Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 7

 

Vers sept heures, le soir de son arrivée à Compiègne, Clorindecausait avec M. de Plouguern, près d’une fenêtre de lagalerie des Cartes. On attendait l’empereur et l’impératrice pourpasser dans la salle à manger. La seconde série d’invités de lasaison se trouvait au château depuis trois heures à peine ;et, tout le monde n’étant pas encore descendu, la jeune femmes’occupait à juger d’un mot chaque personne qui entrait. Les dames,décolletées, avec des fleurs dans les cheveux, souriaient dès leseuil d’un air doux ; les hommes restaient graves, en cravateblanche et en culotte courte, le mollet tendu sous le bas desoie.

« Ah ! voici le chevalier, murmura Clorinde. Il esttrès bien, lui… Mais vois donc, parrain, M. Beulin-d’Orchère,si l’on ne dirait pas qu’il va aboyer ; et quelles jambes, bonDieu ! »

M. de Plouguern ricanait, heureux de ces médisances.Le chevalier Rusconi vint saluer Clorinde, avec sa galanterielangoureuse de bel Italien ; puis, il fit le tour des dames,en se balançant, dans une suite de révérences rythmées, du plustendre effet. À quelques pas, Delestang, très sérieux, regardaitles immenses cartes de la forêt de Compiègne, qui couvraient lesmurs de la galerie.

« Dans quel wagon es-tu donc monté ? reprit Clorinde.Je t’ai cherché à la gare pour faire le voyage avec toi.Imagine-toi que je me suis fourrée avec un tas d’hommes… »

Mais elle s’interrompit, étouffant un rire entre ses doigts.

« M. La Rouquette a l’air en sucre.

– Oui, un déjeuner de pensionnaire », dit méchammentle sénateur.

À ce moment, il y eut à la porte un grand froissementd’étoffes ; le battant s’ouvrit très large, et une femmeentra, vêtue d’une robe si chargée de nœuds, de fleurs et dedentelles, qu’elle dut presser la jupe à deux mains, pour pouvoirpasser. C’était Mme de Combelot, la belle-sœurde Clorinde. Celle-ci la dévisagea, en murmurant :

« S’il est permis ! »

Et, comme M. de Plouguern la regardait elle-même, danssa robe de tarlatane toute simple, passée sur un dessous de faillerose mal taillé, elle continua, d’un ton de parfaiteinsouciance :

« Oh ! moi, la toilette, tu sais, parrain ! On meprend telle que je suis. »

Cependant, Delestang s’était décidé à quitter les cartes, pouraller au-devant de sa sœur, qu’il amena à sa femme. Elles nes’aimaient guère toutes deux. Elles échangèrent un complimentaigre-doux. Et Mme de Combelot s’éloigna,traînant une queue de satin, pareille à un coin de parterre, aumilieu des hommes muets, qui reculaient discrètement de deux outrois pas, devant le flot débordant de ses volants de dentelle.Clorinde, dès qu’elle fut de nouveau seule avecM. de Plouguern, plaisanta, en faisant allusion à lagrande passion que la dame éprouvait pour l’empereur. Puis, commele sénateur racontait la belle résistance de ce dernier :

« Il n’a pas beaucoup de mérite, elle est si maigre !J’ai entendu des hommes la trouver jolie, je ne sais pourquoi. Ellea une figure de rien du tout. »

Tout en causant, elle continuait à surveiller la porte,préoccupée.

« Ah ! cette fois, dit-elle, ça doit êtreM. Rougon. »

Mais elle se reprit aussitôt, avec une courte flamme dans lesyeux :

« Tiens ! non, c’est M. de Marsy. »

Le ministre, très correct dans son habit noir et sa culottecourte, s’avança en souriant versMme de Combelot ; et, pendant qu’il lacomplimentait, il regardait les invités, les yeux vagues et voilés,comme s’il n’eût reconnu personne. Alors, à mesure qu’on le salua,il inclina la tête, avec une grande amabilité. Plusieurs hommess’approchèrent. Bientôt il devint le centre d’un groupe. Sa têtepâle, fine et méchante, dominait les épaules qui moutonnaientautour de lui.

« À propos, reprit Clorinde en poussantM. de Plouguern au fond de l’embrasure, j’ai compté surtoi pour me donner des détails… Que sais-tu au sujet des fameuseslettres de Mme de Llorentz ?

– Mais ce que tout le monde sait », répondit-il.

Et il parla des trois lettres, écrites, disait-on, par le comtede Marsy à Mme de Llorentz, il y avait près decinq ans, un peu avant le mariage de l’empereur. Cette dame, quivenait de perdre son mari, un général d’origine espagnole, setrouvait alors à Madrid, où elle réglait des affaires d’intérêt.C’était le beau temps de leur liaison. Le comte, pour l’égayer,cédant aussi à son esprit de vaudevilliste, lui avait envoyé desdétails extrêmement piquants sur certaines personnes augustes, dansl’intimité desquelles il vivait. Et l’on racontait que, depuis cetemps, Mme de Llorentz, belle femmeextrêmement jalouse, gardait ces lettres, qu’elle tenait suspenduessur la tête de M. de Marsy, comme une vengeance toujoursprête.

« Elle s’est laissé convaincre, quand il a dû épouser uneprincesse valaque, dit le sénateur en terminant. Mais, après avoirconsenti à un mois de lune de miel, elle lui a signifié que, s’ilne revenait se mettre à ses pieds, elle déposerait un beau matinles trois terribles lettres sur le bureau de l’empereur ; etil a repris sa chaîne… Il la comble de douceurs pour se fairerendre cette maudite correspondance. »

Clorinde riait beaucoup. L’histoire lui paraissait très drôle.Et elle multiplia ses questions. Alors, si le comte trompaitMme de Llorentz, celle-ci était capabled’exécuter sa menace ? Ces trois lettres, où lestenait-elle ? dans son corsage, cousues entre deux rubans desatin, à ce qu’elle avait entendu dire. MaisM. de Plouguern n’en savait pas davantage. Personnen’avait lu les lettres. Il connaissait un jeune homme qui, pour enprendre une copie, s’était fait inutilement, pendant près de sixmois, l’humble esclave de Mme de Llorentz.

« Diable ! ajouta-t-il, il ne te quitte pas des yeux,petite. Eh ! j’oubliais en effet : tu as fait saconquête !… Est-il vrai qu’à sa dernière soirée, au ministère,il a causé avec toi près d’une heure ? »

La jeune femme ne répondit pas. Elle n’écoutait plus, ellerestait immobile et superbe, sous le regard fixe deM. de Marsy. Puis, levant lentement la tête, le regardantà son tour, elle attendit son salut. Il s’approcha d’elle,s’inclina. Et elle lui sourit alors, très doucement. Ilsn’échangèrent pas un mot. Le comte retourna au milieu du groupe, oùM. La Rouquette parlait très haut, en le nommant à chaquephrase « Son Excellence ».

Peu à peu, pourtant, la galerie s’était remplie. Il y avait làprès de cent personnes, de hauts fonctionnaires, des généraux, desdiplomates étrangers, cinq députés, trois préfets, deux peintres,un romancier, deux académiciens, sans compter les officiers dupalais, chambellans, aides de camp et écuyers. Le discret murmuredes voix montait dans la lumière des lustres. Les familiers duchâteau se promenaient à petits pas, tandis que les nouveauxinvités, debout, n’osaient se risquer au milieu des dames. Cettepremière heure de gêne, entre des personnes dont plusieurs ne seconnaissaient pas, et qui se trouvaient tout d’un coup réunies à laporte de la salle à manger impériale, donnait aux visages un air dedignité maussade. Par moments, de brusques silences se faisaient,des têtes se tournaient, vaguement anxieuses. Et le mobilier empirede la vaste pièce, les consoles à pieds droits, les fauteuilscarrés, semblaient augmenter encore la solennité de l’attente.

« Le voici enfin ! » murmura Clorinde.

Rougon venait d’entrer. Il s’arrêta un moment à deux pas de laporte. Il avait pris son allure épaisse de bonhomme, le dos un peugonflé, la face endormie. D’un regard, il vit le léger frissond’hostilité que sa présence produisait, au milieu de certainsgroupes. Puis, tranquillement, tout en distribuant quelquespoignées de main, il manœuvra de façon à se trouver en face deM. de Marsy. Ils se saluèrent, parurent charmés de serencontrer. Et, les yeux dans les yeux, en ennemis qui ont lerespect de leur force, ils causèrent amicalement. Autour d’eux, unvide s’était fait. Les dames suivaient leurs moindres gestes ;tandis que les hommes, affectant une grande discrétion, regardaientailleurs, en glissant de leur côté des coups d’œil furtifs. Deschuchotements couraient dans les coins. Quel était donc le secretdessein de l’empereur ? pourquoi mettait-il ainsi ces deuxpersonnages en présence ? M. La Rouquette, très perplexe,crut flairer un événement grave. Il vint questionnerM. de Plouguern, qui s’amusa à lui répondre :

« Dame ! Rougon va peut-être culbuter Marsy, et l’onfera bien de le ménager… À moins pourtant que l’empereur n’ait passongé à mal. Ça lui arrive quelquefois… Peut-être aussi a-t-ilvoulu prendre seulement le plaisir de les voir ensemble, enespérant qu’ils seraient drôles. »

Mais les chuchotements cessèrent, un grand mouvement eut lieu.Deux officiers du palais allaient de groupe en groupe, en murmurantune phrase à demi-voix. Et les invités, redevenus subitementgraves, se dirigèrent vers la porte de gauche, où ils formèrent unedouble haie, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Près dela porte se plaça M. de Marsy, qui garda Rougon à soncôté ; puis, les autres personnages s’échelonnèrent, selonleur rang ou leur grade. Là, on attendit encore trois minutes, dansun grand recueillement.

La porte s’ouvrit à deux battants. L’empereur, en habit, lapoitrine barrée par la tache rouge du grand cordon, entra lepremier, suivi du chambellan de service, M. de Combelot.Il eut un faible sourire, en s’arrêtant devantM. de Marsy et Rougon ; il tordait sa longuemoustache d’une main lente, avec un balancement de tout son corps.Puis, d’une voix embarrassée, il murmura :

« Vous direz à Mme Rougon toute la peineque nous avons éprouvée en la sachant malade… Nous aurions vivementdésiré la voir avec vous… Enfin, ce ne sera rien, il fautl’espérer. Il y a beaucoup de rhumes en ce moment. »

Et il passa. Deux pas plus loin, il serra la main d’un général,auquel il demanda des nouvelles de son fils, qu’il appelait« mon petit ami Gaston » ; Gaston avait l’âge duprince impérial, mais il était déjà beaucoup plus fort. La haies’inclinait à mesure qu’il avançait. Enfin, tout au bout,M. de Combelot lui présenta l’un des deux académiciens,qui venait à la cour pour la première fois ; et l’empereurparla d’une œuvre récente de l’écrivain, dont il avait lu certainspassages avec le plus grand plaisir, disait-il.

Cependant, l’impératrice était entrée, accompagnée deMme de Llorentz. Elle portait une toilettetrès modeste, une robe de soie bleue, recouverte d’une tunique dedentelle blanche. À petits pas, souriante, pliant gracieusement soncou nu, où un simple velours bleu attachait un cœur de diamants,elle descendait, le long de la haie formée par les dames. Desrévérences, sur son passage, étalaient de larges froissements dejupes, d’où montaient des odeurs musquées.Mme de Llorentz lui présenta une jeune femme,qui paraissait très émue. Mme de Combelotaffecta une familiarité attendrie.

Puis, quand les souverains furent au bout de la double haie, ilsrevinrent sur leurs pas, l’empereur en passant à son tour devantles dames, l’impératrice en remontant devant les hommes. Il y eutde nouvelles présentations. Personne ne parlait encore, un embarrasrespectueux tenait les invités muets, en face les uns des autres.Mais les rangs se rompirent ; des mots furent échangés àdemi-voix, et des rires clairs s’élevaient, lorsque l’adjudantgénéral du palais vint dire que le dîner était servi.

« Hein ! tu n’as plus besoin de moi ! » ditgaiement M. de Plouguern à l’oreille de Clorinde.

Elle lui sourit. Elle était restée devant M. de Marsy,pour le forcer à lui offrir le bras, ce qu’il fit d’ailleurs d’unair galant. Une légère confusion régnait. L’empereur etl’impératrice passèrent les premiers, suivis des personnesdésignées pour s’asseoir à leur droite et à leur gauche ;c’étaient, ce jour-là, deux diplomates étrangers, une jeuneAméricaine et la femme d’un ministre. Derrière, venaient les autresinvités, à leur guise, chacun tenant à son bras la dame qu’il luiavait plu de choisir. Et, lentement, le défilé s’organisa.

L’entrée dans la salle à manger fut d’une grande pompe. Cinqlustres flambaient au-dessus de la longue table, allumant lespièces d’argenterie du surtout, des scènes de chasse, avec le cerfau départ, les cors sonnant l’hallali, les chiens arrivant à lacurée. La vaisselle plate mettait au bord de la nappe un cordon delunes d’argent ; tandis que les flancs des réchauds où sereflétait la braise des bougies, les cristaux ruisselants degouttes de flammes, les corbeilles de fruits et les vases de fleursd’un rose vif, faisaient du couvert impérial une splendeur dont laclarté flottante emplissait l’immense pièce. Par la porte ouverte àdeux battants, le cortège débouchait, après avoir traversé la salledes gardes, d’un pas ralenti. Les hommes se penchaient, disaient unmot, puis se redressaient, dans le secret chatouillement de vanitéde cette marche triomphale ; les dames, les épaules nues,trempées de clartés, avaient une douceur ravie ; et, sur lestapis, les jupes traînantes, espaçant les couples, donnaient unemajesté de plus au défilé, qu’elles accompagnaient de leur murmured’étoffes riches. C’était une approche presque tendre, une arrivéegourmande dans un milieu de luxe, de lumière et de tiédeur, commeun bain sensuel où les odeurs musquées des toilettes se mêlaient àun léger fumet de gibier, relevé d’un filet de citron. Lorsque, surle seuil, en face du développement superbe de la table, une musiquemilitaire, cachée au fond d’une galerie voisine, les accueillaitd’une fanfare, pareille au signal de quelque gala de féerie, lesinvités, un peu gênés par leurs culottes courtes, serraient le brasdes dames, involontairement, un sourire aux lèvres.

Alors, l’impératrice descendit à droite et se tint debout aumilieu de la table, pendant que l’empereur, passant à gauche,venait prendre place en face d’elle. Puis, lorsque les personnesdésignées se furent mises à la droite et à la gauche de LeursMajestés, les autres couples tournèrent un instant, choisissantleur voisinage, s’arrêtant à leur guise. Ce soir-là, il y avaitquatre-vingt-sept couverts. Près de trois minutes s’écoulèrent,avant que tout le monde fût entré et placé. La moire satinée desépaules, les fleurs voyantes des toilettes, les diamants des hautescoiffures, donnaient comme un rire vivant à la grande lumière deslustres. Enfin, les valets de pied prirent les chapeaux, que leshommes avaient gardés à la main. Et l’on s’assit.

M. de Plouguern avait suivi Rougon. Après le potage,il lui poussa le coude, en demandant :

« Est-ce que vous avez chargé Clorinde de vous raccommoderavec Marsy ? »

Et, du coin de l’œil, il lui montrait la jeune femme, assise del’autre côté de la table, auprès du comte, avec lequel elle causaitd’une façon tendre. Rougon, l’air très contrarié, se contenta dehausser les épaules ; puis, il affecta de ne plus regarder enface de lui. Mais, malgré son effort d’indifférence, il revenait àClorinde, il s’intéressait à ses moindres gestes, aux mouvements deses lèvres, comme s’il avait voulu voir les mots qu’elleprononçait.

« Monsieur Rougon, dit en se penchantMme de Combelot, qui s’était mise le plus prèspossible de l’empereur, vous vous souvenez de cetaccident-là ? C’est vous qui m’avez trouvé un fiacre. Tout unvolant de ma robe était arraché. »

Elle se rendait intéressante, en racontant que sa voiture avaitfailli un jour être coupée en deux par le landau d’un prince russe.Et il dut répondre. Pendant un moment, on causa de ça, au milieu dela table. On cita toutes sortes de malheurs, entre autres la chutede cheval qu’une parfumeuse du passage des Panoramas avait faite,la semaine précédente, et dans laquelle elle s’était cassé un bras.L’impératrice eut un léger cri de commisération. L’empereur nedisait rien, écoutant d’un air profond, mangeant lentement.

« Où donc s’est fourré Delestang ? » demanda àson tour Rougon à M. de Plouguern.

Ils le cherchèrent. Enfin, le sénateur l’aperçut au bout de latable. Il était à côté de M. de Combelot, parmi toute unerangée d’hommes, l’oreille tendue à des propos très libres que lebrouhaha des voix couvrait. M. La Rouquette avait entamél’histoire gaillarde d’une blanchisseuse de son pays ; lechevalier Rusconi donnait des appréciations personnelles sur lesParisiennes ; tandis que l’un des deux peintres et leromancier, plus bas, jugeaient avec des mots crus les dames dontles bras trop gras ou trop maigres les faisaient ricaner. EtRougon, furieusement, reportait ses regards de Clorinde, de plus enplus aimable pour le comte, à son imbécile de mari, aveugle là-bas,souriant dignement des choses un peu fortes qu’il entendait.

« Pourquoi ne s’est-il pas mis avec nous ?murmura-t-il.

– Eh ! je ne le plains pas, ditM. de Plouguern. On a l’air de s’amuser, dans cebout-là. »

Puis, il continua, à son oreille :

« Je crois qu’ils arrangentMme de Llorentz. Avez-vous remarqué comme elleest décolletée ?… Il y en a un qui va sortir, pour sûr.Hein ? celui de gauche ? »

Mais, comme il se penchait, pour mieux voirMme de Llorentz, assise du même côté que lui,à cinq places de distance, il devint subitement grave. Cette dame,une belle blonde un peu forte, avait en ce moment un visageterrible, tout pâle d’une rage froide, avec des yeux bleus quitournaient au noir, fixés ardemment sur M. de Marsy etsur Clorinde. Et il dit entre ses dents, si bas, que Rougonlui-même ne put comprendre :

« Diable ! ça va se gâter. »

La musique jouait toujours, une musique lointaine qui semblaitvenir du plafond. À certains éclats des cuivres, les conviveslevaient la tête, cherchaient l’air dont ils étaient poursuivis.Puis, ils n’entendaient plus ; le chant léger des clarinettes,au fond de la galerie voisine, se confondait avec les bruitsargentins de la vaisselle plate qu’on apportait par piles énormes.De grands plats avaient des sonneries étouffées de cymbales. Autourde la table, c’était un empressement silencieux, tout un peuple dedomestiques s’agitant sans une parole, les huissiers en habit et enculotte bleu clair, avec l’épée et le tricorne, les valets de pied,cheveux poudrés, portant l’habit vert de grande livrée, galonnéd’or. Les mets arrivaient, les vins circulaient,régulièrement ; tandis que les chefs de service, lescontrôleurs, le premier officier tranchant, le chef del’argenterie, debout, surveillaient cette manœuvre compliquée,cette confusion où le rôle du dernier valet était réglé à l’avance.Derrière l’empereur et l’impératrice, les valets de chambreparticuliers de Leurs Majestés servaient, avec une dignitécorrecte.

Quand les rôtis arrivèrent et que les grands vins de Bourgognefurent versés, le tapage des voix s’éleva. Maintenant, dans le coindes hommes, au bout de la table, M. La Rouquette causaitcuisine, discutant le degré de cuisson d’un quartier de chevreuil àla broche, qu’on venait de servir. Il y avait eu un potage à laCrécy, un saumon au bleu, un filet de bœuf sauce échalote, despoulardes à la financière, des perdrix aux choux montées, de petitspâtés aux huîtres.

« Je parie que nous allons avoir des cardons au jus et desconcombres à la crème ! dit le jeune député.

– J’ai vu des écrevisses », déclara polimentDelestang.

Mais comme les cardons au jus et les concombres à la crèmeapparaissaient, M. La Rouquette triompha bruyamment. Il ajoutaqu’il connaissait les goûts de l’impératrice. Cependant, leromancier regardait le peintre, avec un léger claquement delangue.

« Hein ? cuisine médiocre ? »murmura-t-il.

Le peintre eut une moue approbative. Puis, après avoir bu, ildit à son tour :

« Les vins sont exquis. »

À ce moment, un rire brusque de l’impératrice sonna si haut, quetout le monde se tut. Des têtes s’allongeaient, pour savoir.L’impératrice causait avec l’ambassadeur d’Allemagne, placé à sadroite ; elle riait toujours, en prononçant des motsentrecoupés, qu’on n’entendait pas. Dans le silence curieux quis’était fait, un cornet à pistons, accompagné en sourdine par desbasses, jouait un solo, une phrase mélodique de romancesentimentale. Et, peu à peu, le brouhaha grandit de nouveau. Leschaises se tournaient à demi, des coudes se posaient au bord de lanappe, des conversations intimes s’engageaient, au milieu d’uneliberté de table d’hôte princière.

« Voulez-vous un petit four ? » demandaM. de Plouguern.

Rougon refusa de la tête. Depuis un instant, il ne mangeaitplus. On avait remplacé la vaisselle plate par de la porcelaine deSèvres, décorée de fines peintures bleues et roses. Tout le dessertdéfila devant lui, sans qu’il acceptât autre chose qu’un peu decamembert. Il ne se contraignait plus, il regardait Clorinde etM. de Marsy en face, largement, espérant sans douteintimider la jeune femme. Mais celle-ci affectait une familiaritételle avec le comte, qu’elle semblait oublier où elle se trouvait,se croire au fond d’un étroit salon, à quelque souper fin de deuxcouverts. Sa grande beauté avait un éclat de tendresseextraordinaire. Et elle croquait des sucreries que le comte luipassait, elle le conquérait de son sourire continu, d’une façonimpudemment tranquille. Des chuchotements s’élevaient autourd’eux.

La conversation étant tombée sur la mode,M. de Plouguern, par malice, interpella Clorinde au sujetde la nouvelle forme des chapeaux. Puis, comme elle feignait den’avoir pas entendu, il se pencha pour adresser la même question àMme de Llorentz. Mais il n’osa pas, tant cettedernière lui parut formidable, avec ses dents serrées, son masquetragique de fureur jalouse. Clorinde, justement, venaitd’abandonner sa main gauche à M. de Marsy, sous prétextede lui montrer un camée antique, qu’elle avait au doigt ; etelle laissa sa main, le comte prit la bague, la remit ; ce futpresque indécent. Mme de Llorentz, qui jouaitnerveusement avec une cuiller, cassa son verre à bordeaux, dont undomestique enleva vivement les éclats.

« Elles se prendront au chignon, c’est certain, dit lesénateur à l’oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées ?…Mais du diable si je comprends le jeu de Clorinde !Hein ? que veut-elle ? »

Et, comme il levait les yeux sur son voisin, il fut très surprisde l’altération de ses traits.

« Qu’avez-vous donc ? vous souffrez ?

– Non, répondit Rougon, j’étouffe un peu. Ces dîners durenttrop longtemps. Puis, il y a une odeur de musc,ici ! »

C’était la fin. Quelques dames mangeaient encore un biscuit, àdemi renversées sur leurs chaises. Cependant, personne ne bougeait.L’empereur, muet jusque-là, venait de hausser la voix ; et,aux deux bouts de la table, les convives, qui avaient complètementoublié la présence de Sa Majesté, tendaient tout d’un coupl’oreille, d’un air de grande complaisance. Le souverain répondaità une dissertation de M. Beulin-d’Orchère contre le divorce.Puis, s’interrompant, il jeta un coup d’œil sur le corsage trèsouvert de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disantde sa voix pâteuse :

« En Amérique, je n’ai jamais vu divorcer que les femmeslaides. »

Un rire courut parmi les convives. Cela parut un mot d’esprittrès fin, si délicat même, que M. La Rouquette s’ingénia à endécouvrir les sens cachés. La jeune dame américaine crut sans doutey voir un compliment, car elle remercia en inclinant la tête,confuse. L’empereur et l’impératrice s’étaient levés. Il y eut ungrand bruissement de jupes, un piétinement autour de la table,pendant que les huissiers et les valets de pied, rangés gravementcontre les murs, restaient seuls corrects, au milieu de cettedébandade de gens ayant bien dîné. Et le défilé s’organisa denouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant à la file,espacés par les longues traînes, traversant la salle des gardesavec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le pleinjour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe,retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire,achevant la dernière figure d’un quadrille.

Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes. Unpréfet du palais apporta la tasse de l’empereur sur un plateau devermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés aufumoir. L’impératrice venait de se retirer avec quelques dames dansle salon de famille, à gauche de la galerie. On se disait àl’oreille qu’elle avait témoigné un vif mécontentement de l’étrangeattitude de Clorinde, pendant le dîner. Elle s’efforçaitd’introduire à la cour, durant le séjour à Compiègne, une décencebourgeoise, un amour des jeux innocents et des plaisirs champêtres.Elle montrait une haine personnelle, comme une rancune, contrecertaines extravagances.

M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l’écart, pourlui faire un bout de morale. À la vérité, il voulait la confesser.Mais elle jouait une grande surprise. Où prenait-on qu’elle se fûtcompromise avec le comte de Marsy ? Ils avaient plaisantéensemble, rien de plus.

« Tiens, regarde ! » murmura le vieuxsénateur.

Et, poussant la porte entrebâillée d’un petit salon voisin, illui montra Mme de Llorentz faisant une scèneabominable à M. de Marsy. Il les avait vus entrer. Labelle blonde, affolée, se soulageait avec des mots très gros,perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix pouvaientamener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, lacalmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit dela querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invitésqui entendirent, s’en allèrent du voisinage du petit salon, parprudence.

« Tu veux donc qu’elle affiche les fameuses lettres auxquatre coins du château ? demanda M. de Plouguern,qui s’était remis à marcher, après avoir donné le bras à la jeunefemme.

– Eh ! ce serait drôle ! » dit-elle enriant.

Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeunegalant, il recommença à prêcher. Il fallait laisser àMme de Combelot les allures excentriques.Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée contreelle. Clorinde, qui nourrissait un culte pour l’impératrice, restatrès étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire ? Et comme ilsarrivaient en face du salon de famille, ils s’arrêtèrent uninstant, regardant par la porte laissée ouverte. Tout un cercle dedames entouraient une vaste table. L’impératrice, assise au milieud’elles, leur apprenait patiemment le jeu du baguenaudier, tandisque quelques hommes, derrière les fauteuils, suivaient la leçonavec gravité.

Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de lagalerie. Il n’avait pas osé lui parler de sa femme ; il lemaltraitait à propos de la résignation qu’il mettait à accepter unappartement donnant sur la cour du château ; et il voulait leforcer à réclamer un appartement sur le parc. Mais Clorindes’avançait au bras de M. de Plouguern. Elle disait, defaçon à être entendue :

« Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy ! Je nelui reparlerai de la soirée. Là, êtes-vouscontent ? »

Cette parole calma tout le monde. Justement,M. de Marsy sortait du petit salon, l’air très gai ;il plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dansle salon de famille, où l’on entendit bientôt l’impératrice et lesdames rire aux éclats d’une histoire qu’il leur contait. Dixminutes plus tard, Mme de Llorentz reparut àson tour ; elle semblait lasse, elle avait gardé untremblement des mains ; et, voyant des regards curieux épierses moindres gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieudes groupes.

Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs delégers bâillements. La soirée était l’instant pénible de lajournée. Les nouveaux invités, ne sachant à quoi se distraire,s’approchaient des fenêtres, regardaient la nuit.M. Beulin-d’Orchère continuait dans un coin sa dissertationcontre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça« crevant », demandait tout bas à l’un des académicienss’il n’était pas permis d’aller se coucher. Cependant, l’empereurapparaissait de temps à autre, traversant la galerie en traînantles pieds, une cigarette aux lèvres.

« Il a été impossible de rien organiser pour ce soir,expliquait M. de Combelot au petit groupe formé parRougon et ses amis. Demain, après la chasse à courre, il y aura unecurée froide aux flambeaux. Après-demain, les artistes de laComédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. Onparle aussi de tableaux vivants et d’une charade, qu’onreprésenterait vers la fin de la semaine. »

Et il fournit des détails. Sa femme devait avoir un rôle. Lesrépétitions allaient commencer. Puis, il conta longuement unepromenade faite l’avant-veille par la cour à la Pierre-qui-tourne,un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait alors desfouilles. L’impératrice avait tenu à descendre dansl’excavation.

« Imaginez-vous, continua le chambellan d’une voix émue,que les ouvriers ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devantSa Majesté. Personne ne s’y attendait. On a été trèscontent. »

Il caressait sa superbe barbe noire, qui lui valait tant desuccès parmi les dames ; sa figure de bel homme vaniteux avaitune douceur niaise ; et il zézayait en parlant, par excès depolitesse.

« Mais, dit Clorinde, on m’avait assuré que les acteurs duVaudeville donneraient une représentation de la pièce nouvelle… Lesfemmes ont des toilettes prodigieuses. Et l’on rit à se tordre,paraît-il. »

M. de Combelot prit un air pincé.

« Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question uninstant.

– Eh bien ?

– On a abandonné ce projet… L’impératrice n’aime guère cegenre de pièce. »

À ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tousles hommes étaient redescendus du fumoir. L’empereur allait fairesa partie de palets. Mme de Combelot, qui sepiquait d’une jolie force à ce jeu, venait de lui demander unerevanche, car elle se rappelait avoir été battue par lui, l’autresaison ; et elle prenait une humilité tendre, elle s’offraittoujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée,devait souvent détourner les yeux.

La partie s’engagea. Un grand nombre d’invités firent cercle,jugeant les coups, s’émerveillant. La jeune femme, devant la longuetable recouverte d’un drap vert, lança son premier palet, qu’elleplaça près du but, figuré par un point blanc. Mais l’empereur,montrant plus d’adresse encore, le délogea et prit la place. Onapplaudit doucement. Ce fut pourtantMme de Combelot qui gagna.

« Sire, qu’est-ce que nous avons joué ? »demanda-t-elle avec hardiesse.

Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, ildit :

« Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avecmoi ? »

Rougon s’inclina et prit les palets, tout en parlant de samaladresse.

Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées auxdeux bords de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait engrâce ? Et l’hostilité sourde dans laquelle il marchait depuisson arrivée, se fondait, des têtes s’avançaient, pour suivre sespalets d’un air de sympathie. M. La Rouquette, plus perplexeencore qu’avant le dîner, emmena sa sœur à l’écart, afin de savoirà quoi s’en tenir ; mais elle ne put sans doute lui fourniraucune explication satisfaisante, car il revint avec un gested’immense incertitude.

« Ah ! très bien ! » murmura Clorinde, à uncoup délicatement joué par Rougon.

Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand hommequi se trouvaient là. L’heure était bonne pour le pousser dansl’amitié de l’empereur. Elle mena l’attaque. Ce fut, pendant uninstant, une pluie d’éloges.

« Diable ! laissa échapper Delestang, qui ne puttrouver autre chose, sous l’ordre muet des yeux de sa femme.

– Et vous vous prétendiez maladroit ! dit le chevalierRusconi avec ravissement. Ah ! sire, je vous en prie, ne jouezpas la France avec lui !

– Mais M. Rougon se conduirait très bien à l’égard dela France, j’en suis sûr », ajouta M. Beulin-d’Orchère,en donnant un air fin à sa face de dogue.

Le mot était direct. L’empereur daignait sourire. Et il rit debon cœur, lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, réponditpar cette explication, d’un air modeste :

« Mon Dieu ! j’ai joué au bouchon, quand j’étaisgamin. »

En entendant rire Sa Majesté, toute la galerie éclata. Ce fut,pendant un moment, une gaieté extraordinaire. Clorinde, avec sonflair de femme adroite, avait compris qu’en admirant Rougon, joueurtrès médiocre en somme, on flattait surtout l’empereur, quimontrait une supériorité incontestable. Cependant,M. de Plouguern ne s’était pas encore exécuté, jalousantce succès. Elle vint le heurter légèrement du coude, comme parmégarde. Il comprit et s’extasia au premier palet lancé par soncollègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, risquant tout,s’écria :

« Très joli ! le coup est d’unmoelleux ! »

L’empereur ayant gagné, Rougon demanda une revanche. Les paletsglissaient de nouveau sur le tapis de drap vert, avec un petitbruissement de feuille sèche, lorsqu’une gouvernante parut à laporte du salon de famille, tenant sur ses bras le prince impérial.L’enfant, âgé d’une vingtaine de mois, avait une robe blanche trèssimple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil.D’ordinaire, lorsqu’il s’éveillait ainsi, le soir, on l’apportaitun instant à l’impératrice, pour qu’elle l’embrassât. Il regardaitla lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.

Un vieillard, un grand dignitaire, s’était précipité, traînantses jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénilede la tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu’ilbaisait, en murmurant de sa voix cassée :

« Monseigneur, monseigneur… »

L’enfant, effrayé par l’approche de ce visage parcheminé, serejeta vivement en arrière, poussa des cris terribles. Mais levieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son dévouement. Ondut arracher à son adoration la petite main molle qu’il tenaitcollée sur ses lèvres.

« Retirez-vous, emportez-le », dit l’empereurimpatienté à la gouvernante.

Le souverain venait de perdre la seconde partie. La bellecommença. Rougon, prenant les éloges au sérieux, s’appliquait.Maintenant, Clorinde trouvait qu’il jouait trop bien. Elle luisouffla à l’oreille, au moment où il allait ramasser sespalets :

« J’espère que vous n’allez pas gagner. »

Il sourit. Mais, brusquement, des abois violents se firententendre. C’était Néro, le braque favori de l’empereur, qui,profitant d’une porte entrouverte, venait de s’élancer dans lagalerie. Sa Majesté donnait l’ordre de l’emmener, et un huissiertenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le granddignitaire, se précipita de nouveau, en s’écriant :

« Mon beau Néro, mon beau Néro… »

Et il s’agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre entreses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine,il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant :

« Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas… Il est sibeau ! »

L’empereur consentit à ce qu’il restât. Alors, le vieillard eutun redoublement de caresses. Le chien ne s’épouvanta pas, ne grognapas. Il lécha les mains sèches qui le flattaient.

Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé unpalet avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie dedrap était sautée dans le corsage d’une dame, qui la retira dumilieu de ses dentelles, en rougissant. L’empereur gagna. Alors,délicatement, on lui laissa entendre qu’il avait remporté là unevictoire sérieuse. Il en conçut une sorte d’attendrissement. Ils’en alla avec Rougon, causant, comme s’il croyait devoir leconsoler. Ils marchèrent jusqu’au bout de la galerie, abandonnantla largeur de la pièce à un petit bal, qu’on organisait.

L’impératrice, qui venait de quitter le salon de famille,s’efforçait, avec une bonne grâce charmante, de combattre l’ennuigrandissant des invités. Elle avait proposé de jouer aux petitspapiers ; mais il était déjà trop tard, on préféra danser.Toutes les dames se trouvaient alors réunies dans la galerie desCartes. On envoya au fumoir chercher les hommes qui s’y cachaient.Et comme on se mettait en place pour un quadrille,M. de Combelot s’assit obligeamment devant le piano.C’était un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite duclavier. Le chambellan, d’un mouvement continu du bras, tournait,l’air sérieux.

« Monsieur Rougon, disait l’empereur, on m’a parlé d’untravail, un parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre…Je pourrai peut-être vous fournir des documents.

– Votre Majesté est trop bonne… Mais je nourris un autreprojet, un vaste projet. »

Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut profiter del’occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve degrande culture dans un coin des Landes, le défrichement deplusieurs lieues carrées, la fondation d’une ville, la conquêted’une nouvelle terre. Pendant qu’il parlait, l’empereur levait surlui ses yeux mornes, où une lueur s’allumait. Il ne disait rien, ilhochait la tête par moments. Puis, quand l’autre se tut :

« Sans doute… on pourrait voir… »

Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, deson mari et de M. de Plouguern :

« Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis… J’aigardé le meilleur souvenir de ma visite à votre ferme-modèle de laChamade. »

Delestang s’approcha. Mais le cercle qui se formait autour del’empereur dut reculer jusque dans l’embrasure d’une fenêtre.Mme de Combelot, en valsant, à demi pâméeentre les bras de M. La Rouquette, venait d’envelopper, d’unfrôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa Majesté. Aupiano, M. de Combelot goûtait la musique qu’ilfaisait ; il tournait plus vite, il balançait sa belle têtecorrecte ; et, par moments, il abaissait un regard sur lacaisse de l’instrument, comme surpris des sons graves, que certainstours de la manivelle ramenaient.

« J’ai eu le bonheur d’obtenir des veaux superbes cetteannée, grâce à un nouveau croisement de races, expliquaitDelestang. Malheureusement, quand Votre Majesté est venue, lesparcs étaient en réparation. »

Et l’empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, parmonosyllabes. Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang engrande estime. Il louait surtout celui-ci d’avoir tenté pour lepersonnel de sa ferme un essai de vie en commun, avec tout unsystème de partage de certains bénéfices et de caisse de retraite.Lorsqu’ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d’idées,des coins d’humanitairerie qui les faisaient se comprendre àdemi-mot.

« M. Rougon vous a parlé de son projet ? demandal’empereur.

– Oh ! un projet superbe, répondit Delestang. Onpourrait tenter en grand des expériences… »

Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine lepréoccupait ; les beaux types se perdaient en France. Puis, illaissa entendre qu’il étudiait un nouvel aménagement des prairiesartificielles. Mais il faudrait d’immenses terrains. Si Rougonréussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et,brusquement, il s’arrêta : il venait d’apercevoir sa femme quile regardait d’un regard fixe. Depuis qu’il approuvait le projet deRougon, elle pinçait les lèvres, furieuse, toute pâle.

« Mon ami », murmura-t-elle, en lui montrant lepiano.

M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main,qu’il refermait ensuite doucement, pour se délasser. Il allaitattaquer une polka, avec le sourire complaisant d’un martyr,lorsque Delestang courut lui offrir de le remplacer ; ce qu’ilaccepta d’un air poli, comme s’il cédait une place d’honneur. EtDelestang, attaquant la polka, se mit à tourner la manivelle. Maisc’était autre chose. Il n’avait pas le jeu souple, le tour depoignet facile et moelleux du chambellan.

Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l’empereur.Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s’il ne comptaitpas établir là-bas de vastes cités ouvrières ; il serait aiséd’accorder à chaque famille un bout de terrain, une petiteconcession d’eau, des outils ; et il promettait même de luicommuniquer des plans, le projet d’une de ces cités qu’il avaitjeté lui-même sur le papier, avec des maisons uniformes, où tousles besoins étaient prévus.

« Certainement, j’entre tout à fait dans les idées de VotreMajesté, répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverainimpatientait. Nous ne pourrons rien faire sans elle… Ainsi, ilfaudra sans doute exproprier certaines communes. L’utilité publiquedevra être déclarée. Enfin, j’aurai à m’occuper de la formationd’une société… Un mot de Votre Majesté est nécessaire… »

L’œil de l’empereur s’éteignit. Il continuait à hocher la tête.Puis, sourdement, d’une voix à peine distincte, ilrépéta :

« Nous verrons… nous en causerons… »

Et il s’éloigna, traversant de sa marche alourdie la figure d’unquadrille. Rougon fit bonne contenance, comme s’il avait eu lacertitude d’une réponse favorable. Clorinde était radieuse. Peu àpeu, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la nouvellecourut que Rougon quittait Paris, qu’il allait se mettre à la têted’une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter.On lui souriait d’un bout de la galerie à l’autre. Il ne restaitplus trace de l’hostilité du premier moment. Puisqu’il s’exilait delui-même, on pouvait lui serrer la main, sans courir le risque dese compromettre. Ce fut un véritable soulagement pour beaucoupd’invités. M. La Rouquette, quittant la danse, en parla auchevalier Rusconi, d’un air enchanté d’homme mis à l’aise.

« Il fait bien, il accomplira de grandes choses là-bas,dit-il, Rougon est un homme très fort ; mais, voyez-vous, ilmanque de tact en politique. »

Ensuite, il s’attendrit sur la bonté de l’empereur, qui, selonson expression, « aimait ses vieux serviteurs comme on aimed’anciennes maîtresses ». Il s’acoquinait à eux, il éprouvaitdes regains de tendresse, après les ruptures les plus éclatantes.S’il avait invité Rougon à Compiègne, c’était sûrement par quelquemuette lâcheté de cœur. Et le jeune député cita d’autres faits àl’honneur des bons sentiments de Sa Majesté : quatre centmille francs donnés pour payer les dettes d’un général ruiné parune danseuse, huit cent mille francs offerts en cadeau de noce à unde ses anciens complices de Strasbourg et de Boulogne, près d’unmillion dépensé en faveur de la veuve d’un grand fonctionnaire.

« Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il nes’est laissé nommer empereur que pour enrichir ses amis… Je hausseles épaules, quand j’entends les républicains lui reprocher saliste civile. Il épuiserait dix listes civiles à faire le bien.C’est un argent qui retourne à la France. »

Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et lechevalier Rusconi suivaient des yeux l’empereur. Celui-ci achevaitde faire le tour de la galerie. Il manœuvrait prudemment au milieudes danseuses, s’avançant muet et seul, dans le vide que le respectouvrait devant lui. Quand il passait derrière les épaules nuesd’une dame assise, il allongeait un peu le cou, les paupièrespincées, avec un regard oblique et plongeant.

« Et une intelligence ! dit à voix plus basse lechevalier Rusconi. Un homme extraordinaire ! »

L’empereur était arrivé près d’eux. Il resta là une minute,morne et hésitant. Puis, il parut vouloir s’approcher de Clorinde,très gaie, en ce moment, très belle ; mais elle le regardahardiment, elle dut l’effrayer. Il se remit à marcher, la maingauche rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l’autre mainles bouts cirés de ses moustaches. Et, commeM. Beulin-d’Orchère se trouvait en face de lui, il fit undétour, se rapprocha de biais, en disant :

« Vous ne dansez donc pas, monsieur leprésident ? »

Le magistrat avoua qu’il ne savait pas danser, qu’il n’avaitjamais dansé de sa vie. Alors, l’empereur reprit, d’une voixencourageante :

« Ça ne fait rien, on danse tout de même. »

Ce fut son dernier mot. Il gagna doucement la porte, ildisparut.

« N’est-ce pas un homme extraordinaire ? disaitM. La Rouquette, qui répétait le mot du chevalier Rusconi.Hein ? à l’étranger, on se préoccupe énormément delui ? »

Le chevalier, en diplomate discret, répondit par de vaguessignes de tête. Pourtant, il convint que toute l’Europe avait lesyeux fixés sur l’empereur. Une parole prononcée aux Tuileriesébranlait les trônes voisins.

« C’est un prince qui sait se taire », ajouta-t-il,avec un sourire dont la fine ironie échappa au jeune député.

Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firentdes invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camptournait depuis un quart d’heure la manivelle du piano. Delestanget M. de Combelot se précipitèrent, offrant de leremplacer. Mais les dames crièrent :

« Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot… Il tournebeaucoup mieux ! »

Le chambellan remercia d’un salut aimable, et tourna, avec uneampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venaitde servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit dederrière un canapé, fut bourré de sandwichs. De petits groupes seformaient, causant d’une façon intime. M. de Plouguernavait emporté une brioche sur le coin d’une console ; ilmangeait, buvant de légères gorgées de thé, expliquant à Delestang,avec lequel il partageait sa brioche, comment il avait fini paraccepter des invitations à Compiègne, lui dont on connaissait lesopinions légitimistes. Mon Dieu ! c’était bien simple :il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernementqui sauvait la France de l’anarchie. Il s’interrompit pourdire :

« Elle est excellente, cette brioche… Moi, j’avais assezmal dîné, ce soir. »

À Compiègne, d’ailleurs, sa verve méchante était toujours enéveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec unecrudité de paroles, dont Delestang rougissait. Il ne respectait quel’impératrice, une sainte ; elle montrait une dévotionexemplaire, elle était légitimiste et aurait sûrement rappeléHenri V, si elle avait pu disposer librement du trône. Pendantun instant, il célébra les douceurs de la religion. Puis, comme ilentamait de nouveau une anecdote graveleuse, l’impératricejustement rentra dans ses appartements, suivie deMme de Llorentz. Sur le seuil de la porte,elle fit une grande révérence à l’assemblée. Tout le monde,silencieusement, s’inclina.

Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées demain s’échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter àleur chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l’aidait,finit par la découvrir, assise à côté de M. de Marsy, surun étroit canapé, au fond de ce petit salon, oùMme de Llorentz avait fait au comte une siterrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait trèshaut. Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesserde rire :

« Bonsoir, monsieur le comte… Vous verrez demain, pendantla chasse, si je tiens mon pari. »

Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang l’emmenait à sonbras. Il aurait voulu les accompagner jusqu’à leur porte, pour luidemander quel était ce pari dont elle parlait ; mais il dutrester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avecun redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monterse coucher, il profita d’une porte ouverte, il descendit dans leparc. La nuit était très sombre, une nuit d’octobre, sans uneétoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautesfutaies mettaient des promontoires de ténèbres. Il avait peine àdistinguer devant lui la pâleur des allées. À cent pas de laterrasse, il s’arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit,il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Cefut un soulagement, comme un bain de force. Et il s’oublia àregarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivementéclairée ; les autres fenêtres s’éteignaient, elle trouabientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château.L’empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une têteénorme, traversée par des bouts de moustaches ; puis, deuxautres ombres passèrent, l’une très grêle, l’autre forte, si large,qu’elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cettedernière, la colossale silhouette d’un agent de la police secrète,avec lequel Sa Majesté s’enfermait pendant des heures, pargoût ; et l’ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposaqu’elle pouvait bien être une ombre de femme. Tout disparut, lafenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard deflamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. Peut-être,maintenant, l’empereur songeait-il au défrichement d’un coin desLandes, à la fondation d’une ville ouvrière, où l’extinction dupaupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit.C’était la nuit qu’il signait des décrets, écrivait des manifestes,destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougonsouriait ; il se rappelait invinciblement une anecdote,l’empereur en tablier bleu, coiffé d’un bonnet de police fait d’unmorceau de journal, collant du papier à trois francs le rouleaudans une pièce de Trianon, pour y loger une maîtresse ; et ilse l’imaginait, à cette heure, dans la solitude de son cabinet, aumilieu du solennel silence, découpant des images qu’il collait àl’aide d’un petit pinceau, très proprement.

Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire touthaut :

« Sa bande l’a fait, lui ! »

Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, surtout aux jambes,que sa culotte découvrait jusqu’aux genoux.

Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antoniaqu’elle avait amenée, pour demander s’ils pouvaient, son mari etelle, venir déjeuner chez lui. Il s’était fait monter une tasse dechocolat. Il les attendit. Antonia les précéda, apportant le largeplateau d’argent sur lequel on leur avait servi, dans leur chambre,deux tasses de café.

« Hein ? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.Vous avez le soleil, de ce côté-ci… Oh ! vous êtes beaucoupmieux que nous ! »

Et elle visita l’appartement. Il se composait d’une antichambre,dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d’un cabinet dedomestique ; au fond, était la chambre à coucher, une vastepièce tendue d’une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec ungrand lit d’acajou carré et une immense cheminée, où flambaient destroncs d’arbre.

« Parbleu ! criait Rougon, il fallait réclamer !Moi, je n’aurais pas accepté un appartement sur la cour !Ah ! si l’on courbe l’échine !… Je l’ai dit hier soir àDelestang. »

La jeune femme haussa les épaules, en murmurant :

« Lui ! il tolérerait qu’on me logeât dans lesgreniers ! »

Elle voulut voir jusqu’au cabinet de toilette, dont toute lagarniture était en porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée duchiffre impérial. Puis, elle vint devant la fenêtre. Un léger cride surprise et d’admiration lui échappa. En face d’elle, à deslieues, la forêt de Compiègne emplissait l’horizon de la merroulante de ses hautes futaies ; des cimes monstrueusesmoutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti dehoule ; et, sous le soleil blond de cette matinée d’octobre,c’étaient des mares d’or, des mares de pourpre, une richesse demanteau galonné traînant d’un bord du ciel à l’autre.

« Voyons, déjeunons », dit Clorinde.

Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient unencrier et un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leursdomestiques. La jeune femme, très rieuse, répétait qu’il lui avaitsemblé le matin se réveiller à l’auberge, une auberge tenue par unprince, au bout d’un long voyage fait en rêve. Ce déjeuner dehasard, sur des plateaux d’argent, la ravissait comme une aventurequi lui serait arrivée dans quelque pays inconnu, tout là-bas,disait-elle. Cependant, Delestang s’émerveillait sur la quantité debois brûlant dans la cheminée. Il finit par murmurer, les yeux surles flammes, d’un air absorbé :

« Je me suis laissé conter qu’on brûle pour quinze centsfrancs de bois par jour au château… Quinze cents francs !Hein ? Rougon, le chiffre ne vous paraît pas un peufort ? »

Rougon, qui buvait lentement son chocolat, se contenta de hocherla tête. Il était très préoccupé par la gaieté vive de Clorinde. Cematin-là, elle semblait s’être levée avec une fièvre extraordinairede beauté ; elle avait ses grands yeux luisants de combat.

« Quel est donc ce pari dont vous parliez hiersoir ? » lui demanda-t-il brusquement.

Elle se mit à rire, sans répondre. Et comme ilinsistait :

« Vous verrez bien », dit-elle.

Alors, peu à peu, il se fâcha, il la traita durement. Ce fut unevéritable scène de jalousie, avec des allusions d’abord voilées,qui devinrent bientôt des accusations toutes crues : elles’était donnée en spectacle, elle avait laissé ses doigts dans ceuxde M. de Marsy pendant plus de deux minutes. Delestang,d’un air tranquille, trempait de longues mouillettes dans son caféau lait.

« Ah ! si j’étais votre mari ! » criaRougon.

Clorinde s’était levée. Elle se tenait debout derrièreDelestang, les deux mains appuyées sur ses épaules.

« Eh bien ! quoi ? si vous étiez mon mari »,demanda-t-elle.

Et se penchant vers Delestang, parlant dans ses cheveux, qu’ellesoulevait d’un souffle tiède :

« N’est-ce pas, mon ami, il serait bien sage, aussi sageque toi ? »

Pour toute réponse, il plia le cou et baisa la main appuyée surson épaule gauche. Il regardait Rougon, la face émue etembarrassée, clignant les yeux, voulant lui faire entendre qu’ilallait peut-être un peu loin. Rougon faillit l’appeler imbécile.Mais Clorinde ayant fait un signe par-dessus la tête de son mari,il la suivit à la fenêtre, où elle s’accouda. Un instant, elleresta muette, les yeux perdus sur l’immense horizon. Puis elle dit,sans transition :

« Pourquoi voulez-vous quitter Paris ? Vous ne m’aimezdonc plus ?… Écoutez, je serai raisonnable, je suivrai vosconseils, si vous renoncez à vous exiler là-bas dans votreabominable pays. »

Lui, à ce marché, devint très grave. Il mit en avant les grandsintérêts auxquels il obéissait. Maintenant, il était impossiblequ’il reculât. Et, pendant qu’il parlait, Clorinde cherchaitvainement à lire la vérité vraie sur son visage ; il semblaittrès décidé à partir.

« C’est bon, vous ne m’aimez plus, reprit-elle. Alors, jesuis bien maîtresse d’agir à ma guise… Vous verrez. »

Elle quitta la fenêtre sans contrariété, retrouvant son rire.Delestang, que le feu continuait à intéresser, cherchait àdéterminer le nombre approximatif des cheminées du château. Maiselle l’interrompit, car elle avait tout juste le temps des’habiller, si elle ne voulait pas manquer la chasse. Rougon lesaccompagna jusque dans le corridor, un large couloir de couvent,garni d’une moquette verte. Clorinde, en s’en allant, s’amusa àlire de porte en porte les noms des invités, écrits sur de petitespancartes encadrées de minces filets de bois. Puis, tout au bout,elle se retourna ; et, croyant voir Rougon perplexe, commeprès de la rappeler, elle s’arrêta, attendit quelques secondes,l’air souriant. Il rentra chez lui, il ferma sa porte d’une mainbrutale.

Le déjeuner fut avancé, ce matin-là. Dans la galerie des Cartes,on causa beaucoup du temps, qui était excellent pour une chasse àcourre : une poussière diffuse de soleil, un air blond et vif,immobile comme une eau dormante. Les voitures de la cour partirentdu château un peu avant midi. Le rendez-vous était au Puits-du-Roi,vaste carrefour en pleine forêt. La vénerie impériale attendait làdepuis une heure, les piqueurs à cheval, en culotte de drap rouge,avec le grand chapeau galonné en bataille, les valets de chiens,chaussés de souliers noirs à boucles d’argent, pour courir à l’aiseau milieu des taillis ; et les voitures des invités venus deschâteaux voisins, alignées correctement, formaient un demi-cercle,en face de la meute tenue par les valets ; tandis que desgroupes de dames et de chasseurs en uniforme faisaient au centre unsujet de tableau ancien, une chasse sous Louis XV, ressuscitéedans l’air blond. L’empereur et l’impératrice ne suivirent pas lachasse. Aussitôt après l’attaque, leurs chars à bancs tournèrentdans une allée et revinrent au château. Beaucoup de personnes lesimitèrent. Rougon avait d’abord essayé d’accompagnerClorinde ; mais elle lançait son cheval si follement, qu’ilperdit du terrain et se décida à rentrer de dépit, furieux de lavoir galoper côte à côte avec M. de Marsy, au fond d’uneallée, très loin.

Vers cinq heures et demie, Rougon fut prié de descendre prendrele thé, dans les petits appartements de l’impératrice. C’était unefaveur accordée d’ordinaire aux hommes spirituels. Il y avait déjàlà M. Beulin-d’Orchère et M. de Plouguern ; etce dernier conta, en termes délicats, une farce très grosse, quieut un grand succès de rire. Cependant, les chasseurs rentraient àpeine. Mme de Combelot arriva, en affectantune lassitude extrême. Et, comme on lui demandait des nouvelles,elle répondit avec des mots techniques :

« Oh ! l’animal s’est fait battre pendant plus dequatre heures… Imaginez qu’il a débouché un instant en plaine. Ilavait repris un peu d’air… Enfin, il est allé se laisser prendre àla mare Rouge. Un hallali superbe ! »

Le chevalier Rusconi donna un autre détail, d’un airinquiet.

« Le cheval de Mme Delestang s’est emporté…Elle a disparu du côté de la route de Pierrefonds. On n’a pasencore de ses nouvelles. »

Alors, on l’accabla de questions. L’impératrice paraissaitdésolée. Il raconta que Clorinde avait suivi tout le temps d’untrain d’enfer. Son allure enthousiasmait les veneurs les plusaccomplis. Puis, brusquement, son cheval s’était dérobé dans uneallée latérale.

« Oui, ajouta M. La Rouquette, qui brûlait de placerun mot, elle avait cravaché cette pauvre bête avec uneviolence !… M. de Marsy s’est élancé derrière ellepour lui porter secours. Il n’a pas reparu non plus. »

Mme de Llorentz, assise derrière SaMajesté, se leva. Elle crut qu’on la regardait en souriant. Elledevint toute blême. Maintenant, la conversation roulait sur lesdangers qu’on courait à la chasse. Un jour, le cerf, réfugié dansla cour d’une ferme, s’était retourné si terriblement contre leschiens, qu’une dame avait eu une jambe cassée, au milieu de labagarre. Puis, on fit des suppositions. Si M. de Marsyétait parvenu à maîtriser le cheval deMme Delestang, peut-être avaient-ils mis pied àterre, tous les deux, pour se reposer quelques minutes ; lesabris, des huttes, des hangars, des pavillons, abondaient dans laforêt. Et il sembla à Mme de Llorentz que lessourires redoublaient, tandis qu’on guettait du coin de l’œil safureur jalouse. Rougon se taisait, battant fiévreusement une marchesur ses genoux, du bout des doigts.

« Bah ! quand ils passeraient la nuitdehors ! » dit entre ses dentsM. de Plouguern.

L’impératrice avait donné des ordres pour que Clorinde fûtinvitée à venir prendre le thé, si elle rentrait. Tout d’un coup,il y eut de légères exclamations. La jeune femme était sur le seuilde la porte, le teint vif, souriante, triomphante. Elle remercia SaMajesté de l’intérêt qu’elle lui témoignait. Et, d’un airtranquille :

« Mon Dieu ! je suis désolée. On a eu tort des’inquiéter… J’avais fait avec M. de Marsy le parid’arriver la première à la mort du cerf. Sans ce mauditcheval… »

Puis, elle ajouta gaiement :

« Nous n’avons perdu ni l’un ni l’autre, voilàtout. »

Mais elle dut raconter l’aventure plus au long. Elle n’éprouvapas la moindre gêne. Après dix minutes d’un galop furieux, soncheval s’était abattu, sans qu’elle eût aucun mal. Alors, commeelle chancelait un peu d’émotion, M. de Marsy l’avaitfait entrer un instant sous un hangar.

« Nous avions deviné ! cria M. La Rouquette. Vousdites sous un hangar ?… Moi, j’avais dit dans un pavillon.

– Vous deviez être bien mal là-dessous », ajoutaméchamment M. de Plouguern.

Clorinde, sans cesser de sourire, répondit avec une lenteurheureuse :

« Non, je vous assure. Il y avait de la paille. Je me suisassise… Un grand hangar plein de toiles d’araignée. La nuittombait. C’était très drôle. »

Et, regardant en face Mme de Llorentz, ellecontinua, d’une voix plus traînante encore, qui donnait aux motsune valeur particulière :

« M. de Marsy a été très bon pour moi. »

Depuis que la jeune femme racontait son accident,Mme de Llorentz appuyait violemment deuxdoigts de sa main contre ses lèvres. Aux derniers détails, elleferma les yeux, comme prise d’un vertige de colère. Elle resta làencore une minute ; puis, ne se contenant plus, elle sortit.M. de Plouguern, très intrigué, se glissa derrière elle.Clorinde, qui la guettait, eut un geste involontaire devictoire.

La conversation changea. M. Beulin-d’Orchère parlait d’unprocès scandaleux dont l’opinion se préoccupait beaucoup ; ils’agissait d’une demande en séparation, fondée sur l’impuissance dumari ; et il rapportait certains faits avec des phrases sidécentes de magistrat, que Mme de Combelot, necomprenant pas, demandait des explications. Le chevalier Rusconiplut énormément en chantant à demi-voix des chansons populaires duPiémont, des vers d’amour, dont il donnait ensuite la traductionfrançaise. Au milieu d’une de ces chansons, Delestang entra ;il revenait de la forêt, où il battait les routes depuis deuxheures, à la recherche de sa femme ; on sourit de l’étrangefigure qu’il avait. Cependant, l’impératrice semblait prise toutd’un coup d’une vive amitié pour Clorinde. Elle l’avait faitasseoir à son côté, elle causait chevaux avec elle. Pyrame, lecheval monté par la jeune femme pendant la chasse, était d’un galoptrès dur ; et elle disait que, le lendemain, elle lui feraitdonner César.

Rougon, dès l’arrivée de Clorinde, s’était approché d’unefenêtre, en affectant d’être très intéressé par des lumières quis’allumaient au loin, à gauche du parc. Personne ainsi ne put voirles légers tressaillements de sa face. Il demeura longtemps debout,devant la nuit. Enfin il se retournait, l’air impassible, lorsqueM. de Plouguern, qui rentrait, s’approcha de lui, soufflaà son oreille d’une voix enfiévrée de curieux satisfait :

« Oh ! une scène épouvantable… Vous avez vu, je l’aisuivie. Elle a justement rencontré Marsy au bout des couloirs. Ilssont entrés dans une chambre. Là, j’ai entendu Marsy lui direcarrément qu’elle l’assommait… Elle est repartie comme une folle,en se dirigeant vers le cabinet de l’empereur… Ma foi, oui, jecrois qu’elle est allée mettre sur le bureau de l’empereur lesfameuses lettres… »

À ce moment, Mme de Llorentz reparut. Elleétait toute blanche, les cheveux envolés sur les tempes, l’haleinecourte. Elle reprit sa place derrière l’impératrice, avec le calmedésespéré d’un patient qui vient de pratiquer sur lui-même quelqueterrible opération dont il peut mourir.

« Pour sûr, elle a lâché les lettres », répétaM. de Plouguern, en l’examinant.

Et, comme Rougon semblait ne pas le comprendre, il alla sepencher derrière Clorinde, lui racontant l’histoire. Ellel’écoutait ravie, les yeux allumés d’une joie luisante. Ce futseulement au sortir des petits appartements de l’impératrice, quandvint l’heure du dîner, que Clorinde parut apercevoir Rougon. Ellelui prit le bras, elle lui dit, tandis que Delestang marchaitderrière eux :

« Eh bien ! vous avez vu… Si vous aviez été gentil cematin, je n’aurais pas failli me casser les jambes. »

Le soir, il y eut une curée froide aux flambeaux, dans la courdu palais. En quittant la salle à manger, le cortège des invités,au lieu de revenir immédiatement à la galerie des Cartes, sedispersa dans les salons de la façade, dont les fenêtres furentouvertes toutes grandes. L’empereur prit place sur le balconcentral, où une vingtaine de personnes purent le suivre.

En bas, de la grille au vestibule, deux files de valets de pieden grande livrée, les cheveux poudrés, ménageaient une large allée.Chacun d’eux tenait une longue pique, au bout de laquelleflambaient des étoupes, dans des gobelets remplis d’esprit-de-vin.Ces hautes flammes vertes dansaient en l’air, comme flottantes etsuspendues, tachant la nuit sans l’éclairer, ne tirant du noir quela double rangée des gilets écarlates qu’elles rendaient violâtres.Des deux côtés de la cour, une foule s’entassait, des bourgeois deCompiègne avec leurs dames, des visages blafards grouillant dansl’ombre, d’où par moments un reflet des étoupes faisait sortirquelque tête abominable, une face vert-de-grisée de petit rentier.Puis, au milieu, devant le perron, les débris du cerf, en tas surle pavé, étaient recouverts de la peau de l’animal, étalée, la têteen avant ; tandis que, à l’autre bout, contre la grille, lameute attendait, entourée des piqueurs. Là, des valets de chiens enhabit vert, avec de grands bas de coton blanc, agitaient destorches. Une vive clarté rougeâtre, traversée de fumées dont lasuie roulait vers la ville, mettait, dans une lueur de fournaise,les chiens serrés les uns contre les autres, soufflant fortement,les gueules ouvertes.

L’empereur resta debout. Par instants, un éclat brusque destorches montrait sa face vague, impénétrable. Clorinde, pendanttout le dîner, avait épié chacun de ses gestes, sans surprendre enlui qu’une fatigue morne, l’humeur chagrine d’un malade souffranten silence. Une seule fois, elle crut le voir regarderM. de Marsy obliquement, de son regard gris que sespaupières éteignaient. Au bord du balcon, il demeurait maussade, unpeu voûté, tordant sa moustache ; pendant que, derrière lui,les invités se haussaient, pour voir.

« Allez, Firmin ! » dit-il, comme impatienté.

Les piqueurs sonnaient la Royale. Les chiens donnaientde la voix, hurlaient, le cou tendu, dressés à demi sur leurspattes de derrière, dans un élan d’effroyable vacarme. Tout d’uncoup, au moment où un valet montrait la tête du cerf à la meuteaffolée, Firmin, le maître d’équipage, placé sur le perron, abaissason fouet ; et la meute, qui attendait ce signal, traversa lacour en trois bonds, les flancs haletant d’une rage d’appétit. MaisFirmin avait relevé son fouet. Les chiens, arrêtés à quelquedistance du cerf, s’aplatirent un instant sur le pavé, l’échinesecouée de frissons, la gueule cassée d’aboiements de désir. Et ilsdurent reculer, ils retournèrent se ranger à l’autre bout, près dela grille.

« Oh ! les pauvres bêtes ! ditMme de Combelot, d’un air de compassionlangoureuse.

– Superbe ! » cria M. La Rouquette.

Le chevalier Rusconi applaudissait. Des dames se penchaient,très excitées, avec de petits battements aux coins des lèvres, lecœur tout gonflé du besoin de voir les chiens manger. On ne leurdonnait pas leurs os tout de suite ; c’était trèsémotionnant.

« Non, non, pas encore », murmuraient des voixgrasses.

Cependant, Firmin, à deux reprises, avait levé et baissé sonfouet. La meute écumait, exaspérée. À la troisième fois, le maîtred’équipage ne releva pas le fouet. Le valet s’était sauvé, enemportant la peau et la tête du cerf. Les chiens se ruèrent, sevautrèrent sur les débris ; leurs abois furieux s’apaisaientdans un grognement sourd, un tremblement convulsif de jouissance.Des os craquaient. Alors, sur le balcon, aux fenêtres, ce fut unesatisfaction ; les dames avaient des sourires aigus, enserrant leurs dents blanches ; les hommes soufflaient, lesyeux vifs, les doigts occupés à tordre quelque cure-dent apporté dela salle à manger. Dans la cour, il y eut comme une soudaineapothéose ; les piqueurs sonnaient des fanfares ; lesvalets de chiens secouaient les torches ; des flammes deBengale brûlaient, sanglantes, incendiant la nuit, baignant lestêtes placides des bourgeois de Compiègne, entassés sur les côtés,d’une pluie rouge, à larges gouttes.

L’empereur, tout de suite, tourna le dos. Et comme Rougon setrouvait à côté de lui, il parut sortir de la profonde rêverie quile tenait maussade depuis le dîner.

« Monsieur Rougon, dit-il, j’ai songé à votre affaire… Il ya des obstacles, beaucoup d’obstacles. »

Il s’arrêta, il ouvrit les lèvres, les referma. Puis, s’enallant, il dit encore :

« Il faut rester à Paris, monsieur Rougon. »

Clorinde, qui entendit, eut un geste vif de triomphe. Le mot del’empereur ayant couru, tous les visages redevinrent graves etanxieux, pendant que Rougon traversait lentement les groupes, sedirigeant vers la galerie des Cartes.

Et, en bas, les chiens achevaient leurs os. Ils se coulaientfurieusement les uns sous les autres, pour arriver au milieu dutas. C’était une nappe d’échines mouvantes, les blanches, lesnoires, se poussant, s’allongeant, s’étalant comme une marevivante, dans un ronflement vorace. Les mâchoires se hâtaient,mangeaient vite, avec la fièvre de tout manger. De courtesquerelles se terminaient par un hurlement. Un gros braque, une bêtesuperbe, fâché d’être trop au bord, recula et s’élança d’un bond aumilieu de la bande. Il fit son trou, il but un lambeau desentrailles du cerf.

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