Vie de Lazarille de Tormès

Chapitre 9OÙ LAZARE CONTE L’AMITIÉ QU’IL EUT À TOLÈDE AVEC DES ALLEMANDS ETCE QUI LUI ADVINT AVEC EUX

En ce temps, j’étais dans ma prospérité etau comble de toute bonne fortune, et comme j’allais toujours munid’un bon baril et de bons fruits du pays pour montre de ce que jecriais, je me fis tant d’amis et protecteurs parmi ceux de la citéet du dehors, qu’en quelque lieu que je me rendisse, je ne trouvaisnulle porte fermée. Et j’étais si bien vu, que si j’avais tuéquelqu’un ou s’il m’était advenu quelque autre cas grave, tout lemonde, je crois, eût pris mon parti et j’eusse trouvé chez messeigneurs toute faveur et protection. Aussi ne leur laissais-jejamais la bouche sèche, mais les menais avec moi où se vendait lemeilleur que j’avais crié par la ville, et là nous faisionssplendide chère et vie. Souvent il nous arriva d’entrer sur nosjambes et de sortir sur celles d’autrui ; et, le plus beau, dudiable si tout ce temps-là Lazare de Tormès dépensa une pauvreblanque, ni put obtenir qu’on la lui laissât dépenser. Aucontraire, si parfois, à bon escient, je mettais la main à labourse, feignant de vouloir payer, ils le tenaient pour un affront,et, me regardant de travers, s’écriaient : Nite, nite,asticot, lanz. Puis, me réprimandant, disaient qu’où ilsétaient nul n’avait une blanque à payer.

C’est pourquoi je mourais d’amour pour tellesgens, qui, toutes les fois qu’ils me rencontraient, me bourraientles basques et le sein de jambons, de gigots de mouton cuits dansde bons vins cordiaux et assaisonnés de fine épice, de morceaux dechairs salées et de pain ; en sorte que j’avais en ma maisonde quoi me nourrir, moi et ma femme, une semaine entière. Et aumilieu de cette abondance, je me souvenais de mes faims passées,louais le Seigneur et lui rendais grâce. Ainsi vont les choses etles temps.

Mais, comme dit le proverbe : qui bien tefera, ou bien mourra, ou bien s’en ira. Et ainsi m’advint-il, carla cour changea de résidence comme elle a accoutumé de faire. Et,au moment du départ, je fus vivement requis d’aller avec mes bonsamis, qui me promirent monts et merveilles ; mais, mesouvenant du proverbe : mieux vaut le mal connu que le bien àconnaître, je les remerciai de leur bonne volonté, et, tristement,pris congé d’eux avec force accolades.

Certes, si je n’avais été marié, je n’auraispas quitté leur compagnie, vu que c’étaient gens faits à mon goûtet mon humeur et qui menaient plaisante vie, n’étant ni fantasques,ni présomptueux, et n’ayant scrupule ni dégoût d’entrer en lapremière taverne venue, le bonnet à la main, si le vin le méritait.Gens ronds et honnêtes et de bourse si bien garnie, que Dieuveuille ne m’en point départir d’autres, quand j’aurai grand soif.Mais l’amour de la femme et de la patrie, que déjà je répute mienne– car ne dit-on pas : homme, d’où es-tu ? – me retinrent.Je demeurai donc en cette cité, très privé de mes amis et de la viede cour, quoique bien vu des habitants, et vécus fort à masatisfaction, et avec accroissement de joie et de lignée par lanaissance d’une fort belle fille, dont ma femme accoucha sur cesentrefaites, et encore que j’eusse à son endroit quelque soupçon,ma femme me jura qu’elle était mienne.

Mais alors il parut à la Fortune qu’ellem’avait fort oublié et qu’il était juste qu’elle me montrât ànouveau, irrité et cruel, son sévère visage, afin de compenser cesquelques années de vie heureuse et paisible par autant d’années demisères et de mort amère. Oh ! grand Dieu, et qui, ayant àécrire une si déplorable infortune et un cas si désastreux, nelaisserait chômer l’encrier, mettant la plume sur sesyeux ?

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