Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 35NAVAJOA.

 

La soirée du jour suivant était avancée quandnous atteignîmes le pied de la sierra, à l’embouchure ducañon. Nous ne pouvions pas suivre le bord de l’eau plusloin, car il n’y avait dans le chenal ni sentier ni endroitguéable. Il fallait nécessairement franchir l’escarpement quiformait la joue méridionale de l’ouverture. Un chemin frayé àtravers des pins chétifs s’offrait à nous, et, sur les pas de notreguide, nous commençâmes l’ascension de la montagne. Après avoirgravi pendant une heure environ, en suivant une route effrayante aubord de l’abîme. Nous parvînmes à la crête ; nos yeux seportèrent vers l’est. Nous avions atteint le but de notre voyage.La ville des Navajoès était devant nous !

– Voilà ! Mira el pueblo !That’s the town ! Hourra ! s’écrièrent leschasseurs, chacun dans sa langue.

– Oh Dieu ! enfin, la voilà !murmura Séguin dont les traits exprimaient une émotionprofonde ; soyez béni ! mon Dieu ! Halte !camarades, halte !

Nous retînmes les rênes, et, immobiles sur noschevaux fatigués, nous demeurâmes les yeux tournés vers la plaine.Un magnifique panorama, magnifique sous tous les rapports,s’étalait devant nous ; l’intérêt avec lequel nous leconsidérions était encore redoublé par les circonstancesparticulières qui nous avaient amenés à en jouir. Placés àl’extrémité occidentale d’une vallée oblongue, nous la voyons sedérouler dans toute sa longueur. C’est, non pas une valléeproprement dite, bien qu’elle fût ainsi appelée par les Américainsespagnols, mais plutôt une plaine entourée de tout côtés par desmontagnes. Sa forme est elliptique. Le grand axe, ou diamètre desfoyers de cette ellipse, peut avoir dix ou douze milles delongueur ; le petit axe en a cinq ou six. La surface entièreprésente un champ de verdure dont le plan n’est coupé ni debuissons, ni de haies, ni de collines. C’est comme un lactranquille transformé en émeraude. Une ligne d’argent la traversedans toute son étendue, en courbes gracieuses, et marque le coursd’une rivière cristalline. Mais les montagnes ! Quellessauvages montagnes ! surtout celles qui bordent la vallée aunord. Ce sont des masses de granit amoncelées. Quelles convulsionsde la nature doivent avoir présidé à leur naissance ! Leuraspect présente l’idée d’une planète en proie aux douleurs del’enfantement. Des rochers énormes sont suspendus, à peine enéquilibre, au-dessus de précipices affreux. Il semble que le chocd’une plume suffirait pour occasionner la chute de ces massesgigantesques. D’effrayants abîmes montrent dans leurs profondeursde sombres défilés qu’aucun bruit ne trouble. Çà et là, des arbresnoueux, des pins et des cèdres, croissent horizontalement etpendent le long des rochers. Les branches hideuses des cactus, lefeuillage maladif des buissons de créosote, se montrent dans lesfissures, et ajoutent un trait de plus au caractère âpre et mornedu paysage. Telle est la barrière septentrionale de la vallée. Lasierra du midi présente un contraste géologique complet. Pas uneroche de granit ne se montre de ce côté. On y voit aussi desrochers amoncelés, mais blancs comme la neige. Ce sont desmontagnes de quartz laiteux. Elles sont dominées par des pics deformes diverses, nus et brillants ; d’énormes masses pendentsur les profonds abîmes : les ravins, comme les hauteurs, sontdépourvus d’arbres. La végétation qui s’y montre a tous lescaractères de la désolation. Les deux sierras convergent versl’extrémité orientale de la vallée. Du sommet que nous occupons, etqui se trouve à l’ouest, nous découvrons tout le tableau. À l’autrebout de la vallée, nous apercevons une place noire au pied de lamontagne. Nous reconnaissons une forêt de pins, mais elle est tropéloignée pour que nous puissions distinguer les arbres. La rivièresemble sortir de cette forêt, et, sur ses bords, près de la lisièredu bois, nous apercevons un ensemble de constructions pyramidalesétranges. Ce sont des maisons. C’est la ville de Navajoa !

Nos yeux s’arrêtent sur cette ville avec unevive curiosité. Nous distinguons le profil des maisons, bienqu’elles soient à près de dix milles de distance. C’est une étrangearchitecture. Quelques-unes sont séparées des autres, et ont destoits en terrasse, au-dessus desquels nous voyons flotter desbannières. L’une, grande entre toutes, présente l’apparence d’untemple. Elle est dans la plaine ouverte, hors de la ville, et, aumoyen de la lunette, nous apercevons de nombreuses formes qui semeuvent sur son sommet. Ces formes sont des êtres humains. Il y ena aussi sur les toits et les parapets des maisons pluspetites ; nous en voyons beaucoup d’autres, sur la plaine,entre la ville et nous, chassant devant eux des troupes debestiaux, de mules et de mustangs. Quelques-uns sont sur les bordsde la rivière, et nous en apercevons qui plongent dans l’eau.Plusieurs groupes de chevaux, dont les flancs arrondis accusent lebon état d’entretien, pâturent tranquillement dans la prairie. Destroupes de cygnes sauvages, d’oies et de grues bleues suivent ennageant et en voltigeant le courant sinueux de la rivière. Lesoleil baisse ; les montagnes réfléchissent des teintesd’ambre, et les cristaux quartzeux resplendissent sur les pics dela sierra méridionale. La scène est imposante par sa beauté et lesilence qui l’environne. Combien de temps s’écoulera-t-il,pensais-je, avant que ce tableau si calme soit rempli de meurtre etde pillage ?

Nous demeurons quelque temps absorbés dans lacontemplation de la vallée sans proférer un seul mot. C’est lesilence qui précède les résolutions terribles. L’esprit de mescompagnons est agité de pensées et d’émotions diverses, diversespar leur nature et par leur degré de vivacité, et différant autantles unes des autres, que le ciel diffère de l’enfer. Quelques-unesde ces émotions sont saintes. Des hommes ont le regard tendu sur laplaine, croyant ou s’imaginant distinguer, à cette distance, lestraits d’un être aimé, d’une épouse, d’une sœur, d’une fille, oupeut-être d’une personne plus tendrement chérie encore. Non ;cela ne pouvait être ; nul n’était plus profondément affectéque le père cherchant son enfant. De tous les sentiments mis en jeulà, l’amour paternel était le plus fort. Hélas ! il y avaitdes émotions d’une autre nature dans le cœur de ceux quim’entouraient, des passions terribles et impitoyables. Des regardsféroces étaient lancés sur la ville ; les uns respiraient lavengeance, les autres l’amour du pillage ; d’autres encore,vrais regards de démons, la soif du meurtre. On en avait causé àvoix basse tout le long de la route, et les hommes déçus dans leursespérances au sujet de l’or, s’entretenaient du prix deschevelures.

Sur l’ordre de Séguin, les chasseurs seretirèrent sous les arbres et tinrent précipitamment conseil.Comment devait-on s’y prendre pour s’emparer de la ville ?Nous ne pouvions pas approcher en plein jour. Les habitants nousauraient vus longtemps avant que nous eussions franchi la distance,et ils fuiraient vers la forêt. Nous perdrions ainsi tout le fruitde notre expédition. Pouvions-nous envoyer un détachement àl’extrémité orientale de la vallée pour empêcher la fuite ?Non pas à travers la plaine du moins, car les montagnes arrivaientjusqu’à son niveau, sans hauteurs intermédiaires, et sans défiléprès de leurs flancs. À quelques endroits, le rocher s’élevaitverticalement à une hauteur de Mille pieds environ. Cette idée futabandonnée. Pouvions-nous tourner la sierra du sud, et arriver parla forêt elle-même ? De cette manière, nous marchions àcouvert jusqu’auprès des maisons. Le guide, interrogé, répondit quecela était possible ; mais il fallait faire un détourd’environ 50 milles. Nous n’avions pas le temps, et nous yrenonçâmes.

Le seul plan praticable était donc de nousapprocher de la ville pendant la nuit, ou, du moins, c’était celuiqui présentait le plus de chances de succès. On s’y arrêta. Séguinne voulait pas faire une attaque de nuit, mais seulement entourerles maisons en restant à une certaine distance, et se tenir enembuscade jusqu’au matin. La retraite serait ainsi coupée, et nousserions sûrs de retrouver nos prisonniers à la lumière du jour. Leshommes s’étendirent sur le sol, et, le bras passé dans la bride deleurs chevaux, attendirent le coucher du soleil.

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