Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 9

 

Un matin de mars, au ministère de l’Intérieur, Rougon était dansson cabinet, très occupé à rédiger une circulaire confidentielleque les préfets devaient recevoir le lendemain. Il s’arrêtait,soufflait, écrasait la plume sur le papier.

« Jules, donnez-moi donc un synonyme à autorité, dit-il.C’est bête, cette langue !… Je mets autorité à toutes leslignes.

– Mais pouvoir, gouvernement, empire », répondit lejeune homme en souriant.

M. Jules d’Escorailles, qu’il avait pris pour secrétaire,dépouillait la correspondance, sur un coin du bureau. Il ouvraitsoigneusement les enveloppes avec un canif, parcourait les lettresd’un coup d’œil, les classait. Devant la cheminée, où brûlait ungrand feu, le colonel, M. Kahn et M. Béjuin se trouvaientassis. Tous trois très à l’aise, allongés, chauffaient leurssemelles, sans dire un mot. Ils étaient chez eux. M. Kahnlisait un journal. Les deux autres, béatement renversés, tournaientleurs pouces, en regardant la flamme.

Rougon se leva, versa un verre d’eau sur une console, et le butd’un trait.

« Je ne sais ce que j’ai mangé hier, murmura-t-il.J’avalerais la Seine, ce matin. »

Et il ne se rassit pas tout de suite. Il fit le tour du cabinet,déhanchant son grand corps. Son pas ébranlait sourdement leparquet, sous l’épais tapis. Il alla écarter les rideaux de veloursvert, pour avoir plus de jour. Puis, au milieu de la vaste pièce,d’un luxe noir et fané de palais garni, il s’étira les bras, lesmains nouées derrière la nuque, jouissant, comme pâmé par l’odeuradministrative, l’odeur de puissance satisfaite, qu’il respiraitlà. Un rire lui venait malgré lui ; et il riait tout seul, lescôtes chatouillées, d’un rire de plus en plus fort où sonnait sontriomphe. Le colonel et ces messieurs, en entendant cette gaieté,se tournèrent, lui adressèrent un hochement de tête silencieux.

« Ah ! c’est bon tout de même ! » dit-ilsimplement.

Comme il reprenait sa place devant l’énorme bureau depalissandre, Merle entra. L’huissier était correct, en habit noiret en cravate blanche. Il n’avait plus un poil de barbe, rasé deprès, la face digne.

« Je demande pardon à Son Excellence, murmura-t-il, il y alà le préfet de la Somme…

– Qu’il aille au diable ! je travaille, réponditbrutalement Rougon. Il est incroyable que je ne puisse avoir unmoment à moi. »

Merle ne se déconcerta pas. Il continua :

« M. le préfet assure que Son Excellence l’attend… Ily a aussi les préfets de la Nièvre, du Cher et du Jura.

– Eh bien ! qu’ils attendent, ils sont faits pourça ! » reprit Rougon très haut.

L’huissier sortit. M. d’Escorailles avait eu un sourire.Les trois autres, qui se chauffaient, s’allongèrent davantage, trèsamusés également par la réponse du ministre. Celui-ci fut flatté deson succès.

« C’est vrai, je suis dans les préfets depuis un mois… Il afallu que je les fasse tous venir. Un joli défilé, allez ! ily en a de stupides. Enfin, ils sont obéissants. Mais je commence àen avoir assez… D’ailleurs, je travaille pour eux, cematin. »

Et il se remit à sa circulaire. On n’entendit plus, dans l’airchaud de la pièce, que le bruit de sa plume d’oie et le légerfroissement des enveloppes ouvertes par M. d’Escorailles.M. Kahn avait pris un autre journal ; le colonel etM. Béjuin sommeillaient à demi.

Au-dehors, la France, peureuse, se taisait. L’empereur, enappelant Rougon au pouvoir, voulait des exemples. Il connaissait sapoigne de fer ; il lui avait dit, au lendemain de l’attentat,dans la colère de l’homme sauvé : « Pas demodération ! il faut qu’on vous craigne ! » Et ilvenait de l’armer de cette terrible loi de sûreté générale, quiautorisait l’internement en Algérie ou l’expulsion hors de l’Empirede tout individu condamné pour un fait politique. Bien qu’aucunemain française n’eût trempé dans le crime de la rue Le Peletier,les républicains allaient être traqués et déportés ; c’étaitle coup de balai des dix mille suspects, oubliés le 2 décembre. Onparlait d’un mouvement préparé par le parti révolutionnaire ;on avait, disait-on, saisi des armes et des papiers. Dès le milieude mars, trois cent quatre-vingts internés étaient embarqués àToulon. Maintenant, tous les huit jours, un convoi partait. Le paystremblait, dans la terreur qui sortait, comme une fumée d’orage, ducabinet de velours vert, où Rougon riait tout seul, en s’étirantles bras.

Jamais le grand homme n’avait goûté de pareils contentements. Ilse portait bien, il engraissait ; la santé lui était revenueavec le pouvoir. Quand il marchait, il enfonçait son tapis à coupsde talon, pour qu’on entendît la lourdeur de son pas aux quatrecoins de la France. Son désir était de ne pouvoir poser son verrevide sur une console, jeter sa plume, faire un mouvement, sansdonner une secousse au pays. Cela l’amusait d’être une épouvante,de forger la foudre, au milieu de la béatitude de ses amis,d’assommer un peuple avec ses poings enflés de bourgeois parvenu.Il avait écrit dans une circulaire : « C’est aux bons àse rassurer, aux méchants seuls à trembler. » Et il jouait sonrôle de Dieu, damnant les uns, sauvant les autres, d’une mainjalouse. Un immense orgueil lui venait, l’idolâtrie de sa force etde son intelligence se changeait en un culte réglé. Il se donnait àlui-même des régals de jouissance surhumaine.

Dans la poussée des hommes du Second Empire, Rougon affichaitdepuis longtemps des opinions autoritaires. Son nom signifiaitrépression à outrance, refus de toutes les libertés, gouvernementabsolu. Aussi personne ne se trompait-il, en le voyant auministère. Cependant, à ses intimes, il faisait des aveux ; ilavait des besoins plutôt que des opinions ; il trouvait lepouvoir trop désirable, trop nécessaire à ses appétits dedomination, pour ne pas l’accepter, sous quelque condition qu’il seprésentât. Gouverner, mettre son pied sur la nuque de la foule,c’était là son ambition immédiate ; le reste offraitsimplement des particularités secondaires, dont il s’accommoderaittoujours. Il avait l’unique passion d’être supérieur. Seulement, àcette heure, les circonstances dans lesquelles il rentrait auxaffaires, doublaient pour lui la joie du succès ; il tenait del’empereur une entière liberté d’action, il réalisait son anciendésir de mener les hommes à coups de fouet, comme un troupeau. Rienne l’épanouissait davantage que de se sentir détesté. Puis,parfois, quand on lui collait le nom de tyran entre les épaules, ilsouriait, il disait ces paroles profondes :

« Si je deviens libéral un jour, ils diront que j’aichangé. »

Mais la plus grande volupté de Rougon était encore de triompherdevant sa bande. Il oubliait la France, les fonctionnaires à sesgenoux, le peuple de solliciteurs assiégeant sa porte, pour vivredans l’admiration continue des dix à quinze familiers de sonentourage. Il leur ouvrait à toute heure son cabinet, les faisaitrégner là, sur les fauteuils, à son bureau même, se disait heureuxd’en rencontrer sans cesse entre ses jambes, ainsi que des animauxfidèles. Le ministre, ce n’était pas seulement lui, mais eux tous,qui étaient comme des dépendances de sa personne. Dans la victoire,un travail sourd se faisait, les liens se resserraient, il seprenait à les aimer d’une amitié jalouse, mettant sa force à ne pasêtre seul, se sentant la poitrine élargie par leurs ambitions. Iloubliait ses mépris secrets, en arrivait à les trouver trèsintelligents, très forts, à son image. Il voulait surtout qu’on lerespectât en eux, il les défendait avec emportement, comme ilaurait défendu les dix doigts de ses mains. Leurs querelles étaientles siennes. Même il finissait par s’imaginer leur devoir beaucoup,souriant au souvenir de leur longue propagande. Et, sans besoinslui-même, il taillait à la bande de belles proies, il goûtait à lacombler la joie personnelle d’agrandir autour de lui l’éclat de safortune.

Cependant, la vaste pièce gardait son silence tiède.M. d’Escorailles, après avoir examiné la suscription d’une deslettres qu’il dépouillait, la tendit à Rougon, sans l’ouvrir.

« Une lettre de mon père », dit-il.

Le marquis, avec une humilité outrée, remerciait le ministred’avoir pris Jules dans son cabinet. Rougon lut lentement les deuxpages de fine écriture. Il plia la lettre, la glissa dans sa poche.Puis, avant de se remettre au travail, il demanda :

« Du Poizat n’a pas écrit ?

– Si, monsieur, répondit le secrétaire en cherchant unelettre parmi les autres. Il commence à se reconnaître dans sapréfecture. Il dit que les Deux-Sèvres, et en particulier la villede Niort, ont besoin d’être menées par une main solide. »

Rougon parcourait la lettre. Quand il l’eut achevée :

« Sans doute, murmura-t-il, il aura les pleins pouvoirsqu’il demande… Ne lui répondez pas, c’est inutile. Ma circulairelui est destinée. »

Il reprit la plume, cherchant les dernières phrases. Du Poizatavait voulu être préfet à Niort, dans son pays ; et leministre, à chaque décision grave, se préoccupait surtout desDeux-Sèvres, gouvernant la France d’après les avis et les besoinsde son ancien compagnon de misère. Il terminait enfin sa lettreconfidentielle aux préfets, lorsque M. Kahn, brusquement, sefâcha.

« Mais c’est abominable ! » cria-t-il.

Et tapant de la main le journal qu’il tenait, s’adressant àRougon :

« Avez-vous lu ça ?… Il y a, en tête, un article quifait appel aux plus mauvaises passions. Tenez, écoutez cettephrase : « La main qui punit doit être impeccable, car sila justice vient à se tromper, le lien social lui-même sedénoue. » Comprenez-vous ?… Et dans les faits divers,donc ! Je trouve là l’histoire d’une comtesse enlevée par lefils d’un marchand de grains. On ne devrait pas laisser passer desanecdotes pareilles. Ça détruit le respect du peuple pour leshautes classes. »

M. d’Escorailles intervint.

« Le feuilleton est encore plus odieux. Il s’agit d’unefemme bien élevée qui trompe son mari. Le romancier ne lui donnepas même des remords. »

Rougon eut un geste terrible.

« Oui, oui, on m’a déjà signalé ce numéro, dit-il. Vousdevez voir que j’ai marqué les passages au crayon rouge… Un journalqui est à nous, pourtant ! Tous les jours, je suis obligé del’éplucher ligne par ligne. Ah ! le meilleur ne vaut rien, ilfaudrait leur couper le cou à tous ! »

Il ajouta plus bas, en pinçant les lèvres :

« J’ai envoyé chercher le directeur. Jel’attends. »

Le colonel avait pris le journal des mains de M. Kahn. Ils’indigna et le passa à M. Béjuin, qui, à son tour, parutécœuré. Rougon, les coudes sur le bureau, songeait, les paupières àdemi closes.

« À propos, dit-il en se tournant vers son secrétaire, cepauvre Huguenin est mort hier. Voilà une place d’inspecteurvacante. Il faudra nommer quelqu’un. »

Et, comme les trois amis, devant la cheminée, levaient vivementla tête, il continua :

« Oh ! une place sans importance. Six mille francs. Ilest vrai qu’il n’y a absolument rien à faire. »

Mais il fut interrompu. La porte d’un cabinet voisin s’étaitouverte.

« Entrez, entrez, monsieur Bouchard ! cria-t-il.J’allais vous faire appeler. »

M. Bouchard, chef de division depuis huit jours, apportaitun travail sur les maires et les préfets qui sollicitaient descroix de chevalier et d’officier. Rougon avait vingt-cinq croix àdistribuer aux plus méritants. Il prit le travail, examina la listedes noms, feuilleta les dossiers. Pendant ce temps, le chef dedivision, s’approchant de la cheminée, donnait des poignées de mainà ces messieurs. Il s’adossa, releva les pans de sa redingote, pourprésenter ses cuisses à la flamme.

« Hein ? vilaine pluie, murmura-t-il. Le printempssera tardif.

– Une pluie du tonnerre de Dieu ! dit le colonel. Jesens une attaque, j’ai eu des élancements dans le pied gauche toutela nuit. »

Puis, après un silence :

« Et madame ? demanda M. Kahn.

– Je vous remercie, elle se porte bien, réponditM. Bouchard. Elle doit venir ce matin, je crois. »

Il y eut un nouveau silence. Rougon feuilletait toujours lespapiers. Il s’arrêta à un nom.

« Isidore Gaudibert… Est-ce qu’il n’a pas fait des vers,celui-là ?

– Parfaitement ! dit M. Bouchard. Il est maire deBarbeville depuis 1852. À chaque heureux événement, pour le mariagede l’empereur, pour les couches de l’impératrice, pour le baptêmedu prince impérial, il a envoyé à Leurs Majestés des odes pleinesde goût. »

Le ministre faisait une moue méprisante. Mais le colonel affirmaavoir lu les odes ; lui, les trouvait spirituelles. Il encitait particulièrement une, dans laquelle l’empereur était comparéà un feu d’artifice. Et, sans transition, à demi-voix, parsatisfaction personnelle sans doute, ces messieurs se mirent à direle plus grand bien de l’empereur. Maintenant, toute la bande étaitbonapartiste avec passion. Les deux cousins, le colonel etM. Bouchard, réconciliés, ne se jetant plus à la tête lesprinces d’Orléans et le comte de Chambord, luttaient désormais àqui ferait l’éloge du souverain en meilleurs termes.

« Ah ! non, pas celui-là ! cria tout à coupRougon. Ce Jusselin est une créature de Marsy. Je n’ai pas besoinde récompenser les amis de mon prédécesseur. »

Et, d’un trait de plume qui écorcha le papier, il biffa lenom.

« Seulement, reprit-il, il faut trouver quelqu’un… C’estune croix d’officier. »

Ces messieurs ne bougeaient pas. M. d’Escorailles, malgrésa grande jeunesse, avait reçu la croix de chevalier huit joursauparavant ; M. Kahn et M. Bouchard étaientofficiers ; le colonel venait enfin d’être nommécommandeur.

« Voyons, nous disons une croix d’officier », répétaitRougon, en fouillant de nouveau dans les dossiers.

Mais il s’interrompit, comme frappé d’une idée subite.

« Est-ce que vous n’êtes pas maire quelque part, monsieurBéjuin ? » demanda-t-il.

M. Béjuin se contenta d’incliner la tête à deux reprises.Ce fut M. Kahn qui répondit pour lui.

« Sans doute, il est maire de Saint-Florent, la petitecommune où se trouve sa cristallerie.

– Cela va tout seul, alors ! dit le ministre, ravi decette occasion de pousser un des siens. Il n’est justement quechevalier… Monsieur Béjuin, vous ne demandez jamais rien. Il fauttoujours que je songe à vous. »

M. Béjuin eut un sourire et remercia. Il ne demandaitjamais rien, en effet. Mais il était sans cesse là, silencieux,modeste, attendant les miettes ; et il ramassait tout.

« Léon Béjuin, n’est-ce pas ? à la place dePierre-François Jusselin, reprit Rougon en opérant le changement denom.

– Béjuin, Jusselin, ça rime », fit remarquer lecolonel.

Cette observation parut une plaisanterie très fine. On en ritbeaucoup. Enfin, M. Bouchard remporta les pièces signées.Rougon s’était levé ; il avait des inquiétudes dans lesjambes, disait-il ; les jours de pluie l’agitaient. Cependant,la matinée s’avançait, les bureaux bourdonnaient au loin ; despas rapides traversaient les pièces voisines ; des portess’ouvraient, se fermaient ; tandis que des chuchotementscouraient, étouffés par les tentures. Plusieurs employés vinrentencore présenter des pièces à la signature du ministre. C’était unva-et-vient continu, la machine administrative en travail, avec unedépense extraordinaire de papiers promenés de bureau en bureau. Et,au milieu de cette agitation, derrière la porte, dansl’antichambre, on entendait le gros silence résigné des vingt etquelques personnes qui s’assoupissaient sous les regards de Merle,en attendant que Son Excellence voulût bien les recevoir. Rougon,comme pris d’une fièvre d’activité, se débattait parmi tout cemonde, donnait des ordres à demi-voix dans un coin de son cabinet,éclatait brusquement en paroles violentes contre quelque chef deservice, taillait la besogne, tranchait les affaires d’un mot,énorme, insolent, le cou gonflé, la face crevant de force.

Merle entra, avec sa tranquille dignité que les rebuffades nepouvaient entamer.

« M. le préfet de la Somme… commença-t-il.

– Encore ! » interrompit furieusement Rougon.

L’huissier s’inclina, attendit de pouvoir parler.

« M. le préfet de la Somme m’a prié de demander à SonExcellence si elle le recevrait ce matin. Dans le cas contraire,Son Excellence serait bien bonne de lui fixer une heure pourdemain.

– Je le recevrai ce matin… Qu’il ait un peu de patience,que diable ! »

La porte du cabinet était restée ouverte, et l’on apercevaitl’antichambre, par l’entrebâillement, une vaste pièce, avec unegrande table au milieu, et un cordon de fauteuils de velours rouge,le long des murs. Tous les fauteuils étaient occupés ; mêmedeux dames se tenaient debout, devant la table. Les têtes setournaient discrètement, des regards se glissaient dans le cabinetdu ministre, suppliants, tout allumés du désir d’entrer. Près de laporte, le préfet de la Somme, un petit homme blême, causait avecses deux collègues du Jura et du Cher. Et comme il faisait lemouvement de se lever, croyant sans doute qu’il allait enfin êtreadmis, Rougon reprit, en s’adressant à Merle :

« Dans dix minutes, entendez-vous… Je ne puis absolumentrecevoir personne en ce moment. »

Mais il parlait encore qu’il vit M. Beulin-d’Orchèretraverser l’antichambre. Il alla vivement à sa rencontre, l’attirad’une poignée de main dans son cabinet, en criant :

« Eh ! entrez donc, cher ami ! Vous arrivez,n’est-ce pas ? Vous n’avez pas attendu ?… Quoi denouveau ? »

La porte fut refermée sur le silence consterné de l’antichambre.Rougon et M. Beulin-d’Orchère eurent un entretien à voixbasse, devant une des fenêtres ; le magistrat, nommé récemmentpremier président de la Cour de Paris, ambitionnait lessceaux ; mais l’empereur, tâté à son égard, était restéimpénétrable.

« Bien, bien, dit le ministre en haussant la voix. Lerenseignement est excellent. J’agirai, je vous lepromets. »

Il venait de le faire sortir par ses appartements, lorsque Merleparut, en annonçant :

« Monsieur La Rouquette.

– Non, non, je suis occupé, il m’embête ! » ditRougon, en faisant un geste énergique pour que l’huissier refermâtla porte.

M. La Rouquette entendit parfaitement. Il n’en pénétra pasmoins dans le cabinet, souriant, la main tendue :

« Comment va Votre Excellence ? C’est ma sœur quim’envoie. Hier, vous aviez l’air un peu fatigué, aux Tuileries…Vous savez qu’on doit jouer un proverbe dans les appartements del’impératrice, lundi prochain. Ma sœur a un rôle. Combelot adessiné les costumes. Vous viendrez, n’est-ce pas ? »

Et il demeura là un grand quart d’heure, souple et caressant,cajolant Rougon, qu’il appelait tantôt « VotreExcellence » et tantôt « cher maître ». Il plaçaquelques anecdotes sur les petits théâtres, recommanda unedanseuse, demanda un mot pour le directeur de la manufacture destabacs, afin d’avoir de bons cigares. Et il finit par dire un malépouvantable de M. de Marsy, en plaisantant.

« Il est gentil tout de même, déclara Rougon, quand lejeune député ne fut plus là. Voyons, je vais me tremper la figuredans ma cuvette, moi. J’ai les joues qui éclatent. »

Il disparut un instant derrière une portière. On entendit ungrand barbotement d’eau. Il reniflait, il soufflait. Cependant,M. d’Escorailles, ayant fini de classer la correspondance,venait de tirer de sa poche une petite lime à manche d’écaille etse travaillait les ongles, délicatement. M. Béjuin et lecolonel regardaient le plafond, si enfoncés dans leurs fauteuils,qu’ils semblaient ne plus jamais devoir les quitter. Un moment,M. Kahn fouilla le tas des journaux, à côté de lui, sur unetable. Il les retournait, regardait les titres, les rejetait. Puis,il se leva.

« Vous partez ? demanda Rougon, qui reparut,s’épongeant la figure dans une serviette.

– Oui, répondit M. Kahn, j’ai lu les journaux, je m’envais. »

Mais il lui dit d’attendre. Et il le prit à son tour à l’écart,il lui annonça qu’il se rendrait sans doute dans les Deux-Sèvres,la semaine suivante, pour l’ouverture des travaux du chemin de ferde Niort à Angers. Plusieurs motifs le poussaient à faire un voyagelà-bas. M. Kahn se montra enchanté. Il avait enfin obtenu laconcession, dès les premiers jours de mars. Seulement, ils’agissait maintenant de lancer l’affaire, et il sentait toute lasolennité que la présence du ministre donnerait à la mise en scène,dont il soignait déjà les détails.

« Alors, c’est entendu, je compte sur vous pour le premiercoup de mine », dit-il en s’en allant.

Rougon s’était remis devant son bureau. Il consultait une listede noms. Derrière la porte, dans l’antichambre, l’attentegrandissait.

« J’ai à peine un quart d’heure, murmura-t-il. Enfin, jerecevrai ceux que je pourrai. »

Il sonna et dit à Merle :

« Faites entrer M. le préfet de la Somme. »

Mais il reprit aussitôt, la liste sous les yeux :

« Attendez donc !… Est-ce que M. etMme Charbonnel sont là ? Faites-lesentrer. »

On entendit la voix de l’huissier appelant :« Monsieur et madame Charbonnel ! » Et les deuxbourgeois de Plassans parurent, suivis par les regards étonnés detoute l’antichambre. M. Charbonnel était en habit, un habit àqueue carrée, qui avait un collet de velours ;Mme Charbonnel portait une robe de soie puce, avecun chapeau à rubans jaunes. Depuis deux heures, ils attendaient,patiemment.

« Il fallait me faire passer votre carte, dit Rougon. Merlevous connaît. »

Puis, sans leur laisser balbutier des phrases où les mots :« Votre Excellence » revenaient sans cesse, il criagaiement :

« Victoire ! Le Conseil d’État a rendu son arrêt. Nousavons battu notre terrible évêque. »

L’émotion de la vieille dame fut si forte, qu’elle duts’asseoir. Le mari s’appuya au dossier d’un fauteuil.

« J’ai su cette bonne nouvelle hier soir, continuait leministre. Comme je tenais à vous l’apprendre moi-même, je vous aifait prier de venir ce matin !… Hein ! voilà une jolietuile, cinq cent mille francs ! »

Il plaisantait, heureux de leurs visages bouleversés.Mme Charbonnel put enfin demander d’une voixétranglée et timide :

« C’est fini, bien sûr ?… On ne recommencera plus leprocès ?

– Non, non, soyez tranquilles. L’héritage est àvous. »

Et il donna quelques détails. Le Conseil d’État n’avait pasautorisé les sœurs de la Sainte-Famille à accepter le legs, en sebasant sur l’existence d’héritiers naturels, et en cassant letestament qui ne paraissait pas avoir tous les caractèresd’authenticité désirables. Mgr Rochart étaitexaspéré. Rougon, qui l’avait rencontré la veille chez son collèguele ministre de l’Instruction publique, riait encore de ses regardsfuribonds. Son triomphe sur le prélat l’égayait beaucoup.

« Vous voyez bien qu’il ne m’a pas mangé, dit-il encore. Jesuis trop gros… Oh ! tout n’est pas terminé entre nous. J’aivu ça à la couleur de ses yeux. C’est un homme qui ne doit rienoublier. Mais ceci me regarde. »

Les Charbonnel se confondaient en remerciements, avec desrévérences. Ils dirent qu’ils partiraient le soir même. Maintenant,ils étaient pris d’une vive inquiétude, la maison de leur cousinChevassu, à Faverolles, se trouvait gardée par une vieilledomestique dévote, très dévouée aux sœurs de laSainte-Famille ; peut-être, en apprenant l’issue du procès,allait-on dévaliser leur maison. Ces religieuses devaient êtrecapables de tout.

« Oui, partez ce soir, reprit le ministre. Si quelque choseclochait là-bas, écrivez-moi. »

Il les reconduisait. Quand la porte fut ouverte, il remarqual’étonnement des figures, dans l’antichambre ; le préfet de laSomme échangeait un sourire avec ses collègues du Jura et duCher ; les deux dames, devant la table, avaient aux lèvres unléger pli de dédain. Alors, il haussa la voix, rudement :

« Écrivez-moi, n’est-ce pas ? Vous savez combien jevous suis dévoué… Et quand vous serez à Plassans, dites à ma mèreque je me porte bien. »

Il traversa l’antichambre, les accompagna jusqu’à l’autre porte,pour les imposer à tout ce monde, sans aucune honte d’eux, tirantun grand orgueil d’être parti de leur petite ville et de pouvoiraujourd’hui les mettre aussi haut qu’il lui plaisait. Et lessolliciteurs, les fonctionnaires, inclinés sur leur passage,saluaient la robe de soie puce et l’habit à queue carrée desCharbonnel.

Quand il rentra dans son cabinet, il trouva le coloneldebout.

« À ce soir, dit ce dernier. Il commence à faire trop chaudchez vous. »

Et il se pencha pour lui murmurer quelques paroles à l’oreille.Il s’agissait de son fils Auguste, qu’il allait retirer du collège,désespérant de lui voir jamais passer son baccalauréat. Rougonavait promis de le prendre dans son ministère, bien que le diplômede bachelier fût exigé de tous les employés.

« Eh bien, c’est cela, amenez-le, répondit-il. Je passeraipar-dessus les formalités. Je chercherai un biais… Et il gagneraquelque chose tout de suite, puisque vous y tenez. »

M. Béjuin resta seul devant la cheminée. Il roula sonfauteuil, s’installa au milieu, sans paraître s’apercevoir que lapièce se vidait. Il demeurait toujours le dernier, attendait encorequand les autres n’étaient plus là, dans l’espoir de se faireoffrir quelque part oubliée.

Merle, de nouveau, reçut l’ordre d’introduire le préfet de laSomme. Mais, au lieu de se diriger vers la porte, il s’approcha dubureau, en disant avec un sourire aimable :

« Si Son Excellence daigne le permettre, je vaism’acquitter d’une toute petite commission. »

Rougon posa les deux coudes sur son buvard, pour écouter.

« C’est cette pauvre Mme Correur… Je suisallé chez elle ce matin. Elle est couchée, elle a un clou bien malplacé, et très gros. Oh ! plus gros que la moitié du poing. Çan’a rien de dangereux, mais ça la fait beaucoup souffrir, parcequ’elle a la peau très fine…

– Alors ? demanda le ministre.

– J’ai même aidé la bonne à la retourner. Mais j’ai monservice, moi… Alors, elle est très inquiète, elle aurait voulu voirSon Excellence pour les réponses qu’elle attend. Je m’en allais,quand elle m’a rappelé, en me disant que je serais bien gentil, sije pouvais ce soir lui rapporter les réponses, après mon travail…Son Excellence serait-elle assez obligeante… ? »

Le ministre se tourna tranquillement.

« Monsieur d’Escorailles, donnez-moi donc ce dossierlà-bas, dans cette armoire. »

C’était le dossier de Mme Correur, une énormechemise grise crevant de papiers. Il y avait là des lettres, desprojets, des pétitions de toutes les écritures et de toutes lesorthographes : demandes de bureaux de tabac, demandes debureaux de timbres, demandes de secours, de subventions, depensions, d’allocations. Toutes les feuilles volantes portaient enmarge l’apostille de Mme Correur, cinq ou sixlignes suivies d’une grosse signature masculine.

Rougon feuilletait le dossier et regardait, au bas des lettres,de petites notes écrites de sa main au crayon rouge.

« La pension de Mme Jalaguier est portée àdix-huit cents francs. Mme Leturc a son bureau detabac… Les fournitures de Mme Chardon sontacceptées… Rien encore pour Mme Testanière…Ah ! vous direz aussi que j’ai réussi pourMlle Herminie Billecoq. J’ai parlé d’elle, desdames donneront la dot nécessaire à son mariage avec l’officier quil’a séduite.

– Je remercie mille fois Son Excellence », dit Merleen s’inclinant.

Il sortait, lorsqu’une adorable tête blonde, coiffée d’unchapeau rose, parut à la porte.

« Puis-je entrer ? » demanda une voix flûtée.

Et Mme Bouchard, sans attendre la réponse,entra. Elle n’avait pas vu l’huissier dans l’antichambre, elleétait allée droit devant elle. Rougon, qui l’appelait « machère enfant », la fit asseoir, après avoir gardé un instantentre les siennes ses petites mains gantées.

« Est-ce pour quelque chose de sérieux ?demanda-t-il.

– Oui, oui, très sérieux », répondit-elle avec unsourire.

Alors, il recommanda à Merle de n’introduire personne.M. d’Escorailles, qui avait fini la toilette de ses ongles,était venu saluer Mme Bouchard. Elle lui fit signede se pencher, lui parla tout bas, vivement. Le jeune hommeapprouva de la tête. Et il alla prendre son chapeau, en disant àRougon :

« Je vais déjeuner, je ne vois rien d’important… Il n’y aque cette place d’inspecteur. Il faudrait nommerquelqu’un. »

Le ministre restait perplexe, secouait la tête.

« Oui, sans doute, il faut nommer quelqu’un… On m’a proposédéjà un tas de monde. Ça m’ennuie de nommer des gens que je neconnais pas. »

Et il regardait autour de lui, dans les coins de la pièce, commepour trouver. Son regard brusquement tomba sur M. Béjuin,allongé devant la cheminée, silencieux, béat.

« Monsieur Béjuin », appela-t-il.

Celui-ci ouvrit doucement les yeux, sans bouger.

« Voulez-vous être inspecteur ? Je vousexpliquerai : une place de six mille francs, où l’on n’a rienà faire, et qui est très compatible avec vos fonctions dedéputé. »

M. Béjuin dodelina de la tête. Oui, oui, il acceptait. Etquand l’affaire fut entendue, il resta encore là deux minutes àflairer l’air. Mais il sentit sans doute qu’il n’y aurait plus rienà ramasser ce matin-là, car il se retira lentement, en traînant lespieds, derrière M. d’Escorailles.

« Nous voilà seuls… Voyons, qu’y a-t-il, ma chèreenfant ? » demanda Rougon à la jolieMme Bouchard.

Il avait roulé un fauteuil, et s’était assis devant elle, aumilieu du cabinet. Alors, il remarqua sa toilette, une robe decachemire de l’Inde rose pâle, d’une grande douceur, qui la drapaitcomme un peignoir. Elle était habillée sans l’être. Sur ses bras,sur sa gorge, l’étoffe souple vivait ; tandis que, dans lamollesse de la jupe, de larges plis marquaient la rondeur de sesjambes. Il y avait là une nudité très savante, une séductioncalculée jusque dans la taille placée un peu haut, dégageant leshanches. Et pas un bout de jupon ne se montrait, elle semblait sanslinge, délicieusement mise pourtant.

« Voyons, qu’y a-t-il ? » répéta Rougon.

Elle souriait, ne parlant pas encore. Elle se renversait, lescheveux frisés sous son chapeau rose, montrant la blancheurmouillée de ses dents, entre ses lèvres ouvertes. Sa petite figureavait un abandon câlin, un air de prière ardent et soumis.

« C’est quelque chose que j’ai à vous demander »,murmura-t-elle enfin.

Puis, elle ajouta vivement :

« Dites d’abord que vous me l’accordez. »

Mais il ne promit rien. Il voulait savoir auparavant. Il sedéfiait des dames. Et, comme elle se penchait tout près de lui, ill’interrogea :

« C’est donc bien gros, que vous n’osez parler. Il faut queje vous confesse, n’est-ce pas ?… Procédons par ordre. Est-cepour votre mari ? »

Elle répondait non de la tête, sans cesser de sourire.

« Diable !… Pour M. d’Escorailles alors ?Vous complotiez quelque chose à voix basse, là, tout àl’heure. »

Elle répondait toujours non. Elle avait une légère moue,signifiant clairement qu’il avait bien fallu renvoyerM. d’Escorailles. Puis, Rougon cherchant avec quelquesurprise, elle rapprocha encore son fauteuil, se trouva dans sesjambes.

« Écoutez… Vous ne me gronderez pas ? vous m’aimezbien un peu ?… C’est pour un jeune homme. Vous ne leconnaissez pas ; je vous dirai son nom tout à l’heure, quandvous lui aurez donné la place… Oh ! une place sans importance.Vous n’aurez qu’un mot à dire, et nous vous serons bienreconnaissants.

– Un de vos parents peut-être ? » demanda-t-il denouveau.

Elle eut un soupir, le regarda avec des yeux mourants, laissaglisser ses mains pour qu’il les reprît dans les siennes. Et elledit très bas :

« Non, un ami… Mon Dieu ! je suis bienmalheureuse ! »

Elle s’abandonnait, elle se livrait à lui par cet aveu. C’étaitune attaque très voluptueuse, d’un art supérieur, savammentcalculée pour lui enlever ses moindres scrupules. Un instant, ilcrut même qu’elle inventait cette histoire par un raffinement deséduction, afin de se faire désirer davantage, au sortir des brasd’un autre.

« Mais c’est très mal ! » s’écria-t-il.

Alors, d’un geste prompt et familier, elle lui mit sa maindégantée sur la bouche. Elle s’était allongée tout contre lui. Sesyeux se fermaient dans son visage pâmé. L’un de ses genoux relevaitsa jupe molle, qui la couvrait à peine du fin tissu d’une longuechemise de nuit. L’étoffe tendue du corsage avait les émotions desa gorge. Pendant quelques secondes, il la sentit comme nue entreses bras. Et il la saisit brutalement par la taille, il la plantadebout au milieu du cabinet, se fâchant, jurant.

« Tonnerre de Dieu ! soyez doncraisonnable ! »

Elle, les lèvres blanches, resta devant lui, avec des regards endessous.

« Oui, c’est très mal, c’est indigne !M. Bouchard est un excellent homme. Il vous adore, il a uneconfiance aveugle en vous… Non, certes, je ne vous aiderai pas à letromper. Je refuse, entendez-vous, je refuse absolument ! Etje vous dis ce que je pense, je ne mâche pas mes paroles, ma belleenfant… On peut être indulgent. Ainsi, par exemple, passeencore… »

Il s’arrêta, il allait laisser échapper qu’il lui toléraitM. d’Escorailles. Peu à peu, il se calmait, une grande dignitélui venait. Il la fit asseoir, en la voyant prise d’un petittremblement ; lui, resta debout, la chapitra d’importance. Cefut un sermon en forme, avec de très belles paroles. Elle offensaittoutes les lois divines et humaines ; elle marchait sur unabîme, déshonorait le foyer domestique, se préparait à unevieillesse de remords ; et, comme il crut deviner un légersourire aux coins de ses lèvres, il fit même le tableau de cettevieillesse, la beauté dévastée, le cœur à jamais vide, la rougeurdu front sous les cheveux blancs. Puis, il examina sa faute aupoint de vue de la société ; là, surtout, il se montra sévère,car si elle avait pour elle l’excuse de sa nature sensible, lemauvais exemple qu’elle donnait devait rester sans pardon ; cequi l’amena à tonner contre le dévergondage moderne, lesdébordements abominables de l’époque. Enfin, il fit un retour surlui-même. Il était le gardien des lois. Il ne pouvait abuser de sonpouvoir pour encourager le vice. Sans la vertu, un gouvernement luisemblait impossible. Et il termina en mettant ses adversaires audéfi de trouver dans son administration un seul acte de népotisme,une seule faveur due à l’intrigue.

La jolie Mme Bouchard l’écoutait, la tête basse,pelotonnée, montrant son cou délicat sous le bavolet de son chapeaurose. Quand il se fut soulagé, elle se leva, se dirigea vers laporte, sans dire un mot. Mais comme elle sortait, la main sur lebouton, elle leva la tête, et se remit à sourire, enmurmurant :

« Il s’appelle Georges Duchesne. Il est commis principaldans la division de mon mari, et veut être sous-chef…

– Non, non ! » cria Rougon.

Alors, elle s’en alla, en l’enveloppant d’un long regardméprisant de femme dédaignée. Elle s’attardait, elle traînait sajupe avec langueur, désireuse de laisser derrière elle le regret desa possession.

Le ministre entra dans son cabinet d’un air de fatigue. Il avaitfait un signe à Merle qui le suivit. La porte était restéeentrouverte.

« M. le directeur du Vœu national, que SonExcellence a fait demander, vient d’arriver, dit l’huissier àdemi-voix.

– Très bien ! répondit Rougon. Mais je recevraiauparavant les fonctionnaires qui sont là depuislongtemps. »

À ce moment, un valet de chambre parut à la porte conduisant auxappartements particuliers. Il annonça que le déjeuner était prêt etque Mme Delestang attendait Son Excellence ausalon. Le ministre s’était avancé vivement.

« Dites qu’on serve ! Tant pis ! je recevrai plustard. Je crève de faim. »

Il allongea le cou pour jeter un coup d’œil. L’antichambre étaittoujours pleine. Pas un fonctionnaire, pas un solliciteur, n’avaitbougé. Les trois préfets causaient dans leur coin ; les deuxdames, devant la table, s’appuyaient du bout de leurs doigts, unpeu lasses ; les mêmes têtes, aux mêmes places, demeuraientfixes et muettes, le long des murs, contre les dossiers de veloursrouge. Alors, il quitta son cabinet, en donnant à Merle l’ordre deretenir le préfet de la Somme et le directeur du Vœunational.

Mme Rougon, un peu souffrante, était partie laveille pour le Midi, où elle devait passer un mois ; elleavait un oncle du côté de Pau. Delestang, chargé d’une mission trèsimportante au sujet d’une question agricole, se trouvait en Italiedepuis six semaines. Et c’était ainsi que le ministre, avec lequelClorinde voulait causer longuement, l’avait invitée à venirdéjeuner au ministère, en garçons.

Elle l’attendait patiemment, en feuilletant un traité de droitadministratif, qui traînait sur une table.

« Vous devez avoir l’estomac dans les talons, lui dit-ilgaiement. J’ai été débordé, ce matin. »

Et il lui offrit le bras, il la conduisit à la salle à manger,une pièce immense, dans laquelle les deux couverts, mis sur unepetite table devant la fenêtre, étaient comme perdus. Deux grandslaquais servaient. Rougon et Clorinde, très sobres tous les deux,mangèrent vite : quelques radis, une tranche de saumon froid,des côtelettes à la purée et un peu de fromage. Ils ne touchèrentpas au vin. Rougon, le matin, ne buvait que de l’eau. À peineéchangèrent-ils dix paroles. Puis, quand les deux laquais, aprèsavoir desservi, eurent apporté le café et les liqueurs, la jeunefemme lui adressa un léger mouvement des sourcils, qu’il compritparfaitement.

« C’est bien, dit-il, laissez-nous. Je sonnerai. »

Les laquais sortirent. Alors, elle se leva, en donnant des tapessur sa jupe pour faire tomber les miettes. Elle portait une robe desoie noire, trop grande, chargée de volants, si compliquée, qu’elley était comme empaquetée, sans qu’on pût distinguer où setrouvaient ses hanches et sa gorge.

« Quelle halle ! murmurait-elle, en allant au fond dela pièce. C’est un salon pour noces et repas de corps, votre salleà manger ! »

Et elle revint, ajoutant :

« Je voudrais bien fumer ma cigarette, moi !

– Diable ! dit Rougon, c’est qu’il n’y a pas de tabac.Je ne fume jamais. »

Mais elle cligna les yeux, elle sortit de sa poche une petiteblague en soie rouge brodée d’or, guère plus grosse qu’une bourse.Du bout de ses doigts minces, elle roula une cigarette. Puis, commeils ne voulaient pas sonner, ce fut une chasse aux allumettes danstoute la pièce. Enfin, sur le coin d’un dressoir, ils trouvèrenttrois allumettes, qu’elle emporta soigneusement. Et, la cigaretteaux lèvres, allongée de nouveau sur sa chaise, elle se mit à boireson café par petites gorgées, en regardant Rougon bien en face,avec un sourire.

« Eh bien, je suis tout à vous, dit celui-ci, qui souriaitégalement. Vous aviez à causer, causons. »

Elle eut un geste d’insouciance.

« Oui. J’ai reçu une lettre de mon mari. Il s’ennuie àTurin. Il est très heureux d’avoir obtenu cette mission, grâce àvous ; seulement, il ne veut pas qu’on l’oublie là-bas… Maisnous parlerons de cela tout à l’heure. Rien ne presse. »

Elle se remit à fumer et à le regarder avec son irritantsourire. Rougon, peu à peu, s’était accoutumé à la voir, sans seposer les questions qui, autrefois, piquaient si vivement sacuriosité. Elle avait fini par entrer dans ses habitudes, ill’acceptait maintenant comme une figure classée, connue, dont lesétrangetés ne lui causaient plus un sursaut de surprise. Mais, à lavérité, il ne savait toujours rien de précis sur elle, ill’ignorait toujours autant qu’aux premiers jours. Elle restaitmultiple, puérile et profonde, bête le plus souvent, singulièrementfine parfois, très douce et très méchante. Quand elle le surprenaitencore par un geste, un mot dont il ne trouvait pas l’explication,il avait des haussements d’épaules d’homme fort, il disait quetoutes les femmes étaient ainsi. Et il croyait par là témoigner ungrand mépris pour les femmes, ce qui aiguisait le sourire deClorinde, un sourire discret et cruel, montrant le bout des dents,entre les lèvres rouges.

« Qu’avez-vous donc à me regarder ? demanda-t-ilenfin, gêné par ces grands yeux ouverts sur lui. Est-ce que j’aiquelque chose qui vous déplaît ? »

Une pensée cachée venait de luire au fond des yeux de Clorinde,pendant que deux plis donnaient à sa bouche une grande dureté. Maiselle reprit aussitôt son rire adorable, soufflant sa fumée parminces filets, murmurant :

« Non, non, je vous trouve très bien… Je pensais à unechose, mon cher. Savez-vous que vous avez eu une fièrechance ?

– Comment cela ?

– Sans doute… Vous voilà au sommet que vous vouliezatteindre. Tout le monde vous a poussé, les événements eux-mêmesvous ont servi. »

Il allait répondre, lorsqu’on frappa à la porte. Clorinde, d’unmouvement instinctif, cacha sa cigarette derrière sa jupe. C’étaitun employé qui voulait communiquer à Son Excellence une dépêchetrès pressée. Rougon, d’un air maussade, lut la dépêche, indiqua àl’employé le sens dans lequel il fallait rédiger la réponse. Puis,il referma la porte violemment, et venant se rasseoir :

« Oui, j’ai eu des amis très dévoués. Je tâche de m’ensouvenir… Et vous avez raison, j’ai à remercier jusqu’auxévénements. Les hommes ne peuvent souvent rien quand les faits neles aident pas. »

En disant ces paroles d’une voix lente, il la regardait, seslourdes paupières baissées, cachant à demi le regard dont ill’étudiait. Pourquoi parlait-elle de sa chance ? Quesavait-elle au juste des événements favorables auxquels ellefaisait allusion ? Peut-être Du Poizat avait-il causé ?Mais, à la voir souriante et songeuse, la face comme attendrie d’unressouvenir sensuel, il sentait en elle une autrepréoccupation ; sûrement elle ignorait tout. Lui-mêmeoubliait, préférait ne pas fouiller trop au fond de sa mémoire. Ily avait une heure dans sa vie qui finissait par lui sembler trèsconfuse. Il en arrivait à croire qu’il devait réellement sa hautesituation au dévouement de ses amis.

« Je ne voulais rien être, on m’a poussé malgré moi,continua-t-il. Enfin les choses ont tourné pour le mieux. Si jeréussis à faire quelque bien, je serai satisfait. »

Il acheva son café. Clorinde roulait une seconde cigarette.

« Vous vous rappelez ? murmura-t-elle, il y a deuxans, quand vous avez quitté le Conseil d’État, je vousquestionnais, je vous demandais la raison de ce coup de tête.Faisiez-vous le sournois, dans ce temps-là ! Mais, maintenant,vous pouvez parler… Voyons, là, franchement, entre nous, aviez-vousun plan arrêté ?

– On a toujours un plan, répondit-il finement. Je mesentais tomber, je préférais faire le saut moi-même.

– Et votre plan s’est-il exécuté, les choses ont-ellesexactement marché comme vous l’aviez prévu ? »

Il eut un clignement d’yeux de compère qui se met à l’aise.

« Mais non, vous le savez bien, jamais les choses nemarchent ainsi… Pourvu qu’on arrive ! »

Et il s’interrompit, lui offrant des liqueurs.

« Hein ? du curaçao ou de lachartreuse ? »

Elle accepta un petit verre de chartreuse. Comme il versait, onfrappa de nouveau. Elle cacha encore sa cigarette, avec un gested’impatience. Lui, furieux, sans lâcher le carafon, se leva. Cettefois, c’était pour une lettre scellée d’un large cachet. Il laparcourut d’un regard, la fourra dans une poche de sa redingote, endisant :

« C’est bien ! Et qu’on ne me dérange plus, n’est-cepas ? »

Clorinde, quand il fut revenu en face d’elle, trempa ses lèvresdans sa chartreuse, buvant goutte à goutte, le regardant endessous, les yeux luisants. Elle était reprise par cetattendrissement qui lui noyait la face. Elle dit très bas, les deuxcoudes posés sur la table :

« Non, mon cher, vous ne saurez jamais tout ce qu’on a faitpour vous. »

Il s’approcha, posa à son tour ses deux coudes, en s’écriantvivement :

« Tiens, c’est vrai, vous allez me conter ça !Maintenant, il n’y a plus de cachotteries, n’est-ce pas ?…Dites-moi ce que vous avez fait ? »

Elle répondit non du menton, longuement, en pinçant sa cigarettedes lèvres.

« C’est donc terrible ? Vous craignez que je ne puissepas payer ma dette, peut-être ?… Attendez, je vais tâcher dedeviner… Vous avez écrit au pape et vous avez mis tremper quelquebon Dieu dans mon pot à eau, sans que je m’enaperçoive ? »

Mais elle se fâcha de cette plaisanterie. Elle menaçait de s’enaller, s’il continuait.

« Ne riez pas de la religion, disait-elle. Ça vousporterait malheur. »

Puis, calmée, chassant de la main la fumée qu’elle soufflait etqui semblait incommoder Rougon, elle reprit d’une voixparticulière :

« J’ai vu beaucoup de monde. Je vous ai fait desamis. »

Elle éprouvait un besoin mauvais de lui tout conter. Ellevoulait qu’il n’ignorât pas de quelle façon elle avait travaillé àsa fortune. Cet aveu était une première satisfaction, dans salongue rancune si patiemment cachée. S’il l’avait poussée, elleaurait donné des détails précis. C’était ce retour en arrière quila rendait rieuse, un peu folle, la peau chaude d’une moiteurdorée.

« Oui, oui, répéta-t-elle, des hommes très hostiles à vosidées, dont j’ai dû faire la conquête pour vous, moncher. »

Rougon était devenu très pâle. Il avait compris.

« Ah ! » dit-il simplement.

Il cherchait à éviter ce sujet. Mais, effrontément,tranquillement, elle plantait dans ses yeux son large regard noir,riant d’un rire de gorge. Alors, il céda, il l’interrogea.

« M. de Marsy, n’est-ce pas ? »

Elle répondit oui d’un signe de tête, en rejetant derrière sonépaule une bouffée de fumée.

« Le chevalier Rusconi ? »

Elle répondit encore oui.

« M. Lebeau, M. de Salneuve,M. Guyot-Laplanche ? »

Elle répondait toujours oui. Pourtant, au nom deM. de Plouguern, elle protesta. Celui-là, non. Et elleacheva son verre de chartreuse, à petits coups de langue, la minetriomphante.

Rougon s’était levé. Il alla au fond de la pièce, revintderrière elle, lui dit dans la nuque :

« Pourquoi pas avec moi, alors ? »

Elle se retourna brusquement, de peur qu’il ne lui baisât lescheveux.

« Avec vous ? mais c’est inutile ! Pour quoifaire, avec vous ?… C’est bête, ce que vous dites là !Avec vous, je n’avais pas besoin de plaider votre cause. »

Et, comme il la regardait, pris d’une colère blanche, ellepartit d’un grand éclat de rire.

« Ah ! l’innocent ! on ne peut pas seulementplaisanter, il croit tout ce qu’on lui dit !… Voyons, moncher, me pensez-vous capable de mener un pareil commerce ? Etpour vos beaux yeux encore ! D’ailleurs, si j’avais commistoutes ces vilenies, je ne vous les raconterais pas, bien sûr… Non,vrai, vous êtes amusant ! »

Rougon resta un moment décontenancé. Mais la façon ironique dontelle se démentait, la rendait plus provocante, et toute sapersonne, le rire de sa gorge, la flamme de ses yeux, répétait sesaveux, disait toujours oui. Il allongeait les bras pour la prendrepar la taille, lorsqu’on frappa une troisième fois.

« Tant pis ! murmura-t-elle, je garde macigarette. »

Un huissier entra, tout essoufflé, balbutiant que Son Excellencele ministre de la Justice demandait à parler à SonExcellence ; et il regardait du coin de l’œil cette dame quifumait.

« Dites que je suis sorti ! cria Rougon. Je n’y suispour personne, entendez-vous ! »

Quand l’huissier se fut retiré à reculons, en saluant, ils’emporta, donna des coups de poing sur les meubles. On ne lelaissait plus respirer ; la veille encore, on l’avait relancéjusque dans son cabinet de toilette, pendant qu’il se faisait labarbe. Clorinde, délibérément, marcha vers la porte.

« Attendez, dit-elle. On ne nous dérangera plus. »

Elle prit les clefs, les mit en dedans, ferma à double tour.

« Là. On peut frapper, maintenant. »

Et elle revint rouler une troisième cigarette, debout devant lafenêtre. Il crut à une heure d’abandon. Il s’approcha, lui dit dansle cou :

« Clorinde ! »

Elle ne bougea pas, et il reprit d’une voix plusbasse :

« Clorinde, pourquoi ne veux-tu pas ? »

Ce tutoiement la laissa calme. Elle dit non de la tête, maisfaiblement, comme si elle avait voulu l’encourager, le pousserencore. Il n’osait la toucher, devenu tout d’un coup timide,demandant la permission en écolier que sa première bonne fortuneparalyse. Pourtant, il finit par la baiser rudement sur la nuque, àla racine des cheveux. Alors, elle se tourna, toute méprisante, ens’écriant :

« Tiens, ça vous reprend donc, mon cher ? Je croyaisque ça vous avait passé… Quel drôle d’homme vous faites ! Vousembrassez les femmes après dix-huit mois de réflexion. »

Lui, la tête baissée, se ruant sur elle, avait saisi une de sesmains qu’il mangeait de baisers. Elle la lui abandonnait. Ellecontinuait à se moquer, sans se fâcher.

« Pourvu que vous ne me mordiez pas les doigts, c’est toutce que je vous demande… Ah ! je n’aurais pas cru cela devous ! Vous étiez devenu si sage, quand j’allais vous voir rueMarbeuf ! Et vous voilà de nouveau en folie, parce que je vousraconte des saletés, dont je n’ai jamais eu l’idée, Dieumerci ! Eh bien ! vous êtes propre, mon cher !… Moi,je ne brûle pas si longtemps. C’est de l’histoire ancienne. Vousn’avez pas voulu de moi, je ne veux plus de vous.

– Écoutez, tout ce que vous voudrez, murmura-t-il. Je feraitout, je donnerai tout. »

Mais elle disait encore non, le punissant dans sa chair de sesanciens dédains, goûtant là une première vengeance. Elle l’avaitsouhaité tout-puissant pour le refuser et faire ainsi un affront àsa force d’homme.

« Jamais, jamais ! répéta-t-elle à plusieurs reprises.Vous ne vous souvenez donc pas ? Jamais ! »

Alors, honteusement, Rougon se traîna à ses pieds. Il avait prisses jupes entre ses bras, il baisait ses genoux à travers la soie.Ce n’était pas la robe molle de Mme Bouchard, maisun paquet d’étoffe d’une épaisseur irritante, et qui pourtant legrisait de son odeur. Elle, avec un haussement d’épaules, luiabandonnait les jupes. Mais il s’enhardissait, ses mainsdescendaient, cherchaient les pieds, au bord du volant.

« Prenez garde ! » dit-elle de sa voixpaisible.

Et, comme il enfonçait les mains, elle lui posa sur le front lebout embrasé de sa cigarette. Il recula en poussant un cri, voulutde nouveau se précipiter sur elle. Mais elle s’était échappée ettenait un cordon de sonnette, adossée contre le mur, près de lacheminée. Elle cria :

« Je sonne, je dis que c’est vous qui m’avezenfermée ! »

Il tourna sur lui-même, les poings aux tempes, le corps secouéd’un grand frisson. Et, pendant quelques secondes, il demeuraimmobile, avec la peur d’entendre sa tête éclater. Il se roidissaitpour se calmer d’un coup, les oreilles bourdonnantes, les yeuxaveuglés de flammes rouges.

« Je suis une brute, murmura-t-il. C’eststupide. »

Clorinde riait d’un air de victoire, en lui faisant de lamorale. Il avait tort de mépriser les femmes ; plus tard, ilreconnaîtrait qu’il existait des femmes très fortes. Puis, elleretrouva son ton de bonne fille.

« Nous ne sommes pas fâchés, hein ?… Voyez-vous, ne medemandez jamais ça. Je ne veux pas, ça ne me plaît pas. »

Rougon se promenait, honteux de lui. Elle lâcha le cordon desonnette, alla se rasseoir devant la table, où elle se fit un verred’eau sucrée.

« J’ai donc reçu hier une lettre de mon mari, reprit-elletranquillement. J’avais tant d’affaires ce matin, que je vousaurais peut-être manqué de parole pour le déjeuner, si je n’avaisdésiré vous la montrer. Tenez, la voici… Il vous rappelle vospromesses. »

Il prit la lettre, la lut en marchant, la rejeta sur la table,devant elle, avec un geste d’ennui.

« Eh bien ? » demanda-t-elle.

Mais lui, ne parla pas tout de suite. Il gonflait le dos, ilbâillait légèrement.

« Il est bête », finit-il par dire.

Elle fut très blessée. Depuis quelque temps, elle ne toléraitplus qu’on parût douter des capacités de son mari. Elle baissa uninstant la tête, réprimant les petits mouvements de révolte dontses mains étaient agitées. Peu à peu, elle s’affranchissait de sasoumission d’écolière, semblait prendre à Rougon assez de sa forcepour se poser en adversaire redoutable.

« Si nous montrions cette lettre, ce serait un homme fini,dit le ministre, poussé à se venger sur le mari de la résistance dela femme. Ah ! le bonhomme n’est pas facile à caser.

– Vous exagérez, mon cher, reprit-elle après un silence.Autrefois, vous juriez qu’il avait le plus bel avenir. Il possèdedes qualités très sérieuses et très solides… Allez, ce ne sont pasles hommes vraiment forts qui vont le plus loin. »

Rougon continuait sa promenade. Il haussait les épaules.

« Votre intérêt est qu’il entre au ministère. Vous ycompterez un ami. Si réellement le ministre de l’Agriculture et duCommerce se retire pour des raisons de santé, comme on le dit,l’occasion est superbe. Mon mari est compétent, et sa mission enItalie le désigne au choix de l’empereur… Vous savez que l’empereurl’aime beaucoup ; ils s’entendent très bien ensemble ;ils ont les mêmes idées… Un mot de vous enlèveraitl’affaire. »

Il fit encore deux ou trois tours sans répondre. Puis,s’arrêtant devant elle :

« Je veux bien, après tout… Il y en a de plus bêtes… Maisje fais cela uniquement pour vous. Je désire vous désarmer.Hein ! vous ne devez pas être bonne. N’est-ce pas, vous êtestrès rancunière ? »

Il plaisantait. Elle se mit à rire également, enrépétant :

« Oui, oui, très rancunière… Je me souviens. »

Puis, comme elle le quittait, il la retint un instant à laporte. À deux reprises, ils se serrèrent fortement les doigts, sansajouter un mot.

Dès que Rougon fut seul, il retourna à son cabinet. La grandepièce était vide. Il s’assit devant le bureau, les coudes au borddu buvard, soufflant dans le silence. Ses paupières se baissaient,une somnolence rêveuse le tint assoupi pendant près de dix minutes.Mais il eut un sursaut, il s’étira les bras ; et il sonna.Merle parut.

« M. le préfet de la Somme attend toujours, n’est-cepas ?… Faites-le entrer. »

Le préfet de la Somme entra, blême et souriant, en redressant sapetite taille. Il fit son compliment au ministre d’un air correct.Rougon, un peu alourdi, attendait. Il le pria de s’asseoir.

« Voici, monsieur le préfet, pourquoi je vous ai mandé.Certaines instructions doivent être données de vive voix… Vousn’ignorez pas que le parti révolutionnaire relève la tête. Nousavons été à deux doigts d’une catastrophe épouvantable. Enfin, lepays demande à être rassuré, à sentir au-dessus de lui l’énergiqueprotection du gouvernement. De son côté, Sa Majesté l’empereur estdécidée à faire des exemples, car jusqu’à présent on asingulièrement abusé de sa bonté… »

Il parlait lentement, renversé au fond de son fauteuil, jouantavec un gros cachet à manche d’agate. Le préfet approuvait chaquemembre de phrase d’un vif mouvement de tête.

« Votre département, continua le ministre, est un des plusmauvais. La gangrène républicaine…

– Je fais tous mes efforts… voulut dire le préfet.

– Ne m’interrompez pas… Il faut donc que la répression ysoit éclatante. C’est pour m’entendre avec vous sur ce sujet quej’ai désiré vous voir… Nous nous sommes occupés ici d’un travail,nous avons dressé une liste… »

Et il cherchait parmi ses papiers. Il prit un dossier qu’ilfeuilleta.

« On a dû répartir sur toute la France le nombred’arrestations jugées nécessaires. Le chiffre pour chaquedépartement est proportionné au coup qu’il s’agit de porter…Comprenez bien nos intentions. Ainsi, tenez, la Haute-Marne, où lesrépublicains sont en infime minorité, trois arrestations seulement.La Meuse, au contraire, quinze arrestations… Quant à votredépartement, la Somme, n’est-ce pas ? nous disons laSomme… »

Il tournait les feuillets, clignait ses grosses paupières.Enfin, il leva la tête et regarda le fonctionnaire en face.

« Monsieur le préfet, vous avez douze arrestations àfaire. »

Le petit homme blême s’inclina, en répétant :

« Douze arrestations… J’ai parfaitement compris SonExcellence. »

Mais il restait perplexe, pris d’un léger trouble qu’il nevoulait pas montrer. Après quelques minutes de conversation, commele ministre le congédiait en se levant, il se décida àdemander :

« Son Excellence pourrait-elle me désigner lespersonnes… ?

– Oh ! arrêtez qui vous voudrez !… Je ne puis pasm’occuper de ces détails. Je serais débordé. Et partez ce soir,procédez aux arrestations dès demain… Ah ! pourtant, je vousconseille de frapper haut. Vous avez bien là-bas des avocats, desnégociants, des pharmaciens, qui s’occupent de politique.Coffrez-moi tout ce monde-là. Ça fait plus d’effet. »

Le préfet se passa la main sur le front, d’un geste anxieux,fouillant déjà sa mémoire, cherchant des avocats, des négociants,des pharmaciens. Il hochait toujours la tête d’un aird’approbation. Mais Rougon ne fut sans doute pas satisfait de sonattitude hésitante.

« Je ne vous cacherai pas, reprit-il, que Sa Majesté esttrès mécontente en ce moment du personnel administratif. Ilpourrait y avoir bientôt un grand mouvement préfectoral. Nous avonsbesoin d’hommes très dévoués, dans les circonstances graves où noussommes. »

Ce fut comme un coup de fouet.

« Son Excellence peut compter sur moi, s’écria le préfet.J’ai déjà mes hommes ; il y a un pharmacien à Péronne, unmarchand de drap et un fabricant de papier à Doullens ; quantaux avocats, ils ne manquent pas, c’est une peste… Oh !j’assure à Son Excellence que je trouverai les douze… Je suis unvieux serviteur de l’empire. »

Il parla encore de sauver le pays, et s’en alla, en saluant trèsbas. Le ministre, derrière lui, balança son grand corps d’un air dedoute ; il ne croyait pas aux petits hommes. Sans se rasseoir,il barra la Somme d’un trait rouge sur la liste. Plus des deuxtiers des départements se trouvaient déjà barrés. Le cabinetgardait le silence étouffé de ses tentures vertes mangées par lapoussière, l’odeur grasse dont l’embonpoint de Rougon semblaitl’emplir.

Quand il sonna Merle de nouveau, il s’irrita de voir quel’antichambre était toujours pleine. Il crut même reconnaître lesdeux dames, devant la table.

« Je vous avais dit de congédier tout le monde, cria-t-il.Je sors, je ne puis recevoir.

– M. le directeur du Vœu national est là »,murmura l’huissier.

Rougon l’avait oublié. Il noua les poings derrière son dos etdonna l’ordre de l’introduire. C’était un homme d’une quarantained’années, mis avec une grande recherche, la figure épaisse.

« Ah ! vous voilà, monsieur, dit le ministre d’unevoix rude. Il est impossible que les choses continuent sur unpareil pied, je vous en préviens ! »

Et, tout en marchant, il accabla la presse de gros mots. Elledésorganisait, elle démoralisait, elle poussait à tous lesdésordres. Il préférait aux journalistes les brigands quiassassinent sur les grandes routes ; on guérit d’un coup depoignard, tandis que les coups de plume sont empoisonnés ; etil trouva d’autres comparaisons encore plus saisissantes. Peu àpeu, il se fouettait lui-même, il s’agitait furieusement, ilroulait sa voix avec un fracas de tonnerre. Le directeur, restédebout, baissait la tête sous l’orage, la mine humble etconsternée. Il finit par demander :

« Si Son Excellence daignait m’expliquer, je ne comprendspas bien pourquoi…

– Comment, pourquoi ? » s’écria Rougon,exaspéré.

Il se précipita, étala le journal sur son bureau, en montra lescolonnes toutes balafrées à coups de crayon rouge.

« Il n’y a pas dix lignes qui ne soientrépréhensibles ! Dans votre article de tête, vous paraissezmettre en doute l’infaillibilité du gouvernement en matière derépression. Dans cet entrefilet, à la seconde page, vous semblezfaire une allusion à ma personne, en parlant des parvenus dont letriomphe est insolent. Dans vos faits divers, traînent deshistoires ordurières, des attaques stupides contre les hautesclasses. »

Le directeur, épouvanté, joignait les mains, tâchait de placerun mot.

« Je jure à Son Excellence… Je suis désespéré que SonExcellence ait pu supposer un instant… Moi qui ai pour SonExcellence une si vive admiration… »

Mais Rougon ne l’écoutait pas.

« Et le pis, monsieur, c’est que personne n’ignore lesliens qui vous attachent à l’administration. Comment les autresfeuilles peuvent-elles nous respecter, si les journaux que nouspayons ne nous respectent pas ?… Depuis ce matin, tous mesamis me dénoncent ces abominations. »

Alors, le directeur cria avec Rougon. Ces articles-là ne luiavaient point passé sous les yeux. Mais il allait flanquer tous sesrédacteurs à la porte. Si Son Excellence le voulait, ilcommuniquerait chaque matin à Son Excellence une épreuve du numéro.Rougon, soulagé, refusa ; il n’avait pas le temps. Et ilpoussait le directeur vers la porte, lorsqu’il se ravisa.

« J’oubliais. Votre feuilleton est odieux… Cette femme bienélevée qui trompe son mari est un argument détestable contre labonne éducation. On ne doit pas laisser dire qu’une femme comme ilfaut puisse commettre une faute.

– Le feuilleton a beaucoup de succès, murmura le directeur,inquiet de nouveau. Je l’ai lu, je l’ai trouvé trèsintéressant.

– Ah ! vous l’avez lu… Eh bien ! cettemalheureuse a-t-elle des remords à la fin ? »

Le directeur porta la main à son front, ahuri, cherchant à sesouvenir.

« Des remords ? non, je ne crois pas. »

Rougon avait ouvert la porte. Il la referma sur lui, encriant :

« Il faut absolument qu’elle ait des remords !… Exigezde l’auteur qu’il lui donne des remords ! »

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