L’Abbé Jules

L’Abbé Jules

d’ Octave Mirbeau

À

PAUL HERVIEU

En témoignage de mon affection profonde

Ce livre est dédié

O.M.

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Hormis les jours où mon père avait pratiqué une opération difficile, un accouchement important, et qu’il en expliquait, à table, par des termes techniques, souvent latins, les plus émouvantes phases, mes parents ne se parlaient presque jamais.Non qu’ils se boudassent ; ils s’aimaient beaucoup au contraire, s’entendaient, en toutes choses, le mieux du monde, et l’on ne pouvait rencontrer un ménage plus uni ; mais, habitués à penser la même pensée, à vivre les mêmes impressions, et n’étant point romanesques de leur nature, ils n’avaient rien à se dire. Ils n’avaient rien à me dire non plus, me trouvant ou trop grand pour m’amuser à des chansons, ou trop petit pour m’ennuyer à des questions sérieuses. Et puis, ils étaient très imprégnés de cette idée qu’un enfant bien élevé ne doit ouvrir la bouche que pour manger, réciter ses leçons, faire sa prière. S’il m’arrivait quelquefois de m’insurger contre ce système de pédagogie familiale,mon père, sévèrement, m’imposait silence par cet argument définitif :

– Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Et les trappistes, est-ce qu’ils parlent,eux ?

À part cela, s’ils n’étaient pas toujours gais et affectueux comme je l’eusse souhaité, ils me chérissaient du mieux qu’ils pouvaient.

Pour qu’ils se crussent autorisés à desserrerles lèvres, il fallait, en dehors des aventures professionnelles etdu train-train de la vie, des occasions considérables, telles qu’undéplacement de fonctionnaire, un chevreuil tué à l’affût, dans lesbois de M. de Blandé, la mort d’un voisin, la nouvelle imprévued’un mariage. Les grossesses probables des clientes richesservaient aussi de thèmes à de brefs entretiens qui se résumaientde la sorte :

– Pourvu que je ne me trompe pas !disait mon père… pourvu qu’elle soit vraiment enceinte !

– Ah ! ce sera un belaccouchement !… affirmait ma mère… quatre par mois, commecelui-là, je n’en demande pas plus… nous pourrions nous acheter unpiano.

Et mon père faisait claquer sa langue.

– Quatre par mois !… Fichtre !…Tu es trop gourmande, aussi, mignonne !… Et puis, je suistoujours inquiet avec cette sacrée femme-là… Elle a le bassin siétroit !

Sans savoir d’une façon précise quelle partiemystérieuse du corps désignait ce mot : bassin,j’avais fini, dès l’âge de neuf ans, par connaître exactement lejaugeage et les facultés puerpérales des bassins de toutes lesfemmes de Viantais. Ce qui n’empêchait nullement mon père, aprèsces constatations scientifiques, après des énumérations d’utérus,de placentas, de cordons ombilicaux, de m’assurer que les enfantsnaissaient sous des choux. Je n’ignorais rien non plus de ce quiconstitue un cancer, une tumeur, un phlegmon ; mon espritdélaissé s’était peu à peu empli de l’horrible image des plaiesqu’on cache comme un déshonneur ; une lamentation d’hôpitalavait passé sur lui, glaçant le sourire confiant de la toute petiteenfance. Et à voir mon père sortir, chaque soir, sa trousse de sapoche, étaler, sur la table, les menus et redoutables instrumentsd’acier brillant, souffler dans les sondes, essuyer les bistouris,faire miroiter, à la lampe, les minces lames des lancettes, mes sibeaux rêves d’oiseaux bleus et de fées merveilleuses setransformaient en un cauchemar chirurgical, où le pus ruisselait,où s’entassaient les membres coupés, où se déroulaient les bandageset les charpies hideusement ensanglantés. Parfois aussi, ilemployait une soirée à nettoyer son forceps, qu’il oubliait, trèssouvent, dans la capote de son cabriolet. Il en astiquait lesbranches rouillées, avec de la poudre jaune, en fourbissait lescuillers, en huilait le pivot. Et quand l’instrument reluisait, ilprenait plaisir à le manœuvrer, faisait mine de l’introduire, endes hiatus chimériques, avec délicatesse. Le recouvrant ensuite deson enveloppe de serge verte, il disait :

– C’est égal !… Je n’aime pas meservir de cela… J’ai toujours peur d’un accident !… C’est sifragile, ces sacrés organes !

– Sans doute ! répondait ma mère…Mais tu oublies que, dans ces cas-là, tu prends le doubled’honoraires !…

Si ces choses m’instruisaient de ce que lesenfants ignorent habituellement, elles ne m’amusaient pas. En monexistence chétive, rien ne m’était plus pénible que ces heures derepas, si lentes à s’écouler. J’aurais voulu m’échapper, gambaderquelque part, dans l’escalier, dans le corridor, à la cuisine, prèsde la vieille Victoire qui, au risque d’encourir les reproches dema mère, me laissait barboter dans ses chaudrons, jouer avec lesrobinets du fourneau, remonter le tourne-broche, et, parfois, mecontait d’extraordinaires histoires de brigands qui meterrifiaient, délicieusement. Mais l’obéissance m’obligeait à memorfondre, sans bouger, sur ma chaise, dont le siège trop bas étaitexhaussé par deux in-folio, deux tomes dépareillés et très vieux dela Vie des Saints, et je ne devais quitter la table quelorsque ma mère donnait, en se levant, le signal du départ. L’été,je m’arrangeais pour ne pas trop souffrir de l’ennui. Le vol grenudes mouches, le ronflement des guêpes, au-dessus des assiettes defruits, les papillons et les insectes qui, avec la fraîche odeurdes fleurs arrosées, venaient s’abattre sur la nappe, suffisaient àdistraire mon esprit. Et puis, par la fenêtre ouverte, j’aimais àregarder le jardin, la vallée, là-bas, et, plus loin, les coteauxde Saint-Jacques, violets et brumeux, derrière lesquels se couchaitle soleil. Hélas ! l’hiver, il n’y avait plus de mouches, plusde guêpes, plus de papillons, plus de ciel, plus rien… plus rienque cette salle morne, et que mes parents, absorbés, chacun de soncôté, en des combinaisons inconnues, d’où je me sentais si absent,toujours.

 

Il avait plu toute la journée, je me souviens,et ce soir-là, un soir d’hiver particulièrement triste, mes parentsn’avaient pas prononcé une parole. Ils semblaient plus moroses quejamais. Mon père plia sa serviette, soigneusement, en forme decœur, comme il avait coutume de faire, chaque soir, le repasterminé, et, tout à coup, il se demanda :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?… C’est inconcevable.

Par menues chiquenaudes, il chassa les miettesde pain tombées dans les plis de son gilet et de son pantalon,rapprocha sa chaise de la cheminée, où des tisons achevaient de seconsumer, et, le corps légèrement penché vers le feu, les coudesaux genoux, il se chauffa les mains qu’il frottait, de temps entemps, l’une contre l’autre, en faisant craquer les jointures.Victoire vint desservir, tournant autour de la table, les manchesde sa robe retroussées jusqu’au coude ; quand elle fut partie,mon père répéta, accentuant son interrogation :

– Mais, qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?… pendant six ans… sans donner de ses nouvelles,jamais ?… Un prêtre !… C’est bien curieux !… Ça mechiffonne de le savoir.

Je compris qu’il s’agissait de mon oncle,l’abbé Jules. Le matin, mon père avait reçu une lettre de lui,annonçant son très prochain retour. La lettre était brève, necontenait aucune explication. On y eût vainement cherché uneémotion, une tendresse, une excuse de ses longs oublis. Il revenaità Viantais, et se bornait à en informer son frère, par une lettresemblable aux lettres d’avis que les fournisseurs envoient à leursclients. Mon père avait même remarqué que l’écriture en était plushargneuse que jamais.

Pour la troisième fois, il s’écria :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?…

Ma mère, le buste droit devant la table,raide, les bras croisés, l’œil vague, hochait la tête. Elle avaitune expression de dureté conventuelle, qu’exagérait encore sa robede sergé noir, plate, sans un ornement, sans une blancheur delingerie au col et aux poignets.

