Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 10

 

Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu’on luiévitât l’ennui d’une réception officielle aux portes de Niort. Ilarriva un samedi soir, vers sept heures, et descendit directement àla préfecture, avec l’idée de se reposer jusqu’au lendemainmidi ; il était très las. Mais après le dîner, quelquespersonnes vinrent. La nouvelle de la présence du ministre devaitdéjà courir la ville. On ouvrit la porte d’un petit salon, voisinde la salle à manger ; un bout de soirée s’organisa. Rougon,debout entre les deux fenêtres, fut obligé d’étouffer sesbâillements et de répondre d’une façon aimable aux compliments debienvenue.

Un député du département, cet avoué qui avait hérité de lacandidature officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré,en redingote et en pantalon de couleur ; et il s’excusait, ilexpliquait qu’il rentrait à pied d’une de ses fermes, mais qu’ilavait quand même voulu saluer tout de suite Son Excellence. Puis,un petit homme gros et court se montra, sanglé dans un habit noirun peu juste, ganté de blanc, l’air cérémonieux et désolé. C’étaitle premier adjoint. Il venait d’être prévenu par sa bonne. Ilrépéta que M. le maire serait désespéré ; M. lemaire, qui attendait Son Excellence le lendemain seulement, setrouvait à sa propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrièrel’adjoint, défilèrent encore six messieurs ; grands pieds,grosses mains, larges figures massives ; le préfet lesprésenta comme des membres distingués de la Société de statistique.Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une délicieuse blondede vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettesrévolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon,amèrement.

Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et lepréfet, était très questionné sur la solennité du lendemain. Ondevait se rendre à une lieue de la ville, dans le quartier dit desMoulins, devant l’entrée d’un tunnel projeté pour le chemin de ferde Niort à Angers ; et là Son Excellence le ministre del’Intérieur mettrait lui-même le feu à la première mine. Cela paruttouchant. Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorerl’entreprise si laborieuse d’un vieil ami. D’ailleurs, il seconsidérait comme le fils adoptif du département des Deux-Sèvres,qui l’avait autrefois envoyé à l’Assemblée législative. À lavérité, le but de son voyage, vivement conseillé par Du Poizat,était de le montrer dans toute sa puissance à ses anciensélecteurs, afin d’assurer complètement sa candidature, s’il luifallait jamais un jour entrer au Corps législatif.

Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire etendormie. Personne ne venait plus. On avait appris trop tardl’arrivée du ministre. Cela tournait au triomphe, pour les genszélés qui se trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter laplace, ils se gonflaient dans la joie d’être les premiers àposséder Son Excellence en petit comité. L’adjoint répétait plushaut, d’une voix dolente, sous laquelle perçait une grandejubilation :

« Mon Dieu ! que M. le maire va êtrecontrarié !… et M. le président ! et M. leprocureur impérial ! et tous ces messieurs ! »

Vers neuf heures pourtant, on put croire que la ville était dansl’antichambre. Il y eut un bruit imposant de pas. Puis, undomestique vint dire que M. le commissaire central désiraitprésenter ses hommages à Son Excellence. Et ce fut Gilquin quientra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants paille et desbottines de chevreau. Du Poizat l’avait casé dans son département.Gilquin, très convenable, ne gardait qu’un dandinement un peu osédes épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau ;il tenait ce chapeau appuyé contre sa hanche, légèrement renversé,dans une pose étudiée sur quelque gravure de tailleur. Il s’inclinadevant Rougon, en murmurant avec une humilité exagérée :

« Je me rappelle au bon souvenir de Son Excellence, quej’ai eu l’honneur de rencontrer plusieurs fois à Paris. »

Rougon sourit. Ils causèrent un instant. Gilquin passa ensuitedans la salle à manger, où l’on venait de servir le thé. Il ytrouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de la table,la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit salon,maintenant, on parlait de la grandeur du règne ; Du Poizat,debout à côté de Rougon, exaltait l’empire ; et tous deuxéchangeaient des saluts, comme s’ils s’étaient félicités d’uneœuvre personnelle, en face des Niortais béants d’une admirationrespectueuse.

« Sont-ils forts, ces mâtins-là ! » murmuraGilquin, qui suivait la scène par la porte grande ouverte.

Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude deM. Kahn. Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanchesmal rangées et sa face d’enfant fiévreux, où le triomphe avait misune flamme, faisait rire d’aise Gilquin, qui le trouvait« très réussi ».

« Hein ? vous ne l’avez pas vu arriver dans ledépartement ? continua-t-il à voix basse. Moi, j’étais aveclui. Il tapait les pieds d’un air rageur en marchant. Allez, ildevait en avoir gros sur le cœur contre les gens d’ici. Depuisqu’il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de sonenfance. Et les bourgeois qui l’ont connu pauvre diable autrefoisn’ont pas envie aujourd’hui de sourire, quand il passe, je vous enréponds !… Oh ! c’est un préfet solide, un homme tout àson affaire. Il ne ressemble guère à ce Langlade que nous avonsremplacé, un garçon à bonnes fortunes, blond comme une fille… Nousavons trouvé des photographies de dames très décolletées jusquedans les dossiers du cabinet. »

Gilquin se tut un instant. Il croyait s’apercevoir que, d’unangle du petit salon, la femme du proviseur ne le quittait pas desyeux. Alors, voulant développer les grâces de son buste, il se pliapour dire de nouveau à M. Kahn :

« Vous a-t-on raconté l’entrevue de Du Poizat avec sonpère ? Oh ! l’aventure la plus amusante du monde !…Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé unmagot en prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant commeun loup, au fond d’une vieille maison en ruine, avec des fusilschargés dans son vestibule… Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingtfois l’échafaud, rêvait depuis longtemps de l’écraser. Ça entraitpour une bonne moitié dans son désir d’être préfet ici… Un matindonc, mon Du Poizat endosse son plus bel uniforme, et, sous leprétexte de faire une tournée, va frapper à la porte du vieux. Onparlemente un bon quart d’heure. Enfin le vieux ouvre. Un petitvieillard blême, qui regarde d’un air hébété les broderies del’uniforme. Et savez-vous ce qu’il a dit, dès la seconde phrase,quand il a su que son fils était préfet ? « Hein !Léopold, n’envoie plus toucher les contributions ! » Audemeurant, ni émotion, ni surprise… Lorsque Du Poizat est revenu,il pinçait les lèvres, la face blanche comme un linge. Cettetranquillité de son père l’exaspérait. En voilà un sur le dosduquel il ne montera jamais ! »

M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis laliste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour unetasse de thé, en jetant des coups d’œil dans le salon voisin.

« Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bienle laisser aller se coucher. Il faut qu’il soit solide pourdemain.

