Agatha Christie Le cheval pâle

Agatha Christie Le cheval pâle

TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR HENRI THIES

« … je vis un cheval de couleur pâle, et celui qui le montait était la Mort et l’Enfer le suivait… »

APOCALYPSE. Chapitre six, verset huit

CHAPITRE PREMIER

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

Le percolateur, dans mon dos, siffla comme un serpent en colère. Le bruit, en soi, avait quelque chose de sinistre, de diabolique presque. Combien de sons, à notre époque, nous assaillent désagréablement, pensai-je : le hurlement des avions à réaction, le grondement sourd, menaçant, du métro au sortir de son tunnel ; les poids lourds qui secouent les maisons, au passage… Jusqu’aux machines à usage domestique : le réfrigérateur, l’aspirateur. « Prenez garde, semblent-ils dire, je suis un génie enchaîné à votre service, mais que vous perdiez votre contrôle sur moi et… »

Un monde dangereux, ô combien !

Je remuai le liquide écumeux dans la tasse posée devant moi. L’odeur en était agréable.

— Et avec ça, monsieur ? Un beau sandwich à la banane et au bacon ?

Cette association me parut étrange. Mais j’étais à Chelsea, autant me conformer aux habitudes de l’endroit. J’acceptai le beau sandwich proposé.

Bien qu’habitant Chelsea – depuis trois mois, dans un appartement meublé – je m’y sentais étranger à tout point de vue. J’écrivais un livre sur l’architecture mongole et, pour ce faire, j’aurais aussi bien pu habiter Hampstead ou Bloomsbury. Mon entourage m’était totalement indifférent : je vivais dans mon univers personnel.

Ce soir-là, cependant, j’avais éprouvé l’une de ces crises de dégoût bien connues des écrivains.

L’architecture mongole, les empereurs mongols, toutes les particularités de la vie mongole étaient devenus pour moi brusquement poussière et cendres. Que m’importaient-ils ? Pourquoi voulais-je en écrire ?

Je relus mon travail. Il me parut mauvais, pauvre de style et totalement dépourvu d’intérêt.

Je repoussai mon manuscrit et jetai un coup d’œil à ma montre. Il était près de onze heures. « Avais-je dîné ? Non, me répondit mon estomac. » Quant au déjeuner, il était loin.

Il ne restait dans le réfrigérateur qu’un morceau de langue desséchée qui ne me tenta nullement. C’est pourquoi je descendis King’s Road et entrai, au hasard, dans un café dont l’enseigne proclamait en lettres au néon rouge le nom : Luigi.

Assis devant mon sandwich à la banane et au bacon, je songeais donc aux bruits de la vie moderne, au mal, toujours plus impressionnant que le bien, à la stabilité destinée à vaincre toujours.

Le percolateur resiffla à mon oreille. Je réclamai une autre tasse de café et regardai autour de moi. L’une de mes sœurs m’avait accusé de n’être pas observateur, de ne rien remarquer de ce qui m’entourait. À présent consciencieusement, je prenais note de tout.

La lumière était assez pauvre, au café, et l’on y voyait mal. La clientèle était presque exclusivement composée de jeunes gens. Les filles me parurent sales, comme la plupart d’entre elles, aujourd’hui. Elles semblaient aussi trop chaudement vêtues.

J’avais déjà remarqué cela quelques semaines auparavant en déjeunant avec des amis. Notre voisine, une jeune fille d’une vingtaine d’années, portait, malgré la température, un épais chandail jaune, une jupe noire et des bas de laine noire. Elle avait le visage luisant de transpiration et émettait une puissante odeur de laine saturée de sueur et de cheveux mal lavés. Elle était, selon mes amis, très séduisante. Quant à moi, je n’avais qu’un désir : la jeter dans un bain chaud avec un bon morceau de savon et l’ordre d’en user énergiquement ! Ce qui, je pense, montrait à quel point j’étais peu de mon époque. Peut-être était-ce dû à ma vie à l’étranger. Je me rappelais avec plaisir ces Hindous et leurs beaux cheveux noirs, leur saris aux brillantes couleurs, aux plis si gracieux suivant les moindres mouvements du corps…

Une exaspération soudaine du bruit m’arracha à ces souvenirs agréables. Deux jeunes personnes, à une table proche de la mienne, se querellaient. Leurs compagnons tentaient, sans succès, de les calmer.

Brusquement, l’une des filles gifla l’autre qui réagit en l’arrachant de sa chaise. Elles s’empoignèrent comme des harengères, hurlant des grossièretés. L’une était une rousse ébouriffée, l’autre avait des cheveux raides et blonds.

Des cris d’encouragement vinrent des autres tables.

— Vas-y ! Fiche-lui une trempe, Lou !

Derrière le bar, le présumé Luigi, un individu de type italien, intervint avec le plus pur accent cockney.

— Eh, là-bas, ça va ! Ça suffit comme ça ! Les flics vont rappliquer ! Ça suffit, je vous dis !

Mais la blonde tenait la rousse aux cheveux et tirait avec rage.

— Tu n’es qu’une garce ! Une voleuse d’hommes !

— Garce toi-même !

Luigi et les cavaliers de ces demoiselles les séparèrent. Triomphalement, la blonde brandit deux belles touffes de cheveux roux, puis les jeta à terre.

La porte s’ouvrit brusquement et un représentant de l’autorité se dressa sur le seuil.

— Que se passe-t-il, ici ?

Immédiatement, ils firent front commun contre l’ennemi.

— On s’amuse, répondit un des jeunes gens.

— Oui, appuya Luigi. Ils s’amusent, entre amis.

Du pied, il avait repoussé les touffes de cheveux sous une table. Les intéressés échangèrent des sourires forcés sous l’œil soupçonneux de l’agent.

— Nous partions, dit la blonde d’une voix douce. Viens, Dough.

Comme par hasard, d’autres clients jugèrent bon de s’éloigner au même moment. L’agent les suivit du regard. « Ça allait, pour cette fois. Mais… il les aurait à l’œil ! » puis il se retira.

Le cavalier de la rousse régla l’addition.

— Ça va ? demanda Luigi à la jeune fille qui nouait une écharpe sous son menton. Lou vous a salement sonnée ! Vous arracher les cheveux comme ça !

— Cela ne m’a pas fait mal, répondit-elle avec nonchalance (Elle lui sourit.) Excusez-nous, Luigi.

Ils sortirent. Le bar, maintenant, était pratiquement vide. Je cherchai de la monnaie.

— Elle a du cran, on peut dire, remarqua Luigi, appréciateur.

Il s’empara d’un balai et expédia les touffes de cheveux sous le comptoir.

— Ça a dû être atroce, dis-je.

— Si ç’avait été moi, j’aurais hurlé, admit Luigi. Mais cette Tommy, elle a du cran.

— Vous la connaissez bien ?

— Oh, elle vient ici presque chaque soir. Son nom c’est Tuckerton. Thomasina Tuckerton. Mais, par ici, on l’appelle Tommy Tucker. Elle est pourrie de fric, avec ça. Son vieux lui a laissé une fortune. Et qu’est-ce qu’elle fait ? Elle vit dans une chambre sordide à mi-chemin de Wandsworth Bridge et elle traînaille avec une bande de types comme elle. Ça me renverse. Ils ont presque tous de l’argent. Ils pourraient s’acheter n’importe quoi ; habiter au Ritz s’ils le voulaient, mais la vie qu’ils mènent semble les exciter. Moi, ça me cisaille !

Je lui demandai quel était le motif de la querelle.

— Oh, Tommy a fauché le petit ami de l’autre fille. Il ne vaut pas une bataille, je vous prie de me croire !

*

* *

Une semaine plus tard, un nom retint mon attention dans la rubrique nécrologique du Times.

Tuckerton. « Le 2 octobre, à la clinique de Fallowfield, Amberly, Thomasina Ann, à l’âge de vingt ans, fille unique de feu Thomas Tuckerton esq. de Carrington Park, Amberly, Surrey. Obsèques dans l’intimité. Pas de fleurs. »

Pas de fleurs pour la pauvre Tommy Tucker et plus « d’excitation » à Chelsea. Une pitié passagère pour les Tommy Tucker de nos jours m’envahit. Mais, après tout, qui me prouvait que mon point de vue était le bon ? N’était-ce pas moi qui gâchais ma vie, plongé dans des livres ?

Je chassai Tommy Tucker de mes pensées et me consacrai à mon courrier.

La pièce maîtresse était une lettre de ma cousine Rhoda Despard me demandant un service. Je me saisis avec joie de cette occasion de ne pas travailler et sortis.

Je hélai un taxi et me fit conduire chez une de mes amies. Mrs Ariadne Oliver, auteur de romans policiers bien connu. Sa femme de chambre, Milly, était un redoutable dragon qui la gardait des attaques du monde extérieur. Elle vint ouvrir à mon coup de sonnette.

Je levai un sourcil interrogateur. Milly hocha vivement la tête.

— Montez, monsieur Mark ! dit-elle. Elle est de mauvaise humeur, ce matin. Peut-être l’aiderez-vous à en changer.

Je gravis deux étages, frappai légèrement à une porte et franchis celle-ci sans attendre de réponse.

Le cabinet de travail de Mrs Oliver était une vaste pièce aux murs tapissés de papiers ornés d’oiseaux exotiques, nichés dans des feuillages tropicaux. Mrs Oliver, qui paraissait aux limites de la démence, arpentait son bureau en parlant toute seule. Elle me jeta un regard dépourvu d’intérêt et continua de marcher, fermant de temps à autre les yeux comme sous l’empire d’une horrible souffrance.

— Mais pourquoi, disait-elle, pourquoi cet idiot n’a-t-il pas dit tout de suite avoir vu le cacatoès ? Pourquoi ? Il n’a pas pu ne pas le voir ? Mais, s’il en parle, cela ruine tout ! Il doit y avoir un moyen… oui…

Elle grogna, saisit ses cheveux courts et gris à pleines mains. Puis, brusquement, elle me vit.

— … Bonjour, Mark. Je deviens folle. Et puis, il y a cette Monica ! Plus j’essaye de la faire agréable, plus elle est crispante… une fille stupide… et bourgeoise avec ça ! Monica… Monica ? C’est peut-être une question de prénom… Susan ? J’en ai déjà une. Lucia ? Lucia ? Il me semble la voir, celle-là ! Une rousse… un collant noir ? Des bas noirs, en tout cas.

Le souvenir du cacatoès effaça cet instant d’exaltation et Mrs Oliver reprit sa promenade, saisissant au passage, sans les regarder, des bibelots qu’elle reposait ailleurs. Puis elle mit ses lunettes dans une boîte laquée contenant déjà un éventail chinois et poussa un profond soupir.

— Je suis heureuse que ce soit vous.

— C’est fort aimable à vous.

— Cela aurait pu être n’importe qui d’indésirable et cette histoire de cacatoès me rend folle.

— Oui, parfois la sauce ne prend pas, remarquai-je. Peut-être ferais-je mieux de partir ?

— Non, n’en faites rien. De toute façon, vous me distrayez.

J’avalai ce compliment douteux.

— Voulez-vous une cigarette ? Elles sont quelque part. Regardez dans le couvercle de la machine à écrire.

— J’ai les miennes, merci. Tenez. Oh, c’est vrai, vous ne fumez pas.

— Ni ne bois, je le regrette bien. Cela paraît résoudre tous les problèmes de ces détectives américains qui ont toujours un flacon d’eau-de-vie sur eux. Savez-vous, Mark, je me demande comment les gens s’en tirent dans la vie quand ils commettent un meurtre ? J’ai l’impression que cela saute aux yeux aussitôt.

— C’est ridicule. Vous en avez commis pas mal, pour votre part.

— Cinquante-cinq au moins. Le meurtre, en soi, est facile. C’est le couvrir qui est difficile. Et, pour moi, c’est affreux.

— Vous avez réussi cinquante-cinq fois, vous gagnerez une fois de plus.

— C’est ce que je me répète. Mais, chaque fois, je n’y crois pas et je souffre le martyre.

Elle s’empoigna de nouveau les cheveux et tira dessus avec vigueur.

— Arrêtez ! criai-je. Vous allez tout arracher.

— C’est stupide. Cela tient bien, un cheveu. Pourtant, quand j’ai eu la rougeole à quatorze ans, avec une forte fièvre, ils sont tombés, sur le devant. Ils ont mis six mois à repousser. C’est affreux, pour une fille. J’y songeais, hier, en rendant visite à Mary Delafontaine, à la clinique. Ses cheveux tombent comme tombaient les miens. Elle devra porter une perruque, quand elle ira mieux. À soixante ans, ils ne doivent vraisemblablement pas repousser.

— J’ai vu une fille arracher les cheveux d’une autre fille, l’autre soir, dis-je du ton satisfait de quelqu’un qui connaît la vie.

— Dans quel endroit extraordinaire étiez-vous ?

— À Chelsea, dans un café.

— Oh, Chelsea ! Tout peut y arriver, j’imagine. Je n’en parle jamais. J’aurais peur de ne pas employer les mots qui conviennent. Il vaut mieux, à mon avis, se cantonner dans ce que l’on connaît. Mais, cependant, j’aimerais que vous m’emmeniez dans un bar de Chelsea, à l’occasion.

— Quand vous le voudrez. Ce soir ?

— Non. Je suis trop occupée à écrire, ou plus exactement à me tracasser parce que je ne puis pas écrire. Dites-moi, Mark, pensez-vous qu’il soit possible de tuer quelqu’un à distance ?

— Qu’entendez-vous par là ? En pressant un bouton ?… le rayon de la mort ?

— Non, non, pas de science-fiction. (Elle s’interrompit, songeuse.) Je pense à la vraie magie noire.

— Des figurines de cire bardées d’épingles ?

— Oh ! c’est démodé, dit Mrs Oliver dédaigneuse. Mais il se passe des choses étranges en Afrique et aux Antilles. On ne fait que parler de ces indigènes qui meurent brusquement. C’est du Vaudou ou bien… enfin, vous voyez ce que je veux dire.

— On attribue ces faits, aujourd’hui, dis-je au pouvoir de la suggestion. On fait savoir à la victime désignée que sa mort a été décidée par l’homme-médecine… et le subconscient fait le reste.

Mrs Oliver renifla de mépris.

— Que quelqu’un me laisse entendre que je suis condamnée à me coucher pour attendre la mort et je me ferai un plaisir de contrecarrer ses plans.

Je ris.

— Vos veines charrient un sang chargé de siècles de bon scepticisme occidental. Vous manquez de prédispositions.

— Ainsi, vous croyez que cela peut arriver ?

— Je ne connais pas assez la question pour en juger. Qui vous a mis cela dans la tête ? Votre nouveau chef-d’œuvre s’intitulera-t-il « Meurtre par suggestion » ?

— Non, vraiment. De la bonne vieille mort-aux-rats ou de l’arsenic me suffisent. Ou un instrument contondant bien honnête. Pas d’armes à feu autant que possible, c’est trop fourbe. Mais vous n’êtes pas venu ici pour parler de mes livres.

— Franchement, non… en fait, ma cousine Rhoda Despard donne une fête de charité et…

— Jamais plus ! Savez-vous ce qui est arrivé la dernière fois ? J’avais arrangé une chasse au meurtrier et l’on a découvert un vrai cadavre. Je ne m’en suis jamais remise.

— Il ne s’agit de rien de semblable. Tout ce que vous aurez à faire sera de signer vos œuvres… cinq shillings chaque fois.

— Euh… Cela pourrait aller. Je n’aurai pas à inaugurer la fête, à dire des bêtises ou à porter un chapeau ?

Je la rassurai : on ne lui demanderait rien de tout cela.

— Et cela ne durera qu’une heure ou deux, dis-je, enjôleur. Ensuite, il y aura un match de cricket – quoiqu’à cette époque de l’année… Des danses enfantines peut-être ; un concours de costumes…

Mrs Oliver m’interrompit d’un cri sauvage.

— Voilà ! hurla-t-elle. Une balle de cricket ! Naturellement ! Il la voit, par la fenêtre… montant en l’air… cela distrait son attention et il ne voit pas le cacatoès ! Quelle chance que vous soyez venu, Mark. Vous avez été magnifique.

— Je ne saisis pas…

— Vous, peut-être pas, mais moi, oui. Je n’ai pas de temps à perdre pour vous expliquer. J’ai été ravie de vous voir, mais j’aimerais que vous partiez, à présent. Tout de suite.

— Certainement. Au sujet de la fête…

— J’y penserai. Ne m’ennuyez pas. Où ai-je mis mes lunettes ? C’est incroyable la façon dont les objets disparaissent…

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