– Un original de son espèce !fit-elle… Sûr que ça n’est pas très édifiant !

Et, après un silence, d’une voix sèche, elleajouta :

– Il aurait bien dû y rester, à Paris…Moi, je n’attends rien de bon de son retour.

Mon père approuva.

– Sans doute !… sans doute !…dit-il ; avec un caractère comme le sien, la vie ne sera pasheureuse, tous les jours !… Oh ! non, par exemple !…Pourtant…

Il réfléchit pendant quelques secondes etreprit :

– Pourtant, il y a un avantage, mignonne,à ce que l’abbé reste près de nous… un avantage considérable…considérable !

Ma mère riposta vivement, en haussant lesépaules :

– Un avantage !… Tu crois cela,toi !… D’abord, la famille, il s’en moque, autant que de diresa messe… A-t-il seulement une pauvre fois envoyé des étrennes aupetit, son filleul ?… Quand tu l’as soigné dans sa grandemaladie, passant les nuits, négligeant pour lui tes affaires,t’a-t-il seulement remercié ? Tu disais : « Il nousfera un beau cadeau. » Où est-il, son beau cadeau ?… Etles lapins, et les bécasses, et les grosses truites, et tout cedont on le gavait !… Ce que nous nous sommes privés de bonneschoses pour lui !… Il semblait, en vérité, que cela lui étaitdû…

– Dame ! voyons, interrompit monpère… on faisait pour le mieux…

– Non, vois-tu, nous avons été desimbéciles, avec lui… C’est un mauvais parent, un mauvais prêtre, unêtre indécrottable !… S’il revient à Viantais, c’est qu’il nepossède plus rien, qu’il a tout mangé, qu’il est a quia…Et nous l’aurons à notre charge !… Eh bien vrai ! il nenous manquait plus que ça !

– Allons, allons, mignonne, voilà encoreque tu exagères !… S’il revient, mon Dieu, c’est qu’il n’ajamais pu rester en place… C’est un diable !… Il quitte Paris,comme il a quitté l’évêché, où il serait arrivé à tout, comme il aquitté sa cure de Randonnai, où il était si tranquille, où il yavait tant de casuel… Il lui faut du changement, du nouveau… Il nese trouve à son aise nulle part !… Quant à sa fortune, hé, hé,je ne suis pas du tout de ton avis… Il était joliment avare,l’abbé, joliment pingre, souviens-toi ?

– D’être pingre, mon ami, cela n’empêchepoint de gaspiller son bien en de sottes manigances… Sait-onquelles lubies traversent des cervelles pareilles ?… Enfin, tuoublies qu’avant de partir pour Paris, l’abbé a vendu sa ferme,vendu ses deux prés, vendu le bois de la Faudière ?…Pourquoi ? Et tout cet argent, où est-il maintenant ?

– Ça, c’est vrai ! dit mon père,devenu subitement rêveur.

– Sans compter qu’il n’est pas aimé dansle pays… qu’il te nuira dans tes élections, peut-être même dans taclientèle… Ainsi les Bernard, que tu as tant de peine à maintenir,je ne serais pas étonnée qu’ils te lâchent… Dame ! ça sepeut !… Et puis, va donc chercher des gens qui soient aussisouvent malades, et qui paient aussi bien !

Mon père se renversa sur le dossier de sachaise, eut une grimace aux lèvres, se gratta la nuque.

– Oui, oui ! murmura-t-il, àplusieurs reprises… Tu as raison… Ça se peut !

La voix de ma mère prit un tonconfidentiel.

– Écoute, je n’ai jamais voulu te ledire, pour ne pas te tourmenter… Mais je tremblais toujoursd’apprendre un malheur… Tiens ! Verger, qui a tuél’archevêque, Verger était un prêtre aussi, un fou, un exalté,comme l’abbé Jules…

Mon père se retourna d’un mouvement brusque.Une épouvante était dans ses yeux. Il semblait que, tout d’un coup,son regard eût plongé dans un abîme plein d’horreur. Frissonnant,il balbutia :

– Verger !… qu’est-ce que tu dislà ?… Verger !… sacristi !

– Eh bien ! oui, j’ai souvent penséà cela… Jamais je n’ouvrais ton journal sans une angoisse au cœur…Est-ce qu’on sait ?… D’abord, dans ta famille, ils sont sioriginaux, tous !

La conversation cessa, et un grand silence denouveau s’établit.

Au dehors, le vent sifflait, secouait lesarbres, et la pluie s’était remise à tambouriner sur les vitres.Mon père, le visage bouleversé, regardait le feu mourir ; mamère, songeuse, plus pâle d’avoir tant parlé, avait les yeux perdusdans le vide familier. Et moi, dans cette salle à manger, à moitiébaignée d’ombre, dans cette salle, sans meubles, aux murs nus, auxfenêtres pleines de nuit, je me sentais bien seul, bien abandonné,bien triste. Du plafond, des murs, des yeux même de mes parents, unfroid tombait sur moi, qui m’enveloppait comme d’un manteau deglace, me pénétrait, me serrait le cœur. J’avais envie de pleurer.Je comparais notre intérieur claustral, renfrogné, avec celui desServière, des amis chez qui, toutes les semaines, le jeudi, nousallions dîner. Comme j’enviais l’intime et douce chaleur de cettemaison, ses tapis caressants, ses murs ornés de tenturesconsolatrices, ses portraits de famille dans des cadres ovales, sessouvenirs anciens pieusement gardés, tous ces jolis riens épars,qui étaient, chacun, un sourire, la joie constante du regard, larévélation d’une habitude chère ! Pourquoi ma mèren’était-elle pas, comme Mme Servière, gaie, vive, aimante, vêtue debelles étoffes, avec des dentelles et des fleurs à son corsage, etdes parfums dans ses cheveux roulés en torsades blondes ? Elleétait si charmante, Mme Servière, tout en elle m’attendrissaittellement, que j’aimais à m’asseoir sur les sièges qu’elle venaitde quitter, à respirer, à embrasser la place où son corps avaitreposé. Pourquoi ne faisais-je pas ainsi avec ma mère ?…Pourquoi n’étais-je pas comme Maxime et comme Jeanne, des enfantsde mon âge, qui pouvaient causer, courir, jouer dans les coins,être heureux, et qui avaient de grands livres dorés, dont le pèreexpliquait les images, au milieu des admirations et desrires ?…

Retenant des bâillements, je me tournais, meretournais sur cette exécrable Vie des Saints, qui meservait de siège, sans parvenir à trouver une position qui mecontentât. Afin d’intéresser mes oreilles à quelque bruit, mes yeuxà quelque spectacle, j’écoutais Victoire qui, derrière la porte,traînait ses sabots sur les dalles de la cuisine, remuait de lavaisselle, et je considérais le rond de lumière jaune quitremblotait, au plafond, au-dessus de la lampe.

Ce soir-là, mon père oublia d’inscrire sur sonagenda les visites et les courses qu’il avait faites, dans lajournée, chez des malades ; je remarquai aussi qu’il ne lutpoint son journal, deux choses que, dans l’ordinaire de la vie, ilaccomplissait avec une impitoyable régularité.

Pour me distraire un peu, je voulus penser àmon oncle l’abbé, dont le retour avait amené entre mes parents uneconversation d’une longueur, d’une vivacité inaccoutumées. J’étaisbien petit quand il avait quitté le pays : trois ans à peine,et pourtant je m’étonnais de ne le revoir dans mes souvenirs quecomme une chose très incertaine ; car, depuis cette époque, ilne se passait pas de jours qu’on me menaçât de mon oncle, ainsi qued’une sorte de diable noir, d’ogre terrible qui emporte les enfantsméchants. Ne m’avait-on pas raconté qu’une fois, jouant dans sonjardin de Randonnai, j’étais tombé au beau milieu d’une corbeillede tulipes et que mon oncle, furieux, m’avait cruellement fouetté,avec le martinet qui lui servait à battre ses soutanes. Etlorsqu’il s’agissait de dépeindre vigoureusement la laideurphysique ou la laideur morale de quelqu’un, mes parents nemanquaient jamais d’employer cette comparaison : « Il estlaid comme l’abbé Jules… sale comme l’abbé Jules… gourmand commel’abbé Jules… violent comme l’abbé Jules… menteur comme l’abbéJules. » Si je pleurais, ma mère, pour me faire honte,s’écriait : « Oh ! qu’il est vilain !… Ilressemble à l’abbé Jules ! » Si je commettais un acte dedésobéissance : « Continue, continue, mon garçon, tufiniras comme l’abbé Jules. » L’abbé Jules ! c’est-à-diretous les défauts, tous les vices, tous les crimes, toutes leshideurs, tout le mystère. Très souvent, le curé Sortais venait nousvoir, et, chaque fois, il demandait :

– Eh bien ? toujours pas denouvelles de l’abbé Jules ?

– Hélas ! non, monsieur le curé.

Le curé croisait alors ses mains courtes etpotelées sur son gros ventre, dodelinait de la tête d’un airnavré.

– Si c’est possible, des choses commeça !… Pourtant, hier, j’ai encore dit une messe pour lui.

– Il est peut-être mort, monsieur lecuré.

– Oh ! s’il était mort, ma petitedame, ça se saurait !…

– Ça vaudrait peut-être mieux, monsieurle curé.

– Peut-être bien, ma petite dame !La miséricorde de Dieu est si grande !… On ne sait pas !Mais c’est bien triste pour le clergé, bien triste… bien, bientriste !

– Et pour sa famille aussi, allez,monsieur le curé.

– Et pour le pays ! Et pour tout,pour tout… bien triste, pour tout !

Et le curé humait sa prise en reniflantfortement.

Je me souvenais aussi des histoires dejeunesse de l’abbé que, dans ses jours de bonne humeur, mon pèrem’avait dites, moitié scandalisé, moitié réjoui. Il les commençaitsur un ton sévère, promettait d’en tirer des morales biensenties, puis il se laissait gagner, peu à peu, par la gaîtésinistre de ces farces, et il achevait son récit, dans une quintede rires, en se tapant la cuisse. Une, entre autres, avait produitsur moi une vive impression. Quelquefois, lorsque je voyais levisage de mon père se dérider un peu, je demandais :

– Petit père, raconte mon oncle Jules etma tante Athalie.

– As-tu été bien sage, au moins ?As-tu bien appris tes leçons ?

– Oui, oui, petit père. Oh ! t’enprie, raconte.

Et mon père contait :

– Toute petite, ta pauvre tante Athalie,que nous avons perdue, hélas ! était très gourmande ; sigourmande qu’on ne pouvait laisser, à portée de sa main, aucunefriandise, qu’elle ne la dévorât. À l’office, elle chipait lesrestes des fricots ; dans les placards, elle découvrait lespots de confitures, et sauçait ses doigts dedans ; au jardin,elle mordait à même les pommes sur les espaliers, et le jardinierse désespérait, pensant que c’étaient les loirs et les autres bêtesmalfaisantes qui causaient ces ravages. Il multipliait les pièges,passait les nuits à l’affût, et ta tante se moquait de lui :« Eh bien, père François, et les loirs ? – Ah ! nem’en parlez point, mam’zelle, c’est des sorciers, ben sûr… Maisj’les pincerai, tout d’même. » Ce fut ta tante qu’il pinça. Onla punit sévèrement, parce que ce sont de vilains péchés que lagourmandise et la désobéissance. Quoiqu’elle fût espiègle – unvrai, petit diable – Athalie ne se portait pas bien. Elle toussaitbeaucoup, et l’on craignait pour sa poitrine… Afin de la guérir, tagrand’mère lui faisait boire, tous les matins, une cuilleréed’huile de foie de morue. Ça n’est pas bon, l’huile de foie demorue, et, je te l’ai dit, ta tante était gourmande. Pour ladécider, il fallait la croix et la bannière. Cependant, au bout dequelques mois, elle se trouva bien de ce régime ; les couleurslui étaient revenues, sa toux diminuait. Ce qui ne l’a pasempêchée, plus tard, de mourir d’une phtisie pulmonaire. Elle avaitdes cavernes… Quand on a des cavernes, vois-tu, il n’y a rien àfaire : il faut mourir un jour ou l’autre. Et les enfants quine sont pas sages, ont toujours des cavernes…

Pour donner sans doute à mon imagination letemps de peser ces paroles prophétiques, mon père avait l’habitudede s’arrêter un instant, à cet endroit de son récit. Il meregardait d’un air affirmatif, se mouchait longuement, et, tandisqu’un petit frisson me secouait le corps, à la pensée que moiaussi, comme ma tante Athalie, je pourrais bien avoir des cavernes,il poursuivait d’une voix joviale :

– Un matin, ton oncle Jules – il avaitdix ans, alors – entra, en chemise, chez sa sœur. D’une main, iltenait la bouteille d’huile de foie de morue, de l’autre, un sac depapier rempli de pastilles de chocolat, qu’il avait découvertes, jene sais où, au fond d’un tiroir. La pauvre petite dormait ;brutalement, il la réveilla. « Allons, bois tacuillerée ! » lui dit-il. Ta tante, d’abord,refusa : « Bois ta cuillerée, répéta Jules, et je tedonnerai une pastille de chocolat. » Il avait ouvert le sac,remuait les pastilles, en prenait des poignées qu’il lui montrait,en claquant de la langue : « C’est bon, lui disait-il,c’est fameusement bon… et il y a de la crème à la vanille… Allons,bois. » Athalie but, en faisant d’horribles grimaces.« Prends-en une autre, maintenant, dit Jules, et je tedonnerai deux pastilles, tu entends bien, deux bellespastilles. » Elle but une seconde cuillerée. « Tiens,encore celle-ci, et tu auras trois pastilles. » Elle but unetroisième cuillerée… Elle en but quatre, puis six, puis dix, puisquinze, elle but toute la bouteille… Alors ton oncle ne se tintplus de joie. Il dansa dans la chambre, agitant la bouteille vide,criant : « C’est une bonne farce… Ha ! ha !ha !… quelle bonne farce !… Et tu seras malade, etpendant deux jours, tu vomiras… Ah ! que jem’amuse ! » Ta tante Athalie pleurait, se sentait le cœurtout brouillé. Elle fut malade, en effet, très malade, faillitmourir. Pendant huit jours, elle eut la fièvre et des vomissements,et, deux semaines, elle garda le lit. Ton oncle, lui, futfouetté ; on le mit au cachot noir, mais il fut impossible delui arracher un mot de repentir. Au contraire, il ne cessait derépéter : « Elle a vomi, elle a vomi !… Ah !que je m’amuse ! »

Et mon père, éclatant de rire,concluait :

– Sacré Jules, va !

Ces particularités, incessamment renouvelées,auraient dû graver, pour toujours, les traits d’un tel oncle dansmon esprit d’enfant craintif. Mais non !… Il ne me restait delui qu’une vision confuse et changeante, à laquelle monimagination, surexcitée par les récits de ma famille, prêtait milleformes différentes et pénibles. Mon oncle l’abbé ! En merépétant ces mots, tout bas, je voyais se dresser devant moi unefigure de fantôme, hérissée, sabrée de grimaces, grotesque etterrible, tout ensemble, et je ne savais pas si je devais m’eneffrayer, ou bien en rire. Mon oncle l’abbé ! Je m’efforçaid’évoquer sa véritable physionomie, j’appelai à mon aide toutes lescirconstances graves de ma vie, desquelles elle pouvait surgir,éclatante et réelle. Ce fut en vain !… De toute la personne demon oncle, vague ainsi qu’un vieux pastel effacé, je ne retrouvaisqu’un long corps osseux, affaissé dans un fauteuil à oreillettes,avec des jambes croisées sous la soutane, des jambes maigres etsèches, aux chevilles pointues, qui se terminaient par des piedsénormes, carrés du bout, et chaussés de chaussons verts. Autour delui, des livres ; sur un mur gris, dans une chambre claire, untableau représentant des personnages à barbes rousses, penchésau-dessus d’une tête de mort. Puis, une voix, dont j’avais encoredans l’oreille le timbre désagréable, une voix sifflante depneumonique, toujours pleine de gronderies et de reproches irrités.« Polisson ! » par-ci, « polisson ! »par-là. Et c’était tout !

Je n’éprouvais pas un bien vif désir de lerevoir, comprenant, instinctivement, qu’il ne m’apporterait pas unélément nouveau d’affection ou d’amusement, certain aussi que jen’avais rien à attendre d’un mauvais parrain qui, lors de monbaptême, avait refusé de payer les dragées, d’offrir un cadeau à mamère, et ne me donnait jamais d’étrennes, à la nouvelle année, pasmême des oranges ! J’avais entendu dire également qu’il nem’aimait pas, qu’il n’aimait personne, qu’il ne respectait pas lebon Dieu, qu’il était toujours en colère ; et j’eus une serréeau cœur à l’idée qu’il me battrait peut-être, comme autrefois, avecson martinet. Cependant, je ne pouvais me défendre d’une certainecuriosité, qu’avivaient les exclamations de mon père :« Mais qu’a-t-il pu fabriquer à Paris, pendant sixans ? » Ce point d’interrogation me semblait renfermer unimpénétrable mystère ; il me faisait voir l’abbé Jules, dansun lointain obscur et grouillant, entouré de formes vagues, et selivrant à des pratiques défendues, dont je souffrais de ne pasconnaître le but… En effet, pourquoi était-il parti ?…Pourquoi ne savait-on rien de sa vie, là-bas ?… Pourquoirevenait-il ?… Quelle impression me causerait-il ? Soncorps osseux, ses jambes sèches, ses chaussons verts, la bouteilled’huile de foie de morue, les tulipes, le martinet, tout celadansait, dans ma tête, une éperdue sarabande. À la veille deretrouver cet oncle inquiétant, je ressentais la même peurattractive, qui me prenait les jours de foire, sur le seuil desménageries et des boutiques de saltimbanques. N’allais-je pas être,tout à coup, en présence d’un personnage prodigieux,incompréhensible, doué de facultés diaboliques, plus hallucinantmille fois que ce paillasse à perruque rouge, qui avalait dessabres et de l’étoupe enflammée, plus dangereux que ce nègre,mangeur d’enfants, qui montrait ses dents blanches dans un rired’ogre affamé ?… Tout le surnaturel que mon cerveau exaltéétait capable d’imaginer, je l’associai à la personne de l’abbéJules, qui, tour à tour, minuscule et géante, se dissimulait commeun insecte, entre les brins d’herbe, et soudain emplissait le ciel,plus massive, plus haute qu’une montagne… Je ne voulus pasréfléchir plus longtemps aux conséquences possibles del’installation, à Viantais, de l’abbé Jules, car la terreurs’emparait de moi, peu à peu, et mon oncle m’apparaissait,maintenant, avec un nez crochu, des yeux de braise ardente et deuxcornes effilées que son front dardait contre moi, férocement.

La lampe filait. Une âcre odeur d’huile brûléese répandait dans la salle. Mais, chose extraordinaire, personnen’y prenait garde. Mes parents étaient restés silencieux. Ma mère,immobile, les yeux vagues, le front sévère, continuait derêver ; mon père tisonnait avec rage, écrasait des charbons dubout de la pincette, fouillait la cendre, qui voletait, dans lefoyer, en flocons blanchâtres. Et le vent s’apaisait. Les arbresronflaient doucement, la pluie s’égouttait sur la terre, avec unbruit monotone. Tout à coup, dans le silence, la sonnette de lagrille sonna.

– Ce sont les Robin, dit ma mère… Montonsdans la chambre.

Elle se leva, prit la lampe, dont elle baissala mèche, et nous la suivîmes, moi heureux de me dégourdir lesjambes, mon père répétant à voix basse :

– Mais qu’a-t-il pu fabriquer àParis ?

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