– Je ne l’avais pas revu, reprit Gilquin. Il aengraissé. »

Puis, il baissa encore la voix, il répéta :

« Très forts, ces gaillards !… Ils ont manigancé je nesais quoi, au moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Lelendemain, patatras ! la danse a eu lieu tout de même. Rougonprétend qu’il est allé à la préfecture, où personne n’a voulu lecroire. Enfin, ça le regarde, on n’a pas besoin d’en causer… Cetanimal de Du Poizat m’avait payé un fameux déjeuner dans un cafédes boulevards. Oh ! quelle journée ! Nous avons dûpasser la soirée au théâtre ; je ne me souviens plus bien,j’ai dormi deux jours. »

Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de Gilquininquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, restéseul, se persuada que la femme du proviseur le regardaitdécidément. Il rentra dans le salon, s’empressa auprès d’elle,finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche. Ilétait vraiment fort bien ; il ressemblait à un homme comme ilfaut mal élevé, ce qui paraissait attendrir peu à peu la belleblonde. Cependant, le député démontrait la nécessité d’une nouvelleéglise à Niort, l’adjoint demandait un pont, le proviseur parlaitd’agrandir les bâtiments du lycée, tandis que les six membres de laSociété de statistique, muets, approuvaient tout de la tête.

« Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, lespaupières à demi fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins etfaire droit à vos requêtes. »

Dix heures sonnaient, lorsqu’un domestique vint dire un mot aupréfet, qui se pencha aussitôt à l’oreille du ministre. Celui-ci sehâta de sortir. Mme Correur l’attendait, dans unepièce voisine. Elle était avec une fille grande et mince, la figurefade, toute salie de taches de rousseur.

« Comment ! vous êtes à Niort ! s’écriaRougon.

– Depuis cet après-midi seulement, ditMme Correur. Nous sommes descendues là, en face,place de la Préfecture, à l’hôtel de Paris. »

Et elle expliqua qu’elle arrivait de Coulonges, où elle avaitpassé deux jours. Puis, s’interrompant pour montrer la grandefille :

« Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulum’accompagner. »

Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.Mme Correur continua :

« Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vousm’auriez peut-être blâmée ; mais c’était plus fort que moi, jevoulais voir mon frère… Quand j’ai appris votre voyage à Niort, jesuis accourue. Nous vous guettions, nous vous avons regardé entrerà la préfecture ; seulement nous avons jugé préférable de nousprésenter très tard. Ces petites villes sont siméchantes ! »

Rougon approuva de la tête. Mme Correur, eneffet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblaitcompromettante en province.

« Et vous avez vu votre frère ? demanda-t-il.

– Oui, oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l’ai vu.Mme Martineau n’a pas osé me mettre à la porte.Elle avait pris la pelle, elle faisait brûler du sucre… Ce pauvrefrère ! Je savais qu’il était malade, mais ça m’a donné uncoup tout de même de le voir si décharné. Il m’a promis de ne pasme déshériter ; cela serait contraire à ses principes. Letestament est fait, la fortune doit être partagée entre moi etMme Martineau… N’est-ce pas, Herminie ?

– La fortune doit être partagée, affirma la grande fille.Il l’a dit quand vous êtes entrée, il l’a répété quand il vous amontré la porte. Oh ! c’est sûr ! je l’aientendu. »

Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant :

« Eh bien, je suis enchanté ! Vous êtes plustranquille maintenant. Mon Dieu, les querelles de famille, ça finittoujours par s’arranger… Allons, bonsoir. Je vais mecoucher. »

Mais Mme Correur l’arrêta. Elle avait tiré sonmouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise d’unecrise brusque de désespoir.

« Ce pauvre Martineau !… Il a été si bon, il m’apardonné avec tant de simplicité !… Si vous saviez, mon ami…C’est pour lui que je suis accourue, c’est pour vous supplier en safaveur… »

Les larmes lui coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon,étonné, ne comprenant pas, regardait les deux femmes.Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, maisplus discrètement ; elle était très sensible, elle avaitl’attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier lapremière :

« M. Martineau s’est compromis dans lapolitique. »

Alors, Mme Correur se mit à parler avecvolubilité.

« Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, unjour. J’avais un pressentiment… Martineau devenait républicain. Auxdernières élections, il s’était exalté et avait fait une propagandeacharnée pour le candidat de l’opposition. Je connaissais desdétails que je ne veux pas dire. Enfin, tout cela devait maltourner… Dès mon arrivée à Coulonges, au Lion d’Or, où nous avonspris une chambre, j’ai questionné les gens, j’en ai appris encoreplus long. Martineau a fait toutes les bêtises. Ça n’étonneraitpersonne dans le pays, s’il était arrêté. On s’attend à voir lesgendarmes l’emmener d’un jour à l’autre… Vous pensez quellesecousse pour moi ! Et j’ai songé à vous, mon ami… »

De nouveau, sa voix s’éteignit dans des sanglots. Rougoncherchait à la rassurer. Il parlerait de l’affaire à Du Poizat, ilarrêterait les poursuites, si elles étaient commencées. Même illaissa échapper cette parole :

« Je suis le maître, allez dormir tranquille. »

Mme Correur hochait la tête, en roulant sonmouchoir, les yeux séchés. Elle finit par reprendre àdemi-voix :

« Non, non, vous ne savez pas. C’est plus grave que vous necroyez… Il mène Mme Martineau à la messe et reste àla porte, en affectant de ne jamais mettre le pied dans l’église,ce qui est un sujet de scandale chaque dimanche. Il fréquente unancien avocat retiré là-bas, un homme de 48, avec lequel onl’entend pendant des heures parler de choses terribles. On asouvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la nuit dansson jardin, sans doute pour venir prendre un motd’ordre. »

À chaque détail, Rougon haussait les épaules ; maisMlle Herminie Billecoq ajouta vivement, commefâchée d’une telle tolérance :

« Et les lettres qu’il reçoit de tous les pays, avec descachets rouges ; c’est le facteur qui nous a dit cela. Il nevoulait pas parler, il était tout pâle. Nous avons dû lui donnervingt sous… Et son dernier voyage, il y a un mois. Il est restéhuit jours dehors, sans que personne dans le pays puisse encoresavoir aujourd’hui où il est allé. La dame du Lion d’Or nous aassuré qu’il n’avait pas même emporté de malle.

– Herminie, je vous en prie ! ditMme Correur d’un air inquiet. Martineau est dansd’assez vilains draps. Ce n’est pas à nous de lecharger. »

Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deuxfemmes. Il devenait très grave.

« S’il est si compromis que cela… », murmura-t-il.

Il crut voir une flamme s’allumer dans les yeux troubles deMme Correur. Il continua :

« Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.

– Ah ! il est perdu, il est bien perdu ! s’écriaMme Correur. Je le sens, voyez-vous… Nous nevoulons rien dire. Si nous vous disions tout… »

Elle s’interrompit pour mordre son mouchoir.

« Moi qui ne l’avais pas vu depuis vingt ans ! Et jele retrouve pour ne le revoir jamais peut-être !… Il a été sibon, si bon ! »

Herminie eut un léger hochement des épaules. Elle faisait àRougon des signes, pour lui donner à entendre qu’il fallaitpardonner au désespoir d’une sœur, mais que le vieux notaire étaitle pire des gredins.

« À votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudraitmieux. »

Alors, Mme Correur parut se décider à un grandeffort. Elle baissa encore la voix.

« Vous vous rappelez les Te Deum qu’on a chantéspartout, quand l’empereur a été si miraculeusement sauvé, devantl’Opéra… Eh bien, le jour où l’on a chanté le Te Deum àCoulonges, un voisin a demandé à Martineau s’il n’allait pas àl’église, et ce malheureux a répondu : “Pour quoi faire, àl’église ? Je me moque bien de l’empereur !”

– “Je me moque bien de l’empereur !” répétaMlle Herminie Billecoq d’un air consterné.

– Comprenez-vous mes craintes maintenant ? continual’ancienne maîtresse d’hôtel. Je vous l’ai dit, ça n’étonneraitpersonne dans le pays s’il était arrêté. »

En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon fixement.Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger unedernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâlesclignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s’arrêtaun instant au cou gras et blanc. Puis, il ouvrit les bras, ils’écria :

« Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas lemaître. »

Et il donna des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il,d’intervenir dans ces sortes d’affaires. Si la justice se trouvaitsaisie, les choses devaient avoir leur cours. Il aurait préféré nepas connaître Mme Correur, parce que son amitiépour elle allait lui lier les mains ; il s’était juré de nejamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il serenseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si sonfrère était en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête,elle avait de petits hoquets qui secouaient l’énorme paquet decheveux blonds dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle secalmait. Comme elle prenait congé, elle poussa Herminie devantelle, en disant :

« Mademoiselle Herminie Billecoq… Je vous l’ai présentée,je crois. Pardonnez, j’ai la tête si malade !… C’est cettedemoiselle que nous sommes parvenus à doter. L’officier, sonséducteur, n’a pu encore l’épouser, à cause des formalités qui sontinterminables… Remerciez Son Excellence, ma chère. »

La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d’uneinnocente devant laquelle on a lâché un gros mot.Mme Correur la laissa sortir la première ;puis, serrant fortement la main de Rougon, se penchant vers lui,elle ajouta :

« Je compte sur vous, Eugène. »

Quand le ministre revint dans le petit salon, il le trouva vide.Du Poizat avait réussi à congédier le député, le premier adjoint etles six membres de la Société de statistique. M. Kahn lui-mêmeétait parti, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, à dixheures. Il ne restait dans la salle à manger que la femme duproviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en causantde Paris ; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait descourses, du Salon de peinture, d’une première représentation à laComédie-Française, avec l’aisance d’un homme auquel tous les mondesétaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voixbasse au préfet des renseignements sur un professeur de quatrièmesoupçonné d’être républicain. Il était onze heures. On se leva, onsalua Son Excellence ; et Gilquin se retirait avec leproviseur et sa femme, en offrant son bras à cette dernière,lorsque Rougon le retint.

« Monsieur le commissaire central, un mot, je vousprie. ».

Puis, lorsqu’ils furent seuls, il s’adressa à la fois aucommissaire et au préfet.

« Qu’est-ce donc que l’affaire Martineau ?… Cet hommeest-il réellement très compromis ? »

Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelquesrenseignements.

« Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l’a dénoncé. J’aireçu des lettres… Il est certain qu’il s’occupe de politique. Maisil y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J’auraispréféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m’avez fixé, fairecoffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livresrévolutionnaires.

– J’ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon.Les larmes de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s’il estvraiment si dangereux. Il y a là une question de salutpublic. »

Et se tournant vers Gilquin :

« Qu’en pensez-vous ?

– Je procéderai demain à l’arrestation, répondit celui-ci.Je connais toute l’affaire. J’ai vu Mme Correur àl’hôtel de Paris, où je dîne d’habitude. »

Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet de sapoche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout enrecommandant au commissaire central de faire surveiller quand mêmele professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu’à laporte. Il reprit :

« Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez enpersonne à Coulonges. Soyez très doux. »

Mais Gilquin se redressa d’un air blessé. Il oublia toutrespect, il tutoya Son Excellence.

« Me prends-tu pour un sale mouchard ! s’écria-t-il.Demande à Du Poizat l’histoire de ce pharmacien que j’ai arrêté aulit, avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d’un huissier.Personne n’a rien su… J’agis toujours en homme du monde. »

Rougon dormit neuf heures d’un sommeil profond. Quand il ouvritles yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit appeler DuPoizat, qui arriva, un cigare aux dents, l’air très gai. Ilscausèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu’ils habitaientchez Mme Mélanie Correur, et qu’ils allaient seréveiller, le matin, avec des tapes sur leurs cuisses nues. Tout ense débarbouillant, le ministre demanda au préfet des détails sur lepays, les histoires des fonctionnaires, les besoins des uns, lesvanités des autres. Il voulait pouvoir trouver pour chacun unephrase aimable.

« N’ayez pas peur, je vous soufflerai ! » dit DuPoizat en riant.

Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna surles personnages qui l’approcheraient. Rougon, parfois, lui faisaitrépéter un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. À dix heures,M. Kahn arriva. Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtantles derniers détails de la solennité. Le préfet ferait undiscours ; M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole ledernier. Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours. Uninstant, ils songèrent au maire ; seulement Du Poizat letrouvait trop bête, et il conseilla de choisir l’ingénieur en chefdes ponts et chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, maisdont M. Kahn craignait l’esprit critique. Enfin, ce dernier,en sortant de table, emmena le ministre à l’écart, pour luiindiquer les points sur lesquels il serait heureux de le voirinsister, dans son discours.

Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture.Le maire et le premier adjoint se présentèrent ensemble ; lemaire balbutiait, était au désespoir de ne s’être pas trouvé àNiort, la veille ; tandis que le premier adjoint affectait dedemander à Son Excellence si elle avait passé une bonne nuit, sielle se sentait remise de sa fatigue. Ensuite, parurent leprésident du tribunal civil, le procureur impérial et ses deuxsubstituts, l’ingénieur en chef des ponts et chaussées, quesuivirent à la file le receveur général, le directeur descontributions directes et le conservateur des hypothèques.Plusieurs de ces messieurs étaient avec leurs dames. La femme duproviseur, la jolie blonde, vêtue d’une toilette bleu ciel du pluspiquant effet, causa une grosse émotion ; elle pria SonExcellence d’excuser son mari, retenu au lycée par une attaque degoutte, qui l’avait pris la veille au soir en rentrant. Cependant,d’autres personnages arrivaient : le colonel du 78ede ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, lesdeux juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêtsaccompagné de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux,des délégués de la Chambre consultative des arts et manufactures,de la Société de statistique et du Conseil des prud’hommes.

La réception avait lieu dans le grand salon de la préfecture. DuPoizat faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié endeux, accueillait chaque personne en vieille connaissance. Ilsavait des particularités étonnantes sur chacune d’elles. Il parlaau procureur impérial, très élogieusement, d’un réquisitoireprononcé dernièrement par lui dans une affaire d’adultère ; ildemanda d’une voix émue au directeur des contributions directes desnouvelles de madame, alitée depuis deux mois ; il retint uninstant le colonel du 78e de ligne, pour lui montrerqu’il n’ignorait pas les brillantes études de son fils àSaint-Cyr ; il causa chaussures avec un conseiller municipalqui possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec leconservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussionsur une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand ilhésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d’un mothabilement soufflé. D’ailleurs, il gardait un aplomb superbe.

Comme le président du tribunal de commerce entrait ets’inclinait devant lui, il s’écria d’une voix affable :

« Vous êtes seul, monsieur le président ? J’espèrebien que vous amènerez madame au banquet, ce soir… »

Il s’arrêta, en voyant autour de lui l’embarras des figures. DuPoizat le poussait légèrement du coude. Alors, il se souvint que leprésident du tribunal de commerce vivait séparé de sa femme, à lasuite de certains faits scandaleux. Il s’était trompé, il avait cruparler à l’autre président, au président du tribunal civil. Cela netroubla en rien son aplomb. Souriant toujours, sans chercher àrevenir sur sa maladresse, il reprit d’un air fin :

« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur. Jesais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour ladécoration… C’est une indiscrétion. Gardez-moi lesecret. »

Le président du tribunal de commerce devint très rouge. Ilsuffoquait de joie. Autour de lui, on s’empressait, on lefélicitait ; pendant que Rougon prenait note mentalement decette croix donnée avec tant d’à-propos, pour ne pas oublierd’avertir son collègue. C’était le mari trompé qu’il décorait. DuPoizat eut un sourire d’admiration.

Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans legrand salon. On attendait toujours, les visages muets, les regardsgênés.

« L’heure avance, on pourrait partir », murmura leministre.

Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l’ancienadversaire de M. Kahn, n’était pas encore là. Enfin celui-cientra, tout suant ; sa montre avait dû s’arrêter, il n’ycomprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de laveille, il commença une phrase :

« Comme je le disais hier soir à VotreExcellence… »

Et il marcha à côté de Rougon, en lui annonçant qu’ilretournerait le lendemain matin à Paris. Le congé de Pâques avaitpris fin le mardi, la session était rouverte. Mais il avait crudevoir rester quelques jours de plus à Niort, pour faire leshonneurs du département à Son Excellence.

Tous les invités étaient descendus dans la cour de lapréfecture, où une dizaine de voitures, rangées aux deux côtés duperron, attendaient. Le ministre monta avec le député, le préfet etle maire, dans une calèche qui prit la tête. Le reste des invitéss’empila le plus hiérarchiquement possible ; il y avait làdeux autres calèches, trois victorias et des chars à bancs à six età huit places. Dans la rue de la Préfecture, le défilé s’organisa.On partit au petit trot. Les rubans des dames s’envolaient, tandisque leurs jupes débordaient par-dessus les portières. Les chapeauxnoirs des messieurs miroitaient au soleil. Il fallut traverser toutun bout de la ville. Le long des rues étroites, le pavé aigusecouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit deferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, lesNiortais saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, trèssurpris de voir la redingote bourgeoise du ministre à côté del’habit brodé d’or du préfet.

Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantéed’arbres magnifiques. Il faisait très doux ; une belle journéed’avril, un ciel clair, tout blond de soleil. La route, droite etunie, s’enfonçait au milieu de jardins pleins de lilas etd’abricotiers en fleur. Puis, les champs s’élargirent en vastescultures, coupées de loin en loin par un bouquet d’arbres. Dans lesvoitures, on causait.

« Voilà une filature, n’est-ce pas ? » ditRougon, à l’oreille duquel le préfet se penchait.

Et s’adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briquesrouges, au bord de l’eau :

« Une filature qui vous appartient, je crois… On m’a parléde votre nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai detrouver un instant afin de visiter toutes cesmerveilles. »

Il demanda des détails sur la puissance motrice de la rivière.Selon lui, les moteurs hydrauliques, dans de bonnes conditions,avaient d’énormes avantages. Et il émerveilla le maire par sesconnaissances techniques. Les autres voitures suivaient, un peudébandées. Des conversations arrivaient, hérissées de chiffres, aumilieu du trot assourdi des chevaux. Un rire perlé sonna, qui fittourner toutes les têtes : c’était la femme du proviseur, dontl’ombrelle venait de s’envoler sur un tas de cailloux.

« Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon ensouriant au député. La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe…Des prairies superbes ! Je sais, d’ailleurs, que vous vousoccupez d’élevage, et que vous avez eu des vaches couronnées, auxderniers comices agricoles. »

Alors, ils parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil,avaient une douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs ynaissaient. Des rideaux de grands peupliers ménageaient deséchappées d’horizon, des coins de paysage adorables. Une vieillefemme qui conduisait un âne dut arrêter la bête au bord du chemin,pour laisser passer le cortège. Et l’âne se mit à braire, effarépar cette procession de voitures, dont les panneaux vernisluisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les hommesgantés, tinrent leur sérieux.

On monta, à gauche, une légère pente ; puis, onredescendit. On était arrivé. C’était un creux dans les terres, lecul-de-sac d’un étroit vallon, une sorte de trou étranglé entretrois coteaux qui faisaient muraille. De la campagne environnante,en levant les yeux, on ne voyait, sur le ciel noir, que lescarcasses crevées de deux moulins en ruine. Là, au fond, au milieud’un carré d’herbe, une tente était dressée, de la toile grisebordée d’un large galon rouge, avec des trophées de drapeaux, surles quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, desbourgeois, des dames, des paysans du quartier, s’étageaient àdroite, du côté de l’ombre, le long de l’amphithéâtre formé par undes coteaux. Devant la tente, un détachement du 78e deligne se trouvait sous les armes, en face des pompiers de Niort,dont le bel ordre était très remarqué ; tandis que, au bord dela pelouse, une équipe d’ouvriers, en blouses neuves, attendaient,ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés dans leurs redingotes.Dès que les voitures se montrèrent, la Société philharmonique de laville, une société composée d’instrumentistes amateurs, se mit àjouer l’ouverture de La Dame blanche.

« Vive Son Excellence ! » crièrent quelques voix,que le bruit des instruments étouffa.

Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait letrou au fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement del’horizon, qui lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta làun instant dans l’herbe, attendant un compliment de bienvenue.Enfin, M. Kahn accourut. Il s’était échappé de la préfectureaussitôt après le déjeuner ; seulement il venait, parprudence, d’examiner la mine à laquelle Son Excellence devaitmettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre jusqu’à latente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de confusion.Rougon demandait des renseignements.

« Alors, c’est dans cette tranchée que doit s’ouvrir letunnel ?

– Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine estcreusée dans ce rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit undrapeau. »

Le coteau du fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Desarbustes déracinés pendaient parmi les déblais. On avait semé defeuillages le sol de la tranchée. M. Kahn indiqua encore de lamain le tracé de la voie ferrée, que marquait une double file dejalons, alignant des bouts de papier blanc, au milieu des sentiers,des herbes, des buissons. C’était un coin paisible de nature àéventrer.

Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente.Les curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles.La Société philharmonique achevait l’ouverture de La Dameblanche.

« Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë quivibra dans le silence, je tiens à remercier le premier VotreExcellence d’avoir bien voulu accepter l’invitation que nous noussommes permis de lui adresser. Le département des Deux-Sèvresgardera un éternel souvenir… »

C’était Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenaità trois pas de Rougon, debout tous les deux ; et, à certaineschutes de phrases cadencées, ils inclinaient légèrement la têtel’un vers l’autre. Il parla ainsi un quart d’heure, rappelant auministre la façon brillante dont il avait représenté le départementà l’Assemblée législative ; la ville de Niort avait inscritson nom dans ses annales comme celui d’un bienfaiteur, et brûlaitde lui témoigner sa reconnaissance en toute occasion. Du Poizats’était chargé de la partie politique et pratique. Par moments, savoix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait plus que sesgestes, un mouvement régulier de son bras droit ; et lemillier de curieux étagés sur le coteau s’intéressaient auxbroderies de sa manche, dont l’or luisait dans un coup desoleil.

Ensuite, M. Kahn s’avança au milieu de la tente. Lui, avaitla voix très grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallonformait écho et renvoyait les fins de phrase sur lesquelles ilappuyait trop complaisamment. Il conta ses longs efforts, lesétudes, les démarches qu’il avait dû faire pendant près de quatreans, pour doter le pays d’une nouvelle voie ferrée. Maintenant,toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département ;les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leurfabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plushumbles villages ; et il semblait, à l’entendre, que lesDeux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée decocagne, avec des ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, oùdes tables chargées de bonnes choses attendaient les passants.Puis, brusquement, il affecta une modestie outrée. On ne lui devaitaucune gratitude, il n’aurait jamais mené à bien un aussi vasteprojet, sans le haut patronage dont il était fier. Et, tourné versRougon, il l’appela « l’illustre ministre, le défenseur detoutes les idées nobles et utiles ». En terminant, il célébrales avantages financiers de l’affaire. À la Bourse, on s’arrachaitles actions. Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argentdans une entreprise à laquelle Son Excellence le ministre del’Intérieur voulait attacher son nom !

« Très bien, très bien ! » murmurèrent quelquesinvités.

Le maire et plusieurs représentants de l’autorité serrèrent lamain de M. Kahn, qui affectait d’être très ému. Au-dehors, desapplaudissements éclataient. La Société philharmonique crut devoirattaquer un pas redoublé ; mais le premier adjoint seprécipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendantce temps, sous la tente, l’ingénieur en chef des ponts et chausséeshésitait, disait qu’il n’avait rien préparé. L’insistance du préfetle décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l’oreille de cedernier :

« Vous avez eu tort. Il est mauvais comme lagale. »

L’ingénieur en chef était un homme long et maigre, qui avait degrandes prétentions à l’ironie. Il parlait lentement, en tordant lecoin de sa bouche, toutes les fois qu’il voulait lancer uneépigramme. Il commença par écraser M. Kahn sous les éloges.Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea en quelques motsle projet de chemin de fer, avec ce dédain des ingénieurs dugouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il rappela lecontre-projet de la Compagnie de l’Ouest, qui devait passer parThouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coudedu tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux deBressuire. Le tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables,procédant par coups d’épingle, sentis des seuls initiés. Il futplus cruel encore en finissant. Il parut regretter que« l’illustre ministre » vînt se compromettre dans uneaffaire dont le côté financier donnait des inquiétudes à tous leshommes d’expérience. Il faudrait des sommes énormes ; la plusgrande honnêteté, le plus grand désintéressement seraientnécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la bouchetordue :

« Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommescomplètement rassurés en voyant, à la tête de l’entreprise, unhomme dont la belle situation de fortune et la haute probitécommerciale sont bien connues dans le département. »

Un murmure d’approbation courut. Seules quelques personnesregardaient M. Kahn, qui s’efforçait de sourire, les lèvresblanches. Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, commegêné par la grande lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâlesétaient devenus noirs. Il comptait d’abord parler très brièvement.Mais il avait maintenant un des siens à défendre. Il fit trois pas,se trouva au bord de la tente ; et là, avec un geste dontl’ampleur semblait s’adresser à toute la France attentive, ilcommença.

« Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par lapensée, d’embrasser l’empire tout entier d’un coup d’œil, etd’élargir ainsi la solennité qui nous rassemble, pour en faire lafête du labeur industriel et commercial. Au moment même où je vousparle, du nord au midi, on creuse des canaux, on construit desvoies ferrées, on perce des montagnes, on élève desponts… »

Un profond silence s’était fait. Entre les phrases, on entendaitdes souffles dans les branches, puis la voix haute d’une écluse, auloin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue avec les soldats,sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, pour voirparler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, lesspectateurs avaient fini par se mettre à leur aise ; les damess’étaient accroupies, après avoir étalé leur mouchoir àterre ; deux messieurs, que le soleil gagnait, venaientd’ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et la voix de Rougonmontait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce trou, comme sile vallon n’eût pas été assez vaste pour ses gestes. De ses mainsbrusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayerl’horizon, autour de lui. À deux reprises, il cherchal’espace ; mais il ne rencontra en haut, au bord du ciel, queles moulins dont les carcasses éventrées craquaient au soleil.

L’orateur avait repris le thème de M. Kahn, enl’agrandissant. Ce n’était plus le département des Deux-Sèvresseulement qui entrait dans une ère de prospérité miraculeuse, maisla France entière, grâce à l’embranchement de Niort à Angers.Pendant dix minutes, il énuméra les bienfaits sans nombre dont lespopulations seraient comblées. Il poussa les choses jusqu’à parlerde la main de Dieu. Puis, il répondit à l’ingénieur en chef ;il ne discutait pas son discours, il n’y faisait aucuneallusion ; il disait simplement le contraire de ce qu’il avaitdit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrantmodeste, désintéressé, grandiose. Le côté financier de l’entreprisele laissait plein de sérénité. Il souriait, il entassait d’un gesterapide des monceaux d’or. Alors, des bravos lui coupèrent lavoix.

« Messieurs, un dernier mot », dit-il après s’êtreessuyé les lèvres avec son mouchoir.

Le dernier mot dura un quart d’heure. Il se grisait, ils’engageait plus qu’il n’aurait voulu. Même, à la péroraison, commeil en était à la grandeur du règne, célébrant la haute intelligencede l’empereur, il laissa entendre que Sa Majesté patronnait d’unefaçon particulière l’embranchement de Niort à Angers. L’entreprisedevenait une affaire d’État.

Trois salves d’applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux,volant dans le ciel pur, à une grande hauteur, s’effaroucha, avecdes croassements prolongés. Dès la dernière phrase du discours, laSociété philharmonique s’était mise à jouer, sur un signal parti dela tente ; tandis que les dames, serrant leurs jupes, serelevaient vivement, désireuses de ne rien perdre du spectacle.Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient d’un air ravi.Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e deligne, hochaient la tête, en écoutant le député s’émerveiller àdemi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plusenthousiaste était sûrement l’ingénieur en chef des ponts etchaussées ; il affecta une servilité extraordinaire, la bouchetordue, comme foudroyé par les magnifiques paroles du grandhomme.

« Si Son Excellence veut bien me suivre », ditM. Kahn, dont la grosse face suait de joie.

C’était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à lapremière mine. Des ordres venaient d’être donnés à l’équiped’ouvriers en blouses neuves. Ces hommes précédèrent le ministre etM. Kahn dans la tranchée, et se rangèrent au fond, sur deuxlignes. Un contremaître tenait un bout de corde allumé, qu’ilprésenta à Rougon. Les autorités, restées sous la tente,allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Sociétéphilharmonique jouait toujours.

« Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit ? demandaavec un sourire inquiet la femme du proviseur à l’un des deuxsubstituts.

– C’est selon la nature de la roche, se hâta de répondre leprésident du tribunal de commerce, qui entra dans des explicationsminéralogiques.

– Moi, je me bouche les oreilles », murmura l’aînéedes trois filles du conservateur des eaux et forêts.

Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde,se sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, lescarcasses des moulins craquaient plus fort. Alors, il se hâta, mitle feu à la mèche dont le contremaître lui indiqua le bout, entredeux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans une trompe,longuement. Toute l’équipe s’écarta. M. Kahn avait vivementramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitudeinquiète.

« Eh bien, ça ne part donc pas ? » balbutia leconservateur des hypothéques, qui clignait les yeux d’anxiété, avecune envie folle de se boucher les oreilles, comme les dames.

L’explosion n’eut lieu qu’au bout de deux minutes. On avait misla mèche très longue, par prudence. L’attente des spectateurstournait à l’angoisse ; tous les yeux, fixés sur la rocherouge, s’imaginaient la voir remuer ; des personnes nerveusesdirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin, il y eut unébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu’un jet defragments, gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Ettout le monde s’en alla. On entendait ces mots, cent foisrépétés :

« Sentez-vous la poudre ? »

Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les autoritésassistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal quisuivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré deplantes vertes, et l’on avait ajouté, aux quatre coins, quatrepetits lustres, dont les bougies, jointes à celles du lustrecentral, jetaient une clarté extraordinaire. Niort ne se souvenaitpas d’un tel éclat. Le flamboiement des six fenêtres éclairait laplace de la Préfecture, où plus de deux mille curieux sepressaient, les yeux en l’air, pour voir les danses. Mêmel’orchestre s’entendait si distinctement, que des gamins, en bas,organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf heures, lesdames s’éventaient, les rafraîchissements circulaient, lesquadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte,Du Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires, avec unsourire.

« Votre Excellence ne danse donc pas ? » demandahardiment à Rougon la femme du proviseur, qui venait d’entrer,vêtue d’une robe de tarlatane semée d’étoiles d’or.

Rougon s’excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre,au milieu d’un groupe. Et, tout en soutenant une conversation surla révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coupsd’œil. De l’autre côté de la place, dans la vive lueur dont leslustres éclairaient les façades, il venait d’apercevoir, à une descroisées de l’hôtel de Paris, Mme Correur etMlle Herminie Billecoq. Elles restaient là,regardant la fête, accoudées à la barre d’appui comme à la ramped’une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus etgonflés de légers rires, à certaines bouffées chaudes de lafête.

Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grandsalon, distraite, insensible à l’admiration que l’ampleur de salongue jupe soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchaitquelqu’un du regard, sans cesser de sourire, d’un airlanguissant.

« M. le commissaire central n’est donc pas venu ?finit-elle par demander à Du Poizat, qui la questionnait sur lasanté de son mari. Je lui ai promis une valse.

– Mais il devrait être là, répondit le préfet ; jesuis surpris de ne pas le voir… Il a eu une mission à rempliraujourd’hui. Seulement il m’avait promis d’être de retour à sixheures. »

C’était vers midi, après le déjeuner, que Gilquin avait quittéNiort à cheval, pour aller arrêter le notaire Martineau. Coulongesse trouvait à cinq lieues. Il comptait y être à deux heures etpouvoir repartir vers les quatre heures au plus tard, ce qui luipermettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il était invité.Aussi ne pressa-t-il pas l’allure de son cheval, se dandinant surla selle, se promettant d’être très entreprenant, le soir, au bal,avec cette personne blonde, qu’il jugeait seulement un peu maigre.Gilquin aimait les femmes grasses. À Coulonges, il descendit àl’hôtel du Lion d’Or, où un brigadier et deux gendarmes devaientl’attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pasremarquée ; on louerait une voiture, on« emballerait » le notaire, sans qu’une voisine se mîtsur sa porte. Mais les gendarmes n’étaient pas au rendez-vous.Jusqu’à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant desgrogs, regardant sa montre tous les quarts d’heure. Jamais il neserait à Niort pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsqueenfin le brigadier parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eumalentendu.

« Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n’avons pas le temps,cria furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heuresun quart… Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas !Il faut que nous roulions dans dix minutes. »

D’ordinaire, Gilquin était bon homme. Il se piquait, dans sesfonctions, d’une urbanité parfaite. Ce jour-là, il avait mêmearrêté un plan compliqué, afin d’éviter les émotions trop fortes aufrère de Mme Correur ; ainsi il devait entrerseul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, àla porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Maisses trois heures d’attente au Lion d’Or l’avaient tellementexaspéré, qu’il oublia toutes ces belles précautions. Il traversale village et alla sonner rudement chez le notaire, à la porte dela rue. Un gendarme fut laissé devant cette porte ; l’autrefit le tour, pour surveiller les murs du jardin. Le commissaireétait entré avec le brigadier. Dix à douze curieux effarésregardaient de loin.

À la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prised’une terreur d’enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutesses forces :

« Madame ! madame ! madame ! »

Une femme petite et grasse, dont la face gardait un grand calme,descendit lentement l’escalier.

« Madame Martineau, sans doute ? dit Gilquin d’unevoix rapide. Mon Dieu ! madame, j’ai une triste mission àremplir… Je viens arrêter votre mari. »

Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décoloréestremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri. Elle resta sur ladernière marche, bouchant l’escalier avec ses jupes. Elle voulutvoir le mandat d’amener, demanda des explications, traîna leschoses.

« Attention ! le particulier va nous filer entre lesdoigts », murmura le brigadier à l’oreille du commissaire.

Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, endisant :

« Montez, messieurs. »

Et elle monta la première. Elle les introduisit dans un cabinet,au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe dechambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter sonfauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains commemortes, le visage d’une pâleur de cire, il n’avait plus que lesyeux de vivants, des yeux noirs, doux et énergiques.Mme Martineau le montra d’un geste silencieux.

« Mon Dieu ! monsieur, commença Gilquin, j’ai unetriste mission à remplir… »

Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. Unléger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membresmaigres. Il dit enfin, avec une grande politesse :

« C’est bien, messieurs, je vais vous suivre. »

Alors, il se mit à marcher dans la pièce, rangeant les objetsqui traînaient sur les meubles. Il changea de place un paquet delivres. Il demanda à sa femme une chemise propre. Le frisson dontil était secoué devenait plus violent.Mme Martineau, le voyant chanceler, le suivait, lesbras tendus pour le recevoir, comme on suit un enfant.

« Dépêchons, dépêchons, monsieur », répétaitGilquin.

Le notaire fit encore deux tours ; et, brusquement, sesmains battirent l’air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu,roidi par une attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosseslarmes muettes.

Gilquin avait tiré sa montre.

« Tonnerre de Dieu ! » cria-t-il.

Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer àêtre de retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu’oneût mis cet homme dans une voiture, on allait perdre au moins unedemi-heure. Il tâcha de se consoler en jurant bien de ne pasmanquer le bal ; justement il se souvenait d’avoir retenu lafemme du proviseur pour la première valse.

« C’est de la frime, lui murmura le brigadier à l’oreille.Voulez-vous que je remette le particulier sur sespieds ? »

Et, sans attendre la réponse, il s’avança, il adressa au notairedes exhortations pour l’engager à ne pas tromper la justice. Lenotaire, les paupières closes, les lèvres amincies, gardait unerigidité de cadavre. Peu à peu, le brigadier se fâcha, en vint auxgros mots, finit par abattre sa lourde main de gendarme sur lecollet de la robe de chambre. Mais Mme Martineau,si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant sonmari, en serrant ses poings de dévote résolue.

« C’est de la frime, je vous dis ! » répéta lebrigadier.

Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notairemort ou vif.

« Que l’un de vos hommes aille chercher la voiture au Liond’Or, ordonna-t-il. J’ai prévenu l’aubergiste. »

Quand le brigadier fut sorti, il s’approcha de la fenêtre,regarda complaisamment le jardin où des abricotiers étaient enfleur. Et il s’oubliait là, lorsqu’il se sentit touché à l’épaule.Mme Martineau, debout derrière lui, l’interrogea,les joues séchées, la voix raffermie :

« Cette voiture est pour vous, n’est-ce pas ? Vous nepouvez traîner mon mari à Niort, dans l’état où il se trouve.

– Mon Dieu ! madame, dit-il pour la troisième fois, mamission est très pénible…

– Mais c’est un crime ! Vous le tuez… Vous n’avez pasété chargé de le tuer, pourtant !

– J’ai des ordres », répondit-il d’une voix plus rude,voulant couper court à la scène de supplications qu’ilprévoyait.

Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa facede bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour dela pièce, comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais,d’un effort, elle s’apaisa, elle reprit son attitude de femme fortequi ne comptait pas sur ses larmes.

« Dieu vous punira, monsieur », dit-elle simplement,après un silence, pendant lequel elle ne l’avait pas quitté desyeux.

Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication,s’accouder au fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avaitsouri.

À ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d’Or,revint dire que l’aubergiste prétendait ne pas avoir pour l’instantla moindre carriole. Le bruit de l’arrestation du notaire, trèsaimé dans le pays, avait dû se répandre. L’aubergiste cachaitcertainement ses voitures ; deux heures auparavant, interrogépar le commissaire central, il s’était engagé à lui garder un vieuxcoupé, qu’il louait d’ordinaire aux voyageurs, pour des promenadesdans les environs.

« Fouillez l’auberge ! cria Gilquin repris par lafureur devant ce nouvel obstacle ; fouillez toutes les maisonsdu village !… Est-ce qu’on se fiche de nous, à la fin !On m’attend, je n’ai pas de temps à perdre… Je vous donne un quartd’heure, entendez-vous ! »

Le brigadier disparut de nouveau, emmenant ses hommes, leslançant dans des directions différentes. Trois quarts d’heure sepassèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d’une heure et demie, ungendarme se montra enfin, la mine longue : toutes lesrecherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre,marchait d’un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre,regardant tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sanslui ; la femme du proviseur croirait à une impolitesse ;cela le rendrait ridicule, paralyserait ses moyens de séduction.Et, chaque fois qu’il passait devant le notaire, il sentait lacolère l’étrangler ; jamais malfaiteur ne lui avait donné tantd’embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, restait allongé,sans un mouvement.

Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut,l’air rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé del’aubergiste, caché au fond d’un hangar, à un quart de lieue duvillage. Le coupé était tout attelé, et c’était l’ébrouement ducheval qui l’avait fait découvrir. Mais quand la voiture fut à laporte, il fallut habiller M. Martineau. Cela prit un tempsfort long. Mme Martineau, avec une lenteur grave,lui mit des bas blancs, une chemise blanche ; puis, elle levêtit tout en noir, pantalon, gilet, redingote. Jamais elle neconsentit à se laisser aider par un gendarme. Le notaires’abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait alluméune lampe. Gilquin tapait dans ses mains d’impatience, tandis quele brigadier, immobile, mettait au plafond l’ombre énorme de sonchapeau.

« Est-ce fini, est-ce fini ? » répétaitGilquin.

Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinqminutes. Elle en tira une paire de gants noirs, et les glissa dansla poche de M. Martineau.

« J’espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserezmonter dans la voiture ? Je veux accompagner mon mari.

– C’est impossible », répondit brutalementGilquin.

Elle se contint. Elle n’insista pas.

« Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de lesuivre ?

– Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverezpas de voiture, puisqu’il n’y en a pas dans le pays. »

Elle haussa légèrement les épaules et sortit donner un ordre.Dix minutes plus tard, un cabriolet stationnait à la porte,derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. Martineau. Lesdeux gendarmes le portèrent. Sa femme lui soutenait la tête. Et, àla moindre plainte poussée par le moribond, elle commandaitimpérieusement aux deux hommes de s’arrêter, ce que ceux-cifaisaient, malgré les regards terribles du commissaire. Il y eutainsi un repos à chaque marche de l’escalier. Le notaire étaitcomme un mort correctement vêtu qu’on emportait. On dut l’asseoirévanoui dans la voiture.

« Huit heures et demie ! cria Gilquin, en regardantune dernière fois sa montre. Quelle sacrée corvée ! Jen’arriverai jamais. »

C’était une chose dite. Bien heureux s’il faisait son entréevers le milieu du bal. Il sauta à cheval en jurant, il dit aucocher d’aller bon train. En tête venait le coupé, aux portièresduquel galopaient les deux gendarmes ; puis, à quelques pas,le commissaire central et le brigadier suivaient ; enfin, lecabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait lamarche. La nuit était très fraîche. Sur la route grise,interminable, au milieu de la campagne endormie, le cortègepassait, avec le roulement sourd des roues et la cadence monotonedu galop des chevaux. Pas une parole ne fut dite pendant le trajet.Gilquin arrangeait la phrase qu’il prononcerait en abordant lafemme du proviseur. Mme Martineau, par moments, selevait toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu unrâle ; mais c’était à peine si elle apercevait, en avant, lacaisse du coupé, qui roulait, noire et silencieuse.

On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pouréviter de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Auxprisons, il fallut carillonner. Quand le guichetier vit leprisonnier qu’on lui amenait, si blanc, si roide, il montaréveiller le directeur. Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôten pantoufles. Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoirun homme dans un pareil état. Est-ce qu’on prenait les prisons pourun hôpital ?

« Puisqu’il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu’on enfasse ? demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernierincident.

– Ce qu’on voudra, monsieur le commissaire, répondit ledirecteur. Je vous répète qu’il n’entrera pas ici. Je n’accepteraijamais une pareille responsabilité. »

Mme Martineau avait profité de la discussionpour monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de lemener à l’hôtel.

« Oui, à l’hôtel, au diable, où vous voudrez ! criaGilquin. J’en ai assez, à la fin !Remportez-le ! »

Pourtant, il poussa le devoir jusqu’à accompagner le notaire àl’hôtel de Paris, désigné par Mme Martineauelle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider ;seuls les gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que descouples de bourgeois, lentement, se perdaient dans l’ombre des ruesvoisines. Mais le flamboiement des six fenêtres du grand salonéclairait toujours la place de la lueur vive du plein jour ;l’orchestre avait des voix de cuivre plus retentissantes ; lesdames, dont on voyait les épaules nues passer dansl’entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, frisés àla mode de Paris. Gilquin, au moment où l’on montait le notaire àune chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête,Mme Correur et Mlle HerminieBillecoq, qui n’avaient pas quitté leur fenêtre. Elles étaient là,roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête.Mme Correur, cependant, avait dû voir arriver sonfrère, car elle se penchait, au risque de tomber. Sur un signevéhément qu’elle lui fit, Gilquin monta.

Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignaittout son éclat. On venait d’ouvrir les portes de la salle à manger,où un souper froid était servi. Les dames, très rouges,s’éventaient, mangeaient debout, avec des rires. D’autrescontinuaient à danser, ne voulant pas perdre un quadrille, secontentant des verres de sirop que des messieurs leur apportaient.Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des chevelures, desjupes et des bras cerclés d’or, qui battaient l’air. Il y avaittrop d’or, trop de musique et trop de chaleur. Rougon, suffoquant,se hâta de sortir, sur un appel discret de Du Poizat.

À côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vuesla veille, Mme Correur etMlle Herminie Billecoq l’attendaient, en pleuranttoutes deux à gros sanglots.

« Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau ! balbutiaMme Correur, qui étouffait ses larmes dans sonmouchoir. Ah ! je le sentais, vous ne pouviez pas le sauver…Mon Dieu ! pourquoi ne l’avez-vous pas sauvé ? »

Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

« Il a été arrêté aujourd’hui. Je viens de le voir… MonDieu ! mon Dieu !

– Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira sonaffaire. J’espère bien qu’on le relâchera. »

Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. Ellele regarda, en s’écriant de sa voix naturelle :

« Mais il est mort ! »

Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la figure denouveau au fond de son mouchoir.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvreMartineau ! »

Mort ! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur depeau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eutconscience d’un trou devant lui, d’un trou plein d’ombre, danslequel, peu à peu, on le poussait. Voilà que cet homme était mort,maintenant ! Jamais il n’avait voulu cela. Les faits allaienttrop loin.

« Hélas ! oui, le pauvre cher homme, il est mort,racontait avec de longs soupirs Mlle HerminieBillecoq. Il paraît qu’on a refusé de le recevoir aux prisons.Alors, quand nous l’avons vu arriver à l’hôtel dans un si tristeétat, madame est descendue et a forcé la porte, en criant qu’elleétait sa sœur. Une sœur, n’est-ce pas ? a toujours le droit derecevoir le dernier soupir de son frère. C’est ce que j’ai dit àcette coquine de Mme Martineau, qui parlait encorede nous chasser. Elle a bien été obligée de nous laisser une placedevant le lit… Oh ! mon Dieu, ç’a été fini très vite. Il n’apas râlé plus d’une heure. Il était couché sur le lit, tout habilléde noir ; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et ils’est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Çan’a pas dû lui faire beaucoup de mal.

– Est-ce que Mme Martineau ne m’a pascherché querelle, ensuite ! conta à son tourMme Correur. Je ne sais ce qu’elle barbotait ;elle parlait de l’héritage, elle m’accusait d’avoir porté ledernier coup à mon frère. Je lui ai répondu : “Moi, madame,jamais je ne l’aurais laissé emmener, je me serais plutôt faithacher par les gendarmes !” Et ils m’auraient hachée, comme jevous le dis… N’est-ce pas, Herminie ?

– Oui, oui, répondit la grande fille.

– Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciterontpas, mais on pleure parce qu’on a besoin de pleurer… Mon pauvreMartineau ! »

Rougon restait mal à l’aise. Il retira ses mains, dontMme Correur s’était emparée. Et il ne trouvaittoujours rien à dire, répugné par les détails de cette mort qui luisemblait abominable.

« Tenez ! s’écria Herminie debout devant la fenêtre,on voit la chambre d’ici, là, en face, dans la grande clarté, latroisième fenêtre du premier étage, en partant de la gauche… Il y aune lumière derrière les rideaux. »

Alors, il les congédia, pendant que Mme Correurs’excusait, l’appelait son ami, expliquait le premier mouvementauquel elle avait cédé, en venant lui apprendre la fatalenouvelle.

« Cette histoire est bien fâcheuse, dit-il à l’oreille deDu Poizat, lorsqu’il rentra dans le bal, la face encore toutepâle.

– Eh ! c’est cet imbécile de Gilquin ! »répondit le préfet en haussant les épaules.

Le bal flambait. Dans la salle à manger, dont on apercevait uncoin par la porte grande ouverte, le premier adjoint bourrait defriandises les trois filles du conservateur des eaux etforêts ; tandis que le colonel du 78e de lignebuvait du punch, l’oreille tendue aux méchancetés de l’ingénieur enchef des ponts et chaussées, qui croquait des pralines.M. Kahn, près de la porte, répétait très haut au président dutribunal civil son discours de l’après-midi, sur les bienfaits dela nouvelle voie ferrée, au milieu d’un groupe compact d’hommesgraves, le directeur des contributions directes, les deux juges depaix, les délégués de la Chambre consultative d’agriculture et dela Société de statistique, bouches béantes. Puis, autour du grandsalon, sous les cinq lustres, une valse que l’orchestre jouait avecdes éclats de trompette, berçait les couples, le fils du receveurgénéral et la sœur du maire, l’un des substituts et une demoiselleen bleu, l’autre des substituts et une demoiselle en rose. Mais uncouple surtout soulevait un murmure d’admiration, le commissairecentral et la femme du proviseur galamment enlacés, tournant aveclenteur ; il s’était hâté d’aller faire une toilette correcte,habit noir, bottes vernies, gants blancs ; et la jolie blondelui avait pardonné son retard, pâmée à son épaule, les yeux noyésde tendresse. Gilquin accentuait les mouvements de hanches, enrejetant en arrière son torse de beau danseur de bals publics,pointe canaille dont le haut goût ravissait la galerie. Rougon, quele couple faillit bousculer, dut se coller contre un mur, pour lelaisser passer, dans un flot de tarlatane étoilée d’or.

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