bouquets, commeon en voit sur les images officielles. En face du groupe, Rougon,très pâle, saignant de cette apothéose de la médiocrité, ne putpourtant retenir un sourire. Il se souvenait.

« J’ai toujours prédit que Delestang irait loin »,dit-il d’un air fin au comte de Marsy, qui s’était avancé vers lui,la main tendue.

Le comte répondit par une légère moue des lèvres, d’une ironiecharmante. Depuis qu’il avait lié amitié avec Delestang, aprèsavoir rendu des services à sa femme, il devait s’amuserprodigieusement. Il retint un instant Rougon, se montra d’unepolitesse exquise. Toujours en lutte, opposés par leurstempéraments, ces deux hommes forts se saluaient à l’issue dechacun de leurs duels, en adversaires d’égale science, sepromettant d’éternelles revanches. Rougon avait blessé Marsy, Marsyvenait de blesser Rougon, cela continuerait ainsi jusqu’à ce quel’un des deux restât sur le carreau. Peut-être même, au fond, nesouhaitaient-ils pas leur mort complète, amusés par la bataille,occupant leur vie de leur rivalité ; puis, ils se sentaientvaguement comme les deux contrepoids nécessaires à l’équilibre del’empire, le poing velu qui assomme, la fine main gantée quiétrangle.

Cependant, Delestang était en proie à un embarras cruel. Ilavait aperçu Rougon, il ne savait pas s’il devait aller lui tendrela main. Il jeta un coup d’œil perplexe à Clorinde, que son servicesemblait absorber, indifférente, portant aux quatre coins du buffetdes sandwichs, des babas, des brioches. Et, sur un regard de lajeune femme, il crut comprendre, il s’avança enfin, un peu troublé,s’excusant.

« Mon ami, vous ne m’en voulez pas… Je refusais, on m’aforcé… N’est-ce pas ? Il y a des exigences… »

Rougon lui coupa la parole ; l’empereur avait agi dans sasagesse, le pays allait se trouver entre d’excellentes mains.Alors, Delestang s’enhardit.

« Oh ! je vous ai défendu, nous vous avons tousdéfendu. Mais là, entre nous, vous étiez allé un peu loin… On a eusurtout à cœur votre dernière affaire pour les Charbonnel, voussavez, ces pauvres religieuses… »

M. de Marsy réprima un sourire. Rougon répondit avecsa bonhomie des jours heureux :

« Oui, oui, la visite chez les religieuses… Mon Dieu, parmitoutes les bêtises que mes amis m’ont fait commettre, c’estpeut-être la seule chose raisonnable et juste de mes cinq mois depouvoir. »

Et il s’en allait, quand il vit Du Poizat entrer et s’emparer deDelestang. Le préfet affecta de ne pas l’apercevoir. Depuis troisjours, embusqué à Paris, il attendait. Il dut obtenir sonchangement de préfecture, car il se confondit en remerciements,avec son sourire de loup aux dents blanches mal rangées. Puis,comme le nouveau ministre se tournait, il reçut presque dans lesbras l’huissier Merle, poussé parMme Correur ; l’huissier baissait les yeux,pareil à une grande fille timide, pendant queMme Correur le recommandait chaudement.

« On ne l’aime pas au ministère, murmura-t-elle, parcequ’il protestait par son silence contre les abus. Allez, il en a vude drôles sous M. Rougon !

– Oh ! oui, de bien drôles ! dit Merle. Je puisen conter long… M. Rougon ne sera guère regretté. Moi, je nesuis pas payé pour l’aimer, d’abord. Il a failli me faire mettre àla porte. »

Dans la grande salle, que Rougon traversa à pas lents, lescomptoirs étaient vides. Les visiteurs, pour plaire à l’impératricequi patronnait l’œuvre, avaient mis les marchandises au pillage.Les vendeuses, enthousiasmées, parlaient de rouvrir le soir, avecun nouveau fonds. Et elles comptaient leur argent sur les tables.Des chiffres partaient, au milieu de rires victorieux : uneavait fait trois mille francs, une autre quatre mille cinq cents,une autre sept mille, une autre dix mille. Celle-là rayonnait. Elleétait une femme de dix mille francs.

Pourtant, Mme de Combelot se désespérait.Elle venait de placer sa dernière rose, et les clients assiégeaienttoujours son kiosque. Elle descendit, pour demander àMme Bouchard si elle n’avait rien à vendre,n’importe quoi. Mais le tourniquet, lui aussi, était vide ;une dame emportait le dernier lot, une petite cuvette de poupée.Elles cherchèrent quand même, elles s’entêtèrent, et finirent partrouver un paquet de cure-dents, qui avait roulé par terre.Mme de Combelot l’emporta en criant victoire.Mme Bouchard la suivit. Toutes deux remontèrentdans le kiosque.

« Messieurs ! messieurs ! appela la première,hardiment, debout, ramassant les hommes au-dessous d’elle, d’ungeste arrondi de ses bras nus. Voici tout ce qui nous reste, unpaquet de cure-dents… Il y a vingt-cinq cure-dents… Je les mets auxenchères… »

Les hommes se bousculaient, riaient, levaient en l’air leursmains gantées. L’idée de Mme de Combelot avaitun succès fou.

« Un cure-dent ! cria-t-elle. Il y a marchand à cinqfrancs… Voyons, messieurs, cinq francs !

– Dix francs ! dit une voix.

– Douze francs !

– Quinze francs ! »

Mais M. d’Escorailles ayant sauté brusquement à vingt-cinqfrancs, Mme Bouchard se pressa et laissa tomber desa voix flûtée :

« Adjugé à vingt-cinq francs ! »

Les autres cure-dents montèrent beaucoup plus haut. M. LaRouquette paya le sien quarante-trois francs ; le chevalierRusconi, qui arrivait, poussa son enchère jusqu’à soixante-douzefrancs ; enfin, le dernier, un cure-dent très mince, queMme de Combelot annonça comme étant fendu, nevoulant pas tromper son monde, disait-elle, fut adjugé pour lasomme de cent dix-sept francs à un vieux monsieur, très allumé parl’entrain de la jeune femme, dont le corsage s’entrouvrait, àchacun de ses mouvements passionnés de commissaire-priseur.

« Il est fendu, messieurs, mais il peut encore servir… Nousdisons cent huit !… cent dix, là-bas !… cent onze !cent douze ! cent treize ! cent quatorze… Allons, centquatorze ! Il vaut mieux que cela… Cent dix-sept ! centdix-sept ! personne n’en veut plus ? Adjugé à centdix-sept ! »

Et ce fut poursuivi par ces chiffres que Rougon quitta la salle.Sur la terrasse du bord de l’eau, il ralentit le pas. Un oragemontait à l’horizon. En bas, la Seine, huileuse, d’un vert sale,coulait lourdement entre les quais blafards, où de grandespoussières s’envolaient. Dans le jardin, des bouffées d’air brûlantsecouaient les arbres, dont les branches retombaient, alanguies,mortes, sans un frisson des feuilles. Rougon descendit sous lesgrands marronniers ; la nuit y était presque complète ;une humidité chaude suintait comme d’une voûte de cave. Ildébouchait dans la grande allée, lorsqu’il aperçut, se carrant aumilieu d’un banc, les Charbonnel, magnifiques, transformés, le marien pantalon clair et en redingote pincée à la taille, la femmecoiffée d’un chapeau à fleurs rouges, portant un mantelet léger surune robe de soie lilas. À côté d’eux, à califourchon sur un bout dubanc, un individu dépenaillé, sans linge, vêtu d’une ancienne vestede chasse lamentable, gesticulait, se rapprochait. C’était Gilquin.Il donnait des tapes à sa casquette de toile, qui s’échappait.

« Un tas de gueux ! criait-il. Est-ce que Théodore ajamais voulu faire tort d’un sou à quelqu’un ? Ils ont inventéune histoire de remplacement militaire pour me compromettre. Alors,moi, je les ai plantés là, vous comprenez. Qu’ils aillent autonnerre de Dieu, n’est-ce pas ?… Ils ont peur de moi,parbleu ! Ils connaissent bien mes opinions politiques. Jamaisje n’ai été de la clique à Badinguet… »

Il se pencha, ajouta plus bas, en roulant des yeuxtendres :

« Je ne regrette qu’une personne là-bas… Oh ! unefemme adorable, une dame de la société. Oui, oui, une liaison bienagréable… Elle était blonde. J’ai eu de ses cheveux. »

Puis, il reprit d’une voix tonnante, tout près deMme Charbonnel, lui tapant sur le ventre :

« Eh bien ! maman, quand m’emmenez-vous à Plassans,vous savez, pour manger les conserves, les pommes, les cerises, lesconfitures ?… Hein ! on a le sac,maintenant ! »

Mais les Charbonnel paraissaient très contrariés de lafamiliarité de Gilquin. La femme répondit du bout des dents, enécartant sa robe de soie lilas :

« Nous sommes pour quelque temps à Paris… Nous y passeronssans doute six mois chaque année.

– Oh ! Paris ! dit le mari d’un air de profondeadmiration, il n’y a que Paris ! »

Et, comme les coups de vent devenaient plus forts, et qu’unedébandade de bonnes d’enfants courait dans le jardin, il reprit, ense tournant vers sa femme :

« Ma bonne, nous ferons bien de rentrer, si nous ne voulonspas être mouillés. Heureusement, nous logeons à deuxpas. »

Ils étaient descendus à l’hôtel du Palais-Royal, rue de Rivoli.Gilquin les regarda s’éloigner, avec un haussement d’épaules pleinde dédain.

« Encore des lâcheurs ! murmura-t-il ; tous deslâcheurs ! »

Brusquement, il aperçut Rougon. Il se dandina, l’attendit aupassage, donna une tape sur sa casquette.

« Je ne suis pas allé te voir, lui dit-il. Tu ne t’en espas formalisé, n’est-ce pas ?… Ce sauteur de Du Poizat a dû tefaire des rapports sur mon compte. Des menteries, mon bon ; jete prouverai ça quand tu voudras… Enfin, moi, je ne t’en veux pas.Et, tiens, la preuve, c’est que je vais te donner monadresse : rue du Bon-Puits, 25, à la Chapelle, à cinq minutesde la barrière. Voilà ! si tu as encore besoin de moi, tu n’asqu’à faire un signe. »

Il s’en alla, traînant les pieds. Un instant il paruts’orienter. Puis, menaçant du poing le château des Tuileries, aufond de l’allée, d’un gris de plomb sous le ciel noir, ilcria :

« Vive la République ! »

Rougon quitta le jardin, remonta les Champs-Élysées. Il étaitpris d’un désir, celui de revoir sur l’heure son petit hôtel de larue Marbeuf. Dès le lendemain, il comptait déménager du ministère,venir de nouveau vivre là. Il avait comme une lassitude de tête, ungrand calme, avec une douleur sourde tout au fond. Il songeait àdes choses vagues, à de grandes choses qu’il ferait un jour, pourprouver sa force. Par moments, il levait la tête, regardait leciel. L’orage ne se décidait pas à crever. Des nuées roussesbarraient l’horizon. Dans l’avenue des Champs-Élysées, déserte, degrands coups de tonnerre passaient, avec un fracas d’artillerielancée au galop ; et la cime des arbres en gardait un frisson.Les premières gouttes de pluie tombèrent, comme il tournait le coinde la rue Marbeuf.

Un coupé était arrêté à la porte de l’hôtel. Rougon rencontra làsa femme qui examinait les pièces, mesurait les fenêtres, donnaitdes ordres à un tapissier. Il resta très surpris. Mais elle luiexpliqua qu’elle venait de voir son frère,M. Beulin-d’Orchère ; le magistrat, instruit déjà de lachute de Rougon, avait voulu accabler sa sœur, lui annoncer saprochaine entrée au ministère de la Justice, tâcher de jeter enfinla discorde dans le ménage. Mme Rougon s’étaitcontentée de faire atteler, pour donner sur-le-champ un coup d’œilà leur prochaine installation. Elle gardait toujours sa face griseet reposée de dévote, son calme inaltérable de bonneménagère ; et, de son pas étouffé, elle traversait lesappartements, reprenait possession de cette maison qu’elle avaitfaite douce et muette comme un cloître. Son seul souci étaitd’administrer en intendant fidèle la fortune dont elle se trouvaitchargée. Rougon fut attendri devant cette figure sèche et étroite,aux manies d’ordre méticuleuses.

Cependant, l’orage éclatait avec une violence inouïe. La foudregrondait, l’eau tombait à torrents. Rougon dut attendre près detrois quarts d’heure. Il voulut repartir à pied. Les Champs-Élyséesétaient un lac de boue, une boue jaune, fluide, qui, de l’Arc deTriomphe à la place de la Concorde, mettait comme le lit d’unfleuve vidé d’un trait. L’avenue restait déserte, avec de rarespiétons se hasardant, cherchant la pointe des pavés ; et lesarbres, ruisselant d’eau, s’égouttaient dans le calme et lafraîcheur de l’air. Au ciel, l’orage avait laissé une queue dehaillons cuivrés, toute une nuée sale, basse, d’où tombait un restede jour mélancolique, une lumière louche de coupe-gorge.

Rougon reprenait son rêve vague d’avenir. Des gouttes de pluieégarée mouillaient ses mains. Il sentait davantage cette courbaturede tout son être, comme s’il s’était heurté à quelque obstaclebarrant sa route. Et, tout d’un coup, derrière lui, il entendit ungrand piétinement, l’approche d’un galop cadencé dont tremblait lesol. Il se retourna.

C’était un cortège qui approchait, dans le gâchis de lachaussée, sous le jour navré du ciel couleur de cuivre, un retourdu Bois rayant de l’éclat des uniformes les profondeurs noyées desChamps-Élysées. À la tête et à la queue, galopaient des piquets dedragons. Au milieu, roulait un landau fermé, attelé de quatrechevaux ; tandis que, aux deux portières, se tenaient deuxécuyers en grand costume brodé d’or, recevant, impassibles, leséclaboussures continues des roues, couverts d’une couche de boueliquide, depuis leurs bottes à revers jusqu’à leur chapeau àclaque. Et, dans le noir du landau fermé, un enfant seulapparaissait, le prince impérial, regardant le monde, ses dixdoigts écartés, son nez rose écrasé contre la glace.

« Tiens ! ce crapaud ! » dit en souriant uncantonnier, qui poussait une brouette.

Rougon s’était arrêté, songeur, et suivait le cortège filantdans le rejaillissement des flaques, mouchetant jusqu’aux feuillesbasses des arbres.

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