Vie de Lazarille de Tormès

Chapitre 3COMMENT LAZARE SE MIT AU SERVICE D’UN PRÊTRE ET CE QUI LUI ADVINTÉTANT AVEC CE MAÎTRE

Le jour suivant, ne me trouvant pas ensûreté, je fus à un village qu’on nomme Maqueda, où mes péchés mefirent rencontrer un prêtre, qui, tandis que je lui demandaisl’aumône, s’informa de moi si je savais servir la messe. Je lui disque oui, comme c’était la vérité, car, tout en me maltraitant, lemisérable aveugle m’enseigna mille bonnes choses, et l’une d’ellesfut celle-là. Finalement, le prêtre me reçut à son service.J’échappai au tonnerre pour tomber dans l’éclair, car mon aveugle,quoiqu’il fût, comme j’ai conté, l’avarice même, au prix decelui-ci était un Alexandre. Je ne dis rien de plus, sinon quetoute la ladrerie du monde était enfermée dans cet homme :j’ignore s’il la tenait de sa nature ou s’il l’avait endossée avecl’habit de prêtrise.

Il possédait un grand coffre vieux et fermépar une clef qu’il portait pendue à une aiguillette de sonsaye ; et dès que lui venait de l’église le pain del’offrande, il l’y jetait incontinent, puis refermait le coffre.Dans toute la maison il n’y avait chose à manger comme il y acommunément dans d’autres, quelque morceau de lard accroché à lacheminée, quelque fromage posé sur une tablette, ou, dansl’armoire, quelque corbeille avec des croûtes de pain ramassées surla table, car, encore que je n’en dusse pas profiter, il me sembleque la seule vue de ces choses m’eût réconforté.

Il y avait seulement une chaîne d’oignons misesous clef dans une chambre au haut de la maison, dont il me donnaità raison d’un pour quatre jours. Et si, en présence de quelqu’un,je lui demandais la clef pour quérir ma ration, il mettait la mainà sa pochette, et cérémonieusement détachait la clef, qu’il medonnait en disant : « Prends-la et rends-la moi ;vous autres, ne pensez pas toujours à friander » ; niplus ni moins que si toutes les conserves de Valence eussent étéenfermées dans cette chambre, où du diable s’il y avait, ai-je dit,autre chose que les oignons pendus à un clou, dont il tenait comptesi étroit que si, pour mon malheur, j’eusse outrepassé ma ration,je l’aurais payé cher.

Finalement, je mourais de faim. Mais si leprêtre usait envers moi de peu de charité, il en avait pourlui-même davantage. Son ordinaire se montait à cinq blanques deviande pour dîner et souper. Il est vrai qu’il partageait avec moile potage ; mais de la viande, autant que dans mon œil !Quant au pain, plût à Dieu qu’il m’en eût donné la moitié de ce quim’était nécessaire.

Le samedi, on a coutume, en cette contrée, demanger des têtes de mouton. Il m’envoyait en quérir une pour troismaravédis, et après l’avoir fait cuire et en avoir mangé les yeux,la langue, le cou, la cervelle et la chair des mâchoires, il m’enabandonnait tous les os rongés, qu’il jetait dans mon assiette, endisant : « Prends, mange, triomphe, c’est à toi qu’est lemonde, tu fais meilleure chère que le pape. » – « Tellete la donne Dieu, » disais-je bas à part moi.

Au bout de trois semaines que je demeurai aveclui, je devins si faible que, de pure faim, je ne pouvais plus metenir sur mes jambes. Je me vis clairement sur le chemin dutombeau, si Dieu et mon savoir n’y remédiaient pas. Mais pour userde mes ruses je n’avais nul moyen, ne sachant par où l’attaquer, etencore que j’en eusse eu un, il ne m’aurait pas été possible detromper le prêtre comme je trompais l’aveugle, à qui Dieu pardonne,si de cette calebassade il est mort, car ce dernier, quoique bienretors, était privé de ce précieux sens de la vue et ne me voyaitpoint ; mais cet autre ! nul n’eut jamais vue plusperçante que la sienne.

Quand nous étions à l’offrande, aucune blanquene tombait dans le plat qui ne fût par lui enregistrée. Ses yeux,dont il tenait l’un fixé sur les gens, l’autre sur mes mains, luidansaient dans le crâne, comme s’ils avaient été de vif argent.Toutes les blanques que donnaient les fidèles, il les comptait, et,l’offrande terminée, me prenait le plat et le déposait sur l’autel.De sorte que tout le temps que je vécus, ou, pour mieux dire,mourus avec lui, je ne fus pas maître de lui attraper uneblanque.

De la taverne jamais je ne lui apportai pourune blanque de vin, mais ce peu d’argent de l’offrande qu’ilmettait dans son grand coffre, il le ménageait de telle manièrequ’il en avait pour toute la semaine. Et pour dissimuler sa grandemesquinerie, il me disait : « Vois-tu, garçon, lesprêtres doivent être très sobres dans leur manger et leur boire, etc’est pourquoi je ne me dérègle pas comme d’autres. » Mais lemisérable mentait faussement, car aux confréries et enterrementsauxquels nous assistions, il mangeait aux dépens d’autrui comme unloup, et buvait plus qu’un conjureur. Enterrements, ai-je dit, Dieume le pardonne ! car jamais, sauf alors, je ne fus ennemi dela nature humaine, et c’était parce que nous y mangions, et qu’onm’y rassasiait. Je souhaitais et même priais Dieu que chaque jourtuât son homme. Et lorsque nous donnions le sacrement aux malades,spécialement l’extrême-onction, au moment où le prêtre commande auxassistants de prier, je n’étais certes pas le dernier à le faire,mais, de tout mon cœur et de toute mon âme, priais le Seigneur, nonpas qu’il fît du malade selon sa volonté comme on a coutume dedire, mais bien qu’il l’emportât de ce monde. Et quand quelqu’unéchappait (Dieu me le pardonne), je le donnais mille fois audiable ; au contraire, celui qui mourait partait avec autantde mes bénédictions.

Tout le temps que je demeurai là – environ sixmois – vingt personnes seulement trépassèrent, et ce fut moi, je lepense, qui les tuai, ou plutôt elles moururent à ma requête, parceque le Seigneur, voyant ma mort terrible et continue, prenaitplaisir, ce m’est avis, de les tuer pour me donner vie. Néanmoinsje ne trouvais nul remède au mal que j’endurais, car, si le jourque nous enterrions, je vivais, les jours qu’il n’y avait pas demort, contraint, après m’être fait à la suffisance, de revenir à mafaim habituelle, je la sentais davantage. De manière qu’en rien jene trouvais soulagement, hors en la mort, que parfois je mesouhaitais ; mais je ne la voyais point venir, quoiqu’elle fûtperpétuellement en moi.

Souvent j’eus l’idée de quitter ce ladremaître, mais j’y renonçai pour deux raisons. L’une, c’est que je neme fiais pas à mes jambes, à cause de la grande faiblesse que laseule faim m’avait causée ; la seconde, parce que jeconsidérais et disais : j’ai eu deux maîtres, le premier mefaisait mourir de faim, et, l’ayant laissé, j’ai rencontré cetautre qui m’a conduit jusqu’au bord de la fosse ; or, si jerenonce à celui-ci et en prends un plus mauvais, il me faudra detoute nécessité périr. Aussi n’osais-je pas bouger, tenant pourarticle de foi qu’à chaque changement je trouverais un maître pire,et qu’en descendant d’un degré encore, le nom de Lazare neretentirait plus en ce monde et qu’on n’y entendrait plus parler delui.

Étant donc en cette affliction (dont Dieuveuille délivrer tout fidèle chrétien) et me voyant, sans que j’ysusse donner conseil, aller de mal en pis, un jour, tandis que monanxieux, méchant et ladre de maître était hors du village, paraventure vint à ma porte un chaudronnier, que je crus être un angepar Dieu envoyé sous cet habit. Il me demanda si j’avais quelquechose à rapetasser. « En moi vous trouveriez assez àrapetasser, et vous ne feriez pas peu en me raccoutrant »,dis-je si bas qu’il ne m’entendit point. Mais comme je n’avais pasde temps à perdre en gentillesses, comme illuminé par leSaint-Esprit, je lui dis : « Oncle, j’ai perdu une clefde ce coffre, et je crains que mon maître ne me fouette ; parvotre vie, voyez si parmi celles que vous portez, vous n’en trouvezpas quelqu’une qui l’ouvre : je vous la paierai. »

L’angélique chaudronnier se mit alors à enéprouver plusieurs du grand trousseau qu’il portait, tandis que moije l’aidais de mes débiles prières. Et voici qu’au moment où j’ypensais le moins, j’aperçois le coffre ouvert, et au fond, sousforme de pain, la face de Dieu, comme on dit. « Je n’ai pasd’argent à vous donner pour la clef », lui dis-je, « maispayez-vous de ceci. » Il prit de ces pains celui qui lui plutle mieux, et, me donnant la clef, s’en fut content. Et moi je lerestai davantage, mais en ce moment je ne touchai à rien pour qu’onne s’aperçut point de la fraude et aussi parce que, me sentantmaître d’un tel bien, je me persuadai que la faim n’oserait pass’approcher de moi.

Mon misérable maître revint, et Dieu voulutqu’il ne prît pas garde à l’offrande que l’ange avait emportée. Lelendemain, lorsqu’il fut sorti, j’ouvris mon paradis de pain et enpris un entre les mains et les dents qu’en deux credos je rendisinvisible, n’oubliant pas de refermer le coffre. Et puis jecommençai à balayer la maison, persuadé qu’avec ce remède j’allaisremédier à ma pauvre vie.

Avec cela je me tins en joie ce jour et lesuivant ; mais je n’étais point destiné à jouir longtemps dece repos, car au troisième jour la fièvre tierce me vint à pointnommé en la personne de celui qui me tuait de faim, qu’à une heureindue je vis penché sur notre coffre, tournant et retournant,comptant et recomptant les pains. Je dissimulai, et, en messecrètes prières, dévotions et supplications, je dis :« Saint Jean, fermez-lui les yeux. »

Après qu’il fut resté un grand momentsupputant le compte par jour et sur ses doigts, il dit :« Si ce coffre n’était en lieu si sûr, je dirais qu’on m’apris des pains, mais à partir de ce jour, je veux fermer la porteau soupçon en en tenant bon compte. Il m’en reste neuf et unmorceau. » – « Neuf mauvais sorts t’envoie Dieu »,répondis-je à part moi. Et en lui entendant dire cela, il me semblaqu’il me transperçait le cœur comme avec un épieu de chasseur, etmon estomac commença à me tirailler, se sentant ramené à sa diètepassée.

Il sortit, tandis que moi, pour me consoler,j’ouvris le coffre, et, voyant les pains, commençai à les adorer,sans oser y toucher. Je les comptai pour voir si par hasard leladre ne s’était pas trompé, et trouvai le compte plus juste que jene l’eusse voulu. Tout ce que je pus faire fut de leur donner millebaisers, et, le plus subtilement possible, du pain entamé rogner unpeu à l’endroit de l’entame. De cette façon je passai ce jour moinsjoyeux que le précédent. Mais comme la faim croissait,principalement parce que mon estomac s’était, pendant ces deux outrois jours, habitué à manger plus de pain, je mourais malemort, àce point que, lorsque je me trouvais seul, je ne faisais autrechose que d’ouvrir et fermer le coffre pour y contempler cette facede Dieu, comme disent les enfants. Toutefois ce Dieu qui secourtles affligés, me voyant en telle détresse, suggéra à mon esprit unpetit remède. Pensant à part moi, je me dis : « Ce coffreest vieux, grand et rompu de divers côtés, et quoiqu’il n’ait quede petits trous, on peut penser que des rats, y entrant, ontendommagé ces pains. En retirer un tout entier n’est point choseconvenable, car certes il y verrait la faute, celui qui en sigrande me fait vivre. Mais ceci se souffre », dis-je, enémiettant le pain sur une nappe pas très somptueuse qui se trouvaitlà, prenant de l’un des pains, laissant l’autre, en sorte que detrois ou quatre je tirai quelques miettes, que je mangeai comme quisuce une dragée, et ainsi me réconfortai un peu.

Quand mon maître vint pour dîner et ouvrit lecoffre, il vit le dam, et sans doute crut que des rats l’avaientcommis, car j’avais très exactement contrefait ce qu’ils font decoutume. Il examina le coffre d’un bout à l’autre et y découvritcertains endroits par où il soupçonna qu’ils étaient entrés. Ilm’appela et me dit : « Lazare, vois, vois, quellepersécution a souffert notre pain cette nuit. » Je fis le trèsétonné, lui demandant ce que ce pouvait être. « Ce quec’est ? Des rats, qui dévorent tout. » Nous nous mîmes àmanger, et, grâce à Dieu, de cela je tirai encore bon profit, caril m’échut plus de pain cette fois que la misère qui m’étaithabituellement réservée, le prêtre ayant, avec un couteau, râclétoute la partie qu’il croyait avoir été rongée, qu’il me donna endisant : « Mange ceci, le rat est bête propre. »

Ce jour donc, ayant grossi ma ration dutravail de mes mains, ou, pour mieux dire, de mes ongles, nousachevâmes de manger, quoique, à vrai dire, je ne commençassejamais. Et aussitôt après me vint autre sursaut, qui fut de voirmon maître aller anxieusement çà et là, arrachant des clous auxmurs et cherchant des planchettes, avec lesquelles il cloua etboucha tous les trous du vieux coffre. « Oh ! mon Dieu,dis-je alors, à quelles misères, fortunes et calamités sont sujetsles vivants, et combien peu durent les plaisirs de notre laborieusevie ! Moi qui pensais, par ce pauvre et chétif remède,remédier à ma misère et en étais déjà quelque peu content etheureux ! Et voici qu’en réveillant mon ladre de maître et luiinspirant plus de diligence qu’il n’en avait naturellement (quoiquetelles gens pour la plupart n’en manquent jamais), ma malechance avoulu qu’il fermât les trous du coffre, fermant en même temps laporte à mon réconfort et l’ouvrant à mes peines ! »

Ainsi me lamentais-je, pendant que mon inquietcharpentier, avec beaucoup de clous et de planchettes, mettait finà son œuvre, en disant : « À présent, messieurs lestraîtres rats, il vous faut changer d’avis, car céans vous ferezmauvaise besogne. »

Dès qu’il sortit, j’allai voir son ouvrage ettrouvai qu’il n’avait laissé trou quelconque au vieux et tristecoffre, pas même un par où pût passer un moustique. Je l’ouvrisavec mon inutile clef, sans espoir d’y rien pouvoir prendre, et yvis les deux ou trois pains entamés, que mon maître croyaitgrignotés, dont je tirai quelque misère, les effleurant fortdélicatement, à la façon d’un adroit escrimeur. Mais comme lanécessité est une grande maîtresse et que la faim me tourmentaitnuit et jour, je pensai au moyen de me conserver la vie ; etil me semble que pour trouver ces pauvres remèdes, la faim m’étaitune lumière : aussi bien, dit-on, qu’elle aiguise l’esprit,tandis que la satiété l’émousse, ce que j’éprouvais enmoi-même.

Or donc, une nuit que j’étais éveillé,songeant à la manière de me servir du coffre et d’en tirer parti,je sentis, à ses ronflements et aux grands soupirs qu’il poussait,que mon maître dormait. Je me levai tout doucement, et, commependant la journée, préoccupé de ce que je voulais faire, j’avaismis un vieux couteau qui par là traînait en un lieu où je le pusseretrouver, je me dirigeai vers le triste coffre, et, par le côtéqui me parut le plus mal défendu, l’attaquai avec le couteau quej’employai en guise de foret. Et comme le très vieux coffre était,vu son grand âge, sans force ni valeur, mais, au contraire, trèstendre et vermoulu, il se rendit à moi incontinent, et en son flancadmit, pour mon salut, un bon trou. Cela fait, j’ouvris avec grandeprécaution le coffre ainsi navré, et, à tâtons, du pain que jetrouvai entamé fis comme il a été dit ci-dessus. Par ce moyenquelque peu consolé, je refermai le coffre et retournai à mapaillasse, où je reposai et dormis un peu, mais mal, ce quej’attribuai à la diète, et ce devait être la vraie cause, car, ence temps certes, les soucis du roi de France n’étaient pas pourm’ôter le sommeil.

Le lendemain, le seigneur mon maître ayantaperçu le dégât, tant du pain que du trou que j’avais fait,commença à donner les rats au diable et à s’écrier :« Que dirons-nous à cela ? N’avoir jamais senti de ratsen cette maison, sinon maintenant ! » Et sans doute ildisait vrai, car si une maison au royaume devait être exempte derats, ce devait être celle-là, les rats n’ayant point coutume dedemeurer où il n’y a rien à manger. Puis le prêtre recommença àchercher des clous sur les murs de la maison et des planchettespour boucher les trous.

La nuit venue et le prêtre endormi, aussitôtj’étais sur pied avec mon attirail, et les trous qu’il bouchait dejour, je les débouchais de nuit. Nous travaillions tant l’un etl’autre et usions de telle diligence que sûrement à propos de nousfut dit le proverbe : Quand une porte se ferme, une autres’ouvre. Enfin nous avions l’air d’avoir pris à tâche la toile dePénélope, car tout ce qu’il tissait de jour, je le rompais la nuit.En peu de jours et de nuits, nous mîmes la pauvre dépense en telétat, que qui aurait voulu en parler avec propriété, l’eût plutôtnommée vieille cuirasse du temps passé que coffre, tant elle étaitgarnie de pointes et de têtes de clous.

Quand il vit que son remède ne servait à rien,il dit : « Ce coffre est si maltraité et de bois si vieuxet si pourri, qu’il n’est rat qui n’en ait raison, et il se trouvedéjà en tel état que, pour peu que nous y touchions encore, il nepourra plus nous servir ; et le pis est que, bien qu’il servepeu, il nous fera faute néanmoins et me mettra en frais de trois ouquatre réaux. Le meilleur parti à prendre, puisque le précédent nevaut rien, est d’armer à l’intérieur une ratière à cesrats. »

Aussitôt il emprunta une ratière, et, avec descroûtes de fromage qu’il demanda à des voisins, il arma la trappedans le coffre : ce qui me fut d’un singulier secours, carencore bien que je n’eusse pas besoin de beaucoup de sauces pourmanger, je me régalai toutefois des bribes de fromage que je tiraide la ratière, ne renonçant pas pour cela à émietter le pain.Lorsque le prêtre trouva que le pain était rongé et le fromagemangé, sans que le rat qui le mangeait fût tombé, il se donnait audiable et demandait aux voisins ce que cela voulait dire :comment le rat pouvait manger le fromage, le tirer hors de laratière et n’y point tomber ni demeurer pris, alors que l’ontrouvait chu le trébuchet de la trappe ?

Les voisins furent d’avis que ce n’était pasun rat qui causait ce dommage, car une fois ou l’autre il n’auraitpu manquer de tomber. L’un d’eux dit : « Il me souvientqu’une couleuvre fréquentait votre maison, ce doit être elle, etcela s’entend : la couleuvre, étant longue, a le moyen desaisir l’appât, et encore que le trébuchet lui tombe dessus, commeelle n’entre pas tout entière dans la ratière, elle en peutressortir. »

Ce que dit ce voisin fut approuvé par tous ettroubla beaucoup mon maître ; aussi dorénavant ne dormait-ilpas si profondément que le moindre ver, qui de nuit faisait craquerle bois, ne lui donnât à penser que c’était la couleuvre en trainde ronger le coffre. Incontinent il était debout, et avec ungourdin que, depuis qu’on l’avait averti de cela, il plaçait sousson chevet, sur le pauvre coffre allait donner de fort grands coupspour épouvanter la couleuvre. Au vacarme qu’il faisait, ilréveillait les voisins et ne me laissait pas dormir, allant à mapaillasse, la retournant et moi en même temps, dans la pensée quela couleuvre venait auprès de moi et se glissait dans ma paille oumon saye, car on lui avait dit que ces bêtes ont accoutumé, denuit, pour se réchauffer, de venir dans les berceaux des enfants,qu’elles mordent et mettent en danger.

Le plus souvent je faisais l’endormi, et quandle prêtre me disait au matin : « Cette nuit, garçon,n’as-tu rien senti ? J’ai couru après la couleuvre et je croisqu’elle vient se mettre auprès de toi dans ton lit, car ces bêtessont fort froides et cherchent la chaleur. » – « Plaise àDieu, » répondais-je, « qu’elle ne me morde pas, car j’enai grand peur. »

Le prêtre était si excité et sicontinuellement éveillé, que, ma foi, la couleuvre, ou, pour mieuxdire, le couleuvreau, n’osait plus ronger de nuit ni s’approcher ducoffre ; mais je donnais mes assauts de jour, pendant que monmaître était à l’église ou dans le village. Lui, voyant ces dégâtset le peu de remède qu’il y pouvait apporter, errait la nuit commeun fantôme, ainsi que je l’ai dit.

J’eus peur que par ces diligences il ne vint àtrouver la clef que je tenais sous ma paillasse, et il me parut quele plus sûr était, pendant la nuit, de la garder dans ma bouche,car, depuis que j’étais entré au service de l’aveugle, je l’avaissi bien habituée à me servir de bourse, qu’il m’advint d’y abriterdouze ou quinze maravédis, tous en demi-blanques, sans que je fussepour cela empêché de manger : autrement je n’aurais pas réussià soustraire une seule blanque à l’enquête du maudit aveugle, quin’omettait de tâter soigneusement nulle pièce ni couture.

Ainsi donc, comme j’ai dit, tous les soirs jemettais la clef dans ma bouche et dormais sans craindre que monsorcier de maître la découvrît. Mais quand le malheur doit venir,vaine est la prévoyance. Ma destinée, ou, pour mieux dire, mespéchés, voulurent qu’une nuit, tandis que je dormais, la clef seplaçât dans ma bouche, alors sans doute ouverte, de telle façon quele souffle, qu’en dormant j’exhalais, passât par le creux de laclef, qui était forée, en sifflant très fort, pour comble demalechance. De manière que mon maître, réveillé en sursaut,l’entendit et crut que c’était le sifflement de la couleuvre, et eneffet il y en avait apparence. Il se leva tout doucement avec songourdin à la main, puis, à tâtons et au sifflement de la couleuvre,se dirigea vers moi avec grande précaution pour n’en être pointsenti. Et lorsqu’il se fut approché, il pensa que là, dans lapaillasse où j’étais couché, elle était venue se réchauffer à machaleur. Alors levant haut son bâton, car il pensait l’avoir souslui et lui donner telle bastonnade qu’il la tuerait, il m’assénasur la tête un si grand coup, que j’en restai sans connaissance etgrièvement navré.

Lorsqu’il s’aperçut qu’il m’avait atteint, àla grande plainte que du terrible coup je dus faire, il s’approcha,comme il le conta depuis, et m’appelant à voix haute, tenta de mefaire revenir à moi. Mais comme, en me tâtant de ses mains, ilsentit que je perdais du sang en abondance et reconnut le tortqu’il m’avait fait, en grande hâte il alla chercher une lumière.S’en étant muni, il revint et me trouva geignant avec ma clef dansla bouche, que je n’avais pas lâchée, et dont une moitié sortait etse trouvait dans la même position que lorsque j’en sifflais.Consterné à l’aspect de cette clef, le tueur de couleuvres laconsidéra, et, me la tirant toute hors de la bouche, vit ce qui enétait, car, par les gardes, elle ne différait en rien de la sienne.Il alla aussitôt l’éprouver, et, par ce moyen, prouva le méfait.C’est alors que dut dire le cruel chasseur : « Le rat etla couleuvre qui me donnaient guerre et mangeaient mon bien, je lesai trouvés. »

De ce qui advint pendant les trois jourssuivants, je ne certifierai rien, vu que je les passai dans leventre de la baleine ; mais ce que je viens de vous conter, jel’ouïs dire, après avoir repris connaissance, à mon maître, qui, àtous ceux qui venaient s’informer, relatait le cas tout aulong.

Au bout de trois jours, je revins à moi et metrouvai couché sur ma paillasse, la tête toute emplâtrée etcouverte d’huiles et d’onguents. Étonné, je dis :« Qu’est ceci ? » – « Ce sont, » merépondit le cruel prêtre, « les rats et les couleuvres qui meruinaient et que j’ai chassés. » Je m’examinai et me vis simaltraité, qu’aussitôt j’eus vent de mon mal.

À cette heure entrèrent une vieillecharmeresse et les voisins, qui se mirent à m’enlever des linges dela tête et à me panser le coup de bâton ; et comme ils virentque j’avais repris connaissance, ils s’en réjouirent beaucoup et medirent : « Allons, vous avez recouvré vos sens ;s’il plaît à Dieu, ce ne sera rien. » Puis ils recommencèrentà conter mes misères et à en rire, et moi, pauvret, à en pleurer.Avec tout cela, ils me donnèrent à manger, car j’étais transi defaim, et c’est à peine s’ils purent me secourir. Enfin, petit àpetit, au bout de quinze jours, je pus me lever et demeurai hors dedanger, mais non pas hors de faim ni complètement guéri.

Le lendemain du jour où je me levai, leseigneur mon maître me prit par la main, et, m’ayant fait passer laporte et mis dans la rue, me dit : « Lazare, dorénavanttu es à toi et non plus à moi. Cherche un maître et va-t’en avecDieu ; je ne veux pas à mon service de si diligent serviteur.Par ma foi, il faut que tu aies été garçon d’aveugle. » Et sesignant devant moi, comme si j’avais eu le diable dans le corps, ilrentra chez lui et ferma sa porte.

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