Vie de Lazarille de Tormès

Chapitre 8COMMENT LAZARE SERVIT UN ALGUAZIL ET CE QUI LUI ADVINT

Ayant pris congé du chapelain, je servis derecors à un alguazil, mais ne demeurai pas longtemps avec lui, lemétier m’ayant paru dangereux ; car il nous arriva une nuit, àmon maître et à moi, d’être poursuivis à coups de pierre et debâton par des malfaiteurs retirés en franchise ; mon maître,qui les attendit, fut maltraité, mais moi je pus m’enfuir. Cela mefit renier le métier.

Et pendant que je pensais au genre de vie quej’élirais pour y trouver repos et amasser quelque chose pour mavieillesse, Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocationavantageuse. Avec l’aide d’amis et de seigneurs, toutes lesfatigues et misères que j’avais jusqu’alors endurées me furentpayées. J’obtins ce que je cherchais, une charge du Roi (carceux-là seuls qui en ont une réussissent), dont aujourd’hui je viset que j’exerce pour le service de Dieu et le vôtre, Monsieur. Etma charge est de crier les vins qui se vendent en cette cité, decrier aux ventes et les choses perdues, d’accompagner ceux qui sontcondamnés par la justice et de déclarer à haute voix leurs méfaits,enfin, pour parler clair, je suis crieur public.

J’ai eu tant de bonheur et ai si bien remplimon emploi que quasi toutes les choses qui concernent cette chargeme passent par les mains, tellement que, dans toute la ville, celuiqui a du vin à vendre ou quelque autre chose peut compter de n’entirer profit que si Lazare s’en mêle.

En ce temps, M. l’Archiprêtre de SanSalvador, mon maître et votre ami, Monsieur, ayant eu connaissancede ma personne, parce que je lui criais ses vins, chercha à memarier avec une sienne servante ; et moi, voyant qu’il ne m’enpouvait venir que bien et faveur, j’y consentis. Je me mariai doncavec elle, et, jusqu’ici, n’ai point eu lieu de m’enrepentir ; car, outre qu’elle est bonne fille et diligenteménagère, j’ai en M. l’Archiprêtre toute faveur et protection.Bon an, mal an, il lui donne de temps à autre une charge defroment, aux grandes fêtes de la viande, parfois une couple depains de l’offrande et les vieilles chausses qu’il ne met plus. Ilnous a fait louer une maisonnette joignant la sienne, où, presquetous les dimanches et fêtes, nous avions accoutumé de manger ;mais les méchantes langues, qui ne chôment jamais, ne nouslaissaient pas vivre, disant je ne sais quoi, ou plutôt je saisbien quoi : qu’on voyait ma femme faire le lit deM. l’Archiprêtre et lui apprêter son manger.

Dieu les secoure mieux qu’ils ne disent lavérité ! parce que, sans compter qu’elle n’est point femme àse payer de ces plaisanteries, mon maître m’a promis ce qu’iltiendra, je pense ; car un jour il me parla longuement enprésence de ma femme et me dit : « Qui prête foi auxpropos des mauvaises langues ne fera jamais fortune, et je te discela parce que je ne serais point surpris que quelqu’un murmurât,voyant ta femme entrer en ma maison et en sortir. Elle y entre toutà ton honneur et au sien, je te le jure ; et, partant, neprends point garde à ce qu’on peut dire, mais à ce qui te touche,c’est à savoir à ton profit. » – « Monsieur, lui dis-je,j’ai résolu de faire ma compagnie des gens de bien. Il est vrai quecertains de mes amis m’ont dit quelque chose de cela, et même plusde trois fois m’ont assuré qu’avant que je l’épousasse, ma femmeavait par trois fois accouché : sauf votre respect,puisqu’elle est ici présente. »

Alors ma femme se mit à faire tels sermentsque je tremblai que la maison ne s’écroulât sur nous ; puiselle pleura et proféra mille malédictions contre celui qui l’avaitmariée avec moi, en sorte que j’eusse voulu être mort plutôt qued’avoir laissé échapper cette parole de ma bouche. Mais mon maîtred’un côté et moi de l’autre lui dîmes et concédâmes tant de choses,qu’elle cessa de pleurer, moyennant que je lui fisse serment de neplus jamais en ma vie lui parler de cela, mais de me réjouir ettrouver bon qu’elle entrât chez mon maître et en sortît de nuit etde jour, puisque j’étais entièrement assuré de son honnêteté. Etainsi nous demeurâmes tous trois bien d’accord.

Et, jusqu’au jour d’aujourd’hui, personne nenous a ouï parler du fait ; bien plus, lorsque je sens quequelqu’un y veut faire allusion, je l’arrête net et lui dis :« Écoutez, si vous êtes mon ami, ne me dites rien qui mechagrine, car je ne tiens pas pour mon ami celui qui me cause de lapeine, principalement si c’est pour me mettre mal avec ma femme,qui est la chose du monde que j’estime le plus, l’aimant plus quemoi-même ; car Dieu, en me la donnant, m’a fait mille grâceset plus de bien que je n’en mérite ; et je jurerais surl’hostie consacrée qu’elle est aussi femme de bien qu’aucune autrequi demeure en l’enceinte de Tolède, et qui en dira le contraire,je le tuerai. »

De cette manière, on ne m’en dit rien et j’aila paix en ma maison. Cela advint la même année que notrevictorieux empereur entra en cette insigne cité de Tolède et y tintcortès, en raison de quoi se firent grandes réjouissances et fêtes,comme vous l’aurez appris, Monsieur.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer