Son Excellence Eugène Rougon

Chapitre 8

 

Des semaines se passèrent. Rougon avait repris sa vie delassitude et d’ennui. Jamais il ne faisait allusion à l’ordre quel’empereur lui avait donné de rester à Paris. Il parlait seulementde son échec, des prétendus obstacles qui s’opposaient à sondéfrichement d’un coin des Landes ; et, sur ce sujet, il netarissait pas. Quels pouvaient être ces obstacles ? Lui, n’envoyait aucun. Il allait jusqu’à s’emporter contre l’empereur, dontil était impossible, disait-il, de tirer une explicationquelconque. Peut-être Sa Majesté avait-elle craint d’être obligéede subventionner l’affaire ?

Cependant, à mesure que les jours coulaient, Clorindemultipliait ses visites rue Marbeuf. Chaque après-midi, ellesemblait attendre de Rougon quelque nouvelle, elle le regardaitd’un air de surprise, en le voyant rester muet. Depuis son séjour àCompiègne, elle vivait dans l’espoir d’un brusque triomphe ;elle avait imaginé tout un drame, une colère furieuse del’empereur, une chute retentissante de M. de Marsy, unerentrée immédiate du grand homme au pouvoir. Ce plan de femme luisemblait d’un succès certain. Aussi, au bout d’un mois, sonétonnement fut-il immense, lorsqu’elle vit le comte rester auministère. Et elle conçut un dédain pour l’empereur, qui ne savaitpas se venger. Elle, à sa place, aurait eu la passion de sarancune. À quoi songeait-il donc, dans l’éternel silence qu’ilgardait ?

Clorinde, toutefois, ne désespérait pas encore. Elle flairait lavictoire, quelque coup de chance imprévu. M. de Marsyétait ébranlé. Rougon avait pour elle des attentions de mari quicraint d’être trompé. Depuis ses accès d’étrange jalousie, àCompiègne, il la surveillait d’une façon plus paternelle, la noyaitde morale, voulait la voir tous les jours. La jeune femme souriait,certaine maintenant qu’il ne quitterait pas Paris. Pourtant, versle milieu de décembre, après des semaines d’une paix endormie, ilrecommença à parler de sa grande affaire. Il avait vu desbanquiers, il rêvait de se passer de l’appui de l’empereur. Et, denouveau, on le trouva perdu au milieu de cartes, de plans,d’ouvrages spéciaux. Gilquin, disait-il, avait déjà racolé plus decinq cents ouvriers, qui consentaient à s’en aller là-bas ;c’était la première poignée d’hommes d’un peuple. Alors, Clorinde,s’enrageant à sa besogne, mit en branle toute la bande desamis.

Ce fut un travail énorme. Chacun prit un rôle. L’entente eutlieu à demi-mots, chez Rougon lui-même, dans les coins, le dimancheet le jeudi. On se partageait les missions difficiles. On selançait tous les jours au milieu de Paris, avec la volonté entêtéede conquérir une influence. On ne dédaignait rien ; les pluspetits succès comptaient. On profitait de tout, on tirait ce qu’onpouvait des moindres événements, on utilisait la journée entière,depuis le bonjour du matin jusqu’à la dernière poignée de main dusoir. Les amis des amis devinrent complices, et encore les amis deceux-là. Paris entier fut pris dans cette intrigue. Au fond desquartiers perdus, il y avait des gens qui soupiraient après letriomphe de Rougon, sans savoir au juste pourquoi. La bande, dix àdouze personnes, tenait la ville.

« Nous sommes le gouvernement de demain », disaitsérieusement Du Poizat.

Il établissait des parallèles entre eux et les hommes quiavaient fait le Second Empire. Il ajoutait :

« Je serai le Marsy de Rougon. »

Un prétendant n’était qu’un nom. Il fallait une bande pour faireun gouvernement. Vingt gaillards qui ont de gros appétits sont plusforts qu’un principe ; et quand ils peuvent mettre avec eux leprétexte d’un principe, ils deviennent invincibles. Lui, battait lepavé, allait dans les journaux, où il fumait des cigares, en minantsourdement M. de Marsy ; il savait toujours deshistoires délicates sur son compte ; il l’accusaitd’ingratitude et d’égoïsme. Puis, lorsqu’il avait amené le nom deRougon, il laissait échapper des demi-mots, élargissant deshorizons extraordinaires de vagues promesses : celui-là, s’ilpouvait seulement ouvrir les mains un jour, ferait tomber sur toutle monde une pluie de récompenses, de cadeaux, de subventions. Ilentretenait ainsi la presse de renseignements, de citations,d’anecdotes, qui occupaient continuellement le public de lapersonnalité du grand homme ; deux petites feuilles publièrentle récit d’une visite à l’hôtel de la rue Marbeuf ; d’autresparlèrent du fameux ouvrage sur la constitution anglaise et laconstitution de 52. La popularité semblait venir, après un silencehostile de deux années ; un sourd murmure d’éloges montait. EtDu Poizat se livrait à d’autres besognes, des maquignonnagesinavouables, l’achat de certains appuis, un jeu de Bourse passionnésur l’entrée plus ou moins sûre de Rougon au ministère.

« Ne songeons qu’à lui, répétait-il souvent, avec cetteliberté de parole qui gênait les hommes gourmés de la bande. Plustard, il songera à nous. »

M. Beulin-d’Orchère avait l’intrigue lourde ; ilévoqua contre M. de Marsy une affaire scandaleuse, qu’onse hâta d’étouffer. Il se montrait plus adroit, en laissant direqu’il pourrait bien être garde des sceaux un jour, si sonbeau-frère remontait au pouvoir ; ce qui mettait à sa dévotionles magistrats ses collègues. M. Kahn menait également unetroupe à l’attaque, des financiers, des députés, desfonctionnaires, grossissant les rangs de tous les mécontentsrencontrés en chemin ; il s’était fait un lieutenant docile deM. Béjuin ; il employait même M. de Combelot etM. La Rouquette, sans que ceux-ci se doutassent le moins dumonde des travaux auxquels il les poussait. Lui, agissait dans lemonde officiel, très haut, étendant sa propagande jusqu’auxTuileries, travaillant souterrainement pendant plusieurs jours,pour qu’un mot, de bouche en bouche, fût enfin répété àl’empereur.

Mais ce furent surtout les femmes qui s’employèrent avecpassion. Il y eut là des dessous terribles, une complicationd’aventures dont on ignora toujours au juste la portée.Mme Correur n’appelait plus la jolieMme Bouchard que « ma petite chatte ».Elle l’emmenait à la campagne, disait-elle ; et, pendant unesemaine, M. Bouchard vivait en garçon, M. d’Escorailleslui-même était réduit à passer ses soirées dans les petitsthéâtres. Un jour, Du Poizat avait rencontré ces dames avec desmessieurs décorés ; ce dont il s’était bien gardé de parler.Mme Correur habitait maintenant deux appartements,l’un rue Blanche, l’autre rue Mazarine ; ce dernier était trèscoquet ; Mme Bouchard y venait l’après-midi,prenait la clef chez la concierge. On racontait aussi la conquêted’un grand fonctionnaire, faite par la jeune femme un matin depluie, comme elle traversait le Pont-Royal, en retroussant sesjupons.

Puis, le fretin des amis s’agitait, s’utilisait le pluspossible. Le colonel Jobelin se rendait dans un café des boulevardspour voir d’anciens amis, des officiers ; il les catéchisait,entre deux parties de piquet ; et quand il en avait embauchéune demi-douzaine, il se frottait les mains, le soir, en répétantque « toute l’armée était pour la bonne cause ».M. Bouchard se livrait, au ministère, à un racolagesemblable ; peu à peu, il avait soufflé aux employés une haineféroce contre M. de Marsy ; il gagnait jusqu’auxgarçons de bureau, il faisait soupirer tout ce monde dans l’attented’un âge d’or, dont il parlait à l’oreille de ses intimes.M. d’Escorailles agissait sur la jeunesse riche, auprès delaquelle il vantait les idées larges de Rougon, sa tolérance pourcertaines fautes, son amour de l’audace et de la force. Enfin, lesCharbonnel eux-mêmes, sur les bancs du Luxembourg, où ils allaientattendre, chaque après-midi, l’issue de leur interminable procès,trouvaient moyen d’enrégimenter les petits rentiers du quartier del’Odéon.

Quant à Clorinde, elle ne se contentait pas d’avoir la hautemain sur toute la bande. Elle menait des opérations trèscompliquées, dont elle n’ouvrait la bouche à personne. Jamais on nel’avait rencontrée, le matin, dans des peignoirs aussi mal agrafés,traînant plus passionnément, au fond de quartiers louches, sonportefeuille de ministre, crevé aux coutures, sanglé de bouts decorde. Elle donnait à son mari des commissions extraordinaires, quecelui-ci faisait avec une douceur de mouton, sans comprendre. Elleenvoyait Luigi Pozzo porter des lettres ; elle demandait àM. de Plouguern de l’accompagner, puis le laissaitpendant une heure, sur un trottoir, à attendre. Un instant, lapensée dut lui venir de faire agir le gouvernement italien enfaveur de Rougon. Sa correspondance avec sa mère, toujours fixée àTurin, prit une activité folle. Elle rêvait de bouleverserl’Europe, et allait jusqu’à deux fois par jour chez le chevalierRusconi, pour y rencontrer des diplomates. Souvent, maintenant,dans cette campagne si étrangement conduite, elle semblait sesouvenir de sa beauté. Alors, certains après-midi, elle sortaitdébarbouillée, peignée, superbe. Et, quand ses amis, surpriseux-mêmes, lui disaient qu’elle était belle :

« Il le faut bien ! » répondait-elle, avec unsingulier air de lassitude résignée.

Elle se gardait comme un argument irrésistible. Pour elle, sedonner ne tirait pas à conséquence. Elle y mettait si peu deplaisir, que cela devenait une affaire pareille aux autres, un peuplus ennuyeuse peut-être. Lorsqu’elle était revenue de Compiègne,Du Poizat, qui connaissait l’aventure de la chasse à courre, avaitvoulu savoir dans quels termes elle restait avecM. de Marsy. Vaguement, il songeait à trahir Rougon pourle comte, si Clorinde arrivait à être la maîtresse toute-puissantede ce dernier. Mais elle s’était presque fâchée, en nianténergiquement toute l’histoire. Il la jugeait donc bien sotte, pourla soupçonner d’une liaison semblable ? Et, oubliant sondémenti, elle avait laissé entendre qu’elle ne reverrait même pasM. de Marsy. Autrefois encore, elle aurait pu rêver del’épouser. Jamais un homme d’esprit, selon elle, ne travaillaitsérieusement à la fortune d’une maîtresse. D’ailleurs, ellemûrissait un autre plan.

« Voyez-vous, disait-elle parfois, il y a souvent plusieursfaçons d’arriver où l’on veut ; mais, de toutes ces façons, iln’y en a jamais qu’une qui fasse plaisir… Moi, j’ai des choses àcontenter. »

Elle couvait toujours Rougon des yeux, elle le voulait grand,comme si elle eût rêvé de l’engraisser de puissance, pour quelquerégal futur. Elle gardait sa soumission de disciple, se mettaitdans son ombre avec une humilité pleine de cajolerie. Lui, aumilieu de l’agitation continue de la bande, semblait ne rien voir.Dans son salon, le jeudi et le dimanche, il faisait des réussites,pesamment, le nez sur les cartes, sans paraître entendre leschuchotements, derrière son dos. La bande causait de l’affaire,s’adressait des signes par-dessus sa tête, complotait au coin deson feu, comme s’il n’eût pas été là, tant il semblaitbonhomme ; il demeurait impassible, détaché de tout, siéloigné des choses dont on parlait à voix basse, qu’on finissaitpar hausser la voix, en s’égayant de ses distractions. Lorsqu’onmettait la conversation sur sa rentrée au pouvoir, il s’emportait,il jurait de ne jamais bouger, quand même un triomphe l’attendraitau bout de sa rue ; et, en effet, il s’enfermait de plus enplus étroitement chez lui, affectant une ignorance absolue desévénements extérieurs. Le petit hôtel de la rue Marbeuf, d’oùrayonnait une telle fièvre de propagande, était un lieu de silenceet de sommeil, au seuil duquel les familiers se jetaient des coupsd’œil d’intelligence, pour laisser dehors l’odeur de bataillequ’ils apportaient dans leurs vêtements.

« Allons donc ! criait Du Poizat, il nous fait tousposer ! Il nous entend très bien. Regardez ses oreilles, lesoir ; on les voit s’élargir. »

À dix heures et demie, lorsqu’ils se retiraient tous ensemble,c’était le sujet de conversation habituel. Il n’était pas possibleque le grand homme ignorât le dévouement de ses amis. Il jouait aubon Dieu, disait encore l’ancien sous-préfet. Ce diable de Rougonvivait comme une idole indoue, assoupi dans la satisfaction delui-même, les mains croisées sur le ventre, souriant et béat aumilieu d’une foule de fidèles, qui l’adoraient en se coupant lesentrailles en quatre. On déclarait cette comparaison trèsjuste.

« Je le surveillerai, vous verrez », concluait DuPoizat.

Mais on eut beau étudier le visage de Rougon, on le trouvatoujours fermé, paisible, presque naïf. Peut-être était-il de bonnefoi. D’ailleurs, Clorinde préférait qu’il ne se mêlât de rien. Elleredoutait de le voir se mettre en travers de ses plans, si on leforçait un jour à ouvrir les yeux. C’était comme malgré lui qu’ontravaillait à sa fortune. Il s’agissait de le pousser quand même,de l’asseoir à quelque sommet, violemment. Ensuite, oncompterait.

Cependant, peu à peu, les choses marchant avec trop de lenteur,la bande finit par s’impatienter. Les aigreurs de Du Poizatl’emportèrent. On ne reprocha pas nettement à Rougon tout ce qu’onfaisait pour lui ; mais on le larda d’allusions, de mots amersà double entente. Maintenant, le colonel venait quelquefois auxsoirées, les pieds blancs de poussière ; il n’avait pas eu letemps de passer chez lui, il s’était éreinté à courir toutl’après-midi ; des courses bêtes dont on ne lui aurait sansdoute jamais de reconnaissance. D’autres soirs, c’étaitM. Kahn, les yeux gros de fatigue, qui se plaignait de veillertrop tard, depuis un mois ; il allait beaucoup dans le monde,non que cela l’amusât, grand Dieu ! mais il y rencontraitcertaines gens pour certaines affaires. Ou bienMme Correur racontait des histoiresattendrissantes, l’histoire d’une pauvre jeune femme, une veuvetrès recommandable, à laquelle elle allait tenir compagnie ;et elle regrettait de n’avoir aucune puissance, elle disait que, sielle était le gouvernement, elle empêcherait bien des injustices.Puis, tous ses amis étalaient leur propre misère ; chacun selamentait, disait quelle serait sa situation, s’il ne s’était pasmontré trop bête ; doléances sans fin que des regards jetéssur Rougon soulignaient clairement. On l’éperonnait au sang, onallait jusqu’à vanter M. de Marsy. Lui, d’abord, avaitconservé sa belle tranquillité. Il ne comprenait toujours pas.Mais, au bout de quelques soirées, de légers tressaillementspassèrent sur sa face, à certaines phrases prononcées dans sonsalon. Il ne se fâchait point, il serrait un peu les lèvres, commesous d’invisibles piqûres d’aiguille. Et, à la longue, il devint sinerveux, qu’il abandonna ses réussites ; elles neréussissaient plus, il préférait se promener à petits pas, causant,quittant brusquement les gens, quand les reproches déguiséscommençaient. Par moments, des fureurs blanches le prenaient ;il semblait serrer avec force les mains derrière le dos, pour nepas céder à l’envie de jeter à la rue tout ce monde.

« Mes enfants, dit un soir le colonel, moi, je ne revienspas de quinze jours… Il faut le bouder. Nous verrons s’il s’amuseratout seul. »

Alors, Rougon, qui rêvait de fermer sa porte, fut très blessé del’abandon où on le laissait. Le colonel avait tenu parole ;d’autres l’imitaient ; le salon était presque vide, ilmanquait toujours cinq ou six amis. Lorsqu’un d’eux reparaissaitaprès une absence, et que le grand homme lui demandait s’il n’avaitpas été malade, il répondait non d’un air surpris, et il ne donnaitaucune explication. Un jeudi, il ne vint personne. Rougon passa lasoirée seul, à se promener dans la vaste pièce, les mains derrièrele dos, la tête basse. Il sentait pour la première fois la force dulien qui l’attachait à sa bande. Des haussements d’épaules disaientson mépris, quand il songeait à la bêtise des Charbonnel, à la rageenvieuse de Du Poizat, aux douceurs louches deMme Correur. Pourtant ces familiers, qu’il tenaiten une si médiocre estime, il avait le besoin de les voir, derégner sur eux ; un besoin de maître jaloux, pleurant ensecret des moindres infidélités. Même, au fond de son cœur, ilétait attendri par leur sottise, il aimait leurs vices. Ilssemblaient à présent faire partie de son être, ou plutôt c’étaitlui qui se trouvait lentement absorbé ; à ce point qu’ilrestait comme diminué les jours où ils s’écartaient de sa personne.Aussi, finit-il par leur écrire, lorsque leur absence seprolongeait. Il allait jusqu’à les voir chez eux, pour faire lapaix, après les bouderies sérieuses. Maintenant, on vivait encontinuelle querelle, rue Marbeuf, avec cette fièvre de ruptures etde raccommodements des ménages dont l’amour s’aigrit.

Dans les derniers jours de décembre, il y eut une débandadeparticulièrement grave. Un soir, sans qu’on sût pourquoi, les motsamenant les mots, on s’était dévoré entre soi, à dents aiguës.Pendant près de trois semaines, on ne se revit pas. La vérité étaitque la bande commençait à désespérer. Les efforts les plus savantsn’aboutissaient à aucun résultat appréciable. La situation nesemblait pas devoir changer de longtemps, la bande abandonnait lerêve de quelque catastrophe imprévue qui aurait rendu Rougonnécessaire. Elle avait attendu l’ouverture de la session du Corpslégislatif ; mais la vérification des pouvoirs s’était faitesans amener autre chose qu’un refus de serment de deux députésrépublicains. À cette heure, M. Kahn lui-même, l’homme soupleet profond du groupe, ne comptait plus voir tourner à leur profitla politique générale. Rougon, exaspéré, s’occupait de son affairedes Landes avec un redoublement de passion, comme pour cacher lestressaillements de sa face, qu’il ne parvenait plus à endormir.

« Je ne me sens pas bien, disait-il parfois. Vous voyez,mes mains tremblent… Mon médecin m’a ordonné de faire del’exercice. Je suis toute la journée dehors. »

En effet, il sortait beaucoup. On le rencontrait, les mainsballantes, la tête haute, distrait. Quand on l’arrêtait, ilracontait des courses interminables. Un matin, comme il rentraitdéjeuner, après une promenade du côté de Chaillot, il trouva unecarte de visite à tranche dorée, sur laquelle s’étalait le nom deGilquin, écrit à la main, en belle anglaise ; la carte étaittrès sale, toute marquée de doigts gras. Il sonna sondomestique.

« La personne qui vous a remis cette carte n’a riendit ? » demanda-t-il.

Le domestique, nouveau dans la maison, eut un sourire.

« C’est un monsieur en paletot vert. Il a l’air bienaimable, il m’a offert un cigare… Il a dit seulement qu’il était unde vos amis. »

Et il se retirait, lorsqu’il se ravisa.

« Je crois qu’il y a quelque chose d’écritderrière. »

Rougon retourna la carte et lut ces mots au crayon :« Impossible d’attendre. Je passerai dans la soirée. C’esttrès pressé, une drôle d’affaire. » Il eut un gested’insouciance. Mais, après son déjeuner, la phrase :« C’est très pressé, une drôle d’affaire », lui revint àl’esprit, s’imposa, finit par l’impatienter. Quelle pouvait êtrecette affaire que Gilquin trouvait drôle ? Depuis qu’il avaitchargé l’ancien commis voyageur de besognes obscures etcompliquées, il le voyait régulièrement une fois par semaine, lesoir ; jamais celui-ci ne s’était présenté le matin. Ils’agissait donc d’une chose extraordinaire. Rougon, à bout desuppositions, pris d’une impatience qu’il trouvait lui-mêmeridicule, se décida à sortir, à tenter de voir Gilquin avant lasoirée.

« Quelque histoire d’ivrogne, pensait-il en descendant lesChamps-Élysées. Enfin, je serai tranquille. »

Il allait à pied, voulant suivre l’ordonnance de son médecin. Lajournée était superbe, un clair soleil de janvier, dans un cielblanc. Gilquin ne demeurait plus passage Guttin, aux Batignolles.Sa carte portait : rue Guisarde, faubourgSaint-Germain.

Rougon eut toutes les peines du monde à découvrir cette rueabominablement sale, située près de Saint-Sulpice. Il trouva, aufond d’une allée noire, une concierge couchée, qui lui cria de sonlit, d’une voix cassée par la fièvre :

« M. Gilquin !… Ah ! je ne sais pas. Voyezau quatrième, tout en haut, la porte à gauche. »

Au quatrième étage, le nom de Gilquin était écrit sur la porte,entouré d’arabesques représentant des cœurs enflammés percés deflèches. Mais il eut beau frapper, il n’entendit, derrière le bois,que le tic-tac d’un coucou et le miaulement d’une chatte, très douxdans le silence. À l’avance, il se doutait qu’il faisait une courseinutile ; cela le soulagea pourtant d’être venu. Ilredescendit, calmé, en se disant qu’il pouvait bien attendre lesoir. Puis, dehors, il ralentit le pas ; il traversa le marchéSaint-Germain, suivit la rue de Seine, sans but, un peu las déjà,décidé cependant à rentrer à pied. Et, comme il arrivait à lahauteur de la rue Jacob, il songea aux Charbonnel. Depuis dixjours, il ne les avait pas vus. Ils le boudaient. Alors, il résolutde monter un instant chez eux pour leur tendre la main. Cetaprès-midi-là, le temps était si tiède, qu’il se sentait toutattendri.

La chambre des Charbonnel, à l’hôtel du Périgord, donnait sur lacour, un puits sombre, d’où montait une odeur d’évier mal lavé.Elle était noire, grande, avec un mobilier d’acajou éclopé et desrideaux de damas rouge déteint. Lorsque Rougon entra,Mme Charbonnel pliait ses robes, qu’elle mettait aufond d’une grande malle, tandis que M. Charbonnel, suant, lesbras raidis, ficelait une autre malle, plus petite.

« Eh bien, vous partez ? demanda-t-il en souriant.

– Oh ! oui, répondit Mme Charbonnelavec un profond soupir ; cette fois, c’est bienfini. »

Cependant, ils s’empressèrent, très flattés de le voir chez eux.Toutes les chaises étaient encombrées par des vêtements, despaquets de linge, des paniers dont les flancs crevaient. Il s’assitsur le bord du lit, en reprenant de son air bonhomme :

« Laissez donc ! je suis très bien là… Continuez ceque vous faisiez, je ne veux pas vous déranger… C’est par le trainde huit heures que vous partez ?

– Oui, par le train de huit heures, dit M. Charbonnel.Ça nous fait encore six heures à passer dans ce Paris… Ah !nous nous en souviendrons longtemps, monsieur Rougon. »

Et lui qui parlait peu d’ordinaire, lâcha des choses terribles,alla jusqu’à montrer le poing à la fenêtre, en disant qu’il fallaitvenir dans une ville pareille, pour ne pas voir clair chez soi, àdeux heures de l’après-midi. Ce jour sale tombant du puits étroitde la cour, c’était Paris. Mais, Dieu merci ! il allaitretrouver le soleil, dans son jardin de Plassans. Et il regardaitautour de lui s’il n’oubliait rien. Le matin, il avait acheté unIndicateur des chemins de fer. Sur la cheminée, dans un papiertaché de graisse, il montra un poulet qu’ils emportaient pourmanger en route.

« Ma bonne, répétait-il, as-tu bien vidé tous lestiroirs ?… J’avais des pantoufles dans la table de nuit… Jecrois que des papiers sont tombés derrière la commode… »

Rougon, au bord du lit, regardait avec un serrement de cœur lespréparatifs de ces vieilles gens, dont les mains tremblaient enfaisant leurs paquets. Il sentait un muet reproche dans leurémotion. C’était lui qui les avait retenus à Paris ; et celaaboutissait à un échec absolu, à une véritable fuite.

« Vous avez tort », murmura-t-il.

Mme Charbonnel eut un geste de supplication,comme pour le faire taire. Elle dit vivement :

« Écoutez, monsieur Rougon, ne nous promettez rien. Notremalheur recommencerait… Quand je pense que depuis deux ans et deminous vivons ici ! Deux ans et demi, mon Dieu ! au fond dece trou !… Je garderai pour le restant de mes jours desdouleurs dans la jambe gauche ; c’est moi qui couchais du côtéde la ruelle, et le mur, là, derrière vous, pisse l’eau… Non, je nepuis pas tout vous dire. Ça serait trop long. Nous avons mangé unargent fou. Tenez, hier, j’ai dû acheter cette malle pour emporterce que nous avons usé à Paris, des vêtements mal cousus qu’on nousa vendus les yeux de la tête, du linge qui me revenait en loques dela blanchisseuse… Ah ! ce sont vos blanchisseuses que je neregretterai pas, par exemple ! Elles brûlent tout avec leursacides. »

Et elle jeta un tas de chiffons dans la malle, encriant :

« Non, non, nous partons. Voyez-vous, une heure de plus, etj’en mourrais. »

Mais Rougon, avec entêtement, reparla de leur affaire. Ilsavaient donc appris de bien mauvaises nouvelles ? Alors, lesCharbonnel, presque en pleurant, lui contèrent que l’héritage deleur petit-cousin Chevassu allait décidément leur échapper. LeConseil d’État était sur le point d’autoriser les sœurs de laSainte-Famille à accepter le legs de cinq cent mille francs. Et cequi avait achevé de leur ôter tout espoir, c’était qu’on leur avaitappris la présence de monseigneur Rochart à Paris, où il venait uneseconde fois pour enlever l’affaire.

Tout d’un coup, M. Charbonnel, pris d’un brusqueemportement, cessa de s’acharner sur la petite malle et se torditles bras, en répétant d’une voix brisée :

« Cinq cent mille francs ! Cinq cent millefrancs ! »

Le cœur manqua à tous deux. Ils s’assirent, le mari sur lamalle, la femme sur un paquet de linge, au milieu du bouleversementde la pièce. Et, avec des paroles longues et molles, ils seplaignirent ; quand l’un se taisait, l’autre recommençait. Ilsrappelaient leur tendresse pour le petit-cousin Chevassu. Comme ilsl’avaient aimé ! La vérité était qu’ils ne le voyaient plusdepuis dix-sept ans, lorsqu’ils avaient appris sa mort. Mais, en cemoment, ils s’attendrissaient de très bonne foi, ils croyaientl’avoir entouré de toutes sortes d’attentions pendant sa maladie.Puis, ils accusèrent les sœurs de la Sainte-Famille de manœuvreshonteuses ; elles avaient capté la confiance de leur parent,écartant de lui ses amis, exerçant une pression de toutes lesheures sur sa volonté affaiblie de malade.Mme Charbonnel, qui était pourtant dévote, allajusqu’à conter une histoire abominable, par laquelle leurpetit-cousin Chevassu serait mort de peur, après avoir écrit sontestament sous la dictée d’un prêtre, qui lui avait montré lediable, au pied de son lit. Quant à l’évêque de Faverolles,Mgr Rochart, il faisait là un vilain métier, endépouillant de leur bien de braves gens, connus de tout Plassanspour l’honnêteté avec laquelle ils s’étaient amassé une petiteaisance, dans les huiles.

« Mais tout n’est peut-être pas perdu, dit Rougon qui lesvoyait faiblir. Mgr Rochart n’est pas le bon Dieu…Je n’ai pu m’occuper de vous. J’ai tant d’affaires !Laissez-moi voir où en sont les choses. Je ne veux pas qu’on vousmange. »

Les Charbonnel se regardèrent avec un léger haussementd’épaules. Le mari murmura :

« Ce n’est pas la peine, monsieur Rougon. »

Et comme Rougon insistait, en jurant qu’il allait faire tous sesefforts, qu’il n’entendait pas les voir partir ainsi :

« Ce n’est pas la peine, bien sûr, répéta la femme. Vousvous donneriez du mal pour rien… Nous avons causé de vous avecnotre avocat. Il s’est mis à rire, il nous a dit que vous n’étiezpas de force en ce moment contre Mgr Rochart.

– Quand on n’est pas de force, que voulez-vous ? dit àson tour M. Charbonnel. Il vaut mieux céder. »

Rougon avait baissé la tête. Les phrases de ces vieilles gensl’atteignaient comme des soufflets. Jamais il n’avait souffert pluscruellement de son impuissance.

Cependant, Mme Charbonnel continuait :

« Nous allons retourner à Plassans. C’est beaucoup plussage… Oh ! nous ne nous quittons pas fâchés, monsieur Rougon.Quand nous verrons là-bas Mme Félicité votre mère,nous lui dirons que vous vous êtes mis en quatre pour nous. Et sid’autres nous questionnent, n’ayez pas peur, ce n’est jamais nousqui vous nuirons. On n’est point tenu de faire plus qu’on ne peut,n’est-ce pas ? »

C’était le comble. Il s’imaginait les Charbonnel débarquant aufond de sa province. Dès le soir, toute la petite ville clabaudait.C’était pour lui un échec personnel, une défaite dont il mettraitdes années à se relever.

« Restez ! cria-t-il, je veux que vous restiez !…Nous verrons si Mgr Rochart m’avale d’unebouchée ! »

Il riait d’un rire inquiétant, qui effraya les Charbonnel.Pourtant ils résistaient toujours. Enfin, ils consentirent àdemeurer quelque temps encore à Paris, huit jours, pas plus. Lemari dénouait laborieusement les cordes dont il avait ficelé lapetite malle ; la femme, bien qu’il fût à peine trois heures,venait d’allumer une bougie, pour replacer le linge et lesvêtements dans les tiroirs. Quand il les quitta, Rougon leur serraaffectueusement la main, en renouvelant ses promesses.

Dans la rue, au bout de dix pas, il se repentit. Pourquoiavait-il retenu ces Charbonnel, qui s’entêtaient à vouloirpartir ? C’était une excellente occasion pour se débarrasserd’eux. Maintenant, il se trouvait plus que jamais engagé à leurfaire gagner leur procès. Et il était surtout irrité contrelui-même, en s’avouant les motifs de vanité auxquels il avait obéi.Cela lui semblait indigne de sa force. Enfin, il avait promis, ilaviserait. Il descendit la rue Bonaparte, suivit le quai ettraversa le pont des Saints-Pères.

Le temps restait doux. Sur la rivière, cependant, un vent trèsvif soufflait. Il se trouvait au milieu du pont, boutonnant sonpaletot, lorsqu’il aperçut devant lui une grosse dame chargée defourrures, qui lui barrait le trottoir. À la voix, il reconnutMme Correur.

« Ah ! c’est vous, disait-elle d’un air dolent. Ilfaut que je vous rencontre pour consentir à vous serrer la main… Jene serais pas allée chez vous de huit jours. Non, vous n’êtes pasassez obligeant. »

Et elle lui reprocha de n’avoir pas fait une démarche qu’ellelui demandait depuis des mois. Il s’agissait toujours de cettedemoiselle Herminie Billecoq, une ancienne élève de Saint-Denis,que son séducteur, un officier, consentait à épouser, si quelqueâme honnête voulait bien avancer la dot réglementaire. D’ailleurs,toutes ces dames la persécutaient ; Mme veuveLeturc attendait son bureau de tabac ; les autres,Mme Chardon, Mme Testanière,Mme Jalaguier, venaient tous les jours pleurermisère chez elle et lui rappeler les engagements qu’elle avait crupouvoir prendre.

« Moi, je comptais sur vous, dit-elle, en terminant.Oh ! vous m’avez laissée dans un joli pétrin !… Tenez, dece pas, je vais au ministère de l’Instruction publique, pour labourse du petit Jalaguier. Vous me l’aviez promise, cettebourse. »

Elle soupira, elle murmura encore :

« Enfin, nous sommes bien forcés de trotter, puisque vousrefusez d’être notre bon Dieu à tous. »

Rougon, que le vent incommodait, gonflait le dos en regardant,au bas du pont, le port Saint-Nicolas, qui mettait là un coin deville marchande. Tout en écoutant Mme Correur, ils’intéressait à une péniche chargée de pains de sucre ; deshommes la déchargeaient, en faisant glisser les pains le long d’unerigole formée de deux planches. Trois cents personnes, du haut desquais, suivaient cette manœuvre.

« Je ne suis rien, je ne peux rien, répondit-il. Vous aveztort de me garder rancune. »

Mais elle reprit d’un ton superbe :

« Laissez donc ! je vous connais, moi ! Quandvous voudrez, vous serez tout… Ne faites pas le finaud,Eugène ! »

Il ne put retenir un sourire. La familiarité deMme Mélanie, comme il la nommait autrefois,réveillait en lui le souvenir de l’hôtel Vaneau, lorsqu’il n’avaitpas de bottes aux pieds et qu’il conquérait la France. Il oubliales reproches qu’il venait de s’adresser, en sortant de chez lesCharbonnel.

« Voyons, dit-il d’un air bon enfant, qu’avez-vous à meconter ?… Mais, je vous en prie, ne restons pas en place. Ongèle ici. Puisque vous allez rue de Grenelle, je vous accompagnejusqu’au bout du pont. »

Alors, il retourna sur ses pas, marchant à côté deMme Correur, sans lui donner le bras. Celle-ci,longuement, disait ses chagrins.

« Les autres, après tout, je m’en moque ! Ces damesattendront… Je ne vous tourmenterais pas, je serais gaie commeautrefois, vous vous rappelez, si je n’avais moi-même de grosennuis. Que voulez-vous ! on finit par s’aigrir… MonDieu ! il s’agit toujours de mon frère. Ce pauvreMartineau ! sa femme l’a rendu complètement fou. Il n’a plusd’entrailles. »

Et elle entra dans de minutieux détails sur une nouvelletentative de raccommodement qu’elle avait faite, la semaineprécédente. Pour connaître au juste les dispositions de son frère àson égard, elle s’était avisée d’envoyer là-bas, à Coulonges, unede ses amies, cette demoiselle Herminie Billecoq, dont ellemûrissait le mariage depuis deux ans.

« Son voyage m’a coûté cent dix-sept francs,continua-t-elle. Eh bien ! savez-vous comment on l’areçue ? Mme Martineau s’est jetée entre elleet mon frère, furieuse, l’écume à la bouche, en criant que sij’envoyais des gourgandines, elle les ferait arrêter par lesgendarmes… Ma bonne Herminie était encore si tremblante, quand jesuis allée la chercher à la gare Montparnasse, que nous avons dûentrer dans un café pour prendre quelque chose. »

Ils étaient arrivés au bout du pont. Les passants lescoudoyaient. Rougon tâchait de la consoler, cherchait de bonnesparoles.

« Cela est bien fâcheux. Mais votre frère reviendra à vous,vous verrez. Le temps arrange tout. »

Puis, comme elle le tenait là, au coin du trottoir, dans levacarme des voitures qui tournaient, il se remit à marcher, ilrevint sur le pont, à petits pas. Elle le suivait, ellerépétait :

« Le jour où Martineau mourra, elle est capable de toutbrûler, s’il laisse un testament… Le pauvre cher homme n’a plus queles os et la peau. Herminie lui a trouvé une bien mauvaise mine…Enfin, je suis très tourmentée.

– On ne peut rien faire, il faut attendre », ditRougon avec un geste vague.

Elle l’arrêta de nouveau au milieu du pont, et baissant lavoix :

« Herminie m’a appris une singulière chose. Il paraît queMartineau s’est fourré dans la politique maintenant. Il estrépublicain. Aux dernières élections, il avait bouleversé le pays…Ça m’a porté un coup. Hein ? on pourraitl’inquiéter ? »

Il y eut un silence. Elle le regardait fixement. Lui, suivit desyeux un landau qui passait, comme s’il avait voulu éviter sonregard. Il reprit, d’un air innocent :

« Tranquillisez-vous. Vous avez des amis, n’est-cepas ? Eh bien ! comptez sur eux.

– Je ne compte que sur vous, Eugène », dit-elletendrement, très bas.

Alors, il sembla touché. Il la regarda à son tour en face, et illa trouva attendrissante, avec son cou gras, son masque plâtré debelle femme qui ne voulait pas vieillir. Elle était toute sajeunesse.

« Oui, comptez sur moi, répondit-il en lui serrant lesmains. Vous savez bien que j’épouse toutes vosquerelles. »

Il la reconduisit encore jusqu’au quai Voltaire. Quand ellel’eut quitté, il traversa enfin le pont, ralentissant sa marche,s’intéressant de nouveau aux pains de sucre qu’on déchargeait surle port Saint-Nicolas. Il s’accouda même un instant au parapet.Mais les pains qui coulaient dans les rigoles, l’eau verte dont leflot continu entrait sous les arches, les badauds, les maisons,tout se brouilla bientôt, se noya au fond d’une rêverie invincible.Il songeait à des choses confuses, il descendait avecMme Correur dans des profondeurs noires. Et iln’avait plus de regrets ; son rêve était de devenir trèsgrand, très puissant, afin de satisfaire ceux qui l’entouraient,au-delà du naturel et du possible.

Un frisson le tira de son immobilité. Il grelottait. La nuittombait, les souffles de la rivière soulevaient sur les quais depetites poussières blanches. Comme il suivait le quai desTuileries, il se sentit très las. Le courage lui manqua tout d’uncoup pour rentrer à pied. Mais il ne passait que des fiacrespleins, et il allait renoncer à trouver une voiture, lorsqu’il vitun cocher arrêter son cheval en face de lui. Une tête sortait de laportière. C’était M. Kahn qui criait :

« J’allais chez vous. Montez donc ! Je vousreconduirai, et nous pourrons causer. »

Rougon monta. Il était à peine assis, que l’ancien député éclataen paroles violentes, dans les cahots du fiacre, dont le chevalavait repris son trot endormi.

« Ah ! mon ami, on vient de me proposer une chose…Jamais vous ne devineriez. J’étouffe. »

Et baissant la glace d’une portière :

« Vous permettez, n’est-ce pas ? »

Rougon s’enfonça dans un coin, regardant, par la glace ouverte,filer la muraille grise du jardin des Tuileries. M. Kahn, trèsrouge, continuait, avec des gestes saccadés :

« Vous le savez, j’ai suivi vos conseils… Depuis deux ans,je lutte opiniâtrement. J’ai vu l’empereur trois fois, j’en suis àmon quatrième mémoire sur la question. Si je n’ai pas obtenu laconcession de mon chemin de fer, j’ai toujours empêché que Marsy nela fasse donner à la Compagnie de l’Ouest… Enfin, j’ai manœuvré defaçon à attendre que nous fussions les plus forts, comme vousm’aviez dit. »

Il se tut un instant, sa voix se perdant dans le tapageabominable d’une charrette chargée de fer qui longeait le quai.Puis, quand le fiacre eut dépassé la charrette :

« Eh bien ! tout à l’heure, dans mon cabinet, unmonsieur que je ne connais pas, un gros entrepreneur, paraît-il,est venu tranquillement m’offrir, au nom de Marsy et du directeurde la Compagnie de l’Ouest, de me faire accorder la concession, sije voulais bien compter à ces messieurs un million en actions…Qu’en dites-vous ?

– C’est un peu cher », murmura Rougon en souriant.

Monsieur Kahn hochait la tête, les bras croisés.

« Non, vous ne vous faites pas une idée de l’aplomb de cesgens-là !… Il faudrait vous raconter ma conversation toutentière avec l’entrepreneur. Marsy, moyennant le million, s’engageà m’appuyer et à faire aboutir ma demande dans le délai d’un mois.C’est sa part qu’il réclame, rien de plus… Et comme je parlais del’empereur, notre homme s’est mis à rire. Il m’a dit en proprestermes que j’étais fichu si j’avais l’empereur pour moi. »

Le fiacre débouchait sur la place de la Concorde. Rougon sortitde son coin, comme réchauffé, le sang aux joues.

« Et vous avez flanqué ce monsieur à la porte ? »demanda-t-il.

L’ancien député, l’air très surpris, le regarda un instant sansrépondre. Sa colère était brusquement tombée. Il s’enfonça à sontour dans un coin de la voiture, s’abandonnant mollement auxcahots, murmurant :

« Ah ! non, on ne flanque pas les gens à la portecomme ça, sans réfléchir… Je voulais avoir votre avis, d’ailleurs.Moi, je l’avoue, j’ai envie d’accepter.

– Jamais, Kahn ! cria Rougon furieux.Jamais ! »

Et ils discutèrent. M. Kahn donnait des chiffres ;sans doute un pot-de-vin d’un million était énorme ; mais ilprouvait qu’on boucherait aisément ce trou, à l’aide de certainesopérations. Rougon n’écoutait pas, refusait d’entendre, de la main.Lui, se moquait de l’argent. Il ne voulait pas que Marsy empochâtun million, parce que laisser donner ce million, c’était avouer sonimpuissance, se reconnaître vaincu, estimer l’influence de sonrival à un prix exorbitant, qui la grandissait encore en face de lasienne.

« Vous voyez bien qu’il se fatigue, dit-il. Il met lespouces… Attendez encore. Nous aurons la concession pourrien. »

Et il ajouta d’un ton presque menaçant :

« Nous nous fâcherions, je vous en préviens. Je ne peux paspermettre qu’un de mes amis soit rançonné de cettefaçon. »

Il se fit un silence. Le fiacre montait les Champs-Élysées. Lesdeux hommes, songeurs, semblaient compter attentivement les arbres,dans les contre-allées. Ce fut M. Kahn qui reprit le premier,à demi-voix :

« Écoutez, moi, je ne demanderais pas mieux, je voudraisrester avec vous ; mais avouez que depuis bientôt deuxans… »

Il n’acheva pas, il tourna autrement sa phrase.

« Enfin, ce n’est pas votre faute, vous avez les mainsliées en ce moment… Donnons le million, croyez-moi.

– Jamais ! répéta Rougon avec force. Dans quinzejours, vous aurez votre concession, entendez-vous ! »

Le fiacre venait de s’arrêter devant le petit hôtel de la rueMarbeuf. Alors, sans descendre, la portière fermée, ils causèrentlà encore un instant, comme s’ils s’étaient trouvés dans leurcabinet, très à l’aise. Rougon avait le soir à dînerM. Bouchard et le colonel Jobelin, et il voulait retenirM. Kahn, qui refusait, à son grand regret, étant déjà invitéailleurs. Maintenant, le grand homme se passionnait pour l’affairede la concession. Quand il fut enfin descendu du fiacre, il refermaamicalement la portière, en échangeant un dernier signe de têteavec l’ancien député.

« À demain jeudi, n’est-ce pas ? » cria celui-ci,qui allongea le cou, pendant que la voiture l’emportait.

Rougon rentra avec une légère fièvre. Il ne put même lire lesjournaux du soir. Bien qu’il fût à peine cinq heures, il passa ausalon, où il attendit ses invités, en se promenant de long enlarge. Le premier soleil de l’année, ce pâle soleil de janvier, luiavait donné un commencement de migraine. Il gardait de sonaprès-midi une sensation très vive. Toute la bande était là, lesamis qu’il subissait, ceux dont il avait peur, ceux pour lesquelsil éprouvait une véritable affection, le poussant, l’acculant à undénouement immédiat. Et cela ne lui déplaisait pas ; ildonnait raison à leur impatience, il sentait monter en lui unecolère faite de leurs colères. C’était comme si, peu à peu, on eûtrétréci l’espace devant ses pas. L’heure venait où il lui faudraitfaire quelque saut formidable.

Brusquement, il songea à Gilquin, qu’il avait complètementoublié. Il sonna pour demander si « le monsieur au paletotvert » était revenu, pendant son absence. Le domestiquen’avait vu personne. Alors, il donna l’ordre, s’il se présentait lesoir, de l’introduire dans son cabinet.

« Et vous me préviendrez tout de suite, ajouta-t-il, mêmesi nous sommes à table. »

Puis, sa curiosité réveillée, il alla chercher la carte deGilquin. Il relut à plusieurs reprises : « C’est pressé,une drôle d’affaire », sans en apprendre davantage. QuandM. Bouchard et le colonel arrivèrent, il glissa la carte danssa poche, troublé, irrité par cette phrase, qui se plantait denouveau dans sa cervelle.

Le dîner fut très simple. M. Bouchard était garçon depuisdeux jours, sa femme ayant dû partir auprès d’une tante malade,dont elle parlait d’ailleurs pour la première fois. Quant aucolonel, qui trouvait toujours son couvert mis chez Rougon, ilavait amené ce soir-là son fils Auguste, alors en congé.Mme Rougon fit les honneurs de la table, avec sabonne grâce silencieuse. Le service s’opérait sous ses yeux,lentement, minutieusement, sans qu’on entendît le moindre bruit devaisselle. On causa des études dans les lycées. Le chef de bureaucita des vers d’Horace, rappela les prix qu’il avait remportés auxconcours généraux, vers 1813. Le colonel aurait voulu unediscipline plus militaire ; et il dit pourquoi Auguste s’étaitfait refuser au baccalauréat, en novembre : l’enfant avait uneintelligence si vive, qu’il allait toujours au-delà des questionsdes professeurs, ce qui mécontentait ces messieurs. Pendant que sonpère expliquait ainsi son échec, Auguste mangeait un blanc devolaille, avec un sourire en dessous de cancre réjoui.

Au dessert, un coup de sonnette, dans le vestibule, parutémotionner Rougon, jusque-là distrait. Il crut que c’était Gilquin,il leva vivement les yeux vers la porte, pliant déjà machinalementsa serviette, en attendant d’être prévenu. Mais ce fut Du Poizatqui entra. L’ancien sous-préfet s’assit à deux pas de la table, enfamilier de la maison. Il venait souvent le soir, de bonne heure,tout de suite après son repas, qu’il prenait dans une petitepension du faubourg Saint-Honoré.

« Je suis éreinté, murmura-t-il sans donner aucun détailsur ses besognes compliquées de l’après-midi. Je serais allé mecoucher, si je n’avais eu l’idée de venir jeter un coup d’œil surles journaux… Ils sont dans votre cabinet, les journaux, n’est-cepas, Rougon ? »

Il resta là pourtant, il accepta une poire avec deux doigts devin. La conversation s’était mise sur la cherté des vivres ;tout, depuis vingt ans, se trouvait doublé ; M. Bouchardse souvenait d’avoir vu les pigeons à quinze sous la paire, dans sajeunesse. Cependant, dès que le café et les liqueurs furent servis,Mme Rougon se retira discrètement. On retourna ausalon sans elle ; on était comme en famille. Le colonel et lechef de bureau apportèrent eux-mêmes la table de jeu devant lacheminée ; et ils battirent les cartes, absorbés, perdus déjàdans de profondes combinaisons. Auguste, sur un guéridon,feuilletait la collection d’un journal illustré. Du Poizat avaitdisparu.

« Voyez donc ce jeu, dit brusquement le colonel. Il estextraordinaire, hein ? »

Rougon s’approcha, hocha la tête. Puis, comme il revenaits’asseoir dans le silence, prenant les pincettes pour relever lesbûches, le domestique, qui était entré doucement, vint lui dire àl’oreille :

« Le monsieur de ce matin est là. »

Il tressaillit. Il n’avait pas entendu le coup de sonnette. Dansson cabinet, il trouva Gilquin debout, un rotin sous le bras,examinant avec des clignements d’yeux d’artiste une mauvaisegravure représentant Napoléon à Sainte-Hélène. Il restait boutonnéjusqu’au menton, au fond de son grand paletot vert, la têtecouverte d’un chapeau de soie noir presque neuf, fortement inclinésur l’oreille.

« Eh bien ? » demanda vivement Rougon.

Mais Gilquin ne se pressait pas. Il branla la tête, il dit enregardant la gravure :

« C’est touché tout de même !… Il a l’air de joliments’embêter, là-dessus ! »

Le cabinet se trouvait éclairé par une seule lampe, posée sur uncoin du bureau. À l’entrée de Rougon, un petit bruit, unfrémissement de papier, était parti d’un fauteuil à dossier énorme,placé devant la cheminée ; puis, un tel silence avait régné,qu’on eût pu croire au craquement d’un tison à demi éteint.Gilquin, d’ailleurs, refusait de s’asseoir. Les deux hommesdemeurèrent près de la porte, dans un pan d’ombre que jetait uncorps de bibliothèque.

« Eh bien ? » répétait Rougon.

Et il dit avoir passé rue Guisarde, l’après-midi. Alors, l’autreparla de sa concierge, une excellente femme, qui s’en allait de lapoitrine, à cause de la maison, dont le rez-de-chaussée étaithumide.

« Mais cette affaire pressée… Qu’est-ce donc ?

– Attends ! Je suis venu pour ça. Nous allons causer…Et tu es monté, tu as entendu la chatte ? Imagine-toi, c’estune chatte qui est venue par les gouttières. Une nuit, comme mafenêtre était restée ouverte, je l’ai trouvée couchée avec moi.Elle me léchait la barbe. Ça m’a semblé une farce, et je l’aigardée. »

Enfin, il se décida à parler de l’affaire. Mais l’histoire futlongue. Il commença par conter ses amours avec une repasseuse, dontil s’était fait aimer, un soir, à la sortie de l’Ambigu. Cettepauvre Eulalie venait d’être obligée de laisser ses meubles à sonpropriétaire, parce qu’un amant l’avait quittée, juste au moment oùelle devait cinq termes. Alors, depuis dix jours, elle habitait unhôtel de la rue Montmartre, près de son atelier ; et c’étaitchez elle qu’il avait couché toute la semaine, au deuxième, laporte au fond du couloir, dans une petite chambre noire qui donnaitsur la cour.

Rougon, résigné, l’écoutait.

« Il y a trois jours donc, continua Gilquin, j’avaisapporté un gâteau et une bouteille de vin… Nous avons mangé ça dansle lit, tu comprends. Nous nous couchons de bonne heure… Eulalies’est levée un peu avant minuit, pour secouer les miettes. Puis, lavoilà qui dort à poings fermés. Une vraie souche, cettefille !… Moi, je ne dormais pas. J’avais soufflé la bougie, jeregardais en l’air, lorsqu’une dispute s’est élevée dans la chambrevoisine. Il faut te dire que les deux chambres communiquaient parune porte aujourd’hui condamnée. Les voix restaient basses ;la paix parut se faire ; mais j’entendis des bruits sisinguliers, que, ma foi, j’allai coller un œil contre une fente dela porte… Non, tu ne devinerais jamais… »

Il s’arrêta, les yeux arrondis, jouissant de l’effet qu’ilpensait produire.

« Eh bien ! ils étaient deux, un jeune de vingt-cinqans, assez gentil, et un vieux qui doit avoir dépassé lacinquantaine, petit, maigre, maladif… Les gaillards examinaient despistolets, des poignards, des épées, toutes sortes d’armes neuvesdont l’acier luisait… Ils parlaient dans un jargon à eux, que je necomprenais pas d’abord. Mais, à certains mots, j’ai reconnu del’italien. Tu sais, j’ai voyagé en Italie, pour les pâtes. Alors,je me suis appliqué, et j’ai compris, mon bon… Ce sont desmessieurs qui sont venus à Paris pour assassiner l’empereur.Voilà ! »

Et il croisa les bras, serrant sa canne sur sa poitrine, tandisqu’il répétait à plusieurs reprises :

« Hein ? elle est drôle ! »

C’était là l’affaire que Gilquin trouvait drôle. Rougon haussales épaules ; vingt fois on lui avait dénoncé des complots.Mais l’ancien commis voyageur précisait :

« Tu m’as dit de venir te répéter les cancans du quartier.Moi, je veux bien te rendre service, je te répète tout, n’est-cepas ? Tu as tort de branler la tête… Crois-tu que si j’étaisallé à la préfecture, on ne m’aurait pas lâché un jolipourboire ? Seulement, j’aime mieux en faire profiter un ami.Entends-tu, c’est sérieux ! Va conter la chose à l’empereur,qui t’embrassera, parbleu ! »

Depuis trois jours, il surveillait les jolis messieurs, comme illes nommait. Dans la journée, il en venait deux autres, un jeune etun d’âge mûr, très beau, avec une face pâle, de longs cheveuxnoirs, qui semblait être le chef. Tout ce monde-là rentraitéreinté, discutait à mots couverts, brièvement. La veille, il lesavait vus charger des « petites machines » en fer, qu’ilcroyait être des bombes. Il s’était fait donner la clefd’Eulalie ; il restait dans la chambre, sans souliers,l’oreille tendue. Et, dès neuf heures, le soir, il s’arrangeait defaçon à ce qu’Eulalie ronflât, pour tranquilliser les voisins.Selon lui, il ne fallait jamais mettre les femmes dans les affairespolitiques.

À mesure que Gilquin parlait, Rougon devenait grave. Il croyait.Sous la légère ivresse de l’ancien commis voyageur, au milieu desdétails étranges dont le récit se trouvait coupé, il sentait unevérité se dégager et s’imposer. Puis, toute son attente de lajournée, sa curiosité anxieuse, le frappaient maintenant comme unpressentiment. Et il était repris par ce tremblement intérieur quile tenait depuis le matin, une émotion involontaire d’homme fortdont le sort va se jouer sur un coup de carte.

« Des imbéciles qui doivent avoir toute la préfecture àleurs trousses », murmura-t-il en affectant une grandeindifférence.

Gilquin se mit à ricaner. Il mâchait entre ses dents :

« La préfecture fera bien de se presser, en cecas. »

Et il se tut, riant toujours, donnant une tape amicale à sonchapeau. Le grand homme comprit qu’il n’avait pas tout dit. Il leregarda en face. Mais l’autre rouvrait la porte, enreprenant :

« Enfin, te voilà prévenu… Moi, je vais dîner, mon bon. Jen’ai pas encore dîné, tel que tu me vois. J’ai filé mes individustout l’après-midi… Et j’ai une faim ! »

Rougon l’arrêta, offrit de lui faire servir un morceau de viandefroide ; et il donna tout de suite l’ordre de mettre uncouvert dans la salle à manger. Gilquin parut très touché. Ilreferma la porte du cabinet, baissa le ton, pour que le domestiquen’entendît pas.

« Tu es un bon garçon… Écoute bien. Je ne veux pas tementir. Si tu m’avais mal reçu, j’allais à la préfecture… Mais àprésent tu sauras tout. C’est de l’honnêteté, hein ? Tu tesouviendras de ce service-là, j’espère. Les amis sont toujours lesamis, on a beau dire… »

Alors, il se pencha, il ajouta d’une voix sifflante :

« C’est pour demain soir… On doit nettoyer Badinguet devantl’Opéra, à son entrée au théâtre. La voiture, les aides de camp, laclique, tout sera balayé du coup. »

Pendant que Gilquin s’attablait dans la salle à manger, Rougonresta au milieu de son cabinet, immobile, la face terreuse. Ilréfléchissait, il hésitait. Enfin, il s’assit à son bureau, pritune feuille de papier ; mais il la repoussa presque aussitôt.Un instant, il parut vouloir se diriger vivement vers la porte,comme sur le point de donner un ordre. Et il revint lentement, ils’absorba de nouveau dans une pensée qui noyait son visaged’ombre.

À ce moment, devant la cheminée, le fauteuil à dossier énormeeut une secousse brusque. Du Poizat se dressa, pliant un journald’un air tranquille.

« Comment ! vous étiez là, vous ! dit Rougonrudement.

– Mais sans doute, je lisais les journaux, réponditl’ancien sous-préfet, avec un sourire qui montrait ses dentsblanches mal rangées. Vous le saviez bien, vous m’avez vu enentrant. »

Ce mensonge effronté coupa court à toute explication. Les deuxhommes se regardèrent quelques secondes, en silence. Et commeRougon semblait le consulter, perplexe, s’approchant une secondefois de son bureau, Du Poizat eut un petit geste qui signifiaitclairement : « Attendez donc, rien ne presse, il fautvoir. » Pas un mot ne fut échangé entre eux. Ils retournèrentau salon.

Ce soir-là, une telle querelle avait éclaté entre le colonel etM. Bouchard, à propos des princes d’Orléans et du comte deChambord, qu’ils venaient de jeter les cartes, jurant de ne plusjamais jouer ensemble. Ils s’étaient assis aux deux côtés de lacheminée, les yeux gros de menaces. Quand Rougon entra, ils seréconciliaient, en faisant de lui un éloge extraordinaire.

« Oh ! je ne me gêne pas, je le dis devant lui,poursuivit le colonel. Il n’y a personne de sa taille à cetteheure.

– Nous disons du mal de vous, vous entendez », repritM. Bouchard d’un air fin.

Et la conversation continua.

« Une intelligence hors ligne !

– Un homme d’action qui a le coup d’œil desconquérants !

– Ah ! nous aurions bien besoin qu’il s’occupât un peude nos affaires !

– Oui, le gâchis serait moins grand. Lui seul peut sauverl’Empire. »

Rougon gonflait ses grosses épaules, en affectant un airmaussade, par modestie. Ces coups d’encensoir en pleine figure luiétaient extrêmement agréables. Jamais sa vanité ne se trouvait sidélicieusement chatouillée, que lorsque le colonel etM. Bouchard, pendant des soirées entières, se renvoyaientainsi des phrases admiratives. Leur bêtise s’étalait, leurs visagesprenaient des expressions gravement bouffonnes ; et plus illes sentait plats, plus il jouissait de leur voix monotone, qui lecélébrait à faux, d’une façon continue. Parfois, il en plaisantait,quand les deux cousins n’étaient pas là ; mais il n’ycontentait pas moins tous ses appétits d’orgueil et de domination.C’était un fumier d’éloges, assez vaste pour qu’il pût y vautrer àl’aise son grand corps.

« Non, non, je suis un pauvre homme, dit-il en hochant latête. Ah ! si j’étais réellement aussi fort que vous lecroyez… »

Il n’acheva pas. Il s’était assis devant la table de jeu, etmachinalement il faisait une réussite, ce qui ne lui arrivait plusque très rarement. M. Bouchard et le colonel allaienttoujours ; ils le déclaraient grand orateur, grandadministrateur, grand financier, grand politique. Du Poizat, restédebout, approuvait de la tête. Il dit enfin, sans regarder Rougon,comme s’il n’eût pas été là :

« Mon Dieu ! un événement suffirait… L’empereur esttrès bien disposé pour Rougon. Que demain une catastrophe éclate,qu’il sente le besoin d’un bras énergique, et après-demain Rougonest ministre… Mon Dieu ! oui. »

Le grand homme leva lentement les yeux. Il se laissa aller aufond de son fauteuil, sans terminer sa réussite, la face de nouveautoute grise d’ombre. Mais, dans sa songerie, les voix flatteuses etinfatigables du colonel et de M. Bouchard semblaient lebercer, le pousser à quelque résolution, devant laquelle ilhésitait encore. Il finissait par sourire, lorsque le jeuneAuguste, qui venait d’achever la réussite interrompue,s’écria :

« Elle a réussi, monsieur Rougon.

– Parbleu ! dit Du Poizat, répétant le mot habituel dugrand homme, ça réussit toujours ! »

À ce moment, un domestique vint dire à Rougon qu’un monsieur etune dame le demandaient ; et il lui remit une carte, qui luifit pousser un léger cri.

« Comment ! ils sont à Paris ! »

C’étaient le marquis et la marquise d’Escorailles. Il se hâta deles recevoir dans son cabinet. Ils s’excusèrent de venir si tard.Puis, dans leur conversation, ils laissèrent entendre qu’ils setrouvaient à Paris depuis deux jours, mais que la peur de voir malinterpréter leur visite chez un personnage tenant de près augouvernement leur avait fait remettre cette visite à l’heure indueoù ils se présentaient. Cette explication ne blessa nullementRougon. La présence du marquis et de la marquise dans sa maisonétait pour lui un honneur inespéré. L’empereur en personne auraitfrappé à sa porte, qu’il eût éprouvé une satisfaction de vanitémoins grande. Ces vieilles gens venant en solliciteurs, c’étaittout Plassans qui lui rendait hommage, le Plassans aristocratique,froid, guindé, dont il avait gardé, du fond de sa jeunesse, uneidée d’Olympe inaccessible ; et il satisfaisait enfin un rêved’ambition ancienne, il se sentait vengé des dédains de sa petiteville, lorsqu’il y traînait ses souliers éculés d’avocat sanscauses.

« Nous n’avons pas trouvé Jules, dit la marquise. Nous nousfaisions un plaisir de le surprendre… Il a dû aller à Orléans, pourune affaire, paraît-il. »

Rougon ignorait l’absence du jeune homme. Mais il comprit, en sesouvenant que la tante auprès de laquelle se trouvaitMme Bouchard, habitait Orléans. Et il excusa Jules,il expliqua même l’affaire grave, un travail sur une questiond’abus de pouvoir, qui avait nécessité son voyage. Il le donnacomme un garçon intelligent, dont la carrière serait belle.

« Il a besoin de faire son chemin, dit le marquis, sansappuyer sur cette allusion à la ruine de la famille. Nous noussommes séparés de lui avec un grand déchirement. »

Et, discrètement, le père et la mère déplorèrent les nécessitésde notre abominable époque qui empêchent les fils de grandir dansla religion de leurs parents. Eux, n’avaient pas remis les pieds àParis, depuis la chute de Charles X. Ils n’y seraient certesjamais revenus, s’il ne s’était agi de l’avenir de Jules. Depuisque le cher enfant, sur leurs conseils secrets, servait l’empire,ils feignaient bien devant le monde de le renier, mais ilstravaillaient à son avancement d’une façon sourde et continue.

« Nous ne nous cachons pas avec vous, monsieur Rougon,reprit le marquis d’un ton de familiarité charmante. Nous aimonsnotre enfant, c’est bien légitime… Oh ! vous avez beaucoupfait, et nous vous remercions. Mais il faut que vous fassiez plusencore. Nous sommes des amis et des compatriotes, n’est-cepas ? »

Rougon, très ému, s’inclinait. L’attitude humble de ces deuxvieillards qu’il avait connus si majestueux, quand ils serendaient, le dimanche, à l’église Saint-Marc, lui causait ungrandissement de sa propre personne. Il leur fit des promessesformelles.

Lorsqu’ils se retirèrent, après vingt minutes de conversationintime, la marquise lui prit une main, qu’elle garda dans lasienne, en murmurant :

« Alors, c’est entendu, cher monsieur Rougon. Nous sommesvenus exprès de Plassans. Nous nous impatientions, que voulez-vous,à notre âge ! Maintenant, nous nous en retournerons bienjoyeux… On nous disait que vous ne pouviez plus rien. »

Rougon eut un sourire. Il prononça ces derniers mots d’un air dedécision qui semblait répondre en lui à des penséessecrètes :

« On peut ce qu’on veut… Comptez sur moi. »

Cependant, quand ils ne furent plus là, l’ombre d’un regret luipassa encore sur le visage. Il s’arrêta au milieu de l’antichambre,lorsqu’il aperçut, respectueusement debout, dans un coin, unindividu proprement mis, balançant entre ses doigts un petitchapeau de feutre rond.

« Qu’est-ce que vous voulez ? » lui demanda-t-ild’un ton brusque.

L’individu, très grand, très fort, murmura, en baissant lesyeux :

« Monsieur ne me reconnaît pas ? »

Et comme Rougon disait non, brutalement :

« Je suis Merle, l’ancien huissier de monsieur au Conseild’État. »

Rougon se radoucit un peu.

« Ah ! très bien. Vous portez toute votre barbe,maintenant… Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez, mongarçon ? »

Alors, Merle s’expliqua, avec des manières polies d’homme commeil faut. Il avait rencontré Mme Correur,l’après-midi ; c’était elle qui lui avait conseillé d’allervoir monsieur le soir même ; sans cela, il ne se serait jamaispermis de déranger monsieur à pareille heure.

« Mme Correur est bien bonne »,répéta-t-il à plusieurs reprises.

Puis, il dit enfin qu’il se trouvait sans place. S’il portaittoute sa barbe, c’était qu’il avait quitté le Conseil d’État depuisenviron six mois. Et quand Rougon l’interrogea sur les motifs deson renvoi, il n’avoua pas avoir été mis à la porte pour samauvaise conduite. Il pinça les lèvres, il répondit d’un airdiscret :

« On savait combien j’étais dévoué à monsieur. Depuis ledépart de monsieur, on me faisait toutes sortes de misères, parceque je n’ai jamais su cacher mes sentiments… Un jour, j’ai faillidonner un soufflet à un camarade, qui disait des chosesinconvenantes… Et ils m’ont renvoyé. »

Rougon le regardait fixement.

« Alors, mon garçon, c’est à cause de moi que vous voilàsur le pavé ? »

Merle eut un petit sourire.

« Et je vous dois une place, n’est-ce pas ? Il fautque je vous case quelque part ? »

Il sourit de nouveau, en disant simplement :

« Monsieur serait bien bon. »

Un court silence régna. Rougon tapait légèrement ses mains l’unecontre l’autre, d’un mouvement machinal et nerveux. Il se mit àrire, résolu, soulagé. Il avait trop de dettes, il voulait payertout.

« Je songerai à vous, vous aurez votre place, reprit-il.Vous avez bien fait de venir, mon garçon. »

Et il le congédia. Cette fois, il n’hésitait plus. Il entra dansla salle à manger, où Gilquin achevait un pot de confitures, aprèsavoir mangé une tranche de pâté, une cuisse de poulet et des pommesde terre froides. Du Poizat, qui était venu rejoindre ce dernier,causait avec lui, à califourchon sur une chaise. Ils parlaient desfemmes, de la façon de se faire aimer, très crûment. Gilquin avaitgardé son chapeau sur la tête ; et il se renversait, il sedandinait sur sa chaise, un cure-dent aux lèvres, pour avoir bongenre.

« Allons, je file, dit-il, en vidant son verre plein, avecun claquement de langue. Je vais rue Montmartre voir ce quedeviennent mes oiseaux. »

Mais Rougon, qui semblait très gai, le plaisanta. Est-ce qu’ilcroyait toujours à son histoire de conspirateurs, maintenant qu’ilavait dîné ? Du Poizat, lui aussi, affectait l’incrédulité laplus grande. Il prit rendez-vous pour le lendemain avec Gilquin,auquel il devait un déjeuner, disait-il. Gilquin, sa canne sous lebras, répétait, dès qu’il pouvait placer un mot :

« Alors, vous n’allez pas prévenir…

– Eh ! si, finit par répondre Rougon. On se moquera demoi, voilà tout… Rien ne presse. Demain matin. »

L’ancien commis voyageur tenait déjà le bouton de la porte. Ilrevint en ricanant.

« Vous savez, dit-il, on peut faire sauter Badinguet, jem’en fiche, moi ! Ça serait même plus drôle.

– Oh ! reprit le grand homme d’un air convaincu,presque religieux, l’empereur ne craint rien, même si l’histoireest vraie. Ces coups-là ne réussissent jamais… Il y a uneProvidence. »

Ce mot fut le dernier prononcé. Du Poizat s’en alla avecGilquin, qu’il tutoyait amicalement. Et lorsque, une heure plustard, à dix heures et demie, Rougon donna une poignée de main àM. Bouchard et au colonel qui partaient, il s’étira les bras,il bâilla, comme il faisait parfois, en disant :

« Je suis éreinté. Je vais joliment dormir, cettenuit. »

Le lendemain soir, trois bombes éclataient sous la voiture del’empereur, devant l’Opéra. Une épouvantable panique s’emparait dela foule entassée dans la rue Le Peletier. Plus de cinquantepersonnes étaient frappées. Une femme en robe de soie bleue, tuéeroide, barrait le ruisseau. Deux soldats agonisaient sur le pavé.Un aide de camp, blessé à la nuque, laissait derrière lui desgouttes de sang. Et, sous la lueur crue du gaz, au milieu de lafumée, l’empereur descendu sain et sauf de la voiture criblée deprojectiles, saluait. Son chapeau seul était troué d’un éclat debombe.

Rougon avait passé la journée tranquillement chez lui. Le matin,pourtant, il était un peu agité, et avait, à deux reprises,témoigné l’envie de sortir. Mais, comme il achevait de déjeuner,Clorinde arriva. Alors, il s’oublia avec elle, jusqu’au soir, dansson cabinet. Elle venait pour le consulter sur une affairecompliquée ; et elle se montrait découragée, elle n’arrivait àrien, disait-elle. Lui, alors, la consola, très touché de satristesse, montrant beaucoup d’espoir, donnant à entendre que toutallait changer. Il n’ignorait pas le dévouement et la propagande deses amis ; il récompenserait jusqu’aux plus humbles d’entreeux. Quand elle le quitta, il l’embrassa au front. Puis, après sondîner, il éprouva un besoin irrésistible de marcher. Il sortit, ilprit le chemin le plus direct pour arriver sur les quais,étouffant, cherchant l’air vif de la rivière. Cette soirée d’hiverétait très douce, avec un ciel nuageux et bas, qui semblait pesersur la ville, dans un silence noir. Au loin, le grondement desgrandes voies se mourait. Il suivit les trottoirs déserts, d’un paségal, toujours devant lui, frôlant de son paletot la pierre duparapet ; des lumières à l’infini, dans l’enfoncement desténèbres, pareilles à des étoiles marquant les bornes d’un cieléteint, lui donnaient une sensation élargie, immense, de ces placeset de ces rues dont il ne voyait plus les maisons ; et, àmesure qu’il avançait, il trouvait Paris grandi, fait à sa taille,ayant assez d’air pour sa poitrine. L’eau couleur d’encre, moiréed’écailles d’or vivantes, avait une respiration grosse et douce decolosse endormi, qui accompagnait l’énormité de son rêve. Comme ilarrivait en face du palais de Justice, une horloge sonna neufheures. Il eut un tressaillement, il se tourna, prêtal’oreille ; il lui semblait entendre passer sur les toits unepanique soudaine, des bruits lointains d’explosions, des crisd’épouvante. Paris, tout d’un coup, lui parut dans la stupeur dequelque grand crime. Et il se rappela alors de cet après-midi dejuin, l’après-midi clair et triomphant du baptême, les clochessonnant dans le soleil chaud, les quais emplis d’un écrasement defoule, toute cette gloire de l’empire à son apogée, sous laquelleil s’était senti un instant écrasé, au point de jalouserl’empereur. À cette heure, c’était sa revanche, un ciel sans lune,la ville terrifiée et muette, les quais vides, traversés d’unfrisson qui effarait les becs de gaz, avec quelque chose de loucheembusqué au fond de la nuit. Lui, respirant à longs soupirs, aimaitce Paris coupe-gorge, dans l’ombre effrayante duquel il ramassaitla toute-puissance.

Dix jours plus tard, Rougon remplaça au ministère de l’IntérieurM. de Marsy, qui fut nommé président du Corpslégislatif.

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