Les Mystères du peuple – Tome X

LES MYSTÈRES DU PEUPLE

TOME X

Eugène Sue

 

HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES À TRAVERS LES ÂGES

(1854)

 

Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection.

RÉSUMÉ HISTORIQUE

(1452-1534).

Mon aïeul, MAHIET LEBRENN, l’Avocat d’armes, de retour à Vau couleurs, est mort le 17 juin 1432, huit ans après mon père.

Moi, Allan Lebrenn, j’ai joint aux reliques de notre famille la LÉGENDE DE JEANNE D’ARC et le COUTEAU DE BOUCHER qui a servi à façonner la croix que l’héroïne des Gaules pressa sur ses lèvres durant l’agonie de son martyre ; ma vie n’ayant offert aucun incident digne d’être rapporté, je consigne à la suite de la légende de Jeanne D’arc le récit sommaire des faits qui se sont passés en Gaule jusqu’à cette année 1461 (soixante-deuxième année de mon âge), selon que je les ai entendu raconter.

Avant de commencer ce récit, je note ici une découverte qui date, dit-on, de l’an 1435, ou 1436 ; elle doit avoir un jour pour l’instruction et l’affranchissement de l’humanité des résultats incalculables. JEAN GUTENBERG, né à Strasbourg vers 1400, et plus tard établi à Mayence, où il s’est associé avec le libraire FAUST et SCHŒFFER l’orfèvre, a trouvé le moyen de remplacer les livres écrits à la main par des livres imprimés, au moyen des caractères de l’alphabet fabriqués et fondus en métal, par le même procédé que les monnaies. Sur ces caractères mobiles, mais maintenus alignés dans des cadres et imbibés d’une couche d’encre, l’on applique une feuille de papier humide ; puis, à l’aide d’un instrument appelé presse, dont le pressoir des vignerons a donné l’idée première, l’on obtient sur le papier l’empreinte, l’impression des caractères. L’on peut de la sorte, en un mois, reproduire presque à l’infini le même ouvrage, tandis que du temps de notre aïeul Lebrenn le libraire, et récemment encore, un copiste passait souvent plusieurs années à écrire un livre, qui restait unique et dont le prix demeurait si élevé, qu’un très-petit nombre de seigneurs ou de personnages très-riches possédaient des livres ; aussi l’ignorance était-elle et est-elle encore générale, tandis que l’imprimerie, se répandant de plus en plus, rendra le savoir aussi universel que l’est à cette heure l’ignorance, cause première du malheur et de l’asservissement des peuples. Mais cette invention, « L’IMPRIMERIE, » a porté un coup mortel aux artisans qui, comme mon fils Stéphane, s’occupaient de l’écriture et de l’enluminure des livres. Mon fils, aujourd’hui âgé de vingt ans, après avoir commencé à peindre, comme moi, des vitraux, s’était adonné au coloriage des manuscrits ; mais depuis la découverte due au génie de Gutenberg, leur nombre diminue de jour en jour. Un parent de ma femme, Jean Saurin, maître imprimeur à Paris, se trouve en ce moment de passage ici, à Vau couleurs, se rendant auprès du duc de Lorraine, afin de lui porter quelques livres récemment imprimés. Jean Saurin m’a proposé de prendre en apprentissage mon fils Stéphane, et de faire de lui un artisan d’imprimerie, puisque son métier d’écrivain de manuscrits est à peu près ruiné ; il m’en coûterait beaucoup de me séparer de mon cher fils, et j’ai ajourné la réponse que je dois donner à maître Jean Saurin jusqu’à son retour de Lorraine.

Ceci dit, je commence le récit sommaire des faits accomplis depuis 1431, époque du supplice de Jeanne D’arc, jusqu’à la mort de Charles VII, arrivée en cette année 1461.

Les bourreaux de la Pucelle d’Orléans espéraient qu’après son martyre les Anglais, délivrés des craintes superstitieuses qu’elle leur inspirait, vengeraient leurs défaites passées, raffermiraient leur domination, si profondément ébranlée en Gaule. Il n’en fut rien ; l’élan était donné, le sentiment patriotique réveillé par les victoires de la guerrière. Sa condamnation au feu pour crime de sorcellerie et d’hérésie la rendit pendant longtemps, il est vrai, un objet d’horreur pour la multitude, selon les infernales prévisions de ses meurtriers ; mais la haine des Anglais devint de plus en plus ardente et vivace au cœur des Français. Les ténébreuses machinations de Georges de La Trémouille et de ses complices, plus tard mises à jour, déchaînèrent contre lui l’indignation publique. Le connétable de Richemont, habile homme de guerre, ennemi personnel de La Trémouille, le fit attaquer à coups d’épée ; laissé pour mort, l’ancien favori de Charles VII fut exilé par ce roi, aussi insoucieux de la chute de ses courtisans que de leur toute-puissante influence sur les affaires de l’État. La disgrâce de La Trémouille, secret allié de l’étranger, les divisions du cardinal de Winchester et du duc de Glocester, oncle du roi Henri VI, encore enfant, paralysèrent les derniers efforts des troupes d’Angleterre ; elles ne recevaient plus ni renforts, ni argent, pouvaient à peine se tenir sur la défensive, ayant à lutter contre la valeureuse activité du connétable de Richemont. L’esprit national, ressuscité à la voix de Jeanne D’arc, prenait chaque jour un nouvel essor. En 1433, deux conspirations se trament à Paris afin d’en chasser les Anglais et d’y introduire des troupes françaises commandées par les capitaines de Charles VII. Le duc de Bourgogne, depuis si longtemps allié de l’Angleterre, cède aux habiles suggestions du connétable de Richemont, nouveau conseiller de Charles VII, et consent à conclure à Nevers, au mois de janvier 1435, une trêve avec la France ; cette trêve réduisait presque les Anglais à l’inaction, en leur enlevant l’appui des Bourguignons. La chute de La Trémouille permit à d’honnêtes gens, douloureusement indignés des maux de la France, de se grouper autour de Charles VII. Insoucieux du mal et du bien, ne songeant qu’à se livrer sans contrainte à son indolence, à ses plaisirs, il abandonna aussi facilement la direction de l’État à ces honnêtes gens qu’il l’avait abandonnée au traître La Trémouille. Ces conseillers bourgeois (car ils sortaient de la bourgeoisie ceux qui poursuivirent l’œuvre de délivrance commencée par la vierge plébéienne), ces conseillers se nommaient : Jouvenel, chancelier de France ; les frères Bureau, dont l’un fut maître de l’artillerie ; Guillaume Cousinot et l’argentier Jacques Cœur ; ce dernier, fils d’un mercier de Bourges, devait être, ainsi que Jeanne D’arc, victime de la honteuse ingratitude de Charles VII. Le hasard voulut que ce prince eût alors pour maîtresse Agnès Sorel ; cette jeune femme, contre les habitudes des courtisanes de son espèce, soutint de tout son pouvoir les hommes de bien dont se composait le conseil royal. Jacques Cœur devait à son négoce avec l’Orient et l’Italie une fortune énorme ; il apporta de l’ordre dans les finances, mit terme à la scandaleuse falsification des monnaies, qui rendait presque impossibles les transactions commerciales. Bureau, chargé de la direction de l’artillerie, organisa cette arme sur un pied formidable. Le connétable de Richemont, grand capitaine, mais jusqu’alors éloigné du commandement des armées par la jalousie de La Trémouille, battit les Anglais en plusieurs rencontres ; enfin, grâce à ses habiles négociations avec le duc de Bourgogne, celui-ci, en retour d’immenses concessions de territoire, rompit complètement avec l’Angleterre, et contracta une alliance avec Charles VII. Ce pacte terminait la guerre civile des Armagnacs et des Bourguignons, qui, depuis le commencement du siècle, désolait la Gaule ; ce pacte, enfin, réalisait tardivement la généreuse pensée de Jeanne D’arc, qui, le jour du sacre de Charles VII à Reims, écrivait au duc de Bourgogne cette touchante lettre où elle le suppliait de mettre fin à des luttes homicides. Ce traité de paix, signé à Arras le 21 septembre 1435, fut accueilli par la France avec une joie universelle ; on espérait voir bientôt cesser les maux d’une guerre séculaire. En effet, les Anglais, privés du puissant appui des Bourguignons, restaient seuls en présence d’un peuple résolu de briser leur joug. L’année suivante (1436), Paris ouvrit ses portes au connétable de Richemont, promettant, au nom de Charles VII, clémence et oubli pour le passé, ainsi que l’avait conseillé Jeanne D’arc au royal couard, lorsqu’elle tentait en vain de l’entraîner aux portes de Paris, certaine qu’à sa vue les Parisiens, impatients de la domination étrangère et assurés de la clémence de Charles VII, le recevraient dans leurs murs. La reddition de Paris fut le signal de la complète expulsion des Anglais ; leurs terribles guerres civiles de la Rose blanche et de la Rose rouge, en divisant, épuisant leurs forces, permirent au connétable de reprendre toutes les provinces conquises par eux ; et enfin, en cette année 1450 (dit un chroniqueur de ce temps-ci), « furent réduits en l’obéissance du roi de France les duchés de Normandie et de Guyenne, et généralement tout le royaume, excepté les villes de Calais et de Guines, qui demeurèrent seules aux Anglais. »

Ainsi fut accomplie l’œuvre de délivrance entreprise par Jeanne D’arc. Peu à peu, l’horreur qu’elle inspirait depuis sa condamnation pour crime d’hérésie et de sorcellerie s’effaça ; l’instinct des peuples leur disait enfin que la vaillante initiative de l’héroïne plébéienne avait sauvé la Gaule… Sa voix patriotique avait pu seule arracher les populations à leur funeste léthargie ; seule elle avait pu démoraliser les Anglais par ses victoires, succédant à tant de honteuses défaites. Bientôt, à cette pensée, que la libératrice du pays était morte sur un bûcher, l’opinion publique se révolta, un immense cri d’indignation retentit d’un bout à l’autre de la France, demandant la réhabilitation de la mémoire de la Pucelle et la flétrissure de ses bourreaux. Ce cri puissant émut Charles VII, malgré son insouciance et sa crasse ingratitude ; puis, ainsi que tant de débauchés, il devenait dévot en vieillissant, sans pour cela renoncer à la débauche ; car, à la mort d’Agnès Sorel, sa nièce, Antoinette de Villequier, l’avait remplacée dans le lit du roi. Celui-ci, d’ailleurs, ne se bornait point à ces seules amours ; mais tout en marchant de son mieux sur les traces du grand Salomon, le bon sire se disait, après tout, que la mémoire de Jeanne D’arc demeurant entachée d’hérésie et de sorcellerie, il restait constant qu’il devait sa couronne aux maléfices d’une sorcière ; il voyait à ceci un grand péril pour son âme. Obéissant donc, non moins au cri public qu’à une vague terreur superstitieuse, il ordonna une enquête sur le procès de la Pucelle. L’Église infaillible prononçant des condamnations infaillibles, il fallait l’amener à se déjuger, à s’avouer coupable d’une horrible iniquité, d’un exécrable meurtre ecclésiastique ; aussi, l’Église refusa longtemps d’accorder la révision du procès de l’héroïne, et pendant cinq ans (de 1450 à 1455) Rome opposa sa force d’inertie aux requêtes incessantes du conseil de Charles VII, poussé surtout dans cette voie honorable par Jacques Cœur, de qui la loyauté plébéienne voulait à tout prix la réhabilitation de l’innocente victime des gens de cour, des gens de guerre, des gens d’Église et de l’ingratitude royale, ainsi que disait notre aïeul l’Avocat d’armes… Pauvre Jacques Cœur ! en plaidant la cause de Jeanne, il ignorait plaider la sienne ; car lui aussi devait être la victime des courtisans et de la royauté. Cependant l’on triompha du mauvais vouloir obstiné de la cour de Rome au sujet de la révision du procès de la Pucelle. On menaça le pape d’évoquer l’affaire malgré lui et sans son concours ; on lui fit sentir que le roi très-chrétien, pour qui les évêques chantaient chaque jour Domine salvum, ne pouvait passer plus longtemps aux yeux de ses peuples pour le complice d’une magicienne. Enfin, au bout de cinq ans de négociations, un arrêt fut rendu à Rouen, le 1er juin 1456 ; cet arrêt portait en substance : « que Jeanne, que Dieu absolve, était déclarée n’avoir encouru aucune tache d’infamie, et reconnue innocente de crimes et de péché. »

Charles VII, comme s’il eût rougi de payer si tardivement, si honteusement, cette dette de reconnaissance envers la libératrice de la Gaule, se montrait presque au même instant d’une ingratitude et d’une cupidité atroce envers l’un des hommes qui avaient le plus contribué à la prospérité du pays ; en un mot, Charles VII entreprit de dépouiller Jacques Cœur de ses immenses richesses, honnêtement acquises et dues à sa prodigieuse intelligence du négoce. L’heure de cette pillerie était propice. Au conseil royal, d’abord composé de bourgeois probes, intelligents, dévoués au bien public, succédait un assemblage de gens de cour, et parmi eux, le fils de La Trémouille, digne héritier de son père. Ce conseil prêta les mains à cette abominable spoliation, assuré d’avoir largement part à la curée. Antoinette de Villequier et son mari, qui vivait grassement de l’adultère de sa femme, furent des plus âpres à cette convoitise. Les trésors de Jacques Cœur étaient considérables ; il faisait le plus noble usage de sa fortune. Comme les Médicis, en Italie, il encourageait les arts avec une rare intelligence du beau ; il avait fait bâtir à Bourges, sa ville natale, un palais, chef-d’œuvre d’architecture, orné de tableaux et de statues d’un grand prix. Un pareil luxe déployé par un misérable bourgeois, fils d’un mercier, révoltait d’autant plus les gens de cour, que presque tous devaient à l’argentier Jacques Cœur de grosses sommes généreusement prêtées ; ces vautours de palais, comptant aussi sur la curée, ou tout du moins se soustraire au payement de leurs dettes, entrèrent dans la ligue formée contre l’argentier. Parmi ceux-là, citons d’abord un soudard coupable de crimes sans nombre, féroce émule de Gaucourt, et fort dans les bonnes grâces du roi : le comte de Dammartin ; puis le fils de La Trémouille, les sires de La Fayette et de Cadillac, principaux débiteurs de Jacques Cœur. Ils commencèrent par répandre le bruit qu’il avait empoisonné Agnès Sorel ; puis, lorsque cette calomnie, aussi atroce qu’insensée, eut pris quelque consistance, une femme de la cour, Jeanne de Vendôme, de qui le mari comptait au nombre des principaux débiteurs de l’argentier, l’accusa formellement auprès de Charles VII de l’empoisonnement d’Agnès Sorel. Chacun la savait morte des suites d’une couche malheureuse, chacun connaissait aussi son estime, son affection pour Jacques Cœur, choisi par elle exécuteur de ses volontés dernières ; mais les gens de cour espéraient, grâce à cette accusation monstrueuse, déchaîner l’opinion publique contre l’argentier, universellement affectionné. L’intérêt qu’il inspirait aux gens de bien eût peut-être résisté à toute autre accusation ; mais comment ne pas maudire un empoisonneur ? Et le public, ignorant ce dont sont capables courtisans et royauté, de se dire dans sa simplicité : – « L’on n’oserait sans preuves, ou du moins sans de graves soupçons, articuler une si énorme accusation. » – Jacques Cœur, arrêté à Taillebourg, le 31 juillet 1451, comme empoisonneur, vit, même avant l’instruction de son procès, ses domaines mis sous la main du roi. Toutes les sommes saisies dans les coffres de l’argentier furent portées à Charles VII ; il s’adjugea d’abord cent mille écus d’or et fit largesses du surplus à sa maîtresse Antoinette de Villequier, à son honnête mari, à Dammartin, à La Trémouille, à La Fayette, à Gouffier et autres nobles barons, déjà débiteurs de la victime ; après quoi, l’on s’avisa de son procès, chose secondaire, le pillage des biens de l’accusé étant le principal. Mais pourriez-vous croire, fils de Joël, à tant d’audace dans l’iniquité ? Ce Gouffier, ce Dammartin, enrichis des dépouilles de l’argentier, présidèrent la commission chargée de le condamner ! Cependant, la prévention d’empoisonnement fut écartée ; les juges, malgré leur indignité, n’osèrent récuser le témoignage formel du médecin d’Agnès Sorel, qui prouva la véritable cause de sa mort ; ils accusèrent alors Jacques Cœur d’avoir voulu soulever le dauphin Louis contre son père Charles VII ; cette accusation tomba comme la première. Il fallait cependant condamner l’homme de qui l’on s’était à l’avance partagé les dépouilles ; on imagina d’autres griefs. On lui reprocha d’avoir appauvri la France en exportant du cuivre et de l’argent chez les Sarrasins ; – d’avoir altéré les monnaies à son profit ; – d’avoir commis des exactions en Languedoc. – Or, si Jacques Cœur exportait de l’argent et du cuivre pour les nécessités de son commerce, il importait de l’or en échange de ces métaux. – Loin de s’être prêté à l’altération des monnaies, indigné de cette infâme volerie, dont les rois de France tirèrent si longtemps d’énormes lucres, ce fut lui, au contraire, qui, par de sévères édits, mit un terme à ces manœuvres. – Enfin, au lieu de commettre des exactions en Languedoc, l’argentier avait puissamment enrichi cette province industrieuse, en offrant de nouveaux et immenses débouchés à son négoce avec les Levantins. – Jacques Cœur, fort de son bon droit, de sa conscience, voulut se défendre contre ces absurdes calomnies ; on lui refusa le droit d’en appeler à une foule de gens de bien dont il invoquait les dépositions. Il demanda que l’on prît connaissance de ses livres de commerce ; ils étaient, disait-on, brûlés. En un mot, tout moyen de justification lui fut interdit, et après deux années d’une cruelle captivité, convaincu (selon ses ennemis) de concussion, de crime de lèse-majesté et autres forfaits, il fut condamné à perdre la tête, on confisqua tous ses biens, sur lesquels Charles VII s’adjugea encore quatre cent mille écus à titre de restitution ! après quoi ce bon sire poussa la clémence jusqu’à commuer la peine capitale infligée au condamné en un bannissement éternel. Jacques Cœur, blessé à mort par l’exécrable ingratitude de Charles VII, termina ses jours dans l’île de Chio peu de temps après son exil. Perte doublement funeste ; car les finances, sagement ordonnées par l’argentier, recommencèrent d’être en proie aux dilapidations de la cour. Afin de combler le gouffre de ses prodigalités, Charles VII eut recours à des impôts écrasants ; ils parurent d’autant plus odieux que, grâce à la sagesse de l’administration de Jacques Cœur, les taxes étaient devenues plus modérées. La Guyenne, après l’expulsion des Anglais, avait obtenu de Charles VII la promesse qu’il n’exigerait ni nouveaux impôts, ni levées d’hommes de guerre, sans l’aveu de l’assemblée provinciale ; mais à bout de ressources, ce prince frappe, malgré ses promesses, une taxe de deux cent mille écus sur la Guyenne. Bordeaux, capitale de cette province, et d’autres villes révoltées contre les nouveaux édits, qui ruinaient le pays et lui enlevaient sa population la plus valide, demandent, dans leur rébellion, secours à l’Angleterre ; ses vaisseaux entrent à Bordeaux, y débarquent des troupes sous les ordres du vieux Talbot, jadis battu par Jeanne D’arc. La Guyenne, en haine des exactions de la royauté française, se donne aux Anglais ; mais après une année de guerres désastreuses, ils sont contraints (fin 1453) de quitter cette province. Charles VII continue, par ses folles prodigalités, d’épuiser les ressources de ses peuples ; son ardeur pour la débauche augmente avec l’âge. Sa maîtresse Antoinette de Villequier, toujours entourée de belles damoiselles d’honneur, les prostituait à son royal amant ; de bons courtisans lui vendaient leurs filles ou leurs femmes, ainsi que le sire de Villequier lui avait vendu la sienne. Malgré le redoublement de ses excès et de sa crasse insouciance, Charles VII, en vieillissant, éprouvait de sinistres appréhensions au sujet de son fils, le dauphin Louis. Ce prince, rusé, perfide, d’une cruauté sournoise, moitié tigre, moitié renard, vivant retiré dans son apanage du Dauphiné, s’y comportait en souverain indépendant, comme un deuxième roi de France ; en cette qualité, il accablait d’impôts les Dauphinois. Ils se plaignent à Charles VII ; il enjoint à son fils d’alléger les taxes, ou du moins d’en partager avec lui les profits. Louis reste sourd à cette cupidité ; alors son père lui signifie l’ordre de revenir auprès de lui, l’avertissant qu’en cas de refus, il irait paternellement le chercher à la tête d’une armée. Louis, malgré cette menaçante invitation, ne bouge de son Dauphiné, sachant de reste l’aversion qu’il inspirait à Charles VII, et craignant de périr à la cour par le fer ou le poison ; très-superstitieux d’ailleurs, il faisait offrande sur offrande à ses bonnes saintes, Notre-Dame de Cléry ou Notre-Dame d’Embrun, afin de détourner de lui le courroux de son père ; mais, en homme avisé, ne se fiant pas seulement à ses patenôtres, il rassemble le ban et l’arrière-ban de sa province, afin de repousser l’armée de Charles VII. Le comte de Dammartin, soudard féroce, coupable et capable de tous les crimes, entre en Dauphiné à la tête d’une forte avant-garde ; Louis recule devant les chances d’une bataille, se réfugie en Bourgogne, après de son bel oncle le duc Philippe, et Charles VII pressure à son gré l’apanage de son fils. Celui-ci réclame sa part des impôts, il est traité de rebelle et, pour se venger, tente d’entraîner le duc de Bourgogne dans une nouvelle guerre contre la France ; n’y pouvant parvenir, il se console en jetant le trouble et la discorde dans la cour de son hôte. Ainsi se réalisent les prévisions de Charles VII, qui, connaissant son fils, disait : « Mon cousin de Bourgogne ne sait ce qu’il fait ; en accueillant le dauphin, il nourrit le renard qui mangera ses poules… »

L’expulsion des Anglais, les fermes et sages mesures prises d’abord par les conseillers de Charles VII, alors que Jacques Cœur faisait partie de cette réunion de bourgeois animés de l’amour du bien public, avaient à peu près rétabli l’ordre dans le royaume ; mais plusieurs princes de la famille de Charles VII, ne pouvant plus, comme par le passé, rançonner, piller, à la tête de leurs bandes mercenaires, les populations abandonnées à la merci du premier brigand, trouvèrent gênante, déplaisante, la paix momentanée qui mettait terme à tant de maux. Puis, Charles VII, suzerain de ces princes, les traitait en grands vassaux ; il s’attribuait la plus grosse part des taxes levées dans leurs provinces. Cet état de choses leur fut intolérable, ils entreprirent de livrer à nouveau la Gaule à tous les désastres de la guerre civile et étrangère, dans l’espoir de se rendre indépendants de la couronne, et se préparèrent à une révolte ouverte. Le duc d’Alençon, autrefois compagnon d’armes de Jeanne D’arc, noua un complot avec les Anglais, leur promettant de leur livrer les forteresses de sa duché de Normandie, à la condition d’être reconnu duc souverain de cette contrée. Charles VII, instruit à temps des desseins du duc d’Alençon, le fit arrêter, juger, condamner à mort, et mit, selon sa coutume, la main sur les domaines du condamné. Un autre prince de sang, Jean d’Armagnac, traitait en même temps de son côté avec l’Espagne contre la France. Ce duc d’Armagnac, scélérat souillé de tous les forfaits, s’opiniâtrait à épouser sa sœur Isabelle, dont il avait déjà trois enfants, demandant au pape Calixte III une dispense pour son abominable mariage ; un saint évêque (celui de Lectoure) partit pour Rome, afin de négocier cette monstruosité auprès du saint-père ; mais en attendant le retour de l’évêque, Jean d’Armagnac fit bénir son incestueuse union par son chapelain. Le scandale fut immense ; Charles VII fit poursuivre le duc Jean ; il se retira en Castille, frappé d’un bannissement perpétuel, et perdit ses apanages. Charles VII, épouvanté de trouver tant de traîtres dans sa royale famille, se défiant de plus en plus de son fils Louis, le soupçonnant de machiner avec son bel oncle, Philippe de Bourgogne, quelque complot contre la France, peut-être même quelque trame parricide, le fit sommer de revenir à la cour, afin d’avoir du moins le dauphin en son pouvoir ; mais celui-ci, redoutant, détestant autant son père que son père le redoutait, le détestait, resta en Bourgogne. Charles VII, dans sa colère, voulait déshériter Louis et laisser la couronne à son puîné, Charles, duc d’Orléans ; cette dérogation à la loi salique risquant de bouleverser le royaume, Charles VII abandonna ces desseins. Bientôt, soit qu’il eût hérité de la folie de son père Charles VI, soit que les excès eussent affaibli sa raison, il se persuada que son fils Louis voulait l’empoisonner, et que parmi ses courtisans et ses serviteurs les plus intimes se trouvait le meurtrier ; dès lors, l’esprit de Charles VII s’égara complètement ; de crainte d’accepter quelque breuvage ou quelque nourriture empoisonnée, il refusa obstinément de boire ou de manger. Son agonie, causée par les tortures de la faim et de la soif, fut lente, horrible… enfin il est mort le 22 juillet de cette année-ci (1461), à l’âge de cinquante-huit ans, après un règne de trente-neuf ans.

Il est une justice au ciel, fils de Joël ! JEANNE D’ARC et JACQUES CŒUR sont vengés !…

*

* *

Moi, Allan, fils d’Étienne et petit-fils de Mahiet LEBRENN, l’Avocat d’armes, j’ai achevé d’écrire ce qui précède ce aujourd’hui, neuvième jour du mois d’août 1461, dans la soixante-deuxième année de mon âge. Je te lègue les reliques et les légendes de notre famille, à toi, mon fils Stéphane LEBRENN, afin que tu transmettes ce legs à notre descendance. Tu inscriras dans nos annales les événements de ta vie qui pourraient offrir quelque enseignement à notre lignée.

Peut-être, si tu mourais sans enfants ou sans parents dignes d’hériter de notre légende, devrais-tu la léguer à un ami éprouvé, à la condition de la faire imprimer. Mon aïeul Mahiet me l’a dit souvent : L’histoire de notre obscure famille plébéienne est l’histoire de notre race, à nous Gaulois asservis, depuis la conquête franque. Ce livre ainsi reproduit, répandu, grâce à la nouvelle et prodigieuse découverte de l’imprimerie, serait peut-être de quelque utilité pour nos frères du peuple. Mais si tu revis dans des enfants, ô mon Stéphan, transmets-leur pieusement notre chronique, ainsi que je te la transmets.

*

* *

Allan Lebrenn est mort à Vaucouleurs, le 11 décembre de l’année 1461, quelques mois après avoir sommairement retracé dans les lignes précédentes les principaux événements de la fin du règne de Charles VII (depuis la mort de notre aïeul Mahiet -l’Avocat d’armes).

Moi, Christian Lebrenn, petit-fils de Stéphan, j’ai lu dernièrement dans une chronique contemporaine, dont l’auteur se nomme JACQUES DUCLERC, le portrait suivant de Charles VII (liv. XXIX, p 231) ; je le joins à notre légende à l’appui du jugement porté par Allan Lebrenn sur ce misérable roi qui abandonna Jeanne D’arc aux fureurs de l’Inquisition et causa la mort de Jacques Cœur, après l’avoir dépouillé :

« … Icelui, le roi Charles VII, menait très-sainte vie et disait ses heures canoniaux ; et quoiqu’il se continuât au service de Dieu, lorsque la belle Agnès fut morte, le roi s’enamoura de la nièce de ladite Agnès, mariée au seigneur de Villequier. Elle était aussi belle que sa tante, et son mari se tenait avec elle à la cour ; elle avait toujours cinq à six damoiselles des plus belles de France et de petite condition, lesquelles suivaient ledit roi Charles partout où il allait. Madame de Villequier se fit céder par ses parents Blanche de Rebreuve, pour la bailler au roi, bien que celle-ci protestât en pleurant qu’elle aurait mieux aimé conserver sa vertu, dût-elle seulement vivre de pain et d’eau claire ; mais bientôt elle se consola et partagea les faveurs du roi avec la dame de Villequier et ses demoiselles suivantes. »

Le même Jacques Duclerc (Liv. XXIX, p. 222), parlant des mœurs des prêtres de son temps, disait :

« …… Il est vrai d’assurer que le plus grand nombre des gens d’église, en ce temps-ci et auparavant, étaient si dissolus au péché de luxure et avarice, ambitions et délices mondaines, que ce serait pitié à les mettre par écrit ; et aussi bien les grands comme prélats et autres que les pauvres prêtres et ordres mendiants. Ces désordres du clergé irritèrent profondément les gens de bien ; mais l’Inquisition veillait, et tous ceux qui osaient hautement blâmer ces scandales étaient accusés d’hérésie, d’affiliation aux Vaudois, descendants des Albigeois, puis arrêtés et soumis à des tortures épouvantables, jusqu’à ce qu’ils eussent confessé leur hérésie. La plupart confessaient par terreur ; grand nombre de ces malheureux furent suppliciés à Arras en 1460. L’un d’entre eux, échevin d’Arras, l’un des hommes les plus honorables de la ville, après avoir été souventefois torturé, déclara, au moment de périr sur l’échafaud (toujours selon Jacques Duclerc, liv. XIV, p. 67), que tous ceux qu’il avait accusé d’être Vaudois, dont aucuns étaient là présents, échevins et autres, ne l’étaient point ; il ajouta que ce qu’il avait dit, écrit et confessé là-dessus, il l’avait dit, écrit ou confessé par la force de la torture, et qu’autant de gens qu’il connaissait, il les avait tous nommés, et si plus il en eût connu, plus il en aurait nommés, pour faire cesser la torture qui brisait ses membres tandis que l’on approchait de la plante de ses pieds des flambeaux de cire bien allumés et bien ardents. »

Ceci se passait, fils de Joël, à la fin du règne de Charles VII, ce dévot qui disait ses heures canoniaux et menait très-sainte vie (dit ici le chroniqueur), en ayant un sérail comme le sultan des Turcs.

*

* *

Moi, Christian Lebrenn, fils de Mélar et petit-fils de Stéphan Lebrenn, qui eut pour père Allan et pour aïeul Mahiet- l’Avocat d’armes, témoin du supplice de Jeanne D’arc à Rouen, je veux, avant d’ajouter une nouvelle légende et une nouvelle relique à celles de notre famille, relater sommairement ici les principaux événements des règnes de Louis XI, de Charles VIII et de Louis XII ; j’y ajouterai ce qui s’est passé de plus important sous la royauté de François Ier jusqu’à l’année 1534, où commence le récit écrit par moi. Mon grand-père avait laissé à mon père, et mon père m’a laissé cette lacune à remplir ; à l’aide de quelques notes, j’ai complété ces renseignements par des informations prises à Paris auprès de personnes très-bien instruites de l’histoire du dernier siècle et de celui-ci, entre autres MM. Henri et Robert ESTIENNE, grands érudits, célèbres imprimeurs chez qui mon père, moi et mon fils aîné, nous avons été employés en qualité d’artisans d’imprimerie.

*

* *

Le 22 juillet de l’an 1461, Louis XI, fils de Charles VII et de Marie d’Anjou, né à Bourges le 3 juillet 1423, monta sur le trône. Autant son père s’était montré indolent, peu soucieux des affaires de l’État, abandonnées à ses conseillers ou à ses favoris, autant Louis XI se montrait actif, jaloux de sa puissance ; il n’aimait personne, se méfiait de tout le monde. Froidement calculateur, ne ressentant ni pitié, ni colère, ni affection, ni entraînement, il se bornait à faire le mal nécessaire à la réussite de ses projets ; en ce cas, il allait jusqu’aux plus terribles extrémités. Plein de défiance, de mépris pour les hommes, comptant uniquement sur les ténébreuses ressources de son esprit astucieux, subtil et tenace, il voulut tout accomplir par lui-même, et se passer de conseillers ; il voyait en eux des traîtres ou des incapables. Son modèle était Pierre Sforza, devenu tyran de Lombardie par la fourberie, l’audace, la trahison et d’implacables cruautés ; Louis XI n’avait point à usurper un trône, mais à défendre le sien de l’envahissement des princes du sang et des grandes seigneuries. À ce but il marcha droit, résolu de l’atteindre par tous les moyens, depuis la flatterie qui séduit, la ruse qui divise, jusqu’au meurtre qui vous débarrasse d’un ennemi redoutable.

Louis XI apprend la mort de son père ; sans dissimuler sa joie parricide, il quitte aussitôt la cour du duc Philippe de Bourgogne et va se faire sacrer à Reims. Une seule idée le préoccupe tout d’abord : détruire la puissance des princes du sang, des grands vassaux, éternels rivaux de la royauté, et achever ainsi l’œuvre commencée par Charles VII. Les maisons princières de France, depuis l’expulsion des Anglais, semblaient devenues presque aussi indépendantes de la couronne qu’au beau temps de la féodalité ; les comtes d’Albret, de Foix, d’Armagnac, les ducs de Bretagne, de Bourgogne et d’Anjou, souverains dans leurs provinces, reconnaissaient à peine la suzeraineté du roi de France, accablaient d’impôts les villes et les campagnes. Louis XI, despote cupide, entreprit de rester seul maître, seul exacteur de ses peuples. Habile et dissimulé, il feignit d’abord de s’appuyer sur les bourgeoisies, connaissant leur haine invétérée contre les seigneuries ; il affecta de s’entourer de petites gens. Sobre, avare, ennemi du luxe des cours, parce que la royauté payait toujours ce luxe, n’ayant qu’une passion : la chasse ; sordide dans ses vêtements, vêtu d’une casaque grise, coiffé d’un vieux chapeau orné de reliques de plomb, chaussé de gros houseaux de voyage, il plut d’abord aux bonnes gens par sa simplicité goguenarde et familière ; il voulait, disait-il, rendre aux villes leurs franchises, abolir les taxes les plus pesantes. En effet, il sembla tout d’abord fidèle à ses promesses, à en juger du moins d’après sa parcimonie : à la cour, plus de fêtes, plus de tournois, plus de mascarades, plus de festins somptueux, plus de galas ; Louis XI préférait consacrer à l’entretien d’une compagnie de cent lances la somme qu’il eût dépensée en un seul jour de liesse. Les courtisans, habitués aux prodigalités de Charles VII, à faire chère lie dans le palais royal, se montrèrent déconvenus et courroucés de l’avarice, de la bassesse de ce roi : ne prenait-il pas pour chambellan son barbier Olivier-le-Diable, et pour compère Tristan-l’Hermite, prévôt des bourreaux. Les princes du sang, les grands vassaux, instruits des projets de Louis XI à leur égard, n’attendirent pas d’être frappés ; ils se liguèrent avec la noblesse, ayant à leur tête Charles-le-Téméraire, fils du duc de Bourgogne, ancien hôte de Louis XI.

Jean de Calabre, le duc de Bourbon, le duc de Nemours, le comte d’Armagnac, le duc de Bretagne, le sire d’Albret, et enfin le duc de Berry, frère du roi, étaient les principaux moteurs de cette ligue, qu’ils appelaient LIGUE DU BIEN PUBLIC, afin de donner à croire au peuple qu’ils se liguaient dans son intérêt. Les révoltés levèrent une armée de plus de cent mille hommes ; ils voulaient réduire Louis XI à la royauté de l’Île-de-France, et le forcer de les reconnaître princes souverains indépendants de la couronne. Le rusé sire opposa bientôt à la ligue des seigneuries la ligue des bourgeoisies ; il abolit d’un trait dans toutes les villes tailles, gabelles, aides, taxes et surtaxes ; il rendit aux communes leurs franchises ; il se déclara le très-cher ami et bon compère des bourgeois et du populaire. Les simples ajoutèrent foi à la sincérité de ces actes ; Paris s’enthousiasma du roi réformateur. N’accordait-il pas de son plein gré les réformes poursuivies d’âge en âge, avant Marcel, par les communes, et depuis lui, par les Maillotins et les Cabochiens ? Paris fournit vingt mille hommes à Louis XI pour l’aider à combattre la Ligue du Bien public… Et ici, fils de Joel, remarquez quel progrès accompli à travers les siècles : les seigneuries, les princes du sang, n’osent avouer ouvertement que leur orgueil et leur cupidité sont les mobiles de leur révolte ; pour lui créer des partisans, ils sont obligés de la colorer du prétexte du bien public. La guerre civile éclate ; et après la sanglante bataille de Montlhéry (1465), Louis XI, forcé de traiter avec les princes coalisés, leur accorde toutes leurs demandes, secrètement résolu de ne tenir aucune de ses promesses. Dissoudre la ligue en satisfaisant ses chefs, afin de pouvoir ensuite triompher d’eux isolément, tel était son but ; il cède donc au duc de Berry, son frère, la Normandie en apanage ; à Charles-le-Téméraire, une partie de la Picardie ; enfin, il accorde libéralement à un chacun tout ce qu’il exigeait. Quant au bien public, prétexte de la ligue, oncques il n’en fut question. Les chefs de la révolte, leurs exigences satisfaites, se désunissent, selon les prévisions de Louis XI ; il voulait, en leur concédant tout, rompre leur faisceau. Une année s’est à peine écoulée que, profitant de la rébellion de Liège et de Dinant, suscitée par lui contre le duc de Bourgogne, afin de l’empêcher de venir au secours du duc de Berry et de Normandie, il ressaisit cette province et reprend ainsi successivement ses concessions, attaquant tour à tour les ligueurs du bien public, hors d’état de lui résister isolément. Cependant, ils essayèrent, en 1472, une nouvelle coalition contre Louis XI ; son frère, le duc de Berry, récemment dépouillé de la Normandie, devient l’âme de ce complot, où entrent aussi Juan II, roi d’Aragon, qui réclamait le Roussillon, et Édouard IV, roi d’Angleterre, qui réclamait simplement son royaume de France !Les bourgeoisies, un moment dupes des ordonnances réformatrices de Louis XI, voyaient les impôts, chaque jour s’aggravant, redevenir aussi écrasants que sous le règne de Charles VII ; l’affection des peuples, d’abord surprise par les mensongères promesses de Louis XI, fait place à un mécontentement croissant. La misère, déjà profonde, allait être portée à son comble par les maux d’une nouvelle guerre civile. Le duc de Berry était son chef, poussé à la révolte par la dame de Montsoreau, sa maîtresse ; elle périt soudain par le poison ; peu de temps après, le duc de Berry mourut, aussi empoisonné. Cette mort fratricide désunit les confédérés. Louis XI, ainsi délivré de son frère, le plus dangereux de ses ennemis, repousse don Juan d’Aragon du Roussillon et court à Calais, où débarquait l’armée d’Édouard IV, comptant sur l’appui des troupes du duc de Bourgogne ; mais Charles-le-Téméraire combattait alors en Allemagne des ennemis suscités contre lui par la politique souterraine de Louis XI. Celui-ci gagne par sa subtile adresse les conseillers d’Édouard IV, les corrompt à force d’or, et la France échappe à une nouvelle invasion des Anglais. Un implacable ennemi restait à Louis XI, le fougueux Charles-le-Téméraire ; on le trouve à point nommé percé de coups après une bataille livrée aux Suisses. Cette mort n’est pas attribuée aux chances du combat, mais au poignard d’un assassin soudoyé par l’Italien Campo-Basso, secrètement vendu à Louis XI et familier de Charles-le-Téméraire. Ce prince ne laissant pas d’enfants, non plus que les ducs de Provence et d’Anjou, ces trois grands fiefs retournent à la couronne de France. Les seigneurs complices de la nouvelle ligue sont poursuivis ; le comte de Saint-Pol est décapité ; le duc de Nemours, dont Louis XI espérait des révélations, est conduit à la Bastille, mis en une cage de fer, et plusieurs fois torturé, afin de lui arracher des aveux. L’on a cité une lettre de Louis XI au gouverneur de la Bastille, disant à propos du duc de Nemours : « Il faut le torturer beaucoup et longtemps… le faire parler clair. Agissez âprement, faites-le-moi bien parler. » Le duc de Nemours parla bien, et, à la suite de ses tortures, fut placé, les membres brisés, sur un cheval caparaçonné de noir, et conduit aux Halles, où il eut la tête tranchée. Enfin, bourrelé d’inquiétudes, craignant toujours, ainsi que son père Charles VII, d’être entouré d’empoisonneurs, sombre, inquiet, farouche, s’imposant une réclusion volontaire, Louis XI mourut, abhorré de tous, le 24 août 1483.

*

* *

Louis XI laissait deux filles (ANNE, mariée à Pierre II, seigneur de Beaujeu ; JEANNE, mariée à Louis, duc d’Orléans) et un fils, qui régna sous le nom de CHARLES VIII. Cet enfant, faible, maladif, presque contrefait, âgé de treize ans et demi, était d’une santé si débile, que son père lui avait interdit de continuer ses études, l’assurant qu’il saurait toujours suffisamment de latin s’il connaissait et pratiquait cette maxime : – Qui nescit dissimulare nescit regnare (qui ne sait dissimuler ne sait régner). La France vit avec inquiétude ses destinées livrées aux mains d’un enfant ou aux hasards d’une régence. L’esprit public, longtemps endormi ou terrifié sous Louis XI, aussi prodigue de promesses mensongères que de rigueurs, se réveilla ; de courageux citoyens reprirent l’œuvre d’affranchissement poursuivi depuis Étienne Marcel par les Maillotins et par les Cabochiens. D’un bout à l’autre de la Gaule, on demanda la convocation des États généraux ; Anne de Beaujeu, sœur de Charles VIII et régente, dut céder au vœu général du pays. L’assemblée des États se réunit à Tours en 1483, peu de temps après la mort de Louis XI. Moi, Christian Lebrenn, j’ai eu entre les mains une copie du Journal de ces États généraux ; j’y ai lu et j’ai noté de patriotiques et sévères paroles, adressées au chancelier de France par le bourgeois Philippe POT, parlant au nom des communes. Il protestait énergiquement contre la nomination du conseil de régence, composé des princes du sang, prétendant, avec raison, que, seule, l’Assemblée nationale était investie du droit de déléguer le pouvoir souverain.

« Avant tout, je désire que vous soyez bien convaincu que la chose publique n’est que la CHOSE DU PEUPLE, – disait Philippe Pot au chancelier. – Le peuple a délégué aux rois sa souveraineté ; quant à ceux qui ont exercé le pouvoir de toute autre manière et sans le consentement des citoyens, ils n’ont pu être réputés que tyrans et usurpateurs du bien d’autrui. Il est évident que le roi n’étant pas en âge de gouverner par lui-même la chose publique, d’autres doivent le suppléer ; mais ces fonctions n’appartiennent pas à quelques princes de sa famille, elles appartiennent à ceux que la nation désignera. Le pouvoir souverain doit revenir au peuple, qui l’a transmis ; or, j’appelle le peuple, non le populaire ou certaines classes du royaume, mais l’universalité des citoyens, représentés par les États généraux… » (Page 146.)

Les députés du tiers-état ou des communes déposèrent ensuite les cahiers renfermant leurs réclamations ; ils signalaient :

« La misère excessive à laquelle le peuple était réduit, et attribuaient cette misère aux exactions du clergé, à la vente des bénéfices ecclésiastiques, aux horribles vexations des gens de guerre, qui, cheminant sans cesse de province en province, logeaient chez le laboureur ; et quoique celui-ci eût déjà payé la taille afin d’être défendu et non pillé par eux, ces gens de guerre ne se contentaient pas de ce qu’ils trouvaient dans le logis du paysan, mais le contraignaient, à grands coups de bâton, d’aller chercher à la ville des mets délicats. » (Page 149.)

Les députés des communes demandaient aussi qu’on supprimât les pensions accordées aux seigneurs ; « car (disaient les cahiers du tiers-état) ces coûteuses pensions sont payées des deniers du pauvre laboureur, et trop souvent ses enfants, obligés de mendier leur pain à la porte de quelqu’un de ces riches bénéficiers, envient la nourriture de ses chiens de chasse. » (Page 148.)

Enfin, les cahiers du tiers-état posaient fermement les principes suivants, affirmés par Étienne Marcel plus d’un siècle auparavant :

« – la royauté est UN OFFICE, non un HÉRITAGE.

» – C’est le peuple souverain qui, dans l’origine, créa les rois.

» – L’État est la CHOSE DU PEUPLE.

» – La souveraineté n’appartient pas aux princes, qui n’existent que par le peuple.

» – Un fait ne prend force de loi que par la sanction des Assemblées nationales ; rien n’est SAINT NI SOLIDE SANS LEUR AVEU. » (Journal des États généraux tenus à Tours en 1484, p. 146, 148, 150.)

Oh ! sans doute, fils de Joel, nous ne sommes pas au terme de nos maux, de nos épreuves ; nous aurons encore longtemps à lutter, à souffrir avant de voir l’aurore de ce beau jour d’affranchissement prédit par Victoria-la-Grande ; mais comptez les pas déjà faits à travers les âges par notre race asservie depuis la conquête des rois francs ! songez à ces temps maudits où la Gaule ressemblait à un immense atelier d’esclavage, où nos pères, courbés sous le fouet et sous le glaive, étaient parqués, vendus, exploités, comme un vil bétail, abrutis, terrifiés, saignants sous le double joug des leudes de Clovis et des évêques ses complices. Ainsi nos pères ont traîné leur misérable vie pendant cinq siècles et plus, malgré l’héroïque révolte des Vagres, descendants des Bagaudes et précurseurs des Jacques. Mais enfin les horreurs de la féodalité soulèvent les communes, premier signal de la grande et terrible lutte des conquis contre les conquérants, des opprimés contre les oppresseurs, lutte continuée par Marcel, par les Maillotins, par les Cabochiens ; lutte féconde, car à chacun de ces combats acharnés nous avons brisé quelque anneau de notre chaîne séculaire. Et enfin, voici qu’au quinzième siècle ce peuple, d’abord esclave, puis serf, puis vassal, et jadis si tremblant devant ses maîtres, rois, évêques et seigneurs, se redresse, revendique hardiment ses droits spoliés par la conquête, par l’Église, et les représentants de notre race asservie, siégeant aux États généraux, disent aux seigneurs, aux évêques et au roi : « Il est temps de mettre terme à vos exactions, à vos tyrannies ; le peuple est las d’entretenir votre opulente fainéantise. Rois issus de la conquête et sacrés de droit divin par l’Église, votre éternelle complice, vous n’êtes rien que par la volonté de la nation ; la royauté n’est point un pouvoir à jamais acquis et héréditaire, mais une magistrature révocable par les Assemblées nationales, car rien n’est solide ni saint sans leur aveu… »

Oui, fils de Joel, voilà ce qui a été hardiment déclaré à la royauté, à l’Église et aux seigneuries lors de la convocation des États généraux en 1484. La cour, effrayée de leur fière attitude, les dissout ; mais ils se séparent en protestant que le subside n’est voté que pour deux ans, et se réservent de demander un compte sévère de son emploi. Ils déclarent enfin l’impôt levé non de par le bon plaisir et le droit absolu de la royauté, mais par don et octroi volontaire de l’Assemblée nationale. De nouvelles discordes viennent encore épuiser, désoler le pays, nouveaux désastres causés par l’ambition, la cupidité des princes de la famille royale. Le duc d’Orléans dispute la régence à Anne de Beaujeu ; les ducs de Bretagne, de Bourbon, et d’autres princes se liguent avec lui contre la régente, et sauf une trêve de quelques mois, cette guerre civile dure cinq ans. La Bretagne, après la défaite de son duc, est réunie à la couronne de France, en 1491, autant par la force des armes que par le mariage d’Anne, héritière de cet apanage, avec Charles VIII. Bientôt celui-ci rêve une conquête insensée, celle des royaumes de Naples et de Constantinople ; afin de n’être pas inquiété par ses voisins durant les folles guerres qu’il médite, ce prince abandonne le Roussillon au roi d’Espagne Ferdinand-le-Catholique, monstre couronné ; cède l’Artois et la Franche-Comté à Maximilien, empereur d’Allemagne ; et ouvrant ainsi le territoire à l’étranger par l’abandon de ces trois provinces, il renonce aux contrées les plus florissantes de la Gaule pour tenter des conquêtes aussi hasardeuses que lointaines. En 1494, Charles VIII se dispose à entrer en Italie et s’arrête à Lyon pendant quelque temps. J’ai lu dans un récit du temps, par Arnold Ferron (ch. IV, p 75) :

« … Le roi Charles VIII ne parut occupé que de son amour pour les plus belles femmes de Lyon ; il les invitait à ses festins, il leur désignait des retraites secrètes où ces femmes, qu’il avait séduites, devaient le rencontrer ; et il trouvait des hommes parmi la noblesse qui se faisaient avec empressement les ministres et entremetteurs de ses plaisirs. Ainsi il abrégeait les jours par les repas, et les nuits se prolongeaient dans les voluptés. » Après quelques semaines si bien employées, Charles VIII envahit l’Italie à la tête d’une armée composée de soldats de toutes les nations : Français, Allemands, Suisses, Italiens ; dans cette guerre féroce, les envahisseurs, craignant à chaque pas d’être empoisonnés ou assassinés, massacraient leurs prisonniers. Alexandre VI, ce pape infâme, vingt fois meurtrier, se cache au château Saint-Ange à l’arrivée de Charles VIII à Rome ; quelques hommes de bien engagent le roi à faire déposer ce pontife, l’horreur de l’humanité, cet incestueux qui partageait les faveurs de Lucrèce Borgia, sa fille, avec son propre fils à lui ; mais Charles VIII, en bon catholique, demande la bénédiction d’Alexandre VI, conclut un traité avec lui, et marche sur Naples. Son roi, Alphonse II, prend la fuite, et ses États tombent au pouvoir des Français ; leurs capitaines laissés dans le pays comme gouverneurs soulèvent les populations par leurs exactions et leurs cruautés. L’Europe, soulevée contre Charles VIII par la folle témérité de ses agressions, menace la France d’une coalition formidable ; il rassemble en Italie toutes les troupes dont il peut disposer, se dirige vers les Apennins et gagne la bataille de Formose, en 1495. Mais bientôt les Français sont chassés de Naples ; et après tant de trésors dépensés, tant de sang versé pour cette lointaine et stérile conquête, elle échappe enfin à Charles VIII, et il meurt sans enfants à Amboise, à l’âge de vingt-sept ans, le 7 avril 1498.

Charles VIII a pour successeur Louis XII, fils unique de Charles, duc d’Orléans. Il allège quelque peu les impôts lors de son avènement au trône ; et quoique marié avec Jeanne (fille de Louis XI), il demande à l’Église l’annulation de ce premier mariage, afin d’épouser la veuve de Charles VIII. Le pape Alexandre VI, cet exécrable meurtrier qui empoisonnait ses victimes avec des hosties consacrées, accède au désir de Louis XII, et fort de son divin pouvoir de tout lier et de tout délier ici-bas, il prononce le divorce. Le digne fils de ce pape, César Borgia, dont le nom rappelle tous les crimes, est chargé d’apporter à Louis XII la bulle de séparation, et ce Borgia est reçu à la cour de France avec gratitude, vénération et solennité, en véritable prince de l’Église catholique, apostolique et romaine. Louis XII, saisi du même esprit de vertige que ses prédécesseurs, veut tenter à son tour la conquête de l’Italie, prétendant avoir des droits sur le duché de Milan au nom de son aïeule Valentine Visconti, héritière des souverains de cet État. En 1499, une armée française envahit le Milanais ; l’année suivante, Louis XII perd cette conquête, la reprend après de nouveaux combats, pour la reperdre plus tard. Les républiques d’Italie, celles de Gênes et de Venise, entre autres, possédaient d’immenses richesses dues à leur commerce et à leur industrie ; Louis XII, l’empereur d’Allemagne et le roi d’Espagne, envieux de cette opulence républicaine, dont ils veulent se partager les dépouilles, se liguent, le 10 décembre 1508, avec le pape JULES II, pour entreprendre cette pillerie (le pape Alexandre VI était mort empoisonné par un breuvage destiné par lui à deux cardinaux). Gênes et Venise succombent, elles sont mises à rançon après une héroïque résistance contre les forces écrasantes de leurs royaux larrons, assistés du pape. L’accord entre voleurs dure peu : Jules II, pontife sanguinaire, forcené batailleur, toujours casqué, cuirassé, toujours le glaive en main, déchaîne l’Europe contre la France ; Louis XII, au moment de combattre ce saint-père qui ne jurait que par la mort et le massacre, est saisi d’un pieux scrupule ; il lui semble sacrilège de guerroyer le vicaire du Christ ; mais rassuré par l’avis des doctes clercs qu’il consulte, il envoie une armée en Italie. Jules II excommunie les troupes de Louis XII et les combat à outrance ; le chevalier Bayard, grand homme de guerre, extermine à Ferrare les troupes du pape. Celui-ci foudroyant les Français par ses excommunications, à défaut de meilleure artillerie, Louis XII recule devant ces foudres papales, rappelle d’Italie son armée victorieuse, croyant par cette lâche retraite apaiser la colère du pontife. Loin de là, celui-ci, furieux d’avoir été vaincu, jure une haine implacable à la France, pousse contre elle les Suisses, les princes d’Allemagne ; et Louis XII perd, en 1512, toutes ses conquêtes d’Italie. L’année suivante, Jules II devient l’âme d’une nouvelle ligue composée de Henri VIII, roi d’Angleterre, et de Maximilien, empereur d’Allemagne ; les bandes aguerries des cantons suisses se joignent aux troupes de ces deux souverains pour envahir la Gaule. Trente mille Anglais débarquent à Calais ; vingt mille Allemands passent la frontière, s’emparent de Thérouanne, de Tournay ; tandis que vingt mille Suisses entrent en Bourgogne, prennent Dijon et marchent sur Paris. En cette terrible extrémité, Louis XII, voyant l’ennemi au cœur du royaume, est réduit à acheter une paix humiliante au prix d’énormes concessions de territoire. Elle est signée le 10 mai 1514, et pour la consolider, Louis XII, veuf de sa seconde femme, épouse la sœur de Henri VIII, roi d’Angleterre ; il survit peu de temps à cette union, et meurt à Paris le 1er janvier 1515, à cinquante-sept ans, sans laisser de fils. Malgré ses folles visées de conquête en Italie, qui causèrent à la Gaule tant de désastres et lui coûtèrent tant d’hommes et tant d’argent, Louis XII ne fut pas cruel, il ne souilla pas le trône par le scandale éclatant de ses débauches ; gai compère après boire (il ivrognait souvent), se plaisant aux contes graveleux, il se contenta de courtiser trois femmes. RABELAIS, le malin curé de Meudon, a dernièrement, dans ses allégories, tracé ce très-ressemblant portrait de Louis XII, sous le sobriquet de Grand-Gousier :

« Grand-Gousier était bon raillard en son temps, aimant à boire net autant que fût alors au monde. Il mangeait volontiers salé ; à cette fin, avait ordinairement bonne provision de jambons de Mayence et de Bayonne, force langues de bœuf fumées, abondamment d’andouilles en la saison, bœuf à la moutarde, saucisse et boutargue. En son âge viril, Grand-Gousier épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillots, belle gouge et de bonne troigne…… »

La réputation d’ivrogne de Louis XII était d’ailleurs proverbiale. Il se plaignait un jour d’avoir été trompé deux fois par le roi d’Espagne Ferdinand V le Catholique, l’un des plus grands scélérats qui aient jamais porté la couronne :

« – Le roi de France se plaint que je l’ai trompé deux fois, l’ivrogne ! – s’écria Ferdinand V. – Il a bien menti, de par Dieu ! je l’ai trompé plus de dix ! »

FRANÇOIS Ier, sous le règne de qui commence la légende écrite par moi, Christian Lebrenn, succède à Louis XII, dont il était le plus proche parent, ayant eu pour père CHARLES, duc d’Angoulême, cousin germain de Louis XII. Ce dernier avait dit : « Ce gros garçon gâtera tout, » en parlant de François Ier ; ce roi n’a point jusqu’ici démenti cette prévision. À peine monté sur le trône (1er janvier 1515), à l’âge de vingt-et-un ans, il est, à l’exemple des deux derniers rois, possédé de la furie de conquérir l’Italie, royale folie qui avait causé tant de guerres désastreuses et laissé, malgré l’augmentation croissante des impôts, le trésor royal à sec après la mort de Louis XII. Non-seulement François Ier aime la bataille pour la bataille, en vaillant et robuste gendarme, car sa taille a près de six pieds de hauteur ; mais il joint à ses goûts guerriers un faste effréné, l’amour de la table, de la chasse ; et un penchant désordonné pour les femmes. Il choisit ses maîtresses tantôt à sa cour, tantôt dans la boutique d’un marchand, et au besoin dans la fange des cités ; sa corruption date de l’enfance. « À dix ans, – dit l’un de ses panégyristes, – il avait déjà une maîtresse, des favoris et des flatteurs. » Plus besogneux à lui seul que ne l’ont été tous ses précurseurs, François Ier s’imagine de remédier à l’insuffisance des impôts en vendant au plus offrant toutes les charges judiciaires ; de sorte que le juge, achetant cher le droit de juger, vend le jugement en conséquence au lieu de le rendre avec équité. La justice ainsi affermée comme on afferme la gabelle, François Ier, ses coffres remplis, songe à la guerre d’Italie. Le 13 septembre 1515 il traverse les Alpes, et après un combat acharné, prolongé pendant deux jours, il remporte la sanglante bataille de Marignan et recouvre le Milanais, déjà tant de fois reconquis et perdu par la France. Après cette victoire, il se rencontre à Bologne avec le pape Léon X, successeur du sanguinaire Jules II. Lors de cette entrevue, François Ier accorde au pape le droit de lever sur les fidèles de la Gaule l’impôt des décimes, soi-disant destiné à subvenir aux frais d’une croisade contre les Turcs, mais au vrai destiné à grossir l’escarcelle pontificale ; en retour de quoi Léon X accorde à François Ier la nomination aux bénéfices ecclésiastiques, en d’autres termes, le droit de vendre au plus offrant ou d’octroyer à ses créatures abbayes, cures, prieurés, évêchés, de même qu’il a déjà vendu les charges judiciaires. Cet honnête traité royal et papal fut ratifié au concile de Latran, le 16 août 1516 ; de sorte que l’on vit des courtisans laïques, des gens de guerre, et même des femmes, maîtresses ou entremetteuses de François Ier, et de ses favoris, posséder prieurés, cures, abbayes, évêchés. Ces étranges bénéficiers faisaient administrer leurs biens ecclésiastiques par des vicaires et remboursaient le produit. François Ier avait mis à l’encan la justice et la religion ; c’était beaucoup, mais point trop, pas même assez pour combler le gouffre de ses prodigalités. Le luxe insensé de ce prince dépassait toute limite ; ainsi, ayant en 1520 (le 7 juin) une entrevue avec Henri VIII, roi d’Angleterre, dans une vallée voisine de la mer, on dressa un camp pour servir de logement à François Ier et à sa cour. Toutes les tentes furent façonnées en étoffes cramoisies doublées de drap d’or ; ce ne furent que galas, fêtes et tournois. Les seigneurs déployèrent à l’envi une magnificence inouïe, dont les vassaux de leurs domaines payèrent les frais. On a dit depuis à cette occasion, en manière de proverbe, que beaucoup de seigneurs portaient, lors du camp du Drap-d’Or, leurs métairies et leurs forêts sur le dos, tant la somptuosité de leurs habits était pour eux ruineuse. Mais Jacques Bonhomme a la vie dure, ses bras sont robustes, sa sueur est féconde ; à force de travaux, il subvenait à peu près au luxe de ses maîtres. La guerre est jeu de prince ; François Ier aimait fort ce jeu sanglant. Était-il las de boire, de chasser, de parader dans les tournois, de courtiser ses maîtresses, de bâtir des palais enchantés, de les combler de tableaux, d’objets d’art d’un prix inestimable, il se harnachait de sa splendide armure de bataille, montait à cheval, et à la tête de sa brillante gendarmerie, tirait l’épée contre ses voisins. Ainsi, en 1521, il déclare la guerre à Charles-Quint, roi d’Espagne, s’empare de Saint-Jean-Pied-de Port et de Pampelune ; mais ces places fortes sont bientôt reprises, et la Navarre conquise aux Espagnols, tandis que le pape Léon X, se tournant contre la France, ainsi qu’autrefois Jules II, s’allie à Charles-Quint pour chasser les Français du Milanais ; le connétable de Bourbon, cousin du roi, se joint à l’ennemi. Les Anglais, les Allemands entrent en Picardie, la ravagent, leur avant-garde s’avance jusqu’à onze lieues de Paris ; les Espagnols assiègent Bayonne ; les Allemands envahissent la Provence, attaquent Marseille. François Ier, au lieu de repousser cette formidable agression, qui met l’étranger au cœur du royaume, s’opiniâtre à aller de nouveau conquérir le Milanais ; malgré l’avis contraire de ses généraux, il assiège Pavie, le 24 février 1525, et après une bataille acharnée, où fut tué le chevalier Bayard, François Ier, fait prisonnier, est conduit en Espagne, et Charles-Quint lui donne le château de Madrid pour prison. Hélas ! depuis la captivité du roi Jean, les peuples savent ce que coûte la rançon de leurs sires ; celle de François Ier fut exorbitante. Il s’engagea, par un traité signé en 1526, à payer onze millions d’écus au roi d’Angleterre (paye… paye, pauvre Jacques Bonhomme ! C’est, tu le vois, un luxe onéreux que les porte-couronnes !) ; de plus, François Ier cède à Charles-Quint la Bourgogne, le Charolais, et renonce à toutes ses prétentions sur le royaume de Naples, sur le duché de Milan, sur la seigneurie de Gênes et autres souverainetés imaginaires. À ces conditions, le roi gentilhomme (ainsi qu’il se plaît à s’intituler) est mis en liberté, donnant ses deux fils en otage comme garantie de l’accomplissement de sa parole. Le roi gentilhomme a gravé, dit-on, ce distique sur l’un des vitraux du château de Chambord :

Souvent femme varie ;

Bien fol est qui s’y fie.

Ce prince, pour son déshonneur éternel, fait cette variante à son adage :

Souvent prince varie ;

Bien fol est qui s’y fie…

Car, au mépris des traités, malgré la foi jurée, au risque de prolonger la captivité de ses fils, garants de sa parole, et d’ameuter de nouveau l’Europe contre la France, à peine François Ier a-t-il recouvré sa liberté, qu’en 1527 il envoie une armée en Italie ; mais, ainsi que toutes les fatales expéditions contre ce pays, la campagne, heureuse d’abord, malheureuse ensuite, aboutit à une dernière défaite, à une paix humiliante, ruineuse, conclue en 1529. Dans ce traité, François Ier s’obligeait à payer deux millions d’écus d’or pour la rançon de ses fils, jusqu’alors prisonniers à sa place et garants de sa parole… (Paye… paye encore, paye toujours, pauvre Jacques Bonhomme ! encore une rançon à bousiller. C’est un luxe onéreux que les royautés !)

François Ier, en parcourant l’Italie, y a, dit-on à sa louange, pris le goût des arts, goût noble en soi lorsqu’il élève l’âme ; mais, hélas ! Néron aussi aimait les arts ; Néron aussi aimait les palais splendides ornés des chefs-d’œuvre de Rome et de la Grèce ; Néron aussi, ce bon prince, raffolait de l’architecture, à ce point qu’il fit brûler la vieille Rome pour la rebâtir superbement à neuf, tant cet homme de goût prisait l’élégance et la majesté des monuments ! En vérité, je m’indigne lorsque j’entends tellement glorifier ce goût de François Ier pour les arts, ce goût semble l’absoudre de ses guerres stupides et désastreuses, de son faste écrasant pour ses peuples, de ses parjures, de ses immondes débauches, de la vente à l’encan de ce qui devrait être sacré parmi les hommes : les offices du prêtre et du juge ! Ô dérision ! les impôts sont triplés, la misère est partout ailleurs qu’à la cour ; et parce que, au prix de sommes énormes puisées dans notre bourse, ce bon sire appelle près de lui les plus grands hommes de l’Italie, Benvenuto Cellini, le célèbre orfèvre florentin ; Léonard de Vinci, le peintre inimitable ; Sébastien Serlio, le Rosso, le Primatice, et tant d’autres illustres artistes, afin d’embellir ses splendides résidences de Chambord, d’Anet, de Fontainebleau, véritables palais de fées où le roi gentilhomme fait, à nos dépens, grande vie, grande chère avec ses courtisans et sa sultane favorite, Diane de Poitiers ; l’on admire, l’on s’exclame, peu s’en faut que l’on ne décerne l’apothéose à ce « gros garçon qui devait tout gâter, » disait Louis XII après boire. Hélas ! l’homme a tenu ce que l’enfant promettait ! Sa mère, Louise de Savoie, femme perdue de mœurs, l’a corrompu dès l’enfance, comme autrefois Brunehaut corrompait ses fils et ses petits-fils, afin de régner à leur place ; mais les rois sont hors de pages, a dit François Ier ; et, au grand dépit de sa mère, il use et abuse du pouvoir royal. – Cependant de grands événements se préparent, la réforme religieuse en a donné le signal. Les scandales de l’Église de Rome sont devenus si monstrueux, qu’elle-même a tenté, mais en vain, d’y remédier lors des deux conciles de Bâle et de Constance ; le mal résiste et existe dans toute son horreur. Le successeur de l’infâme Alexandre VI et du féroce Jules II, le pape Léon X, voluptueux, ami des arts libertins et profanes, donne au Vatican des fêtes splendides, où les nobles dames d’Italie, que ce pontife courtise galamment, assistent aux représentations de la Mandragore, comédie de Machiavel, licencieuse à ce point, qu’elle ferait rougir des prostituées, impie à ce point, que le malheureux qui répéterait les blasphèmes, les railleries sacrilèges de cette œuvre bouffonne, serait brûlé comme hérétique. Mais il faut de l’or, beaucoup d’or, pour payer les fêtes de Léon X et satisfaire à ses prodigalités ; les annates et les décimes de guerre levés sur l’ignorante crédulité de la chrétienté, destinés à la prétendue croisade contre les Turcs, ne suffisent plus ; la cour de Rome bat monnaie en vendant des indulgences pour tous les crimes, l’Europe est inondée de ces marchands d’indulgences (Hélas ! pour le malheur de notre famille, fils de Joel, vous les verrez à l’œuvre). Cet abominable trafic indigne quelques prêtres, hommes de bien, véritables disciples du Christ. J’ai entendu Olivier Maillard, prêtre, s’écrier en chaire, à propos de ces vendeurs d’indulgences :

« – Cafards ! jongleurs ! ne tenez-vous pas vos auditeurs pour leur soustraire leur bourse ? Croyez-vous qu’avec des milliers de péchés il suffit de jeter six blancs dans un tronc pour être absous ? Cela m’est dur à croire ; mais plus dur à prêcher. »

Un autre prédicateur, le curé Ménot, s’écriait :

« – Essayez de mourir avec votre dispense du pape ; vous verrez si vous n’êtes pas damnés ! »

Les honnêtes gens éclairés, quelle que soit leur condition, se révoltent contre ces énormités ; mais le peuple, tenu dans une crasse ignorance ; mais beaucoup de bourgeois et de nobles, aussi superstitieux que dépravés, trouvent bon de pouvoir, moyennant quelques écus, être fourbes, larrons, adultères, homicides ! incestueux ! ! parricides ! ! ! (Ma main tremble en écrivant ces terribles mots…) L’indulgence pontificale, payée comptant, les absout devant leur conscience et devant Dieu des plus exécrables forfaits ! Le premier et le plus rude coup porté en ce siècle-ci à l’Église de Rome lui fut porté par Martin Luther. Né en Saxe, à Eisleben, le 10 novembre 1483, fils de pauvres paysans travaillant aux mines, admis par charité à l’université d’Erfurt, puis plus tard moine et prédicateur fameux, Luther, d’abord plein de foi dans l’Église catholique, apostolique et romaine, fait un voyage à Rome, relatif aux intérêts de l’ordre religieux auquel il appartenait. J’ai lu ceci dans les œuvres de Luther (Luther. op., XXII, p. 2376) :

« … Un jour, à Rome, je disais la messe, il se trouva qu’à l’autel voisin l’on avait déjà lu sept messes avant que j’aie pu achever la mienne. – Marche, marche, – me dit un prêtre ; – renvoie vite à Notre-Dame son fils, – faisant ainsi une allusion impie à la transsubstantiation du pain en corps et en sang de Jésus-Christ. – Dépêche, dépêche… finis-en donc une bonne fois. – D’autres prêtres lorsqu’ils disaient la messe (ils s’en vantaient devant moi en raillant), au lieu de prononcer les paroles sacramentelles qui doivent transformer le pain et le vin en la chair du Sauveur, disaient ces mots dérisoires : Pain tu es, pain tu resteras ; vin tu es, vin tu resteras… J’étais un jeune moine grave et pieux ; de telles paroles m’affligeaient profondément. Si l’on parle ainsi à Rome librement, publiquement, me disais-je, que serait-ce si les actions répondaient aux paroles, et si tous, pape, cardinaux, courtisans, disaient ainsi la messe ? Et moi qui leur en ai entendu dire dévotement un si grand nombre, comme ils m’ont trompé !… La ville de Rome est remplie de désordres et de meurtres ; on ne saurait croire que de péchés, que d’actions infâmes se commettent dans cette capitale de la chrétienté, il faut le voir et l’entendre. Aussi a-t-on coutume de dire : S’il y a un enfer, Rome est bâtie au-dessus ; c’est un abîme d’où sortent tous les péchés. Plus on approche de Rome, plus on trouve de mauvais chrétiens(1). »

Enfin, moi, Christian Lebrenn, qui écris ceci, j’ai lu dans l’œuvre de MACHIAVEL, qui vivait à Florence lorsque Luther y passa pour se rendre à Rome :

« Le plus grand symptôme de la ruine prochaine du christianisme, c’est que plus les peuples se rapprochent de la capitale de la chrétienté, moins on trouve en eux d’esprit chrétien ; les exemples scandaleux et les crimes de la cour de Rome sont cause que l’Italie a perdu tout sentiment de piété. Nous devons principalement à l’Église et aux prêtres d’être devenus des impies et des scélérats(2). »

Telle était la Babylone moderne, si justement, si formidablement attaquée par Luther. Avant lui, et il y a des siècles, vous l’avez lu dans nos annales de famille, fils de Joel, les Ariens au temps de Clovis, plus tard les Pélagiens, puis les Albigeois ou Parfaits, révoltés contre la sanglante tyrannie, contre l’insatiable cupidité, contre les excès scandaleux de l’Église de Rome, avaient tenté de ramener le christianisme à la douce et sainte morale évangélique prêchée par Jésus de Nazareth. Martin Luther (et avant lui, dans le siècle précédent, Jean Huss et Jérôme de Prague) poursuivit l’œuvre de ces réformateurs ; la pureté de sa vie, son éloquence, son courage, son audace, et surtout les monstruosités résultant de la vente des indulgences, donnèrent à cette nouvelle attaque contre l’autorité pontificale une puissance irrésistible. Luther, appuyé de l’autorité des livres saints, reconnaissait le mystère de la Trinité, la divinité du Christ rédempteur ; mais il déclarait et affirmait ceci : « – Il n’est pas besoin de l’Église catholique comme intermédiaire entre l’homme et Dieu. – Le Christ nous a rachetés en versant son sang sur la croix. – L’aimer, c’est prier. – Croire, c’est sauver son âme. – Les promesses des prêtres à l’endroit de notre salut, en retour de dons pécuniaires sous couleur d’œuvres pies, sont d’insignes fourberies. – Le purgatoire, une fable. – La messe, l’adoration des images et des saints, la confession, autant d’idolâtries. – Le clergé n’a pas le monopole de l’administration des sacrements. – Tout chrétien de bonnes vie et mœurs est pasteur. – Les sacrements sont réduits à trois : le Baptême, la Pénitence et la Communion. – Les vœux monastiques, le célibat des prêtres, autant d’insultes à la raison, à la nature et à la volonté divine. – Le pape est l’Antéchrist ; – Rome, une Babylone moderne où vient affluer l’argent de la chrétienté, subtilisé par les jongleries des moines et les piperies ecclésiastiques. – Les biens immenses du clergé doivent être employés : – à l’entretien d’écoles gratuites établies dans les anciens couvents ; – à secourir les vieillards, les infirmes et les malades ; – à l’éducation des orphelins ; – à venir en aide aux étrangers nécessiteux ; – à rémunérer modestement les ministres du culte réformé. »

La voix tonnante de Luther eut, en Allemagne, un immense écho ; ses partisans devinrent innombrables. Le pape lui ordonna de se rendre à Rome afin d’y être jugé ; c’était inviter le réformateur à monter volontairement sur le bûcher, ce dont il se garda, continuant de prêcher la réforme, soutenu par la majorité des princes de l’Empire, non moins las du joug pontifical que les peuples. La France aussi s’émut à la voix de Luther, les uns voulant seulement mettre un terme aux effroyables abus de l’Église ; les autres, en plus petit nombre, espérant, à la faveur de la réforme religieuse, poursuivre les réformes politiques tentées de siècle en siècle avant et depuis la mort d’Étienne Marcel. Ces idées émancipatrices, semées d’âge en âge par les insurrections contre le pouvoir royal, ont germé, fructifié. Jacques Almain a écrit en ce temps-ci :

« – La puissance des rois procède des peuples ; Dieu ne l’a pas conférée immuablement à certaines personnes. » (Œuv. d’Alm., p. 17)

Guillaume Pépin a dernièrement écrit : « – Les rois prodigues et cruels qui attentent à la liberté de leurs sujets rendent ainsi les révoltes légitimes ; car les sujets ont pour eux LE DROIT DIVIN QUI CRÉA LA LIBERTÉ. » – Et Guillaume Pépin ajoute : « – Que les rois se sont associé les nobles, comme Lucifer s’est associé les démons. » – Ceci peut se lire dans le livre intitulé : Sermones de destructione Ninivæ, imprimé par moi, Christian Lebrenn, à Paris, en 1525, chez maître Robert Estienne.

