Vie de Lazarille de Tormès

Chapitre 6COMMENT LAZARE SERVIT UN BULLISTE, ET DES CHOSES QU’IL VIT ÉTANTAVEC LUI

Mon sort me fit rencontrer le cinquième, unbulliste, le plus hardi, effronté et rusé répartiteur de bulles quene vis onques ni compte voir ni pense que nul n’a vu, car il avaitet cherchait à cette fin des moyens et manières, et de fortssubtils expédients.

En entrant dans les villages où il devaitprésenter la bulle, premièrement il offrait aux prêtres ou curésquelques menues choses, qui n’avaient non plus grande valeur nisubstance, une laitue murcienne, si c’était la saison, une couplede limons ou d’oranges, une alberge, quelques pêches, ou à chacunune poire bergamote. De cette manière il tâchait de se les rendrepropices, afin qu’ils lui témoignassent leur reconnaissance enfavorisant son négoce et en exhortant leurs ouailles à prendre labulle. Il s’informait de l’instruction des prêtres, et, s’ilapprenait qu’ils sussent le latin, il n’en soufflait un traître motpour ne point broncher, mais usait d’un gentil et bien troussécastillan et d’un langage fort libre ; si, au contraire, onlui rapportait que lesdits prêtres étaient de ces révérends quisont plutôt ordonnés pour leur argent que pour leurs lettres ouleur piété, il jouait devant eux au saint Thomas, et deux heuresdurant parlait latin, ou du moins quelque chose qui y ressemblait,encore que ce n’en fût pas.

Quand de gré on ne lui prenait pas les bulles,il cherchait à les faire prendre de force, molestant le peuple etparfois usant de cauteleux artifices. Et comme il serait trop longde conter tous ceux que je lui vis employer, je n’en dirai qu’unfort subtil et plaisant, qui montrera assez son adresse.

En un lieu de la Sagra de Tolède, où il avaitprêché deux ou trois jours, faisant ses diligences accoutumées, lesgens ne lui avaient pas pris la bulle, ni, à ce qu’il me parut,n’avaient envie de la lui prendre. Il s’en donnait au diable, et,ayant pensé ce qu’il devait faire, résolut de convoquer le peuplepour le lendemain au matin expédier la bulle.

La veille au soir, après souper, l’alguazil etlui s’étant mis à jouer la collation, eurent dispute à propos dujeu et de mauvaises paroles, lui appelant l’alguazil larron, etl’alguazil l’appelant faussaire. Sur quoi M. le Commissairemon maître prit une pique qui était au-dessus de la porte du lieuoù ils jouaient, et l’alguazil mit la main à l’épée qu’il portait àsa ceinture. Au bruit et aux cris que tous nous fîmes, les hôtes etles voisins accoururent et s’interposèrent ; mais les deuxjoueurs, fort en colère, tâchaient de se dégager de ceux qui lesséparaient et voulaient s’entre-tuer. Et comme au grand vacarme lemonde s’amassait, tellement que la maison en était toute pleine,eux, voyant qu’ils ne pouvaient s’attaquer avec leurs armes,échangeaient des paroles injurieuses, et, entre autres, l’alguazildit à mon maître qu’il était un faussaire et que les bulles qu’ilprêchait étaient fausses. Finalement, les gens du lieu, neréussissant pas à les apaiser, décidèrent de conduire l’alguazil dece logis à un autre, et ainsi mon maître resta seul, fort irrité.Puis les hôtes et les voisins l’ayant prié d’oublier sa colère, ils’en alla dormir, et nous tous fûmes nous coucher.

Le matin venu, mon maître se rendit à l’égliseet fit sonner la messe et le sermon pour expédier la bulle. Lepeuple s’assembla, murmurant des bulles, disant qu’elles étaientfausses et que l’alguazil lui-même, en disputant, l’avaitdécouvert ; de manière que si par avant ils n’avaient déjàguère envie de prendre la bulle, cela la leur fit détester du toutau tout.

M. le Commissaire monta en chaire etcommença son sermon, excitant les gens à ne pas renoncer à un sigrand bien et à l’indulgence que la sainte bulle leur conférait.Or, tandis qu’il était au plus beau du sermon, voici l’alquazil quientre par la porte de l’église, fait sa prière, puis, se levant,d’une voix haute et grave, commence posément à dire :« Bonnes gens, écoutez-moi un mot, et après vous écouterez quivous voudrez. Sachez que je suis venu ici avec ce charlatan quivous prêche et qui m’a enjôlé et persuadé de l’aider en cetteaffaire, à condition que nous partagerions le profit. Maismaintenant, considérant le tort que je causerais à ma conscience età votre bourse, je me repens de ce que j’ai fait et vous déclareouvertement que les bulles qu’il prêche sont fausses, que vous nedevez ni le croire ni les prendre, et que je n’ai en cela partdirecte ni indirecte ; ce que je prouve en renonçant dès àprésent à ma verge et la jetant par terre, afin que si un jour cethomme est puni pour sa fausseté, vous me soyez témoins que je n’aipas été avec lui ni ne lui ai prêté assistance, mais que je vous aidétrompés en dénonçant sa malice. » Et il termina ainsi saharangue.

Quelques personnes honorables qui étaient làvoulurent se lever et chasser l’alguazil de l’église pour éviter lescandale ; mais mon maître les retint et commanda à tous, souspeine d’excommunication, de ne point le violenter et de lui laisserdire tout ce qu’il voudrait. Lui-même garda le silence pendant quel’alguazil dit ce que j’ai rapporté. Et, lorsque celui-ci se tut,mon maître lui dit que s’il voulait parler encore, qu’il parlât. Etl’alguazil répondit : « Il y a bien plus à dire sur vouset votre fausseté, mais cela suffit pour l’instant. »

Alors M. le Commissaire, tombant à genouxdans la chaire, les mains jointes, les yeux levés au ciel, ditceci : « Seigneur Dieu, à qui aucune chose n’est cachée,mais toutes sont manifestes, et à qui rien n’est impossible, tusais la vérité et combien je suis injustement outragé. En ce qui metouche, je le pardonne, pour que toi, Seigneur, tu me pardonnes. Neprends point garde à cet homme qui ne sait ce qu’il dit, ni cequ’il fait. Mais l’injure à toi faite, je te prie et te requiers,au nom de la justice, de ne la point dissimuler, car peut-être setrouve-t-il ici quelqu’un qui pensait prendre la bulle et qui,ayant ajouté foi aux paroles fausses de cet homme, est près d’yrenoncer. Et cela devant être si préjudiciable au prochain, je tesupplie, Seigneur, de ne le point dissimuler, mais de montrer icipromptement un miracle qui ait lieu en cette forme : si ce quecelui-ci a dit est vrai et si je suis coupable de malice et defausseté, que cette chaire s’abîme avec moi et descende septbrasses sous terre, d’où elle ni moi ne reparaissions jamais ;si, au contraire, ce que je dis est vrai et si cet homme, àl’instigation du démon et pour priver et frustrer ceux qui sont icid’un si grand bien, a menti méchamment, qu’il soit châtié et qu’àtous soit manifestée sa malice. »

À peine mon dévot maître avait-il terminé sonoraison, que le misérable alguazil tomba de son haut et donna sigrand coup, que l’église tout entière en retentit ; puis semit à bramer, à lancer de l’écume par la bouche, à la tordre, àfaire des grimaces avec son visage, à se débattre des pieds et desmains et à se rouler de côté et d’autre sur le sol. Le tumulte etles cris des assistants étaient tels qu’entre eux ils nes’entendaient plus. Plusieurs étaient épouvantés etperplexes ; les uns disaient : « Dieu le secoure etle sauve » ; d’autres : « C’est bien fait pourlui, puisqu’il porte un faux témoignage. » Finalement,quelques-uns, non sans grande frayeur, à mon avis, s’approchèrentet le saisirent par les bras, dont il donnait à la ronde de fortesgourmades ; d’autres le prirent par les jambes, les empoignantsolidement, car on n’eût trouvé au monde mule vicieuse qui lançâtde si violentes ruades. Et, à plus de quinze ensemble, lemaintinrent ainsi un long temps, l’alguazil leur distribuant à tousdes coups à pleines mains et frappant sur le museau de ceux qui serelâchaient.

Pendant que ceci se passait, le seigneur monmaître était agenouillé dans sa chaire, les mains et les yeuxtendus vers le ciel, et comme transporté en la divineessence ; en sorte que ni les plaintes, ni le bruit, ni lesclameurs qui remplissaient l’église n’étaient capables de le tirerde sa pieuse contemplation. Enfin ces bonnes gens s’approchèrent delui, et, l’appelant, le réveillèrent et le supplièrent de secourirce pauvre homme qui se mourait, sans tenir compte de ce qui s’étaitpassé ni de ses mauvaises paroles, puisqu’il en avait déjà reçu lepayement ; et lui dirent que s’il pouvait quelque chose pourdélivrer l’alguazil du péril où il était et des souffrances qu’ilsouffrait, il le fît pour l’amour de Dieu, car ils étaientpleinement convaincus de la faute du coupable et de sa vérité etbonté à lui, le Seigneur, à sa requête et pour le venger, n’ayantvoulu différer le châtiment.

M. le Commissaire, comme qui se réveilled’un doux sommeil, les regarda, regarda le délinquant et tous ceuxqui l’entouraient, puis, d’un ton fort posé, leur dit :« Bonnes gens, jamais vous n’auriez dû prier pour un homme enqui Dieu a si puissamment manifesté sa puissance ; toutefois,comme il nous commande de ne point rendre mal pour mal, mais depardonner les injures, nous pouvons en confiance supplier SaMajesté divine qu’Elle accomplisse ce qu’Elle nous ordonne de faireet pardonne à celui qui l’a offensée en mettant obstacle autriomphe de la sainte foi. Allons tous le prier. » Et,descendant de sa chaire, leur recommanda de supplier fortdévotement Notre-Seigneur d’avoir pour agréable de pardonner à cepécheur, de lui rendre la santé et le bon sens et de chasser de soncorps le démon, puisque Sa Majesté avait permis que pour son grandpéché il y entrât.

Tous se jetèrent à genoux, et, devant l’autel,avec les prêtres, commencèrent à chanter à voix basse une litanie,tandis que monsieur mon maître, prenant la croix et l’eau bénite,alla auprès de l’alguazil, sur le corps duquel il chanta ;puis, levant au ciel ses mains et ses yeux, dont on ne voyaitpresque plus rien qu’un peu de blanc, commença une oraison, nonmoins longue que dévote, qui fit pleurer toute l’assistance (commeil arrive coutumièrement aux sermons de la Passion, lorsqu’ils sontprêchés par un dévot prédicateur à un auditoire dévot), suppliantNotre-Seigneur, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa vie etson repentir, de pardonner et de donner vie et santé à cemalheureux, induit par le démon et sollicité par la mort et lepéché, afin qu’il se repentît et confessât ses fautes.

Cela fait, il commanda d’apporter la bulle,qu’il mit sur la tête de l’alguazil. Aussitôt le pécheur commença àse sentir mieux et peu à peu reprit connaissance. Et, lorsqu’il futbien retourné en son bon sens, il se jeta aux pieds de M. leCommissaire et lui demanda pardon, confessant avoir dit ce que j’airapporté par la bouche et le commandement du démon, premièrementpour faire tort à mon maître et se venger de l’injure qu’il enavait reçue, puis, surtout, à cause que le démon était très chagrindu bien que les gens allaient recevoir en prenant la bulle.

Le seigneur mon maître lui pardonna et tousdeux se réconcilièrent. Et à prendre la bulle il y eut si grandepresse, qu’en tout le village âme vivante ne s’en voulutpasser : mari et femme, garçons et filles, serviteurs etservantes, tous la prirent.

La nouvelle du cas se répandit par lesvillages circonvoisins, de sorte que, lorsque nous y arrivions, iln’était pas besoin de prêcher le sermon ni d’aller à l’église, carles gens venaient prendre les bulles au logis, comme si ç’avaientété des poires qu’on eut donné gratis. De manière que, dans dix oudouze villages des alentours où nous fûmes, mon maître distribuatout autant de milliers de bulles sans la moindre prédication.

Quand le tour fut joué, je dois confesserhumblement que, comme les autres, j’en fus épouvanté et crus quec’était vrai ; mais après, à entendre les rires et moqueriesqu’en firent mon maître et l’alguazil, je compris que tout avaitété imaginé par mon industrieux et inventif maître, et, quoiqueenfant, trouvai bonne la plaisanterie et me dis à part moi :Combien ces farceurs en doivent-ils bailler de semblables auxinnocentes gens !

Finalement, je demeurai avec ce cinquièmemaître près de quatre mois, pendant lesquels j’endurai aussi degrandes fatigues.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer