Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

Histoire d’un paysan – 1792 – La Patrie en danger

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

Je vous ai raconté les misères du peuple avant1789 : la masse d’impôts qu’on nous faisait supporter ;le compte rendu de Necker, où l’on apprit qu’il existait un gros déficit tous les ans ; la déclaration du parlement de Paris,que les états généraux avaient seuls le droit de voter les impôts ; les tours de Calonne et de Brienne pour avoir de l’argent ; les deux réunions de notables, qui refusèrent d’imposer leurs propres biens ; et finalement, quand il fallut payer ou faire banqueroute, la convocation des états généraux à Versailles, après cent soixante-quinze ans d’interruption.

Je vous ai dit que nos députés avaient l’ordre écrit d’abolir les barrières intérieures, qui gênaient le commerce ; les maîtrises et jurandes, qui gênaient l’industrie, les dîmes et droits féodaux, qui gênaient l’agriculture ; la vénalité des charges et offices, contraire à la justice ; les tortures et autres barbaries, contraires à l’humanité ; et les vœux des moines, contraires aux familles,aux bonnes mœurs et au bon sens.

Voilà ce que demandaient tous les cahiers du tiers état.

Mais le roi n’avait convoqué les députés du tiers que pour accepter les dépenses de la cour, des seigneurs et des évêques, pour régler le déficit et tout mettre sur le dos desbourgeois, des ouvriers et des paysans. C’est pourquoi la noblesseet le clergé, voyant qu’ils voulaient avant tout abolir lesprivilèges, refusèrent de se réunir à eux et les accablèrent detant d’humiliations, qu’ils se redressèrent d’un coup, jurèrent dene se séparer qu’après avoir fait la constitution, et seproclamèrent Assemblée nationale.

C’est ce que nous avait écrit Chauvel ;vous avez vu sa lettre.

Lorsque ces nouvelles arrivèrent au pays, ladisette était encore si grande, que les pauvres vivaient de l’herbedes champs, en la faisant bouillir avec un peu de sel. Par bonheurle bois ne manquait pas ; l’orage montait : les gardes demonseigneur le cardinal-évêque restaient tranquillement chez eux,pour ne pas rencontrer les délinquants. Oui, c’étaitterrible !… terrible pour tout le monde, mais principalementpour les employés du fisc, pour les justiciers et tous ceux quivivaient de l’argent du roi. Ces gens graves, prévôts, conseillers,syndics, tabellions, procureurs, de père en fils, se trouvaientcomme logés dans une de ces vieilles maisons de Saverne, toutesvermoulues et décrépites, de véritables nids à rats, qui durentdepuis des siècles et qui tomberont aux premiers coups de pioche.Ils le savaient, ils sentaient que cela menaçait ruine, et vousregardaient du coin de l’œil, d’un air inquiet ; ilsoubliaient de poudrer leurs perruques et ne venaient plus danserleurs menuets au Tivoli.

Les nouvelles de Versailles se répandaientjusque dans les derniers villages. On attendait encore quelquechose, personne n’aurait pu dire quoi ! Le bruit courait quenos députés étaient entourés de soldats ; qu’on voulait leurfaire peur, ou peut-être les massacrer. Ceux qui passaient àl’auberge des Trois-Pigeons ne parlaient plus que de cela. MaîtreJean s’écriait :

– À quoi pensez-vous ? Est-ce quenotre bon roi est capable de commettre des abominations ?Est-ce qu’il n’a pas convoqué lui-même des députés de son peuple,pour connaître nos besoins et faire à tous notre bonheur ?Otez-vous donc ces idées de la tête !

Les autres, du Harberg ou de Dagsbourg, lepoing sur la table, ne répondaient pas ; ils s’en allaientpensifs, et maître Jean disait :

– Dieu veuille que la reine et le comted’Artois n’essayent pas de faire un mauvais coup, car ceux quin’ont plus rien à perdre ont tout à gagner ; et si la bataillecommence, personne de nous n’en verra la fin.

Il avait bien raison ; pas un de ceux quivivaient alors, nobles, bourgeois ou paysans, n’a vu la fin de larévolution ; elle dure encore, et ne finira que si l’esprit dedouceur, de justice et de bon sens arrive une fois chez nous.

Les choses traînèrent ainsi plusieurssemaines ; le temps des petites récoltes était venu, la faminediminuait dans nos villages, et l’on commençait à se calmer, quandle 18 juillet, la nouvelle se répandit que Paris était en feu,qu’on avait voulu cerner l’Assemblée nationale pour la dissoudre,que la municipalité s’était soulevée contre le roi, qu’elle avaitarmé les bourgeois, que le peuple se battait dans les rues contreles régiments étrangers, et que les gardes-françaises tenaient avecla ville.

Aussitôt la lettre de Nicolas nous revint àl’esprit et cela nous parut naturel.

Tous les gens qui revenaient de Phalsbourgrépétaient les mêmes choses ; le régiment de La Fère étaitconsigné dans les casernes, et d’heure en heure des courrierss’arrêtaient à l’hôtel du gouverneur, puis filaient ventre à terreen Alsace.

Qu’on se représente l’étonnement dumonde ! On n’avait pas encore l’habitude des révolutions commede nos jours ; l’idée d’en faire ne vous venait jamais. Ce futune grande épouvante.

Ce jour-là rien ne bougea, les nouvellesétaient arrêtées ; mais le lendemain on apprit l’enlèvement dela Bastille ; on sut que les Parisiens étaient maîtres detout ; qu’ils avaient des fusils, de la poudre, des canons, etcela produisit un si grand effet, que les montagnards descendirentavec leurs haches, leurs fourches et leurs faux en Alsace et enLorraine ; ils passaient par bandes, en criant :

– À Marmoutier !

– À Saverne !

– À Neuviller !

– À Lixheim !

Ils se répandaient comme des fourmilières, etdémolissaient jusqu’aux baraques des hardiers, jusqu’aux maisonsdes gardes forestiers du prince-évêque, sans parler des bureauxd’octroi et des barrières sur les grandes routes.

Létumier, Huré, Cochard et les autres duvillage vinrent aussi prendre maître Jean, pour ne pas rester enarrière de Mittelbronn, des Quatre-Vents et de Lutzelbourg. Luicriait :

– Laissez-moi tranquille !… Faitesce qui vous plaira !… Je ne me mêle de rien.

Mais comme presque tous les villages d’Alsaceavaient déjà brûlé les papiers des couvents et des seigneurs, etque les Baraquins voulaient aussi brûler ceux de la commune, aucouvent des Tiercelins à Lixheim, il mit son habit, pour tâcher desauver nos titres. Nous partîmes ensemble, Cochard, Létumier, Huré,maître Jean, moi, tout le village.

Il fallait entendre les cris des montagnardsdans la plaine, il fallait voir les bûcherons, les schlitteurs, lességares, tout débraillés, les haches, les pioches, les faux et lesfourches en l’air par milliers. Les cris montaient et descendaientcomme le roulement de l’eau sur l’écluse des Trois-Étangs ; etles femmes aussi s’en mêlaient, leurs tignasses pendantes et lahachette à la main.

À Mittelbronn, chez Forbin, il ne restait pluspierre sur pierre ; tous les papiers étaient brûlés, le toitétait enfoncé dans la cave. À Lixheim, on marchait dans les plumeset la paille des paillasses jusqu’au ventre : on vidait toutpar les fenêtres des malheureux juifs ; on hachait leursmeubles. Quand les gens sont lâchés, ils ne se connaissentplus ; ils confondent la religion, l’amour de l’argent, lavengeance, tout !

J’ai vu les pauvres juifs se sauver du côté dela ville : leurs femmes et leurs filles, les petits enfantssur les bras, criant comme des folles, et les vieux trébuchantderrière, en sanglotant. Et pourtant quels autres avaient plussouffert que ces malheureux, sous nos rois ? Lesquels avaienteu plus à se plaindre ? – Mais on ne songeait plus à rien.

Le couvent des Tiercelins était au vieuxLixheim ; les cinq prêtres qui vivaient là gardaient lespapiers de Brouviller, de Hérange, de Fleisheim, de Pickeholtz,ceux des Baraques et même de Phalsbourg.

Toutes les communes, réunies avec la foule desmontagnards, remplissaient les vieilles rues autour de lamairie ; elles voulaient leurs papiers, mais les Tiercelinspensaient :

« Si nous donnons les titres, ces gensnous massacreront ensuite. »

Ils ne savaient que faire, car la foules’étendait autour du couvent et gardait tous les passages.

Quand maître Jean arriva, les maires desvillages, en tricorne et gilet rouge, délibéraient près de lafontaine : les uns voulaient tout brûler, d’autres voulaientenfoncer les portes, quelques-uns plus raisonnables, soutenaientque l’on devait réclamer les titres d’abord, et que l’on verraitaprès ; ils finirent par avoir le dessus. Et comme Jean Lerouxavait été député au bailliage, on le choisit avec deux autresd’entre les maires, pour aller redemander les papiers. Ilspartirent ensemble, les pères Tiercelins, voyant qu’ils n’étaientque trois, leur ouvrirent, ils entrèrent, et la grosse porte sereferma.

Ce qui se passa dans le couvent, maître Jeannous l’a raconté depuis : les pauvres vieux tremblaient commedes lièvres, leur supérieur, qui s’appelait père Marcel, criait queles titres étaient sous sa garde, qu’il ne pouvait les lâcher, etqu’il faudrait le tuer pour les avoir !

Mais alors maître Jean l’ayant conduit prèsd’une fenêtre, en lui montrant les faux qui reluisaient à perte devue, il ne dit plus rien et monta leur ouvrir une grande armoiregarnie d’un treillage en fil de fer, où les registres étaientempilés jusqu’au plafond.

Il fallait tout choisir et mettre en ordre.Comme cela durait depuis une bonne heure, les communes, croyant àla fin qu’on retenait leurs maires prisonniers, s’approchaient pourenfoncer les portes en poussant des cris terribles, lorsque maîtreJean s’avança sur le balcon, avec une grosse poignée de papiersqu’il montrait d’un air joyeux, et les cris de contentement et desatisfaction s’étendirent jusqu’à l’autre bout de Lixheim. Partouton se disait en riant :

– Nous les avons !… Nous allonsavoir nos papiers !

Maître Jean et les deux autres sortirentbientôt, traînant une charrette de registres. Ils traversèrent lafoule, en criant qu’il ne fallait pas maltraiter les révérendspères Tiercelins, puisqu’ils rendaient à chacun son bien. On nedemandait pas mieux !

Chaque village reçut ses papiers à la maisoncommune, plusieurs en firent un feu de joie sur la place, brûlantleurs propres titres avec ceux du couvent. Mais Jean Leroux avaitles nôtres dans sa poche, c’est pourquoi les Baraques conserventleurs droits de pâture et de glandée au bois de chênes, tandis quebeaucoup d’autres n’ont plus rien, ayant en quelque sorte brûléleurs propres forêts et pâturages à perpétuité.

J’aurais encore bien des choses à vousraconter sur cela, car un grand nombre, au lieu de rendre lestitres qu’ils avaient sauvés, les ont gardés et vendus plus tardaux anciens seigneurs et même à l’État, ils sont devenus riches auxdépens de leurs communes. Mais à quoi bon ? Les gueux sontmorts, ils ont rendu leurs comptes depuis longtemps.

On peut dire que, dans ces quinze jours, laFrance a été changée de fond en comble : tous les titres descouvents et des châteaux s’en allèrent en fumée ! Le tocsinbourdonnait jour et nuit, le ciel était rouge le long desVosges : les abbayes, les vieux nids d’éperviers brûlaientcomme des cierges parmi les étoiles ; et cela continuajusqu’au 4 août suivant, jour où les évêques et les seigneurs del’Assemblée nationale renoncèrent à leurs droits féodaux etprivilèges. Quelques-uns soutiennent qu’ils n’avaient plus besoinde renoncer, puisque tout était détruit à l’avance, sans doute,mais cela vaut pourtant mieux, de cette manière leurs descendantsn’ont rien à réclamer.

Enfin, voilà comment le peuple se débarrassades anciens droits de la noble race des conquérants. Onl’avait mis sous le joug par la force, et c’est aussi par la forcequ’il s’est rendu libre.

Depuis ce jour, l’Assemblée nationale putcommencer notre constitution ; le roi vint même lacomplimenter et lui dire :

– Vous avez tort de vous méfier demoi ! Tous ces régiments que j’ai fait venir, ces dix millehommes réunis au Champ de Mars, et ces canons qui vous entourentsont pour vous garder. Mais puisque vous n’en voulez pas, je vaisles renvoyer.

Nos représentants eurent l’air de croire cequ’il leur racontait ; mais si la Bastille n’avait pas étéprise ; si la nation ne s’était pas soulevée, si les régimentsétrangers avaient eu le dessus, si les gardes-françaises avaientmarché contre la ville, qu’est-ce qui serait arrivé ? Il nefallait pas être bien malin pour le deviner, notre bon roi LouisXVI aurait parlé tout autrement, et les représentants du tiers enauraient vu de dures ! Heureusement les choses avaient bientourné pour nous : la commune de Paris venait de former sagarde nationale, et toutes les communes de France suivirent cetexemple ; elles s’armèrent contre ceux qui voulaient nousremettre sous le joug. Chaque fois que l’Assemblée nationaledécrétait quelque chose, les paysans prenaient leurs fourches ouleurs fusils, en disant :

– Exécutons ça tout de suite !… Cesera plus tôt fait… Nous éviterons de la peine à nos bonsseigneurs !

Et l’on remplissait la loi.

Je me rappelle toujours avec plaisir laformation de notre milice citoyenne, comme on appela d’abord lesgardes nationales, en août 1789. L’enthousiasme était presque aussigrand qu’à la nomination des députés du tiers état.

Maître Jean fut nommé lieutenant de lacompagnie des Baraques, Létumier sous-lieutenant, Gauthier Courtoissergent-major, et puis d’autres sergents, caporaux. Nous n’avionspas de capitaine, parce que les Baraques ne fournissaient pas unecompagnie entière.

Qu’on se représente la joie de ce jour, lescris de : Vive la nation ! pendant qu’on arrosait lesépaulettes ; et la mine de maître Jean, qui pouvait enfinporter ses grosses moustaches et ses favoris pour de bon. Cela luicoûta bien deux mesures de son vin rouge de Lorraine. Létumieraussi, depuis ce moment, laissa pousser ses moustaches, de longuesmoustaches rousses, qui lui donnaient un air de vieux renard. JeanRat fut notre tambour ; il faisait tous les rigodons etbattait toutes les marches comme un vieux tambour-maître. Je nesais pas où Jean Rat avait appris tant de choses, c’était peut-êtreen jouant de la clarinette.

Nous avions reçu des fusils de l’arsenal, devieilles patraques garnies de baïonnettes longues d’une aune. Onles maniait bien tout de même ; seulement il fallut d’abordnous donner des instructeurs du régiment de La Fère, quelquessergents qui nous apprirent l’exercice au Champ de Mars, lesdimanches après-midi.

Avant la fin de la semaine, maître Jean avaitdéjà commandé son uniforme chez le tailleur du régiment, Kountz,et, le deuxième dimanche, il arrivait à l’exercice en grande tenue,le ventre bien arrondi dans son habit bleu à revers rouges, lesyeux luisants, les épaulettes pendantes, le chapeau à cornes penchésur la nuque, le grand sabre à coquille traînant derrière sur sestalons. Il allait et venait devant les rangs, et criait àValentin : – Citoyen Valentin, effacez donc vos épaules, milletonnerres !

On n’a jamais vu de plus bel homme ; dameCatherine en le voyant rentrer avait peine à croire que c’était sonmari ; les idées de Valentin se confondaient en le regardant,il le prenait pour de la noblesse, et sa longue figure jaunes’allongeait encore d’admiration.

Mais à l’exercice maître Jean n’était pasaussi ferré que beaucoup d’autres ; le grand Létumier luirivait son clou. C’est là qu’on riait et qu’on se faisait du bontemps. Tous les villages des environs : Vilschberg,Mittelbronn, Quatre-Vents, Dann, Lutzelbourg, Saint-Jean-des-Choux,marchaient au pas comme des anciens, et les enfants de la villeautour poussaient des cris de : Vive la nation ! quimontaient jusqu’au ciel. Annette Minot, fruitière à la halle, étaitnotre cantinière ; elle avait sa petite table de sapin, sachaise et sa cruche d’eau-de-vie au milieu du Champ de Mars, avecdes gobelets, et son grand parapluie tricolore déployé contre lesoleil. Cela ne l’empêchait pas de rôtir dessous, nous, vers lestrois heures, nous n’étions pas trop à l’aise non plus, en avalantla poussière. Comme toutes ces choses me reviennent, monDieu ! – Et notre sergent Quéru, un gros court, les moustachesgrises, les oreilles dans la perruque, ses petits yeux noirsremplis de malice, et le grand chapeau à cornes parlà-dessus ! Il marchait à reculons, devant nous, le fusil entravers des cuisses, et criait : « Une !deusse ! Une ! deusse ! Halte ! À droite,alignement ! Fixe ! En place, repos. » Et, nousvoyant suer comme des malheureux, il se mettait à rire de bon cœur,et finissait par crier :

– Rompez les rangs !

Alors on courait à la table d’AnnetteMinot ; chacun se faisait un honneur d’offrir le petit verreau sergent, qui ne refusait jamais, et disait avec son accent duMidi :

– Ça marchera, citoyens ; çapromet !

Il aimait les petits verres, mais qu’est-ceque cela nous faisait ? C’était un bon instructeur, un bravehomme, un bon patriote. Lui, le petit Trinquet, de latroisième ; Baziaux, la plus belle voix du régiment ;Duchêne, un grand Lorrain de six pieds, rude comme du paind’orge ; enfin tous ces vieux sergents fraternisaient avec lesbourgeois ; et souvent, le soir, avant la retraite, nous lesvoyions au club se glisser dans l’ombre des piliers de la halle, enécoutant les disputes d’un air attentif, avant d’aller à l’appel.Ces gens avaient passé des quinze à vingt ans à moisir dans lesgrades inférieurs, en remplissant le service des officiers nobles,et plus tard nous les avons vus capitaines, colonels,généraux ; ils sentaient cela d’avance et tenaient pour larévolution.

Le soir, maître Jean, après avoir pendu sonbel uniforme dans l’armoire, serré ses épaulettes et son chapeaudans leur étui de carton, et mis sa grosse veste en tricot,étudiait la théorie ; quelquefois, en travaillant à la forge,quand on y pensait le moins, il se mettait à crier :

– Garde à vous !… Par file à droite…droite !… En avant, pas accéléré, marche !… pour essayersa voix et savoir s’il avait un bon creux. Presque toujours, aprèssouper, le grand Létumier venait s’asseoir chez nous, son genoupointu entre les deux mains, et lui posait des questions en sebalançant d’un air malin sur sa chaise. Maître Jean ne voyait dansla théorie que des carrés et des attaques en masse par colonnes,parce que le sergent Quéru nous avait dit que c’était le principalà la guerre. Il devenait tout rouge et criait :

– Michel, l’ardoise !

Et, tous penchés sur l’ardoise, les unsderrière les autres, nous regardions les carrés sur trois et quatrehommes de profondeur, et puis les colonnes d’attaque avec descanons, qu’il nous expliquait dans les détails. Mais Létumierclignait des yeux et hochait la tête, en disant :

– Vous n’y êtes pas ! Vous n’y êtespas, maître Jean !

Alors on se fâchait ; le parrain tapaitavec la craie sur l’ardoise, en criant :

– C’est ça !… Je vous dis que c’estça !

Tout le monde s’en mêlait, jusqu’à dameCatherine. On criait si haut, pour empêcher Létumier de répondre,qu’à la fin on ne s’entendait plus, et qu’on arrivait à dix heuressans avoir rien éclairci. Létumier partait en répétant dansl’allée :

– Vous n’y êtes pas !… Vous n’y êtespas !…

Et nous courions après lui jusque sur laporte, en lui répondant :

– C’est vous qui n’y êtes pas !…C’est vous !

Si nous avions osé, nous serions tombésdessus. Maître Jean disait :

– Oh ! l’animal, peut-on être sibête ?… Il ne comprend rien.

Mais, à l’exercice Létumier serattrapait ; il commandait bien, et faisait défiler seshommes, en leur montrant la direction avec son sabre, tantôt àdroite, tantôt à gauche, sans hésitation. Il fallait lui rendrecette justice ; il aurait mérité d’être lieutenant aussi bienque maître Jean, tous les Baraquins le pensaient ; mais laposition de Jean Leroux, comme aubergiste et forgeron, l’élevait engrade, et puis c’était le plus bel homme du village.

Une chose qui montre bien la simplicité desnobles et des évêques de ce temps, c’est qu’aussitôt après la prisede la Bastille, au lieu de rester à l’Assemblée nationale poursoutenir leurs droits, s’ils en avaient, ces gens firent leurpaquet et s’en allèrent mendier le secours de nos ennemis contrenous. Ils partaient à la file, seigneurs, évêques, domestiques,abbés, capucins, grandes dames, suivant les routes : ceux deLorraine du côté de Trêves ; ceux d’Alsace du côté deCoblentz, ou de Bâle, en répétant d’un air de menace :

– Attendez !… attendez ! Nousreviendrons !… nous reviendrons !

Ils étaient comme fous ; on leur riait aunez. C’est ce qu’on appelle l’émigration. Cela commença par lecomte d’Artois, le prince de Condé, le prince de Bourbon, Polignac,et le maréchal de Broglie, le même qui commandait l’armée autour deParis et qui devait enlever l’Assemblée nationale. Ils avaientpoussé le roi dans leurs folies, et maintenant qu’ils enreconnaissaient le danger, ces bons royalistes le laissaient seuldans la peine.

En voyant cette débâcle, maître Jeans’écriait :

– Qu’ils partent !… qu’ilspartent !… Quel débarras pour nous et notre bon roi !…Maintenant il sera seul, il n’aura plus monseigneur le comted’Artois pour lui souffler ses idées.

Tout le monde se réjouissait. Ah ! s’ilsétaient tous partis, on ne parlerait plus d’eux ; nous enaurions fait cadeau de bon cœur aux Allemands, aux Anglais et auxRusses ; mais un grand nombre restèrent à la tête de nosrégiments, et ceux-là ne pensaient qu’à soulever les soldats contrela nation. Quelle chose abominable ! Vous verrez ce que cesgens essayèrent contre leur patrie, tout cela viendra par la suite,nous n’avons pas besoin de nous presser.

Les Parisiens en ce temps aimaient encoretellement le roi, qu’ils voulurent l’avoir au milieu d’eux. Ilsenvoyèrent leurs femmes à Versailles, pour le prier de venir avecla reine Marie-Antoinette, le jeune dauphin et toute la familleroyale. Louis XVI ne put faire autrement que d’accepter, et cepauvre peuple dans la disette criait :

– Nous ne mourrons plus de faim… voici leboulanger, la boulangère et le petit mitron.

Lafayette, qui marchait en avant, sur soncheval blanc, fut nommé commandant de la garde nationale, et Baillymaire de Paris. On voit bien ici le bon cœur des malheureux, qui negardent jamais rancune du mal qu’on leur a fait.

Chauvel nous écrivit alors ces chosesattendrissantes. Il nous dit aussi que l’Assemblée nationale avaitsuivi le roi et qu’elle délibérait dans un grand manège, derrièrele château des Tuileries. Tous les cinq ou six semaines nousrecevions une de ses lettres, avec un paquet de gazettes :le Journal des révolutions de Paris, les Révolutionsde France et du Brabant, les Annales patriotiques, lePubliciste parisien, et beaucoup d’autres dont les noms ne mereviennent pas maintenant.

C’était plein de force et d’esprit, surtoutles articles de Loustalot et de Camille Desmoulins.

Tout ce qui se faisait, tout ce qui se disaiten France était rapporté dans ces journaux, et si bien, que chaquepaysan pouvait se faire une idée de notre position. Nous leslisions à la halle de Phalsbourg, où le grand Élof Collin avaitétabli notre premier club, sur le modèle des Jacobins et desCordeliers de Paris. C’est là qu’on se réunissait le soir, entre lemagasin des pompes à feu et les vieilles boucheries, et queLétumier criait les nouvelles d’une voix tellement forte et claire,qu’on le comprenait jusque sur la place d’Armes. On arrivait detout le pays pour l’entendre, et l’apothicaire Tribolin, RaphaëlMang, le préposé aux étapes, Didier Hortzou, le chapelier, hommeplein de bon sens, Henri Dominique, l’aubergiste, Fixari, BaruchAron, Pernett, enfin tous les notables de la ville prononçaient desdiscours touchant les droits de l’homme, le veto, la division de laFrance en départements, la loi sur les citoyens actifs et passifs,l’admission des protestants et des juifs aux emplois publics,l’institution du jury, l’abolition des couvents et des ordresreligieux, la reprise des biens du clergé par la nation, lacréation des assignats, enfin sur tout ce qui se présentait, àmesure que ces questions se débattaient dans l’Assembléeconstituante. Quelle vie et quel changement !

Autrefois les seigneurs et les évêquesauraient tout dit, tout fait, tout arrangé dans leur intérêt, àVersailles, sans s’inquiéter de nous ; ils auraient continuéde nous tondre régulièrement, leurs intendants, leurs collecteurs,leurs lieutenants de police, seraient venus avec la maréchausséenous appliquer tranquillement leurs volontés, qui faisaient laloi ; notre bon roi, le meilleur des hommes, aurait eu labouche pleine de l’amour des malheureux, les bals, les fêtes, lesparties de chasse, les salutations et génuflexions auraient rempliles journaux de la cour ; et, en attendant, le froid, la faim,les misères de toute sorte auraient continué leurs tournées dans lepeuple. Ah ! oui, c’est un bonheur d’entendre parler de sespropres affaires et d’avoir sa voix au chapitre ; comme onsoutient ceux qui sont dans nos intérêts ; comme on crie,comme on trépigne contre ceux qui nous déplaisent !

Voilà ce qui s’appelle vivre ! Encoreaujourd’hui la vieille halle, avec sa lanterne à la maîtressepoutre ; les bancs du marché, pleins de monde ; lesenfants assis sur la baraque du vieux savetier Damien, le grandCollin debout sur la table avec le journal, le vent qui soufflesous le toit ; la lumière qui tourne autour de cette masse degens ; et de loin la sentinelle du corps de garde ; –avec son vieux chapeau, son habit blanc râpé, l’arme au bras, – quis’arrête pour entendre, tout est sous mes yeux !

Et ces anciens, endormis derrière la bascule,et dont la pierre est mangée par la mousse depuis cinquante ans, jeles vois aussi : notre gros maire Boileau, avec son écharpetricolore, messieurs les échevins ; Jean Beaucaire, huissier,sergent royal au siège de la prévôté, remplacé depuis par JosephBasaille, maréchal des logis de la gendarmerie nationale, et leprévôt lui-même avec sa longue perruque, sa figure jaune et son nezpincé : tous ces gens qui se promènent le long des piliers,sans rien dire, au lieu de nous faire entourer, jeter dehors, etmême pendre, comme ils l’auraient ordonné deux ou trois ans avant,tout me revient !

Ah ! ceux qui n’ont pas vu de changementspareils ne connaissent pas leur bonheur, et tout ce que je peuxleur dire, c’est de tâcher, par leur courage et leur bon sens, dene jamais se laisser remettre dans l’état où nous étions avant 89.Qu’ils y pensent !… Les gueux ne manquent jamais qui nedemandent qu’à vivre dans l’orgueil, la paresse et toutes lesjouissances de la vie, aux dépens du peuple.

Mais, au milieu de ce grand bouleversement dupays, de ces descentes de montagnards dans la plaine, de cesincendies de châteaux, de couvents et de barrières, quand lesseigneurs, les moines et les évêques s’en allaient à pied, àcheval, en voiture, et que les anciens gabelous sans placepensaient à se faire nommer officiers dans la garde citoyenne, etles procureurs fiscaux, présidents de leurs districts ; aumilieu de cette débâcle, ce que je me représente encore le mieux,c’est mon pauvre père qui tremble de ne plus vendre ses balais, lamère qui dit :

– La fin du monde est proche, nous sommestous perdus… tâchons de sauver nos âmes !

Et puis mon frère Claude qui rentre un soir,son bâton à la main, en s’écriant tout désolé :

– Les révérends pères Tiercelinspartent ; ils m’ont donné mon compte. Qu’est-ce que je vaisfaire maintenant qu’il ne me reste plus de vaches àgarder ?

J’avais alors vingt ans, j’étais dans toute maforce, et les craintes de mes parents m’indignaient. Je leurdisais :

– Hé ! mon Dieu ! n’ayez doncpas si peur ! Nous avons supporté bien d’autres misères ;nous avons bien pu vivre avec les dîmes, les corvées, la gabelle etles autres droits, en nourrissant les moines et les seigneurs denotre travail ; et maintenant que nous en sommes délivrés,maintenant que nous allons garder l’argent qu’ils nous coûtaient,qu’avons-nous donc à gémir ? Tous les bœufs et les moutons nesont pas morts, et s’il faut à Claude un troupeau de bétail àgarder, eh bien, qu’il attende un peu, peut-être qu’un jour je leprendrai pour mon hardier !

C’était bien insolent de ma part, mais quevoulez-vous ? mes idées sur la soumission changeaient de jouren jour ; je pensais déjà que les paysans valaient lesnobles ; que les uns ne paraissaient si grands, que parce queles autres se faisaient petits, et qu’il était temps de sedébarrasser du respect des privilèges.

Ma mère, elle, alors, le coude allongé sur latable et le poing derrière son oreille, me regardait avec ses yeuxgris, les lèvres serrées, et me disait en dessous :

– Toi, Michel, c’est l’orgueil qui temine ! Tu crois déjà, comme Joseph, que les gerbes de tesfrères se penchent autour de la tienne, et que leurs étoilesdansent pour te glorifier. Mais, je t’en préviens, tu ne seras pasministre du roi d’Égypte ; tu seras pendu, et les corbeaux duciel mangeront dans ton panier.

En partant de notre baraque, après huitheures, je courais au club, en ville, batailler contre nos ancienséchevins et syndics, qu’on appelait aristocrates ; ma voixpassait par-dessus toutes les autres ; mes yeux, quand on mecontredisait, reluisaient de colère ; et sur la fin de l’hiverje faisais déjà des motions, comme par exemple de crier tousensemble : « Vivent les amis de laconstitution ! » ou bien : « À bas les fauxpatriotes ! » Cela me donnait de la considération auxBaraques. Vers dix heures, en rentrant chez nous au clair de lune,nous chantions : « Ça ira ! » Jechantais comme un merle, et maître Jean la main sur mon épaule,disait en riant :

– Michel est un des bons ; nousserons toujours ensemble.

Voilà l’exaltation de la jeunesse !L’idée de Marguerite et de Chauvel redoublait monpatriotisme : l’amour remplissait mon cœur.

Cette année passa vite ; l’hiver étaitdoux, la neige fondait en tombant ; à la fin de février onn’en voyait plus dans la plaine.

Pendant les mois de mars, d’avril et de mai1790, les gardes citoyennes commencèrent à se fédérer ; on seréunissait de village à village, on fraternisait, au lieu de sebattre à coups de pierre et de bâton, comme autrefois ; lesanciens prononçaient des discours, et l’on s’embrassait les uns lesautres, en criant :

– Vivre libres ou mourir !

Les femmes et les filles venaient aussi voirces fêtes, seulement elles ne s’en mêlaient pas ; la mode desgrâces et des déesses n’était pas encore venue.

Une chose qui fit plus de plaisir que tout lereste aux paysans, c’est le commencement de la vente des biens duclergé.

On pense bien que dans une révolutionpareille, quand on abolissait tous les vieux impôts, le déficitallait en augmentant ; et l’Assemblée nationale, quireprésentait une nation comme la France, ne pouvait pas suivrel’exemple de nos anciens rois, qui faisaient banqueroute ;elle ne pouvait pas nous déshonorer ! Mais comment payer lesdettes de la monarchie ? Où trouver de l’argent ? Parbonheur, l’évêque d’Autun, monseigneur Talleyrand de Périgord, ditque l’Église avait pour quatre milliards de biens, indivis entredeux cent mille religieux de toute sorte ; qu’en faisant debonnes pensions à ces religieux, on pouvait prendre les biensqu’ils avaient en dépôt ; et qu’étant mieux cultivées, cesterres rapporteraient de quoi payer les pensions et mêmedavantage.

C’était une véritable idée du ciel, aussi,malgré tout ce que les autres évêques purent répondre, l’Assembléenationale décréta que les biens de l’Église seraient vendus etqu’on ferait des pensions aux prêtres.

Cela sauva le pays de la banqueroute ; etl’on commença par vendre pour quatre cents millions de ces biens,en cette année 1790.

Ah ! beaucoup d’anciens, qui n’avaientpas encore donné dans la révolution, devinrent alors trèschauds ; leurs yeux pétillaient, ils prenaient leur vieux sac,où le pauvre argent était entré sou par sou, liard par liard, ets’en allaient à la municipalité.

C’est à la municipalité qu’on vendait au plusoffrant et dernier enchérisseur. On achetait des masses de terres àterme, par lots de cinq, dix, vingt hectares et plus. Chaquemunicipalité répondait de ses ventes ; elle envoyait des bonsà l’État, et ces bons payaient le déficit des seigneurs et desévêques, qui seuls avaient fait la dette, puisque nous n’avionsjamais été consultés. Un peu plus tard, ces bons s’appelèrentassignats, les assignats représentaient tant de terre, et personnene pouvait les refuser, puisque la terre c’est de l’argent.

Mon Dieu ! que j’aurais fait de bonsmarchés en ce temps, si j’avais eu de quoi payer ! Le grandétang de Lixheim m’avait donné dans l’œil, et la prairie autour ducouvent des Tiercelins aussi ; mais quand on n’a rien pourrépondre, c’est difficile ! Combien de fois, sous la voûte dela mairie, j’écoutais crier ces beaux champs, ces bois de taillisou de haute futaie, ces gras pâturages ! Le cœur me crevait dene pouvoir pas miser un liard, faute de caution. Quand quelquevieux paysan tout gris, en blouse, s’en allait emportant un bonlot, je le regardais avec envie, et je criais dans monâme :

« Michel, tâche de travailler etd’économiser, tu auras aussi de la joie dans tes vieuxjours ! »

Je n’ai jamais oublié cela. Malheureusementles plus belles occasions sont passées ; il ne reste plus àvendre que les forêts de l’État, et nous attendons toujours unnouveau déficit ! Mais avec l’ordre et l’économie qu’on amaintenant, c’est bien long à venir. Et puis tout se fait paremprunt ; ce sont nos enfants et nos petits-enfants quipayeront nos dettes ! Enfin, il faut nous contenter de ce quenous avons jusqu’à nouvel ordre, c’est assez beau.

Je n’ai pas besoin de vous peindre la mine desmoines et des autres prêtres irréguliers pendant qu’on vendaitleurs terres ; ils criaient, ils s’indignaient et damnaienttous les acquéreurs de biens nationaux ; mais pour de si beauxbiens on pouvait risquer le purgatoire, et maître Jean n’avait paspeur de sentir le roussi ; ça rentrait même dans son état deforgeron. Il acheta donc quelques bons lots : le breuil desrévérends pères, et cent cinquante arpents à Pickeholz, c’étaientde bonnes terres fortes, dans une belle exposition. Il eut toutcela pour douze mille livres, et vous pensez s’il clignait desyeux, s’il soufflait dans ses grosses joues, de contentement et deravissement, en revenant de la vente. Dame Catherine lui faisaitbien quelques petits reproches, elle parlait bien du repos de sonâme, mais lui, ce jour-là, riait et se promenait de long en largedans la salle, les mains croisées sur le dos, criant :

– Bah ! bah ! nous brûleronsdeux livres de cierges en l’honneur de la sainte Vierge ; net’inquiète pas, Catherine, je prends tout sur mon compte.

Il tirait son gilet sur son ventre, enarrondissant ses gros mollets, et sifflant tout bas un petit airjoyeux.

Ah ! j’aurais bien voulu prendre sonmarché, malgré les cris des vieilles dévotes qui le maudissaient auvillage. Ma mère surtout n’a jamais pu lui pardonner. Mais leparrain ne s’en portait pas plus mal, au contraire, il se disaitsans doute en lui-même :

« À cette heure, je suis un homme riche.Je n’ai plus besoin de travailler à la forge, si cela m’ennuie.J’entre dans les idées de monseigneur Talleyrand de Périgord, et jepuis me croiser les bras, en méprisant les envieux qui voudraientbien être à ma place. »

Ces pensées agréables faisaient en quelquesorte refleurir encore sa bonne santé, de sorte qu’il est devenuvieux, et qu’il a conservé ses grosses joues rouges et sa bonnehumeur jusqu’à soixante-seize ans.

Le plus indigné contre maître Jean, c’était lepère Bénédic, qui courait tout le pays pour damner les acquéreursde biens de l’Église. Cet homme plein d’effronterie osait maudirela révolution, et depuis, jamais il ne voulut rien recevoir de dameCatherine ; il criait :

– C’est du bien volé ! et passaitdevant l’auberge en se signant.

Maître Jean en riait.

Il faut pourtant que je le dise, Valentinétait devenu très amer contre le maître en ses propos ; ilavait même l’idée de quitter notre forge ; c’est moi seul quile retenais, en écoutant ses plaintes durant des heures sansl’interrompre.

Tous les biens du clergé se vendirent de lasorte, et cette vente éleva d’un coup les paysans au-dessus desouvriers de la ville, d’autant plus que leurs terres furentdégrevées en même temps des charges féodales. Aussi la culture semit à prospérer ; sous les moines, tout était en bois, eneaux, en pâturages, et la moitié des champs en jachères ; àquoi bon se donner de la peine ? les couvents en avaienttoujours assez ! Pendant que les pauvres curés de campagneavaient à peine de quoi vivre de leur petite dîme, les moines etles capucins nageaient dans l’abondance. Les testaments, lesdonations, les fondations pieuses, – par crainte de l’enfer, – lesredevances de toutes sortes, arrondissaient sans cesse lecouvent ; et comme rien ne se partageait à la mort desreligieux, tout restait en commun. Ces gens n’avaient donc qu’à selaisser vivre, à cultiver les âmes ; cela leur rapportait bienplus que de labourer la terre.

Mais pour nous ce fut autre chose ; quandon a femme et enfants il faut se remuer ; tout fut défriché,retourné, planté ; les étangs furent vidés, les jachèresabandonnées pour les assolements, les engrais recueillis, et lesvieilles routines souvent remplacées par des idées meilleures. Etce n’est pas fini, tout marche encore : le drainage, lesoufrage des vignes, les assurances contre la grêle, les grandstravaux de dessèchement et d’irrigation, les essais d’acclimatationdes bonnes espèces, les nouvelles machines agricoles, montrent quela révolution étend de plus en plus ses bénédictions dans le monde,par le travail et la bonne conduite.

Seulement, et c’est bien triste à reconnaître,rien de bon ne se fait sans résistance, la masse des imbéciles semet en travers de tous les progrès. En cette année 1790, le Midi sesouleva contre les nouvelles lois ; les moines passaientlà-bas pour des saints, le pauvre peuple ignorant voulait resterdans la crasse et la misère. À Montauban, Nîmes, Montpellier,Toulouse, les évêques disaient dans leurs mandements « que lesprêtres ne devaient pas être soldés par des brigands ! »Les protestants étaient massacrés. Quel malheur ! Pendant queles émigrés cherchaient à soulever l’Europe contre nous, au lieu derester unis comme des frères, la division commençait. Tout le mondeen voyait le danger ; on comprenait que le clergé, ensoulevant le peuple au nom de la religion, allait donner auxaristocrates la force qui leur manquait pour commencer la guerrecivile, d’autant plus que les officiers nobles restaient à la têtede nos régiments. Souvent maître Jean disait le soir, en lisant lesgazettes que nous envoyait Chauvel :

– À quoi servent toutes ces bonneslois ? À quoi sert d’avoir renvoyé les troupes de Paris, sinous les voyons à vingt, trente ou quarante lieues autour en bonordre, sous le commandement des marquis, des comtes, des ducs et detous ceux qui nous en veulent ? Est-ce qu’ils ne peuvent pass’entendre et marcher du jour au lendemain ensemble, pour cernerl’Assemblée nationale, la dissoudre, rappeler les émigrés, nousreprendre les biens que nous avons achetés et nous remettre lacorde au cou ? C’est tout à fait contraire au bon sens delaisser ces gens en place ; les nobles sont nos plus grandsennemis ; j’aimerais autant voir des Autrichiens à la tête denos armées.

On ne peut pas se figurer aujourd’hui la massed’abominations qu’on trouvait alors contre le tiers, dans lesécrits des nobles et des évêques ; dans leur Salvumfac, dans leur Passion de Louis XVI, roi des Juifs et desFrançais, dans leur Apocalypse, où les chosessaintes, les versets de l’Évangile étaient mêlés avec les injuresdes poissardes. Ils écrivaient aussi la Gazette de BlondinetLafayette, général des bluets ; Duchêne, le véritablepère, la Prise des annonciades, enfin un tas dechoses qui n’avaient pas le sens commun et qui faisaient lever lesépaules aux honnêtes gens.

Des plaintes arrivaient de tous côtés, par cesmisérables journaux, à l’Assemblée nationale, contrel’insubordination des troupes et le relâchement de la discipline.Pour contenter les officiers nobles, l’Assemblée aurait dû fairefusiller les soldats, parce que les soldats refusaient de bousculerl’Assemblée ! On n’a jamais rien vu de pareil ; c’étaitcomme les mouches en automne, qui deviennent d’autant plusinsupportables que leur fin approche.

Et, malgré tout, la révolution marchait ;le peuple avait confiance. L’abolition des droits du roi, desseigneurs et des couvents réjouissait tout le monde ; ledimanche, les paysans sortaient battre les champs, les haies et lesbruyères ; c’était un plaisir d’entendre les coups de fusilpartir à droite et à gauche, et de voir un lièvre tourner à labroche dans la hutte du plus pauvre diable, qui se moquait desgardes et disait en riant à ses enfants :

– Nous mangeons les gueux qui vivaientsur notre compte, nous sommes maintenant nos propres seigneurs.

Vous pensez bien que les officiers de lagarnison ne venaient plus au Tivoli ; le temps des menuets etdes jetés-battus était passé. On ne voyait plus dans notre cour,sous le grand chêne, que des sergents, avec leurs vieux habitsblancs et leurs larges feutres râpés, en train de vider des petitsverres et de causer entre eux d’un compte à régler. Nous ne savionspas ce que ce compte voulait dire ; mais rien qu’à voir leursmines, lorsqu’ils se disputaient à voix basse, en se penchantpar-dessus les tables pour être plus près, nous pensions que cedevait être une affaire grave.

M. le comte Bower, colonel de La Fère,M. le chevalier Boiran du Chef-du-Bos, M. le comte deDivonne, et même les cadets gentilshommes de Glairambault, deLagarde, de Danglemont, de Kménenau, d’Anzers, dont nous entendionsparler toujours se réunissaient au café de la Régence, sur la placed’Armes. Ils avaient sans doute aussi à régler des comptes !La formation de la milice citoyenne, en nous mêlant avec lestroupes, n’avait pas l’air de leur plaire beaucoup. Ils allaient etvenaient sous les ormes, et reconnaissaient de loin les soldats quis’arrêtaient à causer avec des bourgeois.

Les choses trainèrent ainsi jusqu’au moisd’août. J’écrivais jour par jour ce qui se passait au pays, et,vers la fin de chaque mois, j’avais une lettre de six pages, quej’envoyais à Paris, rue du Bouloi, n° 11, où demeurait alorsChauvel. Il nous répondait régulièrement en nous envoyant lesjournaux ; et Marguerite ajoutait chaque fois un bonjour pourMichel au bas de la lettre, ce qui me remplissait de joie et mêmed’attendrissement. Le soir, dans leur bibliothèque, je restais desheures à relire les quatre lignes qu’elle avait écrites, et j’ytrouvais toujours quelque chose de nouveau.

C’était mon bonheur de lui donner desnouvelles de son petit jardin, où les fleurs poussaient à foisonjusque sur le mur de la ruelle, et de ses arbres, qui se penchaientavec leurs bouquets de cerises innombrables. Ah ! que j’auraisvoulu pouvoir lui porter un panier de ces bonnes cerisescroquantes, avec une grosse poignée de ses roses joufflues, toutespleines de rosée le matin !… Quelle joie elle aurait eue deles voir et de les sentir ! En y pensant, je me désolaisd’être seul dans ce petit coin rempli de fraîcheur et de bonnesodeurs, à l’ombre des arbres et de la vieille baraque.

Voilà ce qui faisait ma vie, au milieu de cegrand mouvement du monde, de ces disputes et de ces dangers quigrandissaient à vue d’œil.

Une fois, le bruit courut que les Autrichiensentraient en France par Stenay, et que le général Bouillé,commandant dans les Ardennes, avait retiré ses troupes deCharleville pour leur livrer passage.

Ce fut une affaire terrible ! plus detrente mille gardes nationaux prirent les armes ; ceux de lamontagne, qui n’avaient pas encore de fusils, venaient faireredresser chez nous leurs vieilles faux en forme de lances. Letambour battait, on criait aux armes ! et nous allions partiravec ceux de Phalsbourg, quand on apprit par des courriers quenotre bon roi permettait aux Autrichiens d’aller à travers lesArdennes écraser la révolution de Belgique.

Il fallait un décret de l’Assemblée nationalepour accorder ce passage à des étrangers. On vit bien alors ce quiserait arrivé si les citoyens ne s’étaient pas levés en masse, etmaître Jean lui-même n’eut plus tant l’amour de notre bon roi.Cette permission de passer, donnée aux Autrichiens pour allerdétruire une révolution sortie de la nôtre, lui paraissait louchecomme à tout le monde. Les ministres déclarèrent que c’était par untraité diplomatique secret ; et l’Assemblée nationale nevoulut pas ordonner d’enquête sur cette affaire, de peur d’en tropapprendre.

Nous étions alors au commencement du moisd’août 1790, et tout allait de mal en pis pour les nobles ;car la plus grande honte qu’on ait peut-être jamais vue en France,c’est que les soldats arrêtaient leurs officiers comme voleurs. Lesrégiments de Poitou, de Forez, de Beauce, de Normandie et quantitéd’autres mettaient des sentinelles à la porte des officiers, enréclamant des comptes.

Quelle misère et quelle abomination !… depauvres malheureux, dépouillés par cette noblesse si fière, siriche, et jouissant de tous les grades, de tous les honneurs, detoutes les pensions, de tous les privilèges ! Ah ! quipouvait s’imaginer de pareilles indignités !… C’était pourtantla triste vérité ; les restitutions commençaient : Beauceréclamait 240 727 livres ; Normandie et les marins deBrest, jusqu’à deux millions ! et les chefs capitulaient, ilscomptaient ! À Strasbourg, sept régiments étaient en l’air, àBitche, les soldats jetaient leurs officiers à la porte ;l’Assemblée nationale suppliait le roi « de nommer desinspecteurs extraordinaires parmi les généraux, pour, en présencedes commandants de chaque corps, du deuxième capitaine, du premierlieutenant, du premier sous-lieutenant, du premier et derniersergent-major, ou maréchal des logis, du premier et derniercaporal, ou brigadier, et de quatre soldats, procéder à lavérification des comptes de chaque régiment, depuis six ans, etfaire droit à toutes les plaintes. » Et voilà que parl’enquête, les états-majors étaient forcés de rendre des deux ettrois cent mille livres volées sur la soupe et les légumes despauvres soldats. C’est alors que cette affaire parut dégoûtante etqu’on s’écriait :

– Il était temps que la révolutionarrive.

La rage des officiers contre les pauvresdiables qui réclamaient leur bien n’était pas à peindre. C’est letemps de l’émigration d’une foule d’états-majors ; ilspassaient aux Autrichiens avec armes et bagages. Tous ne partirentpas, il existait aussi d’honnêtes gens indignés parmi cesnobles ! mais je pourrais vous en nommer pas mal d’autres, carmes gazettes sont encore là, remplies de leurs désertions ;toute l’Alsace et la Lorraine en parlaient avec horreur. Et nousdevions bientôt voir la cruauté de ces gens pris la main dans lesac, de ces gens qui, loin de reconnaître leur faute et d’endemander pardon à genoux, ne songeaient qu’à se venger.

Vers le 15 août, un roulant du côté deLunéville, qui changeait de la poterie neuve contre du vieux linge,de la cendre et du verre cassé, le père Soudeur, passa par lesBaraques avec sa charrette et sa haridelle. Il s’arrêta chez maîtreJean, pour voir si dame Catherine n’avait rien à changer, et pourvider une chopine de vin, selon son habitude. C’était un vieux,tout gris, marqué de la petite vérole ; il aimait à répandreles nouvelles, comme tous ces ambulants. On l’appelait, dans lepays, « le batteur de grenouilles, » parce que les gens de sonvillage étaient forcés de battre l’étang de Lindre pendant la nuit,pour empêcher les grenouilles de déranger le sommeil de leurseigneur.

Maître Jean lui demanda s’il ne savait rien deneuf, et lui, qui n’attendait que cela pour commencer, nous racontequ’un grand trouble régnait aux environs de Nancy ; que lestrois régiments de la garnison : Mestre-de-Camp, cavalerie, lerégiment du Roi et Château-Vieux, suisse, ne s’entendaient plusavec leurs officiers, et que la division était surtout entre lesofficiers et les soldats de Château-Vieux.

Le père Soudeur clignait de l’œil en nousracontant ces choses. Quelques instants après, Nicole, qui filaitprès du poêle, étant sortie, il nous dit que la colère desofficiers venait de ce que les soldats réclamaient leurcompte ; qu’il avait déjà fallu rendre à ceux du régiment duRoi 150 000 livres, écus sonnants ; à ceux deMestre-de-Camp 47 962 livres, et que ceux de Château-Vieux enréclamaient maintenant 229 208 ; – qu’on avait faitpasser des soldats députés à la place, par les courroies, vu qu’ilest plus commode d’assommer les gens que de leur donner descomptes ; mais que ce moyen mettait le trouble en ville ;que les gardes nationaux tenaient avec la troupe ; que desmaîtres d’armes, excités par les officiers, provoquaient lesbourgeois pour les tuer en duel, et que l’affaire prenait unevilaine tournure.

Il riait, mais nous n’avions pas envie derire, car nous autres, à dix lieues de la frontière, avec la massede congés et de cartouches jaunes qu’on donnait aux soldatspatriotes pour s’en débarrasser, nous risquions d’être envahis dujour au lendemain, d’autant plus que Frédéric-Guillaume, le roi dePrusse, et Léopold, l’empereur d’Autriche, venaient de faire leurpaix, en déclarant que les révolutionnaires de France étaient leursvéritables ennemis.

Enfin, après avoir bien causé, changé sapoterie et payé son compte, le père Soudeur sortit, et continua deremonter le village, en criant :

– Poterie et vieux linge àchanger !

Mais à cette heure arriva une chose autrementgrave, qui nous surprit tous, en nous montrant que non seulementLouis XVI et les émigrés, les nobles et les évêques, les officierset les moines étaient d’accord, mais qu’un grand nombre de nospropres députés s’entendaient avec eux, comme larrons en foire,pour arrêter la révolution et nous réduire encore une fois enservitude.

Nous apprîmes cela par une lettre de Chauvel,que je suis désolé de ne plus avoir, car elle éclairait tout cetemps ; maître Jean, comme toujours, l’ayant prêtée, ellecourut le pays et puis on ne sut jamais ce qu’elle était devenue.Je me souviens que dans cette lettre, Chauvel nous disait queMirabeau et plusieurs députés du tiers s’étaient vendus à lacour ; que ces malheureux avaient trouvé la révolution tropgrande ; qu’ils s’étaient effrayés de la voir s’étendrepartout ; que l’un voulait devenir premier ministre ; queles autres trouvaient agréable d’avoir des châteaux, des forêts,des voitures, des domestiques ; enfin que Lafayette lui-mêmeet Bailly commençaient à nous tourner le dos ; qu’ilstrouvaient le roi trop malheureux d’avoir été forcé de rendre sesdroits au peuple, et de se contenter d’environ quarante millionspar an, au lieu de pouvoir dire : « Tout est à moi, laterre, les gens et les bêtes. » Ils avaient en quelque sortepitié de sa position.

Je me rappelle aussi que Chauvel nous parlaitd’hommes nouveaux, qui s’élevaient dans les clubs et quigrandissaient chaque jour : Danton, Robespierre, Marat,Pétion, Brissot, Loustalot, Desmoulins. Mais tous ces gens sontmorts pauvres, misérables, ou bien ils se sont guillotinés les unsles autres, après avoir servi le peuple, qui les a tousabandonnés ; au lieu que les serviteurs de la noblesse et duclergé ont vécu noblement ; ils ont rempli des grades élevéset sont morts dans de bons lits, entourés de leurs domestiques,avec l’absolution de ce qu’ils avaient fait. Si l’Être suprêmen’existait pas, de pareils exemples seraient pourtant biendécourageants, et ceux qui se sacrifient pour le peuple, qui leslaisse traîner dans la boue, même après leur mort, et traiter debrigands par ses ennemis, devraient être regardés comme de fameusesbêtes !

La lettre de Chauvel nous surpritbeaucoup ; maître Jean n’en paraissait pas content, il disaitqu’on ne doit jamais en demander trop d’un coup ; moi j’avaisd’autres idées, je ne trouvais pas que Chauvel en demandait trop.Je comprenais bien que maître Jean et tous les bourgeois, aprèsavoir happé leur morceau, voulaient reprendre haleine ; maisnous autres hommes du peuple, nous n’avions encore rien, et nousvoulions aussi notre part dans la révolution.

Nous étions encore à nous disputer sur cettelettre, et Létumier l’avait prise pour la lire au club, lorsqu’enarrivant à la halle, le jeudi 29 au soir, après sept heures, nousvîmes trois grandes affiches posées sur le pilier du milieu. Lesquatre ou cinq vieux Phalsbourgeois qui restent encore de mon tempsdoivent se rappeler que, entre ce pilier massif qui portait lesgrosses poutres du toit, et l’ancienne baraque du bureau de lagabelle, se trouvait pendue une grosse lanterne, où leschauves-souris allaient et venaient tout le temps du club, en été.Les gens de la ville avaient décroché cette lanterne, et sepenchaient les uns sur les autres pour lire les affiches. Ceux desBaraques, arrivant en dernier, ne pouvaient approcher, maisLétumier, avec ses coudes pointus, qui vous entraient dans lescôtes, arriva tout de même, et se mit à lire les affiches, encriant si fort qu’on l’entendait jusque sous la voûte du corps degarde :

« Lettre de M. de Lafayetteaux gardes nationales des départements de la Meurthe et de laMoselle.

» Paris, le 17 août 1790.

» Messieurs,

» L’Assemblée nationale ayant appris lacoupable conduite de la garnison de Nancy, et sentant les funestesconséquences de pareils excès, a pris, pour les réprimer, lesmesures contenues dans le décret que j’ai l’honneur de vousenvoyer, pour vous mettre à portée de prévoir les ordres que vouspourrez recevoir.

» Permettez, messieurs, à celui de vosfrères d’armes que vous avez chargé d’exprimer ici votre dévouementpour la constitution et l’ordre public, de présenter à votre zèleet à votre fermeté cette occasion, comme une des plus importantes,pour consolider la liberté qui se fonde sur le respect des lois, etpour amener la tranquillité générale.

» Lafayette. »

C’était terrible d’entendre cela. Quelquesjours avant nous aurions tous marché ; mais après la lettre deChauvel, qui nous représentait Lafayette comme un être plein defaiblesse et de vanité, cet homme, en nous appelant à la guerrecontre les soldats patriotes, nous remplit d’indignation. Tous ceuxdes Baraques criaient :

– C’est une abomination, les soldats ontraison de réclamer leur compte ; les soldats sont nos frères,nos amis et nos enfants ; nous tenons avec eux contre lesofficiers nobles, qui veulent les dépouiller.

Cela gagnait partout ; les honnêtes gensn’approuvaient pas cette manière de payer ses dettes. Létumier,levant son chapeau par-dessus la foule, criait :

– Mais écoutez donc le reste…Silence !… Écoutez le décret de l’Assemblée nationale.

Et malgré la colère qui grandissait, on fitpourtant silence pour entendre lire ce décret « ordonnant lerassemblement d’une force militaire tirée des garnisons et desgardes nationales du département de la Meurthe et des départementsvoisins, pour agir aux ordres de tel officier général qu’ilplairait à Sa Majesté de commettre, à l’effet de réprimer lesauteurs de la rébellion », et puis cette dernière affiche dudirectoire de la Meurthe, à Nancy : « Vu la réquisitionen date du jour d’hier, adressée au directoire du département de laMeurthe, par M. de Bouillé, officier général commandantpour Sa Majesté les troupes de la ci-devant province desTrois-Évêchés, et par elle employé pour l’exécution du décret del’Assemblée nationale du 16 de ce mois, les officiers municipaux detous les lieux du département de la Meurthe où se trouvent desgardes nationales armées, requerront les commandants desditesgardes nationales de réunir le plus grand nombre de volontairespossible, et d’en dresser un état, qui sera remis sur le champ auxofficiers municipaux.

» D’après cet état, les officiersmunicipaux remettront aux commandants desdits volontaires une sommepropre à assurer leur subsistance pendant huit jours, à raison devingt-quatre sols, cours du royaume, par homme. Chaque homme seramuni de vingt cartouches au moins ; ceux qui ne pourront pass’en procurer en trouveront à Nancy. Il n’y aura par district qu’unseul drapeau. Les gardes nationaux seront logés sur leur route,ainsi qu’il est d’usage pour les troupes réglées ; à l’effetde quoi aucun citoyen ne pourra se refuser audit logement. Lamarche sera la plus rapide possible, etc., etc. »

Toute la masse des citoyens écoutait ensilence.

Létumier finissait à peine de lire la dernièreaffiche, que l’administrateur du district, Matheis, de Sarrebourg,un gros homme bourgeonné, l’écharpe tricolore autour des reins,grimpa dans l’étal de l’ancienne gabelle, d’où l’on parlait aupeuple, pour engager les patriotes à se montrer. Il répétait mot àmot la lettre de Lafayette, qu’il appelait « l’ami deWashington et le sauveur de la liberté ». Plusieurs criaientdéjà : « Vive le roi ! vive Lafayette ! »et le gros Matheis riait d’avance, quand Élof Collin, du milieu dela halle, se mit à lui répondre que les gardes nationales n’étaientpas faites pour combattre nos soldats, mais au contraire pour lessoutenir contre nos ennemis ; qu’au lieu d’attaquerMestre-de-Camp et Château-Vieux, on ferait bien mieux de leur payerce qu’ils réclamaient avec justice ; qu’on apaiserait ainsi larévolte, et que tout rentrerait dans l’ordre ; mais qu’onvoulait mettre la guerre entre l’armée et les citoyens, pourredevenir nos maîtres ; et que lui, Collin, engageait tous leshommes de bon sens à ne pas se mêler de cela ; que lesofficiers nobles pouvaient arranger eux-mêmes leurs affairesvéreuses, qui ne regardaient pas la nation !

Alors des cris innombrables s’élevèrent pouret contre. Tous les acquéreurs de biens nationaux, maître JeanLeroux, Nicolas Roche, aubergiste à l’Aigle ; MelchiorLéonard, ancien garde-marteau de la maîtrise ; Louis Masson,directeur de la poste aux chevaux ; Raphaël Mang, préposé auxétapes, qui venait d’entreprendre la fourniture des fourrages deRoyal-Guyenne ; le commandant de la garde citoyenne,Gérard ; enfin tous les notables bourgeois de Phalsbourg etdes environs tenaient pour Lafayette ; ils avaient aussi laplus grande influence, à cause des gens de tous les métiers qu’ilsemployaient dans leurs entreprises.

Leur conseil municipal venait déjà de déciderque la ville avancerait 1000 francs pour assurer la subsistance desvolontaires, cela s’était passé le matin, avant le club ; et,malgré tout ce qu’Élof Collin put encore dire, on vota qu’undétachement de la garde nationale partirait le lendemain, sansfaute : que tel village fournirait tant d’hommes, tel autrevillage tant, etc. Les Baraques en étaient pour quinze volontaires,et naturellement Jean Leroux, Létumier et moi, nous devions êtredans le nombre, comme les meilleurs patriotes.

Maître Jean trouvait cela juste ! Jecrois aussi qu’il n’était pas fâché de jouer un peu au soldat, etde montrer son bel uniforme à Nancy, car son bon sens et son boncœur ne l’empêchaient pas d’être très vaniteux. Létumier, Jean Ratet moi, nous continuâmes à nous disputer sur ces choses jusqu’auvillage.

Enfin chacun alla se coucher, après avoirarrêté qu’on partirait au petit jour et qu’on se réunirait devantl’auberge des Trois-Pigeons.

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