Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

Mémoires de Barry Lyndon du royaume d’Irlande

de William Makepeace Thackeray

 

MÉMOIRES

DE

BARRY LYNDON

DU ROYAUME D’IRLANDE

 

 

contenant le récit

de ses aventures extraordinaires, de ses infortunes,

de ses souffrances au service de feu sa majesté prussienne,

de ses visites à plusieurs cours de l’Europe, de son mariage,

de sa splendide existence en Angleterre et en Irlande

et de toutes les cruelles persécutions,

conspirations et calomnies dont il a été victime.

Chapitre 1 Ma généalogie et ma famille. Je subis l’influence de la tendre passion.

Depuis Adam, il n’y a guère eu de méfait en ce monde où une femme ne soit entrée pour quelque chose. Depuis que notre famille existe (et cela doit remonter bien près de l’époque d’Adam, tant les Barry sont anciens, nobles et illustres, comme chacun sait), les femmes ont joué un rôle important dans les destinées de notre race.

Je présume qu’il n’est pas un gentilhomme en Europe qui n’ait entendu parler de la maison de Barry de Barryogue,du royaume d’Irlande, car on ne trouverait pas un nom plus fameux dans Gwillim ou d’Hozier ; et, bien que, comme homme du monde,j’aie appris à mépriser de tout cœur les prétentions à une haute naissance qu’affichent certaines gens qui n’ont pas plus de généalogie que le laquais qui nettoie mes bottes, et quoique je rie de pitié de la gloriole d’un bon nombre de mes compatriotes qui tous, à les en croire, descendent des rois d’Irlande, et vous parlent d’un domaine qui ne suffirait pas à nourrir un cochon,comme si c’était une principauté ; cependant la vérité m’oblige à déclarer que ma famille était la plus noble de l’île, et peut-être de l’univers entier ; et que leurs possessions,maintenant insignifiantes, et arrachées de nos mains par la guerre,par la trahison, par la négligence, par la prodigalité de nos ancêtres, par la fidélité à l’ancienne foi et à l’ancien monarque,étaient jadis prodigieuses, et embrassaient plusieurs comtés, à une époque où l’Irlande était bien autrement prospère qu’aujourd’hui.Je placerais la couronne irlandaise au-dessus de mon écusson, si tant de sots qui usurpent cette distinction ne la rendaient pas commune.

Qui sait si, sans la faute d’une femme, je neporterais pas, à l’heure qu’il est, cette couronne ? Vousfaites un mouvement d’incrédulité. Et pourquoi pas ? Si mescompatriotes avaient eu, pour les conduire, un vaillant chef, aulieu de ces plats coquins qui plièrent le genou devantRichard II, ils auraient pu être libres ; s’il y avait euun homme résolu pour tenir tête à cet infâme assassin d’OlivierCromwell, nous nous serions à tout jamais débarrassés des Anglais.Mais il n’y avait pas, sur le champ de bataille, de Barry pourlutter contre l’usurpateur ; au contraire, mon ancêtre, Simonde Barry, arriva avec le susdit monarque, et épousa la fille du roide Munster, dont il avait massacré les fils dans le combat.

Du temps d’Olivier, il était trop tard, pourun chef du nom de Barry, de lever son étendard contre celui dusanguinaire brasseur. Nous n’étions plus princes du pays ;notre infortunée race avait perdu ses possessions un siècleauparavant, et par la trahison la plus honteuse. Je sais que c’estun fait, car ma mère m’a souvent conté cette histoire, et l’avaitconsignée dans une tapisserie généalogique qui était appendue dansle salon jaune de Barryville, où nous vivions.

Ce même domaine, que les Lyndon possèdentaujourd’hui en Irlande, appartenait jadis à ma famille. Rory Barryde Barryogue en était propriétaire du temps d’Élizabeth, et de lamoitié du Munster en outre. Le Barry était toujours en guerre avecles O’Mahony, à cette époque ; et il arriva qu’un certaincolonel anglais passa par le pays du Barry avec une troupe d’hommesd’armes, le jour même où les O’Mahony avaient fait une incursionsur nos terres et enlevé un nombre effroyable de nos troupeaux.

Ce jeune Anglais, dont le nom était RogerLyndon, Linden, ou Lyndaine, ayant été reçu avec beaucoupd’hospitalité par le Barry, et le voyant sur le point de faire àson tour une incursion sur les terres des O’Mahony, lui offritl’aide de son épée et de ses lances, et se comporta si bien, à cequ’il paraît, que les O’Mahony furent complétement battus, que toutce qu’avait perdu le Barry fut recouvré, et qu’en sus, dit lavieille chronique, il en prit aux O’Mahony deux fois autant.

On était au commencement de la saisond’hiver ; le jeune soldat fut pressé par le Barry de ne pasquitter sa maison de Barryogue, et il y resta plusieurs mois, seshommes étant logés avec les gallowglasses de Barry, homme pourhomme, dans les chaumières aux alentours. Ils se conduisirent,comme c’est leur coutume, avec la plus intolérable insolence enversles Irlandais ; à tel point qu’il s’ensuivait continuellementdes combats et des meurtres, et que les habitants jurèrent de lesexterminer.

Le fils du Barry (duquel je descends) étaitaussi hostile aux Anglais qu’aucun homme de son domaine ; etcomme ils ne voulurent pas s’en aller quand on le leur enjoignit,lui et ses amis se consultèrent ensemble et arrêtèrent de détruireces Anglais jusqu’au dernier.

Mais ils avaient mis une femme du complot, etc’était la fille du Barry. Elle était amoureuse de l’AnglaisLyndon, et lui révéla tout le secret ; et ces lâches d’Anglaisprévinrent leur juste massacre en tombant sur les Irlandais et entuant Phaudrig Barry, mon ancêtre, et plusieurs centaines de seshommes. La croix de Barry-Cross, près de Carrignadihioul, est lelieu où se passa cette odieuse boucherie.

Lyndon épousa la fille de Roderick Barry, etrevendiqua le bien qu’il laissait ; et quoique les descendantsde Phaudrig fussent vivants, comme vraiment ils le sont en mapersonne[1], sur leurs réclamations auprès destribunaux d’Angleterre, le domaine fut adjugé à l’Anglais, commeç’a toujours été le cas, lorsqu’il s’est agi d’Anglais etd’Irlandais.

Ainsi, sans la faiblesse d’une femme, j’auraiseu de naissance ces mêmes biens que j’ai dus plus tard à monmérite, comme vous le saurez. Mais continuons l’histoire de mafamille.

Mon père était bien connu dans les meilleurscercles, tant de ce royaume-ci que de celui d’Irlande, sous le nomde Roaring (braillard) Harry Barry. Comme beaucoupd’autres jeunes fils de familles distinguées, la robe devait êtresa carrière, ayant été mis chez un célèbre procureur deSackville-Street, dans la ville de Dublin ; et d’après sesdispositions remarquables et son aptitude à apprendre, il n’y a pasde doute qu’il n’eût fait grande figure dans sa profession, si sesqualités sociables, son goût pour les plaisirs du sport, et lagrâce extraordinaire de ses manières ne l’eussent destiné à uneplus haute sphère. Pendant qu’il était clerc de procureur, il avaitsept chevaux de course, et suivait régulièrement les chasses àcourre du Kildare et du Wicklow ; il soutint sur son chevalgris, Endymion, ce fameux pari contre le capitaine Punter, que serappellent encore les amateurs du sport, et dont je fis faire unmagnifique tableau qui est accroché au-dessus de la cheminée de masalle à manger, dans le château de Lyndon. L’année d’après, il eutl’honneur de monter ce même Endymion devant feu Sa Majesté le roiGeorge II, à Epsom Downs, et y obtint le prix et l’attention de cetauguste souverain.

Quoiqu’il fût le second fils de notre famille,mon cher père entra naturellement en possession du domaine (alorsmisérablement réduit à 400 livres par an), car le fils aîné de mongrand-père, Cornélius Barry (appelé le chevalier Borgne, à caused’une blessure qu’il avait reçue en Allemagne), resta fidèle àl’ancienne religion dans laquelle notre famille avait été élevée,et servit non-seulement à l’étranger avec honneur, mais contre Satrès-sacrée Majesté George II, dans les malheureux troublesd’Écosse, en 45. Il sera parlé plus au long du chevalierci-après.

Si mon père se convertit, j’ai à en remercierma chère mère, miss Bell Brady, fille d’Ulysse Brady, de CastleBrady, comté de Kerry, Esquire et J. P.[2]C’était la plus belle femme de son époque, à Dublin, et elle yétait universellement appelée l’irrésistible. L’ayant vue àl’assemblée, mon père devint passionnément épris d’elle ; maiselle avait l’âme trop haut placée pour épouser un papiste ou unclerc de procureur ; et ainsi, par amour pour elle, les bonnesvieilles lois étant alors en vigueur, mon cher père chaussa lespantoufles de mon oncle Cornélius, et prit le domaine de lafamille. Outre l’influence des beaux yeux de ma mère, plusieurspersonnages, et de la société la plus distinguée, contribuèrent àcet heureux changement, et j’ai souvent entendu raconter en riantl’histoire de la rétractation de mon père, qui fut solennellementprononcée à la taverne, en présence de sir Dick Ringwood, de lordBagwig, du capitaine Punter, et de deux ou trois autres jeunespetits-maîtres de la ville. Roaring Harry gagna 800 pièces le mêmesoir, au pharaon, et fit le lendemain matin les poursuitesjudiciaires qu’il fallait contre son frère ; mais saconversion jeta du froid entre lui et mon oncle Corney, qui sejoignit aux rebelles en conséquence.

Cette grande difficulté étant levée, mylordBagwig prêta à mon père son yacht, qui était alors au Pigeon-House,et la charmante Bell Barry se décida à s’enfuir avec lui enAngleterre, quoique ses parents fussent opposés à cette union, etque ses amoureux (comme je l’ai ouï dire des milliers de fois)fussent des plus nombreux et des plus riches de tout le royaumed’Irlande. Ils furent mariés au Savoy, et mon grand-père étant morttrès-peu de temps après, Harry Barry, Esquire, prit possession desa propriété paternelle, et soutint notre illustre nom avec honneurà Londres. Il blessa le fameux comte Tiercelin, derrièreMontague-House ; il fut membre du club de White, et habitué detous les chocolatiers ; et ma mère, de son côté, ne fit pasune médiocre figure. Enfin, après son grand jour de triomphe devantSa sacrée Majesté, à Newmarket, la fortune de Harry fut sur lepoint d’être faite, car le gracieux monarque promit de le pourvoir.Mais, hélas ! ce soin fut pris par une autre Majesté, dont lavolonté n’admet ni délai ni refus, à savoir, par la mort, qui sesaisit de mon père aux courses de Chester, me laissant orphelin etsans ressources. Paix à ses cendres ! Il n’était pas sansdéfauts, et dissipa toute notre fortune princière de famille ;mais jamais plus brave compagnon ne vida un rouge-bord ou n’appelaun dé, et il allait à six chevaux en homme du grand monde.

Je ne sais si Sa gracieuse Majesté futtrès-affectée de cette mort subite de mon père, quoique ma mèredise qu’il versa quelques larmes royales à cette occasion. Maiselles ne nous servirent à rien ; et tout ce qui fut trouvédans la maison pour la femme et les créanciers fut une bourse dequatre-vingt-dix guinées, que ma chère mère prit naturellement avecl’argenterie de sa famille, et la garde-robe de mon père et lasienne ; et les mettant dans notre grand carrosse, elle partitpour Holyhead, d’où elle s’embarqua pour l’Irlande. Le corps de monpère nous accompagna dans le plus beau cercueil à panaches quel’argent pût acheter ; car bien que, de son vivant, le mari etla femme eussent eu de fréquentes querelles, cependant, à la mortde mon père, sa fière veuve oublia tous ses griefs, l’enterra de lafaçon la plus grandiose qu’on eût vue de longtemps, et lui érigeaun monument (que je payai dans la suite) qui le proclamait le plussage, le plus irréprochable et le plus affectueux des hommes.

En s’acquittant de ces tristes devoirs enversson époux défunt, la veuve dépensa presque jusqu’à sa dernièreguinée, et, vraiment, elle en aurait dépensé bien davantage si elleavait fait droit au tiers des demandes d’argent que lui attirèrentces cérémonies. Mais la population qui entourait notre vieillemaison de Barryogue, quoiqu’elle n’aimât point mon père à cause deson changement de religion, se déclara néanmoins pour lui en cemoment, et voulait exterminer les pleureurs envoyés parM. Humer, de Londres, avec les dépouilles mortelles. Lemonument et le caveau, dans l’église, étaient alors, hélas !tout ce qui restait de mes vastes possessions ; car mon pèreavait vendu jusqu’au dernier baliveau de la propriété à un certainNotley, un procureur, et nous ne reçûmes qu’un froid accueil danssa maison, qui était une misérable vieille masure[3].

La splendeur des funérailles ne manqua pasd’accroître la réputation de la veuve Barry comme femme de cœur etcomme femme à la mode, et lorsqu’elle écrivit à son frère MichaelBrady, ce digne gentilhomme traversa aussitôt tout le pays pour laserrer dans ses bras, et l’inviter au nom de sa femme à venir auchâteau de Brady.

Mick et Brady s’étaient querellés, comme fonttous les hommes, et avaient échangé de gros mots pendant que Barryfaisait la cour à miss Bell. Lorsqu’il l’enleva, Brady jura qu’ilne pardonnerait jamais ni à Barry ni à Bell ; mais étant venuà Londres dans l’année 46, il se réconcilia avec Roaring Harry, etdemeura dans sa belle maison de Clarges-Street, et perdit quelquespièces contre lui au jeu, et cassa la tête à un ou deux watchmen ensa compagnie ; souvenirs qui rendirent Bell et son filstrès-chers au bon gentilhomme, et il les reçut à bras ouverts.Mistress Barry ne fit pas d’abord, et peut-être fut-elle sage,connaître à ses parents quelle était sa position ; maisarrivant dans un grand carrosse doré, avec d’énormes armoiries,elle fut prise par sa belle-sœur et par le reste du comté pour unepersonne d’une fortune considérable et d’une haute distinction.

Pour un temps donc, et comme il était juste etconvenable, mistress Barry donna le ton au château de Brady. Ellefaisait marcher les domestiques, et leur apprenait, ce dont ilsavaient grand besoin, un peu de la bonne tenue qu’on a àLondres ; et l’Anglais Redmond, comme on m’appelait, étaittraité comme un petit lord, et avait pour lui une servante et unlaquais, et le digne Mick payait leurs gages, ce qui était beaucoupplus qu’il ne faisait pour ses propres domestiques, s’efforçant detout son pouvoir de procurer à sa sœur tout le bien-être quepouvait se permettre une affligée. Maman, en retour, arrêta que,lorsque ses affaires seraient arrangées, elle allouerait à son bonfrère une belle somme pour l’entretien de son fils et le sien, etpromit de faire venir son riche mobilier de Clarges-Street pourorner les chambres un peu délabrées du château de Brady. Mais iladvint que le coquin de propriétaire saisit toutes les chaises ettables qui devaient de droit appartenir à la veuve. Le bien dontj’étais héritier était aux mains de créanciers, rapaces ; etle seul moyen de subsistance qui restât à l’enfant était une rentede cinquante livres sur la propriété de mylord Bagwig, qui avaitfait plusieurs affaires de turf avec le défunt. Et ainsi leslibérales intentions de ma chère mère à l’égard de son frère nefurent, comme de raison, jamais remplies.

Il faut avouer, et cela fait fort peud’honneur à mistress Brady, de Castle Brady, que lorsque lapauvreté de sa belle-sœur fut ainsi dévoilée, elle oublia tous leségards qu’elle avait coutume de lui témoigner, mit à la porte mesdomestiques mâle et femelle, et dit à mistress Barry qu’ellepouvait les suivre aussitôt qu’elle voudrait. Mistress Mick étaitd’une famille de bas étage, et avait des sentiments sordides :après une couple d’années (durant lesquelles elle avait économisépresque tout son petit revenu), la veuve se rendit au désir demistress Brady. En même temps, cédant à un ressentiment fort juste,mais prudemment diminué, elle fit vœu de ne jamais repasser laporte du château de Brady, tant qu’en vivrait la maîtresse.

Elle meubla sa nouvelle demeure avec beaucoupd’économie et considérablement de goût ; et jamais, malgrétoute sa pauvreté, elle ne rabattit rien de la considération quilui était due, et que tout le voisinage lui accordait. Comment, eneffet, refuser du respect à une dame qui avait vécu à Londres, quiy avait fréquenté la société la plus fashionable, et avait étéprésentée (comme elle le déclara solennellement) à la cour ?Ces avantages lui donnaient un droit qui paraît être exercé enIrlande sans beaucoup de retenue par les gens du pays qui lepossèdent : le droit de regarder avec mépris toute personnequi n’a pas eu l’occasion de quitter la mère patrie et d’habiterquelque temps l’Angleterre. Ainsi toutes les fois que mistressBrady se montrait dans une nouvelle toilette, sa belle-sœurdisait : « Pauvre créature ! comment peut-ons’attendre à ce qu’elle connaisse rien de la mode ? » Etquoique satisfaite, comme elle l’était, d’être appelée la belleveuve, mistress Barry était plus satisfaite encore d’être appeléela veuve anglaise.

Mistress Brady, pour sa part, n’était paslente à la riposte ; elle avait coutume de dire que le défuntBarry était un banqueroutier et un mendiant ; et que, quant àla société fashionable qu’il voyait, il la voyait de la petitetable de mylord Bagwig, dont il était connu pour être le flatteuret le parasite. Sur le compte de mistress Barry, la dame du châteaude Brady faisait des insinuations encore plus pénibles. Maispourquoi irions-nous reproduire ces accusations, ou ramasser descaquets vieux de cent ans ? C’était sous le règne de George IIque les susdits personnages vivaient et se querellaient ; bonsou mauvais, beaux ou laids, riches ou pauvres, ils sont tous égauxmaintenant, et les feuilles du dimanche et les tribunaux ne nousfournissent-ils pas chaque semaine des diffamations plus nouvelleset plus intéressantes ?

En tout cas, il faut avouer que mistressBrady, après la mort de son mari et sa retraite, vécut d’une façonà défier la médisance ; car, tandis que Bell Brady avait étéla fille la plus coquette de tout le comté de Wexford, ayant lamoitié des célibataires à ses pieds et force sourires etencouragements pour chacun d’eux, Bell Barry adoptait une réservepleine de dignité qui allait presque jusqu’à l’ostentation, etétait aussi empesée qu’aucune quakeresse. Plus d’un, qui avait étéépris des charmes de la fille, renouvela ses offres à laveuve ; mais mistress Barry refusa toute offre de mariage,déclarant qu’elle ne vivait plus que pour son fils et pour lamémoire du saint qu’elle avait perdu.

« Quel saint, miséricorde ! disaitla méchante mistress Brady. Harry Barry était un aussi gros pécheurque pas un, et il est notoire que Bell et lui se détestaient. Sielle ne veut pas se marier maintenant, soyez-en sûr, l’artificieusen’en a pas moins un mari en vue, et elle attend seulement que lordBagwig soit veuf. »

Et quand cela eût été, eh bien, après ?La veuve d’un Barry n’était-elle pas un parti convenable pourn’importe quel lord d’Angleterre ? et n’avait-il pas toujoursété dit qu’une femme rétablirait la fortune de la familleBarry ? Si ma mère s’imaginait qu’elle devait être cettefemme, je pense que c’était de sa part une idée très-légitime, carle comte (mon parrain) était toujours très-attentif pourelle ; et je n’ai jamais su à quel point cette idée dem’assurer une bonne position dans le monde s’était emparée del’esprit de maman, jusqu’au mariage de Sa Seigneurie, en 57, avecmiss Goldmore, la riche fille du nabab indien.

En attendant, nous continuâmes de résider àBarryville, et, à considérer l’exiguïté de notre revenu, nousavions un état de maison merveilleux. Dans la demi-douzaine defamilles qui formaient la congrégation de Brady’s Town, il n’yavait pas une seule personne dont l’extérieur fût aussi respectableque celui de la veuve, qui, quoique toujours vêtue de deuil, enmémoire de feu son mari, prenait soin que ses habits fussent faitsde manière à faire ressortir le plus possible ses avantages, etpassait bien, je crois, six heures chaque jour de la semaine à lescouper, garnir et ajuster à la mode. Elle avait les plus vastes despaniers, et le plus beau des falbalas, et une fois par mois (sousle couvert de mylord Bagwig) arrivait une lettre de Londrescontenant les bulletins de modes les plus nouveaux. Son teint étaitsi éclatant qu’elle n’avait pas à mettre de rouge, comme c’était lamode à cette époque. Non, elle laissait le rouge et le blanc,disait-elle (et le lecteur peut conclure de là combien ces deuxdames se haïssaient) à mistress Brady, dont aucun plâtre ne pouvaitéclaircir le teint jaune. En un mot, c’était une beauté siaccomplie, que toutes les femmes du pays se modelaient sur elle, etque les jeunes gens venaient de dix milles à la ronde à l’église deCastle Brady, rien que pour la voir.

Mais si (comme toutes les autres femmes quej’ai vues dans le monde ou dans les livres) elle était fière de sabeauté, c’est une