Le besoin de s’affranchir du triple joug de la noblesse, de l’Église et de la royauté, n’est pas seulement commun à l’Allemagne, à la Gaule ; un chancelier du roi d’Angleterre, un écrivain profond, nommé Thomas More, dans son UTOPIE, a jeté les bases d’une république modèle : « – Dans ce pays d’Utopie, chacun exercera son culte selon sa conscience ; les nobles et les prêtres, dépouillés de leurs privilèges exorbitants, n’ayant d’autres droits que ceux des citoyens, ne posséderont plus, au détriment des peuples, tous les biens de la terre ; chacun jouira des fruits de son travail, selon cette parole du Christ : Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger. »

Enfin la révolution religieuse fait de tels progrès en Angleterre, que Henri VIII rejette l’autorité du pape ; la chambre des lords et des communes a reconnu, par un édit récent, Henri VIII chef de l’Église anglicane, presque entièrement conforme aux principes posés par Luther. En Gaule, les Vaudois du Midi, descendants des Albigeois qui, des siècles avant le luthérianisme, s’étaient séparés de l’Église de Rome, afin de pratiquer l’Évangile dans sa pureté primitive, ont longtemps échappé à la persécution, grâce à leur petit nombre, à leur prudence, à leur modération ; mais aujourd’hui, la réforme se propage en France, ils vont être sans doute, ainsi que les autres réformés, victimes de leur insurmontable horreur pour la communion catholique. François Ier, la noblesse, le clergé, le parlement, la Sorbonne, grand nombre de bourgeois, se montrent implacables envers l’hérésie pour plusieurs raisons : d’abord ils se partagent les dépouilles des hérétiques ; ensuite, depuis que François Ier s’est réservé la distribution ou la vente des bénéfices ecclésiastiques, il est peu de familles de courtisans, du parlement, ou de la riche bourgeoisie, qui ne jouissent de la totalité ou d’une portion du revenu d’un évêché, d’un prieuré, d’un abbaye, d’une prébende, d’une cure ; or, la réforme attaquant, non par la violence, mais par le raisonnement et par la persuasion, les scandaleux abus de ces bénéfices, ceux-là qui en jouissent perdraient, si la raison triomphait, les profits dont ils s’enrichissent ; enfin, la royauté, le clergé, la noblesse, sentent vaguement leur existence menacée par les idées nouvelles : nier, au nom de la raison, l’autorité du pape, source de tout droit, de tout pouvoir… du pape, qui sacre les rois, n’est-ce-pas nier tôt ou tard la royauté ? nier la royauté, n’est-ce pas nier la seigneurie, son principal soutien, et comme elle procédant des sanglantes iniquités de la conquête franque ? Telles sont les causes de la fureur des ennemis du luthérianisme ; l’orgueil, la cupidité, l’amour du pouvoir absolu, sont leurs seuls mobiles ; ce qu’ils défendent, ce sont leurs privilèges, c’est leur superbe, mais non la foi. Les hérétiques, ainsi qu’on les appelle, ne reconnaissent-ils pas les bases immuables du catholicisme : le mystère de la Trinité, la divinité du Christ, la rédemption par l’Eucharistie, et jusqu’au péché originel ? Malheureusement, le peuple, superstitieux et crédule par suite de son ignorance, est complètement sous la domination et l’inspiration des moines ; ils affectent de parler son grossier langage, ils excitent, ils exploitent ses mauvaises passions, ils lui peignent les hérétiques sous les couleurs les plus mensongères, les plus effroyables. Cependant, les hommes honnêtes, éclairés, de toutes les classes, – hélas ! il est vrai, peu nombreux, – se montrent ouvertement ou tacitement partisans de la réforme, selon que leur position leur permet ou non de braver le péril. La princesse Marguerite, sœur de François Ier, femme d’un grand sens et d’un noble esprit, affiche hautement son penchant pour les idées nouvelles, auxquelles se sont ralliés quelques seigneurs, beaucoup de gens de lettres, d’avocats, de riches bourgeois, d’artistes, d’industrieux commerçants. Le premier martyr de la réforme a été de notre temps un pauvre cardeur de laine, natif de Meaux, nommé Jean Leclerc ; soulevé, comme tous les gens de bien, par la vente des indulgences, il afficha sur les murs de la cathédrale un placard où il flétrissait cet infâme trafic. Jean Leclerc fut arrêté, battu de verges, marqué d’un fer chaud et proscrit ; il se réfugia dans la ville de Metz, y prêcha hautement la foi évangélique. Arrêté de nouveau et couronné d’un cercle de fer rouge, comme Guillaume Caillet, le chef des Jacques, il périt sur le bûcher. Les œuvres de Luther ont été, d’après l’ordre de François Ier, livrées aux flammes par la main du bourreau sur le parvis Notre-Dame. Un gentilhomme du pays d’Artois, Louis de Berquin, ayant écrit un livre pour soutenir le luthérianisme, a été brûlé vif à Paris, le 22 avril 1529, sur la place Maubert ; et brûlés aussi : un cordelier à Vienne en Dauphinois, et un curé à Seez, tous deux partisans de la réforme ; enfin, à Toulouse, l’Inquisition a célébré il y a deux ans (le 31 mars 1532) un auto-ad-fé où trente-deux hérétiques ont péri par le feu. Malgré ces supplices, préludes d’une persécution sans merci ni pitié, le nombre des réformés va s’augmentant chaque jour dans l’ombre et le secret. L’on parle beaucoup aujourd’hui d’un jeune homme, ancien disciple de l’université de Bourges ; il paraît destiné à devenir le Luther de la France. Fils d’un procureur fiscal et notaire apostolique de Noyon, il se nomme JEAN CALVIN. À peine âgé de douze ans, il jouissait déjà d’une cure et d’une prébende dépendant de la cathédrale, obtenue grâce à l’influence que donnait à son père sa position de notaire apostolique ; Jean Calvin, curé prébendier à douze ans, offrait l’un des mille exemples des ridicules et scandaleuses conséquences de la distribution des bénéfices ecclésiastiques. Loin de profiter de cet avantage, contre lequel se révoltaient sa conscience, son sens droit, son inflexible raison, Jean Calvin, refusant les avantages pécuniaires de la cure et de la prébende dont son enfance avait été gratifiée, embrassa vaillamment, ardemment, le luthérianisme. En 1532, il publia un beau livre, commentaire du traité de Sénèque sur la Clémence ; il adressa cette œuvre, d’une mâle éloquence, à François Ier, comme une sévère protestation contre les persécutions religieuses. L’immense érudition de Calvin, son impitoyable logique, portèrent de rudes coups à l’Église catholique. La Sorbonne et le parlement décrétèrent contre lui ; il fut obligé de fuir pour échapper à une condamnation. Les uns prétendent qu’il à quitté la France ; d’autres, qu’il voyage secrètement de ville en ville au péril de ses jours, et que son zèle, son activité, l’ardeur de sa foi, gagnent de nombreux adhérents à la réforme.

Tel est, fils de Joel, en cette année 1534, vers le milieu de laquelle commence la légende suivante : « LA BIBLE DE POCHE, » tel est l’état des choses en Gaule sous le roi François Ier.

*

* *

Allan Lebrenn, petit-fils de Mahiet-l’Avocat d’armes, témoin du martyre de Jeanne Darc, quitta Vaucouleurs en 1461. Après la mort de son père, il trouva difficilement à gagner sa vie dans l’exercice de son métier de copiste et de peintre en manuscrits, les progrès rapides de l’imprimerie rendant inutiles les livres écrits, toujours si coûteux. Jean Saurin, maître imprimeur de Paris, s’étant, lors de son passage à Vaucouleurs, vivement intéressé à Allan Lebrenn, et frappé de son intelligence, lui proposa de le suivre à Paris et de lui faciliter les moyens de devenir artisan d’imprimerie ; notre aïeul accepta et réussit au mieux dans sa nouvelle carrière. Il se maria vers 1465 et mourut en 1474, laissant un fils, Mélar Lebrenn (né en 1466), qui fut mon père. Il travailla longtemps aussi dans l’imprimerie de Jean Saurin ; mais après la mort de celui-ci, mon père, qui s’était marié (en 1495) et avait un fils (moi, Christian, né en 1496) et deux filles, nées durant les années suivantes, fut congédié par le successeur de Jean Saurin, nommé Noël Compaing. Cet homme, forcené catholique, irrité de ce qu’il appelait l’incrédulité de mon père, le poursuivit d’odieuses calomnies, le signalant aux autres membres de la corporation des imprimeurs comme un artisan inhabile dans sa profession et comme un homme sans probité ; mon père, sous le coup de ces accusations mensongères, vit peu à peu le travail lui manquer ; ses épargnes suffirent d’abord aux besoins de sa femme et de ses enfants ; mais repoussé de tous ceux qui auraient pu l’occuper, ses ressources s’épuisèrent, il ne possédait plus rien au monde, sinon les légendes et les reliques de notre famille. Il tenta, dans son désespoir, une dernière chance de salut ; il connaissait de renom maître HENRI ESTIENNE, le plus célèbre imprimeur du siècle passé ; l’on vantait sa bonté à l’égal de son savoir ; mon père résolut de s’adresser à lui, le trouva, ainsi qu’il s’y attendait, rempli de préventions à son égard par suite des odieux propos de maître Compaing ; après avoir exposé les causes de la haine de ce méchant homme, mon père offrit à Henri Estienne de le mettre à l’essai comme artisan d’imprimerie ; son offre acceptée, il fit montre d’une telle habileté, soit comme compositeur, soit comme correcteur d’épreuves, que maître Henri Estienne, reconnaissant la fausseté des accusations portées contre mon père en ce qui touchait la pratique de sa profession, le jugea également calomnié en ce qui touchait sa probité, s’intéressa d’autant plus à lui qu’il le savait victime d’indignes calomnies, lui confia divers travaux, et bientôt l’affectionna singulièrement, non moins pour son mérite d’artisan que pour la droiture et la bonté de son cœur. Mes deux sœurs furent emportées par la contagion qui sévit à Paris en 1512 ; ma mère leur survécut peu de temps ; je perdis mon père, Mélar Lebrenn, en 1519, trois ans après mon mariage avec ma bien-aimée femme, Brigitte Ardouin, broderesse en fil d’or et d’argent. Je suis entré dans l’imprimerie de maître Henri Estienne à l’âge de douze ans comme apprenti ; après la mort de cet homme vénéré, j’ai continué d’être employé par son fils, maître ROBERT ESTIENNE. Héritier des vertus de son père, il le surpasse dans la science ; ses éditions des auteurs de l’antiquité, grecs, hébreux ou latins, sont l’admiration des érudits, par la correction du texte, la rare beauté des caractères et la perfection de l’impression ; il a aussi publié, en petit format dit de poche, l’Ancien et le Nouveau Testament, traduits en français, véritable chef-d’œuvre typographique. Maître Robert Estienne m’a toujours témoigné autant d’estime que d’intérêt ; je lui suis attaché par les liens d’une inaltérable reconnaissance, son père a sauvé le mien d’un abîme de misère et de désespoir.

Trois enfants sont nés de mon mariage avec Brigitte ; elle m’a donné un fils en 1516, il a aujourd’hui dix-huit ans ; une fille en 1518, aujourd’hui âgée de seize ans ; et un dernier enfant en 1520, qui touche à sa quinzième année. Il se nomme Odelin, il est apprenti chez maître Raimbaud, l’un des plus célèbres armuriers de Paris ; mon fils aîné, ainsi que moi artisan d’imprimerie, s’appelle Hervé, en mémoire du nom du père de sa mère ; et j’ai donné à ma fille le nom d’Hêna, en souvenir de notre aïeule la vierge de l’île de Sên.

Hélas ! fils de Joel, il me faut un grand courage pour écrire cette légende ; elle va raviver des blessures récentes et saignantes encore au plus profond de mon cœur ; mais les faits que je vais vous raconter peignent avec une terrible énergie les temps maudits où nous vivons. C’est pour moi un impérieux devoir de les faire connaître à notre descendance dans leur effrayante réalité.

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE

CHERS LECTEURS,

Nous abordons l’histoire du seizième siècle, où s’est produit l’un des faits capitaux de nos annales plébéiennes : la grande réforme religieuse qui donna naissance au luthérianisme, au calvinisme, et autres Églises évangéliques, désormais séparées de l’Église catholique, apostolique et romaine ; ces sectes dissidentes forment ce que l’on appelle aujourd’hui : le protestantisme.

Quelques citations empruntées, selon notre coutume, à des documents historiques d’une incontestable autorité, garantiront la scrupuleuse réalité de notre récit et nous mettront à même d’examiner sommairement ces trois points d’une extrême importance :

– Des causes de la réforme religieuse au seizième siècle.

– Du caractère des guerres religieuses.

– Des conséquences morales, civiles et politiques de la réforme.

DES CAUSES DE LA RÉFORME.

Il est un fait hors de toute discussion, un fait acquis au libre domaine de l’histoire : les monstruosités commises par certains papes, entre autres ALEXANDRE VI et JULES II ; les abus, les exactions, les scandales du clergé soulevèrent, au commencement du seizième siècle, l’indignation des gens de bien, laïques ou ecclésiastiques ; jamais heure ne fut plus propice à l’avènement de cette réforme, dont les Ariens, les Pélagiens, les Albigeois, les Vaudois, furent, ainsi que vous l’avez vu, d’âge en âge, les courageux précurseurs : la mesure comblée, un pape la fit déborder ; cependant, ce pontife n’était ni un féroce batailleur comme JULES II, ni un exécrable incestueux comme ALEXANDRE VI, qui partageait les horribles faveurs de sa fille, Lucrèce Borgia, avec le cardinal Borgia, frère de cette créature ; non, LÉON X, homme d’un caractère aimable, facile, d’un esprit cultivé, sceptique, railleur, de mœurs libertines, se livrait à une prodigalité effrénée, de sorte qu’à bout de ressources, il imagina de battre monnaie en vendant des indulgences à la chrétienté. Nous ne vous citerons pas à ce sujet, chers lecteurs, des écrivains laïques, mais des auteurs ecclésiastiques.

Nous lisons, dans l’Histoire du Luthérianisme, par le père LOUIS MAIMBOURG (Paris, 1680, in-4°) :

« La créance des catholiques a toujours testé, que le fils de Dieu a donné à son Église le pouvoir de délier le pécheur pénitent, non-seulement des liens de ses péchés, par le mérite de la passion de Jésus-Christ, qu’on lui applique au sacrement de pénitence ; mais aussi des liens de la peine qu’il devrait subir en ce monde ou en l’autre, afin de satisfaire à la justice divine pour les péchés qu’il commet après le baptême. C’est ce qui s’appelle INDULGENCES ; l’on ne la donne jamais qu’en satisfaisant pleinement à Dieu, par le prix infini des souffrances de son fils qu’on lui offre pour le payement de cette dette. (P. 5.)

» Cet usage, qui a toujours persévéré dans l’Église après les persécutions, se trouve autorisé, non-seulement par les anciens papes, mais aussi par les conciles de, etc., etc. (P. 6.)

» De plus, les pasteurs de l’Église, et surtout les papes, souverains dispensateurs de ce trésor, le peuvent appliquer aux vivants, par la puissance des clefs, et aux morts, par voie de suffrage, pour les délivrer de la peine due à leurs péchés, en tirant, et offrant à Dieu de ce trésor, autant qu’il en faut pour satisfaire à cette dette. (P. 6.)

» Il faut avouer, néanmoins que, comme l’on peut abuser des choses les plus saintes, et le plus saintement établies, il s’est aussi glissé, de tout temps, d’assez grands abus dans la distribution de ces grâces de l’Église, ou de ces indulgences…

» Celui qui remplissait alors (1517) depuis environ cinq ans le siège de saint Pierre, était Léon X, de la très-illustre maison de Médicis, duquel on peut dire fort véritablement : qu’ayant testé élevé par la faction des jeunes cardinaux à cette dignité suprême de l’Église, à l’âge de trente-sept ans, il y fit éclater toutes les perfections d’un grand prince, sans avoir toutes celles d’un grand pape ; or, comme son inclination naturelle le portait à tout ce qu’il y avait de grand et de magnifique, il avait entrepris d’achever le superbe édifice de la basilique de Saint-Pierre, et de remplir son épargne épuisée par ses dépenses excessives, beaucoup plus dignes d’un puissant monarque de la terre que d’un pontife, il eut recours, à l’exemple du pape Jules II, aux INDULGENCES, qu’il fit publier par toute la chrétienté. (P. 9.)

» Il y a des auteurs qui assurent que l’on mit en quelque manière ces indulgences en parti (en ferme), et que, pour avoir promptement de l’argent comptant, on afferma tout ce que l’on en pouvait tirer à ceux qui en donnaient le plus, et qui ensuite, non-seulement pour se rembourser, mais aussi pour s’enrichir par un commerce si honteux (p 9), fais
aient choisir des prédicateurs d’indulgences et des questeurs, qu’ils croyaient les plus propres (étant bien payés) à faire en sorte que le peuple, pour gagner ces pardons, contribuant tout ce que ces avares et sacrilèges partisans en prétendaient tirer. (P. 10.)

» Quelques-uns de ces prédicateurs ne manquèrent pas aussi de leur coté, comme il arrive assez souvent, d’outrer le sujet qu’ils traitaient, et d’exagérer tellement le prix et la valeur des indulgences, qu’ils donnèrent occasion au peuple de croire : qu’on restait assuré de son salut, et de délivrer les âmes du purgatoire aussitôt qu’on avait donné l’argent qu’on demandait pour les lettres qui témoignaient qu’on avait gagné l’indulgence ; ce qui causa sans doute du scandale. Mais ce qui l’augmenta beaucoup, et qui pensa plus d’une fois exciter de grands troubles parmi le petit peuple, fut qu’on voyait les commis de ces partisans qui avoient acheté le profit de ces indulgences, faire tous les jours grande chère dans les cabarets, et employer en toutes sortes de débauches une partie de cet argent, que les pauvres disaient leur être cruellement ravi, puisqu’on faisait, par cette espèce de trafic et de vente des indulgences, une grande diversion des aumônes qu’on leur eust faites. » (P 10-12.)

Nous avons entendu le père LOUIS MAIMBOURG ; écoutons maintenant un autre écrivain ecclésiastique, de qui la parole a toujours fait loi dans l’histoire de l’Église.

Nous lisons, dans l’HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE de M. l’abbé Fleury, t. XXV, depuis l’an 1508 jusqu’en 1550 : (Paris, 1729, in-4°.)

« Léon X, qui aimait la dépense, ne trouvoit ni dans les revenus de l’État ecclésiastique, ni dans ceux qu’il recevoit des autres provinces chrétiennes, de quoi se satisfaire ; il fut donc obligé d’avoir recours à des voyes extraordinaires ; il accorda à tous ceux qui voudroient contribuer à l’édifice de Saint-Pierre, des indulgences à des conditions si aisées, qu’il auroit fallu n’être guère soigneux de son salut pour ne le pas gagner. (P. 476.) Cependant, afin d’établir quelque ordre dans la levée de l’argent qui devoit en provenir, toute la chrétienté fut divisée en divers départements, et l’on établit dans chacun des collecteurs pour recevoir l’argent ; de plus, on fit choix de certains prédicateurs qui étoient chargés d’instruire le peuple de la vertu des indulgences et des dispositions nécessaires pour les gagner.

»…… Ces prédicateurs (les dominicains) furent accusés d’outrer la matière, de trop exagérer le pouvoir des indulgences, et d’énerver entièrement les travaux de la pénitence, en sorte qu’ils estoient soupçonnés de persuader au peuple qu’on estoit assuré de son salut, aussitôt qu’on auroit compté l’argent nécessaire pour gagner l’indulgence. De plus, ces prédicateurs faisoient un trafic honteux de ces sacrés trésors de l’Église ; ils tenoient leurs bureaux dans des cabarets où l’on voit que les trésoriers consumoient en débauches une partie de l’argent qu’ils recevent. » (P, 489.)

Indigné de cet odieux trafic, LUTHER, le premier, jeta le cri de réforme. Il eut, en Europe, un foudroyant écho ; cependant Léon X maintint et soutint l’orthodoxie de son commerce d’indulgences. Citons encore :

« Léon X publia le neuvième de décembre un décret en faveur des indulgences, et l’adressa au cardinal Caïetan. Il y déclare : que la doctrine de l’Église romaine, maîtresse de toutes les autres, était que le souverain pontife, successeur de saint Pierre, et vicaire de Jésus-Christ, avoir le pouvoir de remettre, en vertu des clefs, la coulpe et la peine des péchés : la coulpe par le sacrement de pénitence, et la peine temporelle due pour les péchés actuels à la justice divine, par le moyen des indulgences ; qu’il les peut accorder pour de justes causes aux fidèles qui sont les membres de Jésus-Christ ; que leur utilité ne s’étende pas seulement aux vivants, mais encore aux fidèles décédés sans la grâce de Dieu ; que ces indulgences sont tirées de la surabondance des mérites de Jésus-Christ et des saints, du trésor desquels le pape est le dispensateur, tant par forme d’absolution que par forme de suffrage ; que la créance de ces articles est indispensable ; que quiconque croira ou prêchera le contraire, sera retranché de la communion de l’Église catholique, et excommunié d’une excommunication réservée au souverain pontife. » (P. 554)

Donc, sous le pontificat de Léon X, au commencement du seizième siècle, une nuée de commissaires apostoliques préposés à la vente des indulgences (vous les verrez à l’œuvre, chers lecteurs, vous entendrez leur langage textuel), s’abattirent sur la chrétienté, vendant à beaux deniers comptants l’absolution pleine et entière, non-seulement des fautes, des péchés, des crimes que l’on avait commis, mais de ceux que l’on pouvait commettre. Certaines lettres ou cédules apostoliques (la formule en sera reproduite dans le courant de notre récit) accordaient aux pécheurs, jusqu’à la rémission des cas réservés au Saint-Siège, à savoir : la bestialité, le péché contre nature, l’inceste, le sacrilège et le parricide. De pareilles absolutions vous semblent déjà énormes, chers lecteurs ? Cependant, certains commissaires apostoliques, afin d’affrioler le chaland, en lui démontrant l’omnipotente efficacité des indulgences, dont ils trafiquaient, allaient plus loin : ils imaginaient des crimes inouïs, impossibles, hors la sphère de l’humanité ; ils supposaient, entre autres, un forfait où l’absurde et le sacrilège dépassent les dernières limites du possible. Voici en quels termes s’exprimait à ce sujet le moine dominicain JEAN TEZEL, commissaire apostolique :

« …… Il n’y a aucun péché si grand que l’indulgence ne puisse remettre, et même si quelqu’un, ce qui est impossible sans doute, AVAIT FAIT VIOLENCE À LA SAINTE MÈRE DE DIEU, QU’IL PAYE, QU’IL PAYE BIEN SEULEMENT, ET CELA LUI SERA PARDONNÉ. C’EST PLUS CLAIR QUE LE JOUR. »

Voici le texte latin :

« …… Et si quis, per impossible, Dei genitricem, semper Virginem violasset, quod eumdem indulgentiarum vigore absolvere possent, luce clarius est. (J. TEZEL, th. 99, 100, 101, ap. Merle d’Aubigné, p. 319, vol. I., Histoire de la Réformation au seizième siècle, Paris, MARC-DUCLOUX, 1853.)

Votre cœur se soulève, se révolte, chers lecteurs ? Votre raison s’indigne ? se refuse à croire de telles aberrations pontificales ? Nous, gens du dix-neuvième siècle, nous, fils de Voltaire, ainsi que les sacristains nous appellent, à notre glorieuse satisfaction, nous trouvons ces aberrations encore plus stupides, plus insensées qu’elles ne sont horribles. Mais elles vous feront frémir d’épouvante, si, vous reportant par la pensée au seizième siècle, époque où un fanatisme aveugle, féroce, s’accouplait à une corruption effrénée ; époque où les plus grands scélérats communiaient dévotement, payaient des messes pour l’heureux succès des luxures, des brigandages, des meurtres qu’ils méditaient ; vous réfléchissez aux ravages, aux bouleversements inouïs que la vente des indulgences a dû porter, a portés dans l’ordre moral et social. Songez-y donc : être certain de pouvoir commettre en pleine sécurité de conscience les crimes les plus exorbitants, dès que l’on avait en poche une cédule d’absolution ? Supposez… (et ce qui serait aujourd’hui une supposition injurieuse et folle, nous aimons à le croire, malgré les Maingrat, les Léotade, les Contrafatto, etc., etc. était alors l’état normal des consciences…), supposez un scélérat catholique orthodoxe, armé de l’une de ces effrayantes rédemptions innocentant, quoi qu’on fasse : le passé, le présent, l’avenir ? Où ce monstre s’arrêtera-t-il, puisqu’il se sait, puisqu’il se sent absous de tous les forfaits, par la divine omnipotence du pape, vicaire de Dieu sur la terre ?

Sous l’empire de cette pensée, nous avons tenté, dans notre récit, d’exposer quelques-unes des conséquences de l’exécrable perturbation jetée dans les esprits, dans les mœurs, dans les familles, par la vente des indulgences, l’une des causes décisives de la réforme religieuse au seizième siècle.

DU CARACTÈRE DES GUERRES RELIGIEUSES AU SEIZIÈME SIÈCLE

L’un des principaux, des plus douloureux caractères des guerres religieuses au seizième siècle, que nous avons aussi tenté de mettre en relief dans notre récit, a été la fréquence de ces divisions intestines, écloses à l’ombre du foyer domestique, de ces haines maudites, qui éclataient entre amis, entre parents, entre frères, entre le fils et le père. Ces sanglants déchirements des familles, à qui les reprocher ? sinon aux rois, aux pontifes, au clergé, au parlement, à tant d’autres intéressés, qui, dans leur superbe, dans la jalousie de leur domination absolue, dans leur cupidité de conserver de fructueux privilèges, se sont impitoyablement refusés à l’accomplissement régulier, pacifique de la réforme religieuse, malgré les humbles prières, malgré les touchants appels à l’équité, malgré la patiente revendication du droit commun portés incessamment au pied du trône par les huguenots pendant un siècle et plus de persécution atroce ; et pourtant pour prévenir les maux irréparables de quatre guerres civiles où a coulé à torrents le plus généreux sang de la France, il suffisait (ainsi que le dira l’un des personnages de notre récit), il suffisait d’un arrêt d’une ligne, le voici :

– Chacun est libre d’exercer publiquement son culte en respectant le culte d’autrui.

Cette tolérance, aujourd’hui passée dans nos mœurs, affirmée, consacrée par notre immortelle révolution de 1789-92, était, dira-t-on, incompatible avec les mœurs de ce temps-là ? Erreur… profonde erreur ! Quatre fois, durant le seizième siècle, des édits plus ou moins larges, mais reconnaissant le principe sacré de la liberté de conscience et conquis par l’énergique insurrection des protestants, ont été promulgués aux acclamations des gens de bien, catholiques ou réformés, qui voyaient dans ces actes d’équité le terme de guerres fratricides ; mais à peine promulgués, ces édits étaient violés, reniés, annulés par la royauté, instrument de l’Église, et de nouveau, des luttes acharnées plongeaient le pays dans le deuil et le désastre.

Que le sang versé retombe donc sur ceux-là, papes et rois, qui, pouvant par une équitable tolérance prévenir ces luttes impies, les ont provoquées par une criminelle intolérance !

Ces luttes furent effroyables, mais les mémoires laissés par divers personnages contemporains de ces guerres civiles prouvent surabondamment, qu’après avoir poussé les huguenots à la résistance armée, par cinquante années d’impitoyable oppression subie avec l’héroïque résignation du martyre, les catholiques déployèrent dans la répression des révoltes une férocité qui passe toute créance, et si terribles que furent ensuite les légitimes représailles des réformés, jamais… jamais, elles n’approchèrent de la furie sauvage de leurs adversaires.

Quelques citations empruntées aux écrivains du temps de la réforme, catholiques ou protestants, rendront évidente la réalité de notre assertion.

Les Vaudois, descendants des Albigeois, ces précurseurs de la réforme, dont vous avez lu l’histoire dans nos récits, chers lecteurs, pratiquaient la doctrine évangélique primitive ; François Ier ordonna d’étouffer cette hérésie dans le sang des hérétiques ; voici comment s’exprime à ce sujet un témoin oculaire des faits :

« …… La première colonne de troupes dirigée contre les Vaudois, et commandée par d’Oppède, marchait sur Lourmarin ; la seconde, commandée par le capitaine Poulain, marchait sur Cabrière, d’Aigues ; la troisième, sous les ordres du capitaine Vaujuine, se dirigeait vers Mérindol ; d’Oppède, sur son passage, mit le feu aux villages de Laroque, de Ville-Laure et de Trézémines, abandonnés par les Vaudois, fuyant épouvantés ; Lourmarin fut aussi incendié…

»…… Le 18 avril 1545, les troupes réunies de d’Oppède, des capitaines Poulain et Vaujuine, paraissent devant Mérindol ; les habitants s’étaient sauvés, moins un jeune homme malade, nommé Maurice Blanc, et quelques femmes dont les enfants n’étaient pas en âge de subir les fatigues d’une fuite à travers les bois et les montagnes ; les soldats de la foi attachèrent Maurice Blanc à un olivier, se firent une cible de son corps, et déchargèrent sur lui leurs arquebuses. Les femmes, réfugiées dans l’église voisine du château, furent dépouillées de leurs vêtements, les soldats les forcèrent de se tenir par la main comme pour une danse, et à coups de pique, leur firent faire le tour du château de Mérindol ; après cela, comme elles étaient toutes sanglantes des coups de pique, les soldats les précipitèrent du haut des rochers où le château est bâti ; puis le village de Mérindol fut livré aux flammes. Quelques fugitives capturées par les soldats catholiques, furent prises, violées et vendues à des gens qui trafiquaient de ces captives avec les corsaires tunisiens. Un homme, nommé Jean Voisin, fut obligé d’aller jusqu’à Marseille, racheter sa fille ; une jeune mère qui, après le sac de Mérindol, se sauvait à travers les blés, tenant son enfant dans ses bras, fut atteinte et violée par les soldats catholiques, sans qu’elle cessât de serrer son nourrisson contre sa poitrine. Au milieu d’atrocités sans nombre, l’armée parvint, le 19 avril, à Cabrières, ville fortifiée sur les terres que le pape possède en France ; les Vaudois, qui s’y étaient réfugiés, se défendent pendant tout un jour ; le baron d’Oppède leur envoie un parlementaire, leur promettant la vie sauve s’ils se rendent ; ils envoient les principaux de la ville, au nombre de dix-huit, vers d’Oppède ; il leur fait lier les mains, et les fait passer devant ses troupes, qui les accablent d’outrages : un de ces Vaudois, vieillard à tête chauve, effleure en passant le sieur de Pourrières, gendre de d’Oppède ; il tire son coutelas et frappe le vieillard qui tombe. – Tuez tous les autres, – s’écrie d’Oppède. – Cela est fait : – les soldats font une boucherie de nos dix-huit Vaudois. Le sire de Pourrières et le sire de Fauléon, non encore satisfaits, mutilaient les cadavres. – Puis la ville est forcée, les femmes s’étaient réfugiées dans l’église ; elles sont dépouillées de leurs vêtements ; les unes jetées du haut du clocher dans les rues, les autres violées. J’AI VU des femmes enceintes éventrées, laisser sortir de leurs flancs ouverts, leur fruit sanglant ; je pense avoir vu occire dans cette église (ajoute l’avocat Guérin, témoin des faits) quatre ou cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants ; les prisonniers épargnés furent vendus aux recruteurs des galères royales. Le vice-légat du pape, qui accompagnait d’Oppède, apprenant que vingt-cinq ou trente femmes avaient cherché un refuge dans une grotte voisine de la ville, y fit marcher les troupes, et arrivé devant l’ouverture de cette caverne, il ordonne des décharges d’arquebuse dans son intérieur ; personne n’en sort ; alors il fait allumer un grand feu à l’entrée de cet antre, et les malheureuses femmes sont étouffées par la fumée.

»…… Il y eut dans cette expédition de d’Oppède, sept cent soixante-trois maisons de brûlées, quatre-vingt-neuf étables, et trente et une granges incendiées ; le nombre des morts n’est pas moindre de TROIS MILLE.

» Le mardi 22 d’avril, d’Oppède se présente devant la ville de la Coste ; les soldats catholiques forcent les portes, pillent, violent, massacrent et incendient ; il se trouvait une petite garenne derrière le château : les soldats catholiques y entraînent les femmes qu’ils venaient de faire prisonnières, et assouvissent sur elles leur lubricité ; les mères cherchaient à défendre leurs filles de ces brutalités ; l’une d’elles, voyant l’impuissance de ses efforts, se perça le sein d’un couteau et le tendit à sa fille qui l’imita ; d’autres s’étranglèrent en se pendant aux arbres avec leurs ceintures ; d’autres expirèrent de faim dans les bois où elles s’étaient réfugiées ; les hommes qui échappèrent au massacre furent vendus aux recruteurs des galères du roi, et les femmes aux gens qui trafiquaient de leurs captives avec les corsaires barbaresques… »

(LES TÉMOINS DU SEIGNEUR ET DE LA JUSTICE HUMAINE. – Histoire de la Persécution des Vaudois en 1545. – MARC-DUCLOUX, Paris, 1849, p. 16 à 40.)

En outre de ces massacres généraux, l’on brûlait journellement grand nombre d’hérétiques dans toutes les villes de France ; le consistoire de chaque église réformée, ou quelque notable du pays enregistrait pieusement les noms des martyrs évangéliques ; nous citerons au hasard une des pages de ce martyrologe, il ne compte pas moins de cent cinquante feuillets, aussi remplis que le suivant :

» 1550. Brûlés à Paris, entre autres, Léonard Galimard, né à Vendôme, et Florent Venot, de Sedan. – Étienne Peloquin, – à Orléans, sur la place du Martroy. – Anne Audebert, veuve de Pierre Genet. – Claude Thierry, natif de Chartres. – Macé-Moreau, colporteur, brûlé à Troyes. – Gabriel Béraudin, – et Jean Godeau, brûlés à Chambéry.

» 1551. Brûlés à Lyon : Claude Monnier. – À Nîmes : Maurice Sassenat. – À Paris : Thomas de Saint-Paul. – À Toulouse : Jean Loery et son jeune frère âgé de 15 ans.

» 1552. Brûlés à Bourg en Bresse : Hugues Gravier, du pays du Maine. – À Saumur : René Poyet.

» 1553. Brûlés à Lyon : Martial Alba, marchand ; Pierre, écrivain gascon. – Bernard Séguin. – Pierre Navières. – Charles Faure. – Denis Peloquin (frère du supplicié d’Orléans). – Mahiet Dimonet. – Louis de Massac et son cousin, gentilshommes du Bourbonnais. – Étienne Grava, menuisier. – Même année, brûlés à Paris : Nicolas Naïl, porteur de livres. – Antoine Magne. – Étienne Leroy, notaire, et son clerc. – Pierre Dinocheau. – Même année, brûlés à Rouen : Guillaume Neel, moine augustin, ayant embrassé la religion évangélique. – À Dijon : Simon Laloë. – À Toulouse : Piche Serre.

» 1554. Brûlés à Montpellier : Guillaume, natif d’Alençon, porteur de livres. – Pierre de Lavau. – Jean Cochin, etc., etc. » (Chroniques ecclésiastiques de THÉODORE DE BÈZE, Vol. I, p. 173.)

Or, nous vous le répétons, cette énumération nominale des victimes remplit près de cent cinquante pages… Jugez du nombre des suppliciés ! ! !

Nous venons de vous citer, chers lecteurs, des écrivains protestants, et malgré le caractère d’irrécusable autorité de leurs récits, vous pourriez les soupçonner d’exagération ou de partialité ? Citons maintenant un écrivain catholique : le maréchal Blaise de Montluc, envoyé en Guyenne, afin d’y exterminer l’hérésie et de combattre les huguenots forcés de prendre les armes pour défendre leur religion, leur foyer, leurs biens, leur famille, leur vie ; nous lisons dans les MÉMOIRES DE MONTLUC (Collection de Petitot, un vol. gr. in-8°.) :

« – Et me délibérai (dit le maréchal) d’user de toutes les cruautés que je pourrais envers ces méchantes gens ; je recouvrai secrètement deux bourreaux, lesquels on appela depuis mes laquais, pour ce qu’ils étaient souvent avec moi. » (P. 216.)

Un habitant de Lectoure, nommé Verdier, avait tenu des propos malsonnants pour la royauté, en présence de ses amis et d’un diacre réformé ; le maréchal de Montluc les fait saisir tous trois, on les lui amène :

« – J’avais (dit Montluc) les deux bourreaux derrière moi, bien équipés de leurs armes, et surtout d’un coutelas bien tranchant ; de rage, je sautai au cou de ce Verdier, et lui dis : Ô méchant paillard, as-tu bien osé souiller ta méchante langue contre la majesté de ton roi ? – Ah ! monsieur, – me répondit-il, – à tout pécheur miséricorde. – Alors la rage me prit plus que devant, et lui dis : – Misérable, veux-tu que j’aie miséricorde de toi, et tu n’as pas respecté le roi. – Et le poussant rudement à terre, je dis au bourreau : Frappe, vilain !– Ma parole et son coup furent aussi tôt l’un que l’autre… Je fis pendre les deux autres à un orme voisin ; quant au diacre, pour ce qu’il n’avait que dix-huit ans, je ne le voulus faire mourir, afin qu’il portât la nouvelle de l’exécution aux siens ; mais bien lui fis-je bailler tant de coups qu’il en est mort huit ou dix jours après… Et voilà la première exécution que je fis en ce pays-là, sans sentence, ni écriture, car en ces choses, j’ai ouï dire qu’il FAUT COMMENCER PAR L’EXÉCUTION. » (P. 216-217.)

»…… M. de Sanctorens m’amena, le mardi, le capitaine Morallet avec six autres huguenots, que des gentilshommes avaient pris ; je les fis pendre tous les sept sans tant languir, ce qui jeta parmi les autres une grande frayeur, et ils se disaient : Comment ! il nous fait mourir sans aucun procès. » (P. 218.)

En effet, vous le voyez, chers lecteurs, il est impossible d’expédier plus lestement les gens. Le maréchal de Montluc, en sa qualité d’homme de guerre, regardait la procédure comme une déplaisante superfluité. – Frappe, vilain, disait-il à son bourreau : l’homme tombait… C’était bref, net et concluant.

« …… Après avoir en un jour pendu ou mis sur la roue trente à quarante de ces huguenots, – dit plus loin M. de Montluc, – nous allâmes à Cahors, où les juges réformés faisaient le procès à un catholique, M. de Viole. » (Ce catholique avait commis un méfait, on le détenait en prison, afin d’instruire régulièrement son procès. Montluc arrive, se présente au tribunal, et, s’adressant aux juges, il leur défend en ces termes de continuer le procès 🙂

« Le premier qui ouvre la bouche, je le tue, s’il ne me rend raison de ce que je viens demander. – L’un des juges voulant repartir : – Tu déclareras devant moi ce que je demande (l’innocence de l’accusé), ou je te pendrai de mes mains, car j’en ai pendu une vingtaine de plus gens de bien que toi. – Sur quoi, je tirai à demi mon épée. Je les eusse bien empêché de rendre sentence, ni arrêt, s’ils m’eussent osé désobéir. » (P. 220-221.)

Il va de soi que l’accusé catholique fut mis en liberté. Voici maintenant quelques faits et gestes de guerre de M. de Montluc. Il avait battu une compagnie de huguenots. Nous citons :

« …… Ces gens se jetaient dans les taillis et dans les fossés, le ventre à terre ; mes bandouillers les cherchaient par le bois et les tiraient comme quand on tire au gibier ; nous étions si peu, que nous ne pouvions tuer tout, car de prisonniers on n’en parlait pas en ce temps-là. (P. 232.) Nous logeâmes une nuit à Sauveterre, où je pris quinze ou seize huguenots, lesquels je fis tous pendre, sans dépenser papier ni encre, et sans LES VOULOIR ÉCOUTER, CAR CES GENS-LÀ PARLENT D’OR. » (P. 233.)

Montluc assiège la place forte de Montségur. Les huguenots résistent ; puis, écrasés par le nombre, ils tâchent de fuir. Nous citons toujours :

« …… Alors, je pris quatre-vingts ou cent soldats, et m’en allai autour des murailles ; autant sautait par dessus, cela était tué. La tuerie dura jusques à dix heures ou plus, parce que on cherchait les huguenots dans les maisons où on les tuait ; on n’en fit prisonniers que quinze à vingt, lesquels je fis pendre, et entre autres, tous les consuls de la ville, avec leur chaperon sur le cou. Le capitaine qui commandait là se nommait le capitaine Héraud, brave soldat s’il y en avait en Guyenne ; il avait été de ma compagnie ; beaucoup des miens le voulaient sauver pour sa vaillance ; mais je dis que, s’il réchappait, il nous ferait tête à chaque village, et que je connaissais bien sa valeur… Voilà pourquoi je le fis pendre. Il pensait toujours être sauvé, pour ce qu’il était vaillant ; mais cela le fit plutôt mourir… » (P. 257-238.)

Et plus loin, nous lisons encore :

« …… J’envoyai ma compagnie à Terraube, pour faire tuer tous ceux qui étaient là, et lui baillai le bourreau pour faire pendre le chef de ces huguenots, et après qu’ils furent tous tués (au nombre de deux cent trente), on les jeta dans un puits fort profond, et il s’en remplit tout, de sorte qu’on les pouvait toucher avec la main, CE FUT UNE TRÈS-BELLE TUERIE DE TRÈS-MAUVAIS GARÇONS. Mes soldats m’amenèrent les deux Begotte et deux autres de bonne maison, lesquels je fis pendre à un noyer à la vue de la ville, et sans l’honneur que je portais à la mémoire de feu M. Daussun, ses neveux, que l’on m’a amenés aussi, eussent été pendus comme les autres ; ils en furent à deux doigts près, car j’ordonnai de les dépêcher ; mais je ne sais comment je changeai d’avis. » (P. 217.)

« …… Après la prise de Mont-de-Marsan, M. de Savignac, le capitaine Fabien, et quelques autres, vinrent me dire que les huguenots du château voulaient se rendre et capituler avec moi ; je voyais que M. de Savignac et le capitaine Fabien voulaient fort sauver Favas (il commandait les huguenots qui voulaient capituler), parce qu’il était bon soldat. Je leur dis qu’ils allassent capituler comme bon leur semblerait, et que je signerais leur capitulation, quoique j’eusse bonne envie de faire là une tuerie ; aussi, lorsqu’ils se furent départis de moi, j’envoyai après eux un gentilhomme pour aller dire à quelques capitaines et à leurs soldats, que pendant qu’on parlementerait, ILS TUASSENT TOUT…… et comme mon gentilhomme eut parlé à ces capitaines, leurs soldats coururent chercher quelques échelles, les dressèrent au coin de la basse-cour à main gauche, près des galeries, et pendant que les autres parlementaient à la porte, ils tuèrent tout ce qui se trouvait là-dedans, sauf le capitaine Favas qui parlementait, et qui fut sauvé par M. de Savignac et le capitaine Fabien, qui, voyant le massacre, l’attirèrent à eux, ce qui fut bon pour lui, car il aurait eu le sort des autres huguenots. » (P. 215-226.)

Au siège de Navarreins, la ville est emportée d’assaut, le maréchal de Montluc avait été blessé à l’attaque :

« …… Madaillan, mon lieutenant, vient me dire : – Monsieur, réjouissez-vous, prenez courage, la ville est à nous, voilà les soldats qui tuent tout ; soyez assuré que votre blessure sera vengée. – Alors je lui dis : – Je loue Dieu de ce que je vois notre victoire avant de mourir ; à présent je ne me soucie pas de la mort, retournez-vous-en, et gardez qu’il n’en échappe aucun qu’il ne soit tué… L’on voulut sauver le ministre de ces huguenots et leur capitaine nommé Ladon… pour les FAIRE PENDRE devant mon logis ; mais nos soldats les ôtèrent à ceux qui les amenaient et les mirent en mille pièces. Ils en firent ensuite sauter cinquante ou soixante du haut de la grande tour dans le fossé, où ils se noyèrent. La plupart des femmes furent tuées, car elles avaient fait de grands maux, en se défendant avec des pierres. » (P. 240-241.)

Une dernière citation, chers lecteurs ; votre cœur, comme le nôtre, se soulève de dégoût et d’horreur, devant ces pages écrites de la main d’un soldat-bourreau ; elles sentent le charnier. Ceci se passait au siège de la Pêne… Écoutez :

« La porte du château tombée, nous entrâmes tous de furie, et nous ne trouvâmes dans la basse cour que femmes et filles ; tout en était rempli jusqu’aux étables ; nous faisions descendre ces femmes par les degrés de pierre, et à mesure, nos Espagnols, qui étaient dedans la grande basse-cour au-dessous du degré, TUAIENT CES FEMMES, disant que c’étaient des luthériens déguisés, parce que l’un des soldats EN VOULANT SE JOUER AVEC L’UNE D’ELLES, avait trouvé que c’était un diacre imberbe. » (P. 253-254.)

Consolons-nous, chers lecteurs, de ces monstruosités si complaisamment racontées par un capitaine catholique, en ouvrant les mémoires d’un soldat protestant, le loyal et vaillant LANOÜE, le digne ami de l’amiral Gaspard de Coligny, et comme lui, l’une des plus pures, des plus nobles figures du seizième siècle. Lanoüe, réduit à combattre pour défendre sa foi, sa vie et ses coreligionnaires menacés, ressent profondément cette douloureuse émotion que tout homme de cœur éprouve en songeant aux terribles maux de la guerre civile, fût-elle provoquée, légitimée par les scélératesses des gouvernants ; Montluc, général catholique, a sans cesse sous sa plume ces mots affreux de tuerie, de viol, de pendaison, de bourreaux, de massacre. Jamais l’on ne découvre en lui le moindre retour à des pensées, sinon miséricordieuses, du moins humaines ; jamais il ne lui vient à l’esprit, non pas même de déplorer ses impitoyables cruautés commises sous ce prétexte d’une si exécrable banalité : la raison d’État ! le salut de la religion ! mais seulement de regretter que ces férocités nécessaires… (ces gens-là confessaient les nécessités du crime) atteignissent ses concitoyens, ses frères, en un mot « des Français !… » Non ! Écoutez au contraire ces patriotiques et augustes paroles de Lanoüe servant d’introduction au récit de la bataille de Dreux, et d’après ce récit de deux des généraux les plus considérables des armées catholiques et protestantes, dont ils résumaient pour ainsi dire l’esprit et les sentiments, jugez de l’infâme cruauté des uns, de la générosité des autres.

« …… Chacun de nous, avant la bataille (dit Lanoüe), se tenait ferme, repensant en soi-même que les hommes qu’on allait combattre n’étaient ni Espagnols, ni Anglais, ni Italiens, MAIS FRANÇAIS, et des plus braves, entre lesquels on reconnaissait d’anciens compagnons, des parents, des amis, et que dans une heure, il faudrait se tuer les uns les autres, ce qui donnait quelque horreur du fait, sans néanmoins diminuer le courage… » (Mémoires de FRANÇOIS LANOÜE, p. 605-607.)

Puis, dans les mêmes pages, Lanoüe raconte comment le duc de Guise, général de l’armée catholique, se montra ce jour-là plein de courtoisie envers son prisonnier, le prince de Condé, courtoisie expliquée d’ailleurs par cela : que, sachant son père prisonnier de l’armée protestante, le maréchal de Damville, à qui le prince de Condé s’était rendu, n’eût pas souffert qu’il fût maltraité par le duc de Guise, de peur que l’on n’exerçât des représailles contre son père, à lui Damville.

« …… On pourra dire (continue Lanoüe) que M. le maréchal de Damville n’eût pas permis que l’on fît tort à M. le prince de Condé qui s’était rendu à lui, toutefois, il m’a semblé que de si beaux actes ne devaient être ensevelis en oubliance, afin que ceux qui font profession des armes s’étudient de les imiter, et s’éloignent des cruautés et choses indignes, où tant se laissent aller en ces guerres civiles, pour ne savoir ou vouloir donner un frein à leurs haines : À l’ennemi qui résiste, faut se montrer superbe, et après qu’il est vaincu, IL EST HONNÊTE D’USER D’HUMANITÉ… Mon intention est ici de louer de beaux actes de vertu quand je les rencontre en mon chemin, et quand je la verrai reluire en quelque personne que ce soit… là… je l’honorerai. » (P. 605-607.)

Dites, chers lecteurs, n’est ce pas là un admirable langage ? n’y sent-on pas palpiter le cœur de l’homme de bien, du grand citoyen, du généreux soldat de la liberté de conscience ? Noble langage, il sera l’éternelle honte, l’éternel opprobre de Montluc, soudard féroce qui se baigne à plaisir dans le sang français, parce qu’un maître lui dit : TUE !

Imaginez, chers lecteurs, d’après ces citations empruntées aux écrivains catholiques et réformés ; imaginez l’épouvantable deuil où fut plongée la France pendant un demi-siècle de guerres religieuses. À ce sujet, un fait signalé dans le cours de nos récits au point de vue des réformes politiques poursuivies d’âge en âge par le peuple et la bourgeoisie, se reproduit au seizième siècle, à propos de la révolution religieuse ; mais constatons-le sans surprise, car l’influence du clergé se traduisait alors par une ignorance et un fanatisme presque universels, l’élite de toutes les classes de la nation, classes seigneuriales, bourgeoises ou plébéiennes, prit seule part au mouvement de la réforme.

Ainsi les huguenots, malgré les mesures atroces dont ils sont victimes, adressent d’abord humblement au pouvoir royal requêtes et suppliques afin d’obtenir l’autorisation d’exercer paisiblement leur culte ; Église et Royauté restent sourdes, impitoyables ; enfin, poussés à bout par le massacre de Vassy, en 1562 (la persécution avait été toujours croissant depuis le commencement du siècle), les réformés font appel à l’insurrection, prennent les armes, et par l’insurrection, par les armes, conquièrent ce qu’ils n’avaient pu jusqu’alors obtenir par les prières, par la revendication du droit commun ; le premier édit de tolérance est rendu le 19 MARS 1562. Sans doute, ainsi que vous l’avez déjà vu à l’endroit des réformes politiques, cet édit est bientôt annulé, les réformés reprennent les armes ; un second édit de tolérance est promulgué le 23 MARS 1568. – L’édit est de nouveau foulé aux pieds par l’Église et la royauté ; nouvelle insurrection des huguenots ; en 1570, un arrêt plus large que les précédents consacre la liberté de conscience, la foi des traités entre catholiques et protestants est encore violée en août 1572, par l’épouvantable massacre de la Saint-Barthélemy. Cette effrayante hécatombe semble devoir anéantir le protestantisme dans le sang, mais il se redresse plus vivace que jamais, court une quatrième fois aux armes, et en 1573, il a conquis complètement la liberté de conscience, sanctionnée plusieurs années après par l’édit de Nantes, dû à la politique d’Henri IV ; pour ce fait, il tombe sous le poignard orthodoxe d’un fanatique séide des jésuites, et plus tard, à la honte de l’humanité, un autre jésuite, confesseur de ce lâche et exécrable despote nommé Louis XIV, lui impose la révocation de l’édit de Nantes, et de nouveau, les horreurs de la guerre civile sont déchaînées sur la France.

Vous le voyez, chers lecteurs, les réformes religieuses, ainsi que les réformes civiles et politiques, ont toujours été forcément, fatalement conquises par la révolte, par l’insurrection ! Pourquoi faut-il qu’en vertu d’une loi terrible et mystérieuse, l’humanité soit condamnée à ne conquérir le progrès, la liberté, que lentement, laborieusement, pas à pas, siècle à siècle, au prix de luttes acharnées, de sacrifices inouïs et de torrents de sang ? Ce sang, répétons-le, doit retomber sur l’Église et la Royauté ; elles pouvaient, au seizième siècle, épargner à l’humanité des maux incalculables, en accordant volontairement, en exécutant loyalement, dès le début de la réforme, ces édits imposés plus tard au trône et à l’autel par l’insurrection des protestants. – L’on entrait dès lors de prime-saut dans l’exercice de la liberté de conscience, enfin affirmée par notre grande révolution de 1789-92. – Conquête désormais impérissable, si nous savons défendre ce débris d’un précieux héritage, teint du sang de nos pères.

DES CONSÉQUENCES DE LA RÉFORME

Les conséquences politiques de la réforme furent considérables ; elle fit puissamment progresser l’œuvre d’affranchissement poursuivie depuis tant de siècles par le peuple et la bourgeoisie. Vous l’avez déjà remarqué, chers lecteurs, dans le courant de nos récits, les hommes aspirent d’autant plus vivement à la liberté, à l’indépendance, qu’ils sont plus instruits et plus radicalement dissidents de l’Église de Rome ; ainsi, lors de la guerre des Albigeois, les grandes cités du Languedoc, industrieuses, opulentes, éclairées, régies démocratiquement par leurs municipalités, en véritables républiques fédérées sous la suzeraineté du roi de France, se séparent complètement de la communion catholique. Ainsi encore, au seizième siècle, les Genevois embrassant la réforme avec ardeur, à la voix de CALVIN, secouant le joug des princes de Savoie et de leur évêque, se rapprochent de la libre confédération des cantons suisses. Ce profond attachement au gouvernement démocratique et municipal, si vivace en Gaule malgré l’absorption des franchises des communes, par le despotisme centralisateur de la royauté, se montra plus ardent que par le passé, lors des luttes de la réforme religieuse ; l’implacable iniquité des rois envers les protestants, les cruautés inouïes dont ils étaient victimes, les poussèrent à bout ; ils soumirent le pouvoir royal à l’analyse de leur doctrine émancipatrice, le LIBRE EXAMEN, de même qu’ils y avaient soumis l’autorité pontificale. – Les conclusions furent identiques, jugez-en, chers lecteurs. Nous lisons dans le Franco-Gallia (France et Gaule), publié en 1573, par FRANÇOIS HOTMAN, réfugié à Genève, après le massacre de la Saint-Barthélemy :

« …… La domination royale, lorsqu’elle n’est pas enchaînée, a un penchant naturel et une tendance propre à la tyrannie (p. 8.) C’est pour cela que L’HÉRÉDITÉ EST MAUVAISE, et que le peuple a toujours le droit de choisir un chef à son gré. (P. 47 et suiv.)

» Il ne convient pas à des hommes libres, à des hommes que Dieu a doués d’intelligence, de subir le bon vouloir et le bon plaisir. L’humanité ne se laisse pas conduire comme un troupeau de brutes (P. 80.) Aussi, un peuple peut-il toujours DÉPOSER SON ROI et en créer un autre, quand bon lui semble. Ce droit repose dans l’ensemble de la nation et doit être exercé par une assemblée solennelle, le noble comme l’homme du peuple doivent prendre part à ce vote. » (P. 113-119.) (Ex. off. JAC. STOERII, in. 8°.)

Enfin, dans un ouvrage publié très-récemment, dont nous admirons l’immense érudition, le style sévère et élevé, les vues parfois profondes, mais dont nous ne partageons pas les tendances (De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, par CHARLES LABITTE, Paris, 1851), nous lisons ce résumé du livre intitulé : Vindiciæ contra tyrannos (de la vengeance contre les tyrans), dû à la plume d’un autre calviniste français, HUBERT LANGUET, aussi réfugié à Genève, après le carnage de la Saint-Barthélemy.

« Demande. – Peut-on résister à un prince qui opprime et ruine l’État ? Et jusqu’où cette résistance peut-elle s’étendre ?

» Réponse. – La royauté est à la fois l’œuvre de Dieu et l’œuvre du peuple. C’est Dieu qui institue les monarques, qui donne les royaumes, qui choisit les rois ; mais c’est le peuple qui constitue les monarques, qui les fait entrer en possession de ces royaumes et qui approuve ce choix par ses suffrages. (P. 104.) Personne ne naît ou se fait roi ; on est donc roi seulement par la sanction populaire. Si l’hérédité s’est établie dans quelques pays, c’est pure tolérance, l’élection n’en reste pas moins UN DROIT INALIÉNABLE. Il n’est pas de prescription pour les nations, la SOUVERAINETÉ PERMANENTE, continue du peuple, est donc légitime. (P. 112-162.) Le roi doit consulter la représentation nationale, dans ses différentes hiérarchies (P. 120.), sur les questions de paix, de guerre, sur les traités, sur la répartition des impôts et des dépenses même urgentes. (P. 133-136.) Il n’est pas permis aux monarques d’attenter aux franchises des municipalités et des provinces, c’est le devoir des chambres (cameræ ordinariæ) de faire respecter la vieille formule : que trop donné soit redemandé. (P. 165.)

» D. – Comment doit s’exercer la résistance contre les mauvais rois ?

» R. – Il y a deux cas de tyrannie bien distincts : dans le premier, c’est un monarque légalement élu et reconnu, qui tombe dans la tyrannie ; ALORS IL NE PEUT ÊTRE FRAPPÉ QUE PAR LE GLAIVE DES ÉTATS GÉNÉRAUX, et non par le glaive des particuliers. (P. 295.) Dans le second cas, c’est un usurpateur dont rien n’a sanctionné l’avènement, ET ALORS CHACUN À SUR LUI LE DROIT DE MORT, PARCE QU’IL N’Y À PAS EU DE CONTRAT. » (P. 206.)

Une dernière citation : nous lisons dans un recueil publié sous le titre de Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, t. III, p. 66 et suiv. :

« Les représentants de la nation sont auteurs de princes ; les ayant FAITS, ils peuvent LES DÉFAIRE ; c’est donc le devoir des peuples de mettre les rois sous la loi. »

Ainsi, au seizième siècle, de hardis publicistes, poursuivant l’œuvre d’Étienne Marcel et de ses prédécesseurs ou successeurs aux assemblées nationales, proclamaient, affirmaient l’omnipotente, imprescriptible et permanente souveraineté du peuple, niaient la légitimité de l’hérédité dynastique, déclaraient les assemblées nationales virtuellement investies du droit de faire, de défaire les rois et, le cas échéant, de les juger, de les condamner, de les frapper du glaive des États généraux ; légitimant ainsi d’avance le solennel jugement de Louis XVI, par la Convention nationale.

Ces écrits furent-ils seulement l’expression des théories individuelles, en dehors du domaine de l’application, de la pratique ? Nullement ! le parti protestant, après le massacre de la Saint-Barthélemy, tenta de constituer les diverses provinces de la France en une vaste fédération républicaine. Citons encore :

« …… Les réformés se réunirent le jour même de la Saint-Barthélemy, comme pour évoquer les ombres sanglantes des martyrs huguenots ; toutes leurs résolutions furent inspirées par ce lugubre anniversaire. Le projet de CONSTITUER LE PARTI RÉFORMÉ EN FÉDÉRATION RÉPUBLICAINE, déjà proposé et commenté à la fin de l’année précédente, fut adopté et mis à exécution : le Languedoc et la Haute-Guyenne furent divisés en deux grands gouvernements ou généralités, avec Nîmes et Montauban pour chefs-lieux. Saint-Romain, qui, d’archevêque d’Aix, s’était fait capitaine huguenot, et le vicomte de Paulin, furent chargés du commandement général, avec le concours des États composés des notables des deux provinces ; chaque diocèse devait avoir, en outre, ses États particuliers ressortissants aux États de la généralité ; les États de chaque généralité devaient se réunir tous les trois mois ; les États des généralités réunis tous les six mois. L’union civile de l’église réformée s’étendrait à tout le royaume au fur et à mesure du progrès de la réforme. » (LA POPELINIÈRE, t. II, f° 185,186,192.)

C’était, vous le voyez, chers lecteurs, préluder en 1573 à l’établissement des États-Unis de Hollande, fondés pendant le siècle suivant ; des États-Unis d’Amérique, et de la république française, inaugurée au dix-huitième siècle.

L’une des conséquences de la réforme fut donc de donner en France une nouvelle impulsion à l’esprit démocratique ; tout concourait d’ailleurs au développement des idées d’égalité, de liberté, de fraternité ; une communauté de croyance, de malheurs, de périls rapprocha les éléments sociaux les plus divers ; laboureurs, artisans, lettrés, grands seigneurs, bourgeois, gens de loisir, marchèrent tous égaux et frères, sous la bannière de la liberté de conscience ; une fusion vraiment républicaine s’opéra, au nom de l’égalité, de la fraternité évangélique, entre ces différentes classes, pendant si longtemps divisées par le privilège et séculairement hostiles l’une à l’autre. Enfin, la Ligue et ses fureurs soulevées par le clergé ultramontain, et dirigées contre le trône, par l’un de ces revirements familiers au machiavélisme théocratique, qui, selon les nécessités de sa politique du moment, tantôt s’allie aux rois pour asservir les peuples, tantôt les déchaîne contre les rois, la Ligue porta un coup irréparable à la royauté. Le meurtre de Henri III et de Henri IV tombant sous le poignard de séides fanatisés par les jésuites, et glorifiés par eux et par une notable partie de l’Église, détruisit, même aux yeux des masses ignorantes, le prestige quasi-divin de l’autorité royale.

Les réformateurs religieux au seizième siècle, obéissant à la loi mystérieuse du progrès, ont donc, chers lecteurs, les uns à leur insu, les autres sciemment, continué l’œuvre d’affranchissement politique, poursuivi au prix d’efforts inouïs à travers les siècles, depuis les premières insurrections des Bagaudes, des Vagres, des Communes, jusqu’aux révolutions successives dont Étienne Marcel, et plus tard les Maillotins, les Cabochiens ont été les héros ; ceux-ci et les républicains protestants de La Rochelle, de la Guyenne, de la Bourgogne au seizième siècle, ainsi que les républicains de la Hollande au dix-septième siècle, sont, répétons-le, les vaillants précurseurs des républicains américains et français du dix-huitième siècle ; aussi, lorsque bientôt nous arriverons aux fastes de notre révolution de 1789-92, elle vous apparaîtra, chers lecteurs, non point comme un événement inattendu, anormal, isolé mais comme un événement prévu, naturel, relié à la chaîne des temps ; cette révolution ne sera pour vous que la conséquence logique, le dénouement victorieux, inévitable, infaillible, de tant de luttes, renouvelées d’âge en âge par nos pères de race gauloise, asservie, contre les descendants ou les représentants de la conquête franque ; aussi vous ne vous étonnerez pas, chers lecteurs, en entendant l’un des membres de la Convention nationale, répudiant le nom de France, imposé à la nation par les Francs, pendant une oppression de quinze siècles, revendiquer pour la mère patrie son antique et glorieux nom de RÉPUBLIQUE DES GAULES, et le coq gaulois pour enseigne de ses drapeaux, l’effroi des royautés !

Et surtout, chers lecteurs, pas de défaillance, ne vous arrêtez pas à la surface des choses, ne cédez pas à une injuste désespérance, ne dites pas : Quoi ! l’humanité est-elle donc éternellement condamnée à osciller stationnaire entre l’action qui conquiert les libertés et la réaction qui les détruit ? Non, non, il n’en va pas ainsi ; levez les yeux plus haut, vous verrez les oscillations mêmes produire la marche lente et irrésistible du progrès humain. Le balancier d’une pendule semble aussi stationnaire malgré son perpétuel va et vient. Il semble être, pour ainsi dire, le symbole de l’immobilité dans la mobilité ; mais regardez le cadran… l’aiguille décrit sa courbe et signale la marche irrésistible du temps qu’aucune puissance humaine ou divine ne saurait faire rétrograder.

*

* *

Nous croyons, chers lecteurs, vous avoir exposé d’une manière sommaire, mais probante, – les causes de la réforme ; – le caractère de ses guerres religieuses ; – ses conséquences sociales et politiques. – Un dernier mot sur un fait capital qui se rattache aussi à la réforme, à savoir : la fondation de la Société de Jésus, par IGNACE DE LOYOLA…

En effet, rapprochement étrange ! au moment même où l’essor de l’imprimerie allait changer la face du monde, au moment où la réforme religieuse donnait une impulsion nouvelle à l’esprit d’examen et d’indépendance, une société s’organisait au nom et pour le triomphe du despotisme théocratique le plus absolu qui ait jamais courbé, abruti, déshonoré les hommes sous son joug de fer… audacieux, effrayant défi jeté à ce siècle rénovateur ! Il nous a paru nécessaire de mettre en scène, en chair et en os, dans le récit que vous allez lire, l’organisateur et l’organisation de la compagnie de Jésus, et afin que vous soyez, chers lecteurs, complètement édifiés à ce sujet, nous extrayons d’un ouvrage d’une irrécusable autorité (au point de vue catholique) ce passage de la biographie de SAINT Ignace de Loyola.

LES VIES DES SAINTS composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, avec l’histoire de leur culte, selon qu’il est établi dans l’Église catholique. PARIS, chez Jean de Nully, rue Saint-Jacques, à l’image de Saint Pierre. – Rue du Plastre. M.D.CCXV avec approbation et privilège du roi. (VOL. II., p. 430 À 454.)

« Ignace, fils de Bertrand d’Ognez et de Martine Saëz, naquit l’an 1491, au château de Loyola, en Biscaye. Il fut le dernier de onze enfants venus du même mariage. Son père, seigneur d’Ognez et de Loyola, tenait l’un des premiers rangs parmi la noblesse de Guipuscoa, et sa mère était de l’illustre maison des seigneurs de Balde… Ignace fut envoyé par son père à la cour d’Espagne, où il fut page du roi Ferdinand V… Puis, à l’exemple de ses frères, il embrassa la profession des armes, secondé dans cette résolution par le duc de Najara, son proche parent… Il passa par tous les degrés de la milice et donna des preuves de sa valeur, au siège de Najara même… Il avait la réputation d’être honnête homme, QUOIQU’IL vécût dans tous les dérèglements que pouvaient causer en lui la meschante éducation qu’il avait reçue de ses parents et les mauvaises habitudes qu’il avait contractées à la cour, et qui se fortifiaient tous les jours avec son âge, parmi la licence des armes, mais tout mondain et tout débauché qu’il était, il gardait de la bienséance jusque dans ses désordres… Il n’aimait point le scandale, et bien qu’il fût délicat sur le point d’honneur, et que sa fierté naturelle le portât à tirer raison de la moindre injure, il pardonnait tout dès que L’ON SE SOUMETTAIT… Il ne manquait point D’HABILETÉ DANS LES AFFAIRES… Cependant, la vanité occupait tout son esprit, la galanterie et les exercices militaires partageaient sa vie, il ne suivait, dans toutes ses actions, que le penchant d’une nature corrompue et de fausses maximes du monde… En 1521, défendant le château de la ville de Pampelune, contre les Français qui l’attaquaient, il fut blessé d’un éclat de pierre à la jambe gauche, et d’un boulet de canon à la jambe droite, qui fut cassée… La jambe cassée ne fut pas si bien guérie qu’il n’y restât une difformité résultant d’un os qui avançait au-dessous du genou, ce qui l’empêchait d’être proprement chaussé ; la vanité qui le faisait aimer les bonnes grâces, le porta à faire couper cet os ; l’opération fut extrêmement douloureuse ; mais ce ne fut pas encore le dernier des tourments que voulut souffrir Ignace, afin de n’avoir rien de disgracieux dans sa personne ; une de ses cuisses s’étant retirée depuis sa blessure, lui faisait craindre de rester boiteux ; pour y remédier, il se mit comme à la torture pendant plusieurs jours, en se faisant violemment tirer la jambe avec une machine de fer… mais il resta toujours boiteux depuis. Comme il était obligé de garder la chambre, on lui apporta, pour se distraire, la vie des saints, etc., etc.

»…… Depuis son arrivée à Paris, Ignace travailla de son côté à arrêter le cours que les nouvelles hérésies prenaient en France. Sa principale occupation était de dresser les plans de son grand dessein et de se former des disciples…

» Ignace se retirait souvent dans l’une des carrières de Montmartre, qui lui représentait sa caverne de Manrez, et là, il vaquait à la contemplation des choses divines…

» Le jour de l’Assomption de l’an 1531, Ignace, Lefèvre, François Xavier et quatre Espagnols, Lainez, Salmero, Bobadilla et Rodriguez, se rendirent à Montmartre, où, après une messe dite par Lefèvre depuis peu revêtu de la prêtrise, ils firent tous les sept à haute voix, le serment d’aller se jeter aux pieds du pape, pour lui offrir leurs services, et aller sous ses ordres partout où il voudrait les envoyer, etc., etc. »

Il nous a semblé, chers lecteurs, que la lecture attentive et réfléchie de ces extraits de la biographie de SAINT IGNACE (se rapportent à une époque où il ne songeait guère à devenir un saint), nous donnait parfaitement la clef du caractère singulier imprimé à la société de Jésus par son fondateur.

Ainsi, nous lisons :

« Ignace de Loyola avait la réputation d’être honnête homme, quoiqu’il vécût dans tous les dérèglements, etc., etc. »

Or, la première condition de la doctrine des jésuites n’est-elle pas en effet d’avoir la réputation d’honnête homme, quoique, etc.

« Tout mondain et tout débauché qu’il était, Ignace de Loyola gardait de la bienséance jusque dans ses désordres. »

Or, la doctrine si complaisante, si flexible des jésuites, ne recommande-t-elle pas surtout la bienséance, le secret dans le désordre, moyennant quoi, les révérends ne refusent jamais l’absolution ?

« I. de Loyola, n’aimait pas le scandale, et bien que délicat sur le point d’honneur, et que sa fierté naturelle le portât à tirer raison de la moindre injure, il pardonnait tout dès que l’on se soumettait. »

Or, la soumission absolue, passive, servile des disciples au maître qui doit disposer d’eux perindè ac cadaver (ni plus ni moins que s’ils étaient des cadavres), n’est-elle pas la base fondamentale de la Compagnie de Jésus ?

« Enfin : I. de Loyola ne manquait pas d’habileté dans les affaires. »

Or, l’habileté de ses disciples en affaires est, nous le croyons, devenue suffisamment proverbiale.

Nous n’insisterons pas davantage sur ces rapprochements, chers lecteurs ; notre récit démontrera, nous l’espérons, par suite de quel revirement, ou plutôt par suite de quel développement logique de son individualité propre, Ignace de Loyola, hypocrite, débauché, hardi capitaine, impérieux spadassin, et habile homme d’affaires, imprima, malgré sa conversion (dont nous ne pouvons ni nous ne voulons discuter ici la sincérité), imprima, disons-nous, le caractère indélébile de sa personnalité à la compagnie qu’il a fondée !

L’on a beaucoup discuté la puissance de la société de Jésus au dix-neuvième siècle ; les uns la croient toujours très-redoutable, les autres nient son influence. Voici ce que nous lisons dans un journal belge fort sérieux, fort bien informé, lui laissant, d’ailleurs, la responsabilité de la citation suivante : le dernier général des jésuites, le B. P. ROOTHANN se serait exprimé ainsi à la conférence de Chieri :

« …… Vraiment, notre siècle, est étrangement délicat ! S’imagine-t-il donc que la flamme des bûchers soit totalement éteinte ? qu’il n’en soit pas resté le plus petit tison pour en allumer une seule torche ? Les insensés ! En nous appelant jésuites, ils croient nous couvrir d’opprobre… Mais ces jésuites leur réservent la censure, un bâillon et du feu… et un jour, ils seront les maîtres de leurs maîtres ! »

Soit, mon révérend, qui vivra verra…

Permettez-moi, chers lecteurs, en terminant cette lettre, de vous recommander la lecture d’un livre qui complétera les données sommaires que je viens de vous exposer sur la réforme au seizième siècle, afin de vous faciliter l’intelligence du récit qui va suivre ; ce livre, d’un style excellent, d’une rare érudition, d’une haute raison, et respirant une foi ardente et patriotique à l’irrésistible progrès de l’humanité, est l’Histoire des Réformateurs au seizième siècle, par VICTOR CHAUFFOUR(3), mon ex-collègue à l’Assemblée nationale, et l’un de mes plus chers compagnons d’exil.

Savoie, Annecy, 29 janvier 1854.

EUGÈNE SÜE.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer