Vie de Lazarille de Tormès

Chapitre 2COMMENT LAZARE SE MIT À SERVIR ET À CONDUIRE UN AVEUGLE

En ce temps vint gîter au logis un aveugle,qui, me trouvant propre à le conduire, me demanda à ma mère. Elleme recommanda à lui et lui dit que j’étais fils d’un homme de bien,qui, pour exalter la foi, était mort en la journée des Gerbes,qu’elle comptait que le fils ne démentirait pas le père, et qu’ellele priait de me bien traiter et soigner, puisque j’étais orphelin.Lui répondit qu’il le ferait et qu’il me recevait, non pas commeson garçon, mais comme son enfant.

Adonc je commençai à servir mon vieux etnouveau maître.

Après que nous fûmes demeurés quelques jours àSalamanque, mon maître, trouvant le gain trop mince, détermina des’en aller. Et quand nous dûmes partir, j’allai voir ma mère. Nouspleurâmes tous deux et elle me donna sa bénédiction, endisant : « Mon fils, je sais que je ne te verraiplus ; tâche d’être homme de bien et que Dieu te conduise. Jet’ai élevé et t’ai confié à un bon maître : aide-toi. »Et je m’en fus auprès de mon maître qui m’attendait.

Nous sortîmes de Salamanque, et en arrivant aupont, à l’entrée duquel est un animal de pierre qui a quasi laforme d’un taureau, l’aveugle me commanda de m’approcher del’animal, et quand je fus tout auprès, il me dit :« Lazare, colle ton oreille contre ce taureau et tu entendrasle grand bruit qui s’y fait. » Moi, simplement, je m’avançai,croyant qu’il disait vrai, et lorsqu’il sentit que j’avais la têtejoignant la pierre, il tendit vivement le bras et me fit heurter sirudement contre le diable de taureau, que la douleur du coup de sacorne me dura plus de trois jours. Et me dit : « Niais,apprends que le garçon de l’aveugle doit savoir un brin de plus quele diable. » Et il rit beaucoup de la farce. À cet instant ilme sembla que je m’éveillai de la simplicité dans laquelle, enfant,j’étais jusqu’alors plongé. « Il a raison », me dis-je àpart moi, « et puisque je suis seul, il me faut ouvrir l’œil,aviser et réfléchir comment je me tirerai d’affaire. »

Nous commençâmes notre route, et en peu dejours il m’enseigna le jargon ; et me voyant intelligent, ils’en réjouissait beaucoup et me disait : « Je ne puis tedonner ni or ni argent, mais oui bien beaucoup d’avis quit’apprendront à vivre. » Et il le fit en effet, car après Dieuce fut lui qui me donna la vie, et qui, bien qu’aveugle, m’illuminaet me guida dans le chemin du monde. Je me plais, Monsieur, à vousraconter ces enfantillages, afin de faire voir combien les hommesbas ont de mérite à s’élever, et combien, au contraire, il estignominieux pour ceux qui sont élevés de se laisser choir.

Pour en revenir à notre aveugle et à seschoses, je vous dirai, Monsieur, que depuis que Dieu créa le monde,il n’en fit point de plus rusé ni sagace. En son métier il était unaigle. Il savait par cœur plus de cent oraisons qu’il disait d’unton bas, posé et très sonore, en sorte qu’il faisait résonnerl’église où il les récitait ; puis il affectait un maintien etun visage très humbles et dévots, sans faire, comme d’autres font,des mouvements et contorsions avec la bouche et les yeux. En outre,il avait mille autres façons et manières pour soutirer de l’argent.Il disait connaître des oraisons pour toutes sortes de cas, pourles femmes stériles, pour celles qui sont en mal d’enfant, pourcelles qui sont mal mariées et veulent se faire aimer de leursmaris ; aux femmes enceintes, il leur pronostiquait garçon oufille. En médecine, il prétendait en savoir la moitié plus long queGalien pour les dents, les pamoisons et le mal de matrice.Finalement, nul ne se plaignait à lui de souffrir telle douleur,qu’il ne lui dît aussitôt : « Faites ceci, faitescela ; cueillez telle herbe, prenez telle racine. » Parce moyen, tout le monde courait après lui, principalement lesfemmes, qui croyaient tout ce qu’il leur disait. Aussi en tirait-ilde grands profits, par les façons que j’ai dites, et en un moisgagnait plus que cent aveugles en un an.

Mais il faut que vous sachiez aussi, Monsieur,que malgré tout ce que cet aveugle gagnait et amassait, jamais jene vis homme si avare et si misérable, à tel point qu’il me tuaitde faim, sans rien me donner de ce qui m’était nécessaire. Envérité, si je n’avais pas, grâce à mon adresse et mes bonnes ruses,su me secourir, bien des fois je serais mort de faim. Mais,nonobstant tout son savoir et sa vigilance, je le contreminais detelle sorte que toujours, ou le plus souvent, j’attrapais la plusgrosse et la meilleure part. À cette fin, je lui jouais des farcesendiablées, dont je conterai quelques-unes, quoique toutes netournèrent pas à mon avantage.

Il portait le pain et tout ce qu’ilrecueillait dans une besace de toile, dont l’entrée était ferméepar un anneau de fer avec un cadenas et une clef, et lorsqu’il ymettait ou en retirait quoi que ce fût, il était si attentif etcomptait si étroitement, que tout le pouvoir du monde n’eût passuffi pour lui faire tort d’une miette. Moi, je prenais la misèrequ’il me donnait et la dépêchais en moins de deux bouchées ;puis, quand il avait fermé le cadenas et perdu tout souci, pensantque j’étais occupé à autre chose, par un endroit de la couture, qued’un côté du sac souvent je décousais et recousais, je saignaisl’avare fardeau, en tirant du pain, et sans me taxer, mais de fortbons morceaux, des tranches de lard et des saucisses. Ainsi jechoisissais mon moment pour refaire, non pas, comme à la paume, lachasse, mais le diable de creux que le méchant aveugle mecreusait.

Tout ce que je pouvais rogner et dérober, jele changeais en demi-blanques, et lorsque les gens faisaientréciter l’aveugle et tiraient une blanque, à peine avaient-ils faitmine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche, et enson lieu substituée une demi-blanque, de sorte que, pour vite quel’aveugle allongeât la main, l’offrande, par mon change, luiarrivait diminuée de la moitié de sa valeur. Le méchant aveugle selamentait, car incontinent au toucher il connaissait que la blanquen’était pas entière. « Que diable est cela ? »disait-il, « depuis que tu es avec moi, on ne me donne quedemi-blanques, et auparavant on m’en donnait d’entières, voire mêmeune blanque et un maravédis. Tu dois être cause de cettemesquinerie. »

Aussi abrégeait-il ses oraisons de plus demoitié, m’ayant commandé de le tirer par le bout de son manteau dèsque celui qui le faisait réciter s’en allait ; et aussitôt queje l’avais avisé, il recommençait à crier : « Qui veutfaire réciter telle ou telle oraison ? » comme lesaveugles disent communément.

Quand nous mangions, il avait coutume deplacer auprès de lui un petit pot de vin. Moi, d’abord, je lesaisissais lestement, et, après lui avoir donné un couple debaisers silencieux, le remettais à sa place. Cela ne dura guère,car, en comptant ses gorgées, il reconnut le déchet, et dès lors,pour préserver son vin, ne lâchait plus le pot, mais le tenaitferme par l’anse. Inutilement : car onques pierre d’aimantn’attira le fer comme moi le vin avec une longue paille de seiglechoisie à dessein, que j’introduisais dans la bouche du pot,aspirant le vin et le déposant en lieu sûr. Mais le traître étaitsi rusé qu’il me sentit et dorénavant mit son pot entre ses jambeset le boucha avec la main, de sorte qu’il put boire en sécurité.Comme je m’étais fait au vin, j’enrageais pour en boire, et voyantque l’artifice de la paille ne me servait plus, je m’avisai defaire au fond du pot une petite fontaine ou pertuis fort étroit,que je fermai délicatement avec une très mince boulette de cire. Àl’heure du repas, feignant d’avoir froid, je me glissais entre lesjambes du pauvre aveugle pour me chauffer à son maigre feu : àla chaleur duquel la cire, qui était très menue, se fondant, lapetite fontaine commençait à dégoutter dans ma bouche, que jetenais si bien que du diable s’il s’en perdait une seule goutte.Aussi, quand le pauvret voulait boire, il ne trouvait plus rien. Ils’étonnait, se maudissait, donnait au diable le pot et le vin, necomprenant pas ce que ce pouvait être. « Oncle, vous neprétendrez pas, au moins, que je vous bois votre vin, puisque vousne lâchez pas le pot », disais-je.

Mais tant de fois il tourna et palpa le pot,qu’il découvrit la fontaine et s’aperçut de la tricherie ;cependant il dissimula comme s’il n’avait rien senti. Le lendemain,tandis que le pot distillait dans ma bouche, et que, loin de penserqu’un malheur m’attendait ni que le méchant aveugle m’avaitdécouvert, je m’étais, comme de coutume, assis, le visage tournévers le ciel, les yeux à demi clos, pour mieux savourer l’exquiseliqueur, le misérable aveugle sentit le moment venu de prendre demoi vengeance ; et levant des deux mains cette douce et tropamère cruche, l’abattit de toute sa force sur ma bouche, de manièreque le pauvre Lazare, qui de rien de semblable ne se doutait, maiscomme d’autres fois était sans souci et joyeux, crut vraiment quele ciel avec tout ce qu’il renferme, s’effondrait sur lui. La tapefut telle qu’elle m’étourdit et me fit perdre connaissance, et lameurtrissure si forte que des morceaux de la cruche, m’entrant dansla figure, la rompirent en plusieurs endroits, et me brisèrent lesdents qui depuis lors me manquent.

Dès cette heure, je voulus du mal au méchantaveugle, et quoiqu’il me cajolât, régalât et soignât, je vis bienqu’il s’était réjoui du cruel châtiment. Il me lava avec du vin lesdéchirures qu’il m’avait faites avec les morceaux du pot, et ensouriant me dit : « Que t’en semble, Lazare ? ce quit’a navré te guérit et te donne santé. » Et autresgentillesses, qui, à mon goût, n’en étaient pas.

À demi guéri que je fus de mes tristes plaieset meurtrissures, considérant qu’avec peu de coups semblables lecruel aveugle se passerait de moi, je voulus me passer delui ; mais je ne le fis pas sur-le-champ, préférant attendreune occasion plus sûre et plus profitable. Et quand bien mêmej’aurais voulu calmer ma rancune et lui pardonner le coup decruche, le mauvais traitement qu’à partir de ce jour le méchantaveugle m’infligeait ne me l’eût pas permis, car, sans cause niraison, il me frappait, horionnait et pelait la tête.

Et si quelqu’un lui demandait pourquoi il metraitait si mal, aussitôt il contait l’histoire du pot :« Prendrez-vous encore mon garçon pour un innocent,hein ? Croyez-vous que le diable lui-même en saurait faireautant ? » Les gens qui l’avaient écouté se signaient, endisant : « Mais voyez donc ! Qui eût supposé sigrande malice en un si petit garçon ? » Et ils riaientbeaucoup de mon artifice et disaient à l’aveugle :« Châtiez-le, châtiez-le. Dieu vous le paiera. » Et lui,fort de cela, ne faisait pas autre chose. Mais moi je le menaistoujours par les plus mauvais chemins, et exprès, pour lui fairemal. S’il y avait des pierres, par les pierres ; s’il y avaitde la boue, par la boue, et au beau milieu ; car, quoique jen’allasse pas moi-même par le plus sec, il me plaisait de me creverun œil pour en crever deux à celui qui n’en avait aucun. Cependantil me cognait, du bout de son bâton, le derrière de la tête, quej’avais toujours pleine de bosses et toute pelée de sesmains ; et j’avais beau jurer que je ne le faisais pas parmalice, mais parce que je ne trouvais pas de meilleur chemin, celane me servait à rien et il ne me croyait pas : tels étaient leflair et la grandissime perspicacité de ce traître.

Et pour que vous jugiez, Monsieur, jusqu’oùportait l’esprit de ce rusé aveugle, je vous conterai un desnombreux cas qui m’advinrent, étant avec lui, où il donna bien àentendre sa grande astuce. Lorsque nous quittâmes Salamanque, sonintention fut de venir au pays de Tolède, à cause, disait-il, queles gens y sont plus riches, quoique peu charitables, s’appuyantsur le proverbe : Plus donne le dur que le nu. Nous vînmesdonc à cette route par les meilleurs villages. Là où nous trouvionsbon accueil et bon gain, nous restions ; là où nous netrouvions rien, au troisième jour nous décampions.

Or, passant en un lieu qui se nomme Almorox,au temps où l’on cueille les raisins, un vendangeur donna àl’aveugle une grappe en aumône. Et comme les paniers desvendangeurs sont d’ordinaire maltraités et que le raisin en cetemps est très mûr, la grappe s’égrenait entre ses doigts. Lamettre dans sa besace, il ne le pouvait pas, car les grains seseraient tournés en moût et eussent tout gâté à l’entour. Ilrésolut donc de faire un festin, autant parce qu’il ne pouvait pasemporter la grappe que pour me réconforter, car il m’avait, cejour-là, donné force coups de genou et horions. Nous nous assîmesdans un ravin et il me dit : « Je veux user à ton égardd’une libéralité. Nous mangerons tous deux cette grappe, dont tuauras la même part que moi, et nous la partagerons ainsi : tupiqueras une fois, et moi l’autre, mais à condition que tu mepromettras de ne prendre à chaque fois qu’un grain. Moi je ferai demême jusqu’à ce que nous l’achevions, et de cette manière il n’yaura nulle fraude. » Le pacte conclu, nous commençâmes, maisincontinent, au deuxième tour, le traître changea d’avis etcommence à prendre deux grains à la fois, considérant que je devaisfaire de même. Moi, dès que je vis qu’il contrevenait à l’accord,je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais j’en prenaisdavantage, deux par deux, trois par trois, et le plus que jepouvais.

La grappe finie, il resta un moment avec larafle dans la main, branlant la tête, et dit : « Lazare,tu m’as trompé. Je jure Dieu que tu as mangé les grains trois partrois. » – « Non pas, » répondis-je, « maispourquoi soupçonnez-vous cela ? » Et le très rusé aveugledit : « À quoi je vois que tu les mangeais trois partrois ? C’est que je les mangeais deux par deux et que tu nedisais rien. » Je ris intérieurement et, quoique enfant, jenotai le fin raisonnement de l’aveugle.

Mais, de peur d’être prolixe, je passebeaucoup de choses plaisantes ou dignes d’être contées quim’advinrent en compagnie de ce premier maître, et finirai tout desuite par le dernier trait.

Étant au logis à Escalona, ville du duc de cenom, mon maître me donna un morceau de saucisse à griller. Quand lasaucisse fut rôtie et qu’il eut mangé les lèches de painengraissées du dégoût de la saucisse, il tira un maravédis de sapoche et m’ordonna d’aller quérir pour autant de vin à la taverne.Le diable en cet instant me mit devant les yeux l’occasion, qui,dit-on, fait le larron, car voici qu’auprès du feu j’aperçus unnavet mince, longuet, flétri et tel qu’on l’avait jeté là, l’ayantjugé indigne d’être mis au pot. Or, comme, hors nous deux seuls,personne n’était présent, et que le savoureux fumet de la saucisse(qui, bien le savais-je, était l’unique profit que j’en dussetirer) avait réveillé en moi un féroce appétit, sans réfléchir à cequi pouvait m’arriver, refoulant toute crainte et ne pensant qu’àsatisfaire mon envie, pendant que l’aveugle tirait de sa poche lamonnaie, je tirai la saucisse de la broche, et prestement, en sonlieu, mis le susdit navet. Lequel mon maître, après qu’il m’eutbaillé l’argent pour le vin, prit, tourna et retourna sur le feu,essayant ainsi de rôtir celui qui, pour ses péchés, avait évitéd’être bouilli.

Je fus quérir le vin et ne tardai point àdépêcher la saucisse. En revenant, je trouvai le pécheur d’aveuglequi serrait entre deux lèches de pain le navet que, pour ne l’avoirpas tâté, il n’avait pas reconnu. Et, lorsqu’après avoir mordu lepain, pensant du même coup emporter un morceau de la saucisse, ilse sentit soudain refroidi par le froid navet, son visage s’altéraet il me dit : « Qu’est-ce, Lazarille ? » –« Malheureux de moi ! Allez-vous m’imputer quelquechose ? Ne viens-je pas de quérir le vin ? C’estquelqu’un sans doute, qui, passant par ici, l’aura fait pour segausser de vous. » – « Non, non, » dit-il, « jen’ai pas lâché la broche un instant, cela ne se peut. »

Je jurai et rejurai de nouveau que j’étaisinnocent de ce troc et échange ; mais cela ne me servit guère,car rien n’échappait à l’astuce du maudit aveugle. Il se leva, mesaisit par la tête et s’approcha pour me sentir : sûrement,comme bon chien de chasse, il avait dû reconnaître à mon haleine ceque j’avais mangé. Et pour mieux s’informer de la vérité, avec lagrande rage qui l’étouffait, il me prit la tête à deux mains,m’ouvrit la bouche plus que de raison, et inconsidérément y plongeason nez, qu’il avait long et effilé, et qu’en ce moment la colèreavait accru d’une palme, en sorte que sa pointe touchait mongosier. Alors la grande peur dont j’étais saisi, la vitesse aveclaquelle j’avais avalé la saucisse, qui n’avait pas encore eu letemps de se loger dans mon estomac, et surtout l’invasion de cetamplissime nez qui me suffoquait à demi, toutes ces choses jointesfurent cause que le vol et la gloutonnerie se manifestèrent et quela saucisse fut rendue à son maître ; car avant que le méchantaveugle eût retiré sa trompe, mon estomac en ressentit un teltrouble qu’il lui renvoya le larcin, de manière que son nez et lamaudite saucisse mal mâchée sortirent au même temps de mabouche.

Oh ! grand Dieu, qu’eussé-je donné pourêtre alors sous terre, car mort je l’étais déjà ! Telle fut lacolère du pervers aveugle, que, si l’on n’était accouru au bruit,il ne m’eût pas laissé un instant de vie. On me tira de ses mains,les laissant pleines du peu de cheveux que ma tête portait encore,le visage déchiré, le chignon du cou écorché, ainsi que la gorge,qui, elle, le méritait certes pour m’avoir, par sa malice, causétant de tourments.

Le méchant aveugle contait à tous ceux quis’approchaient de nous mes mésaventures et les répétait une fois etdeux fois, aussi bien l’histoire de la cruche que celle des raisinset cette dernière. Et tel était le rire des gens que tous ceux quipassaient par la rue entraient pour voir la fête ; et je doisdire que l’aveugle contait mes prouesses avec tant de grâce et degentillesse, que, tout maltraité que j’étais et larmoyant, il mesemblait que je lui faisais tort en ne riant pas comme lesautres.

À ce moment il me souvint d’une couardise oufaiblesse que je me maudissais d’avoir commise et qui fut de ne luiavoir pas coupé le nez, puisque j’avais eu si bonne occasion pourcela, et que la moitié du chemin était faite. Rien qu’en serrantles dents, ce nez serait resté chez moi, et, considéré qu’ilappartenait à ce méchant, peut-être mon estomac l’eût-il mieuxretenu que la saucisse, et, ne le laissant pas paraître, j’enaurais pu nier la demande. Plût à Dieu que je l’eusse fait, car iln’en serait résulté ni plus ni moins.

L’hôtesse et ceux qui étaient là nousréconcilièrent, et avec le vin qu’ils avaient apporté pour boire,me lavèrent la figure et la gorge. Sur quoi le méchant aveuglebrocardait : « En vérité, ce garçon me coûte au bout del’an plus de vin en lavages que je n’en bois en deux. Certes,Lazare, tu es plus tenu envers le vin qu’envers ton père ; carcelui-ci t’a engendré une fois, mais le vin mille fois t’a donné lavie. » Et il contait combien de fois il m’avait rompu etégratigné le visage, puis guéri avec du vin. « Je te promets,disait-il, que si jamais homme doit être heureux par le vin, cesera toi. » Et ceux qui me lavaient riaient beaucoup, tandisque je sacrais.

Mais le pronostic de l’aveugle ne fut pointune menterie, et depuis j’ai souvent pensé à cet homme, qui, sansaucun doute, devait avoir esprit de prophétie, et je me repens desméchancetés que je lui ai faites (quoique je les payai cher), quandje considère que ce qu’il me dit ce jour se vérifia à la lettre,comme vous l’apprendrez, Monsieur.

Cela et les méchantes moqueries que l’aveuglefaisait de moi, me déterminèrent de tout point à le quitter. J’yavais déjà songé et en avais l’intention, mais ce dernier tour medécida, et je le fis, comme vous allez voir.

Nous sortîmes le lendemain par la ville pourdemander l’aumône, et comme il avait plu la nuit d’avant et qu’ilpleuvait encore, mon maître allait récitant ses oraisons souscertains auvents qui sont en ce village, où nous étions à l’abri.Lorsque la nuit vint, la pluie tombant toujours, l’aveugle medit : « Lazare, cette eau est fort persistante, et tantplus la nuit tombe, tant plus il pleut. Rentrons au logis de bonneheure. » Pour nous y rendre, il fallait traverser un ruisseau,que la pluie avait beaucoup enflé. Je lui dis : « Oncle,le ruisseau est très gros, mais, si vous voulez, je vous mènerai enun lieu où il se resserre et où nous pourrons le passer plusfacilement sans nous mouiller, et en sautant nous le franchirons àpied sec. » Ce conseil lui parut bon, et il me répondit :« Tu es intelligent et c’est pourquoi je t’aime bien.Conduis-moi à cet endroit où le ruisseau s’étrécit, car nous sommesen hiver, et, en ce temps, il est déplaisant d’être mouillé,surtout aux pieds. »

Aussitôt que je vis qu’il se prêtait à mondessein, je le menai sous les auvents et le conduisis droit à unpilier ou poteau de pierre élevé en la place, qui soutenait avecd’autres piliers les saillies des maisons, et lui dis :« Oncle, voici le passage le plus étroit du ruisseau. »Comme il pleuvait fort, que le pauvre se mouillait et que nousavions hâte d’échapper à l’eau qui nous tombait sur le dos, etpar-dessus tout parce que Dieu, en ce moment, obscurcit sonentendement, je réussis à tenir ma vengeance. Il me crut et medit : « Place-moi au bon endroit, et saute leruisseau. » Je le plaçai bien en face du pilier, sautai et memis derrière le pilier, comme qui eût attendu rencontre de taureau,puis lui dis : « Allons, sautez tant que vous pourrezpour atteindre ce côté-ci de l’eau. » À peine avais-je ditcela, que le pauvre aveugle se balance comme un bouc, et de toutesa force saute, après avoir reculé d’un pas pour mieux prendre sonélan, et va donner de la tête contre le pilier, qui résonna aussifort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à larenverse, demi mort et la tête fendue.

« Comment ? Vous avez flairé lasaucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ?Flairez-le. » Je le laissai entre les mains de beaucoup degens qui avaient accouru pour l’assister, gagnai d’un trot la portede la ville, et avant la tombée de la nuit me retrouvai à Torrijos.Je ne sus point ce que Dieu fit de l’aveugle, ni n’eus cure de lesavoir.

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