La Poupée sanglante

La Poupée sanglante

de Gaston Leroux

Chapitre 1 Derrière les rideaux

Bénédict Masson avait sa boutique dans un des coins les plus retirés, les plus paisibles et aussi les plus vieillots de l’Île-Saint-Louis. Bénédict Masson était relieur d’art, ce qui ne l’empêchait pas de vendre des cartes postales et de se livrer à un petit commerce de papeterie dans ce quartier désuet, manière de province dans la capitale, qui semble défendue par sa ceinture d’eau de cette éternelle bacchanale que l’on est convenu d’appeler la vie parisienne.

Dans cette rue, dont le nom a été changé depuis, et qui s’appelait – il n’y a pas bien longtemps encore – la rue du Saint-Sacrement-en-l’Isle, à l’ombre de vieux hôtels qui furent, il y a deux siècles, le rendez-vous de tous les beaux esprits, se sont ouverts ou plutôt entrouverts une demi-douzaine de boutiques, quelques débits, un modeste magasin d’horlogerie, dans la prétention exorbitante d’y entretenir un semblant de vie… Eh bien, c’est de cette petite rue, habitée par notre relieur, c’est de ce quartier qui semblait ne devoir plus exister que par ses propres souvenirs qu’est sortie l’une des plus prodigieuses aventures de cette époque et, à tout prendre, la plus sublime ! Sublime, l’aventure de Bénédict Masson l’a été sûrement, car elle fut une Date (avec un grand D) dans l’histoire de l’Humanité, mais en même temps que sublime, elle fut aussi épouvantable… et Paris, qui n’en a surtout connu que l’épouvante,en tressaille encore.

Pour la juger à bon escient, il faut laprendre à son origine. Traversons le pont Marie et regardons autourde nous. Si nous admettons que la vie ne se traduit exclusivementpoint par le mouvement, nous pouvons envisager cette vérité quedans l’Île-Saint-Louis, plus que partout ailleurs, il y a toujourseu une vie intense, mais dans le domaine intellectuel. Sans évoquerles ombres lointaines de Voltaire et de Mme Du Châtelet, lespeintres, les poètes, les écrivains y ont, de tout temps, éludomicile : George Sand, Baudelaire, Théophile Gauthier, Gérardde Nerval, Daubigny, Corot, Barye, Daumier y installèrent leurspénates. À l’angle de la rue Le Regrattier, qui, autrefois, étaitla rue de la Femme-sans-Tête, se dresse, au fond d’une niche, uneVierge mutilée, qui a vu défiler toute la pléiade romantique. NotreBénédict Masson, qui n’était pas seulement relieur d’art, maispoète, – un étrange poète, comme on en a vu quelques-uns en cestemps-ci qui sont troubles, – prétendait habiter la chambre même oùavait vécu quelque temps – et souffert – l’auteur des Fleurs dumal !

Naturellement il en concevait, dans sonhumilité, un singulier orgueil.

Mais nous ne saurions mieux connaîtreBénédict Masson que par lui-même. Comme tous ceux qui croient êtreagités par quelque démon supérieur, il se complaisait à tenirregistre des moindres événements d’une existence qui,apparemment, semblait s’être déroulée, jusqu’au jour oùnous sommes arrivés – Bénédict Masson pouvait avoir dans lestrente-cinq ans – dans la plus terne monotonie. Je souligne leapparemment parce qu’il s’est trouvé des gens pourprétendre que ces sortes de Mémoires, tracés au jour le jour,avaient été rédigés dans un but des plus intéressés, ne relatantque ce qui pouvait faire croire à l’innocence d’un monstre quivivait dans la crainte perpétuelle que l’on ne découvrît sescrimes. Ceux qui ont prétendu cela avaient bien des excuses etpeut-être bien des raisons, mais avaient-ils raison ? C’est ceque nous verrons un jour.

Pour moi, j’ai toujours été frappé del’accent de sincérité qui se trouve dans les Mémoires de BénédictMasson, même et surtout, dans leurs passages les plusdésordonnés.

À la date qui nous occupe, nous sommesfin mai. La journée avait été chaude ; le printemps, cetteannée-là, était l’un des plus précoces qu’on eût vus depuislongtemps à Paris.

Il est neuf heures du soir ; dansce coin de rue déserte, noyée d’ombre, le dernier bruit qui s’estfait entendre a été le timbre de la porte du magasin de MlleBarescat, mercière, qu’elle fermait elle-même après avoir mis levolet…

De la lumière encore à deux vitres,celle du relieur et celle de l’horloger…

La boutique de Bénédict Masson faisaitface, ou à peu près, à celle du vieux Norbert que l’on ne voyaitguère sortir que le dimanche pour aller à l’office àSaint-Louis-en-l’Île, avec sa fille et son neveu.

Le reste du temps, il restait cachéderrière ses rideaux de serge verte, penché sur ses outils,travaillant fort mystérieusement à des travaux qui, au surplus,dans la partie, l’avaient déjà rendu célèbre. Il avait inventé unesorte de régulateur qui eût pu faire sa fortune, mais qui n’avaitréussi qu’à le dégoûter à jamais des hommes d’affaires. Maintenant,il ne semblait plus travailler que pour l’art, à la poursuite d’unechimère où d’autres, avant lui, avaient laissé leurraison.

Ses confrères, avec lesquels il avaitrompu tout commerce, s’entretenaient de lui avec une condescendanceattristée ; les plus renseignés parlaient d’une sorte« d’échappement » contraire à toutes les lois connues dela mécanique et grâce auquel le malheureux prétendait réaliser lemouvement perpétuel. C’était tout dire !

En attendant, on pouvait voir à sadevanture un fort curieux ouvrage d’horlogerie dont les engrenagesextérieurs prenaient des formes jusqu’alors inconnues. Il y avaitlà, entre autres pièces bizarres, des roues carrées. Cependant leshabitants de l’île affirmaient que ce « mouvement »durait depuis des années et qu’il ne le remontait jamais. MlleBarescat, la mercière, en eût mis « sa main au feu ».Bref, entre le pont Marie et le pont Saint-Louis, le vieux Norbertfaisait figure d’un personnage un peu diabolique.

Ce soir-là, Bénédict Masson n’avaitd’yeux, derrière ses rideaux, que pour la boutique de l’horloger,et nous pouvons dire tout de suite que ce n’était point la vue duvieux Norbert qui l’empêchait de travailler. Sa fille venait depénétrer dans l’atelier.

Parcourons maintenant les Mémoires unpeu désordonnés de Bénédict Masson. Nous serons immédiatementrenseignés sur bien des choses.

La voilà, dit Bénédict dans cesMémoires, la voilà telle que je me la suis toujours imaginée, celleà qui je dois donner ma vie ; la voilà telle que Dieu l’afaite pour mon cœur d’homme avide de beauté et de mystère. Non,non, en vérité, il n’y a rien de plus beau au monde ni de plusmystérieux que cette Christine. Rien de plus calme au monde. Qu’ya-t-il de plus mystérieux que le calme et de plus profond et deplus insondable ? Les flots en furie m’intéressent, mais unemer calme m’épouvante. Les yeux calmes de cette Christinem’effraient et m’attirent. On peut se perdre dans des yeux pareils,c’est l’abîme.

Mais les imbéciles ne comprennent pascela… Qui comprendrait Christine ? Pas son vieil abrutid’horloger de père, assurément, toujours penché sur ses rouescarrées et qui n’a peut-être pas vu sa fille depuis desannées, ni son godiche de cousin de fiancé de Jacques, le phénomènede l’École de médecine, oui : un sujet exceptionnel paraît-il,et qui est quelque chose comme prosecteur à la Faculté,oh ! un bûcheur, un brave garçon qui fait les quatre volontésde la mademoiselle, qui passe son temps en dehors des travaux del’amphithéâtre à la regarder, mais qui ne la voitpas ! Il y en a des tas, comme celui-là, qui la regardentparce qu’elle est belle, mais je suis le seul à la voir,moi, Bénédict Masson !

Cette fille-là n’a rien à faire avec lespoulettes d’aujourd’hui : la taille et l’air d’unearchiduchesse, ni plus ni moins, plutôt plus que moins, une nuquede déesse, au-dessus de laquelle se tord une chevelure aux refletsde vieux cuivre ; quand elle suspend à la patère le chapeaudont elle vient de se défaire, comme en ce moment, elle a lacambrure et tout le mouvement du bras de l’amazone du Capitole, cequi n’est pas peu dire à mon goût, car je n’ai jamais vu, dans tousmes voyages, d’aussi belle Diane. Ce que doivent être ses jambes,ses nobles jambes, la pensée ne peut s’y attacher sans être enflamme, pour peu qu’on l’ait vue marcher, se déplacer : c’està baiser la trace de ses pas.

Quant au visage, il est d’un ovaleparfait, mais le nez a heureusement une courbe légère qui enlève dela froideur à toute cette régularité ; le dessin de la boucheest d’une pureté angélique, la lèvre n’est point charnue. Là est labeauté idéale et vivante. Cette belle personne, qui est uneartiste, et qui donne des leçons de modelage pour vivre, ne devraitavoir d’autre modèle qu’elle-même.

Mais tout cela, tout le monde le voit.Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a au fond de son calme et fatalregard, au fond de ces yeux-là, il y a – je vais vous le dire –l’étonnement immense, prodigieux et qui ne cessera jamais : devivre – elle qui était faite pour l’Olympe – au fond de cettemisérable boutique de l’Île-Saint-Louis, entre cet horloger et cecarabin ! Ceci dit, elle aime son père et son cousin avec quielle se mariera un jour, dit-on, le plus tard possible,espérons-le. Ah ! misère ! comment ne se suicide-t-ellepas ?… C’est qu’elle est en même temps la Beauté et laVertu ! Magnifique comme une statue païenne, sage comme uneimage de missel ! Ah ! il n’y a rien à dire ! C’estla madone de l’Île-Saint-Louis !… Eh bien, écoutez !voilà ce qui m’est arrivé, ce soir…

Le vieux Norbert, sa fille et son neveun’habitent pas sur la rue. Il n’y a là que la boutique. Ils logentdans un pavillon qui est séparé de la boutique par un jardin. Cepavillon, je ne l’avais jamais vu. À l’exception d’une femme deménage qui vient chez eux le matin, personne ne pénètre jamaislà-dedans. Or, voilà que j’ai trouvé le moyen d’apercevoir lepavillon… Oui, cette nuit même, après que les lumières furentéteintes sur la rue, je me suis introduit par une échelle dans legrenier de la maison que j’habite et, par une lucarne, j’aivu !

Le pavillon a deux étages… le deuxièmeétage est transformé en sorte d’atelier vitré auquel on accède parun escalier de bois extérieur. L’horloger et le neveu couchent aupremier, Christine couche dans l’atelier. Il faisait un clair delune éblouissant. Christine resta plus d’une heure, accoudée à larampe qui court tout au long de l’atelier, formant balcon. Quellenuit pour un poète et pour un amoureux ! Soudain, elle quittale balcon et, d’un pas furtif, descendit quelques marches del’escalier. Puis elle s’arrêta et prêta l’oreille du côté del’appartement de son père et de son fiancé. Enfin, elle remonta,toujours avec de grandes précautions ; elle pénétra dansl’atelier, se dirigea vers un énorme bahut qui en occupe le fond,sortit une clef de sa poche, ouvrit la porte de l’armoire. Et jevis sortir de cette armoire un homme, qu’elle embrassa. Et puis jene vis plus rien, car elle s’était empressée de fermer laporte-fenêtre et de tirer les rideaux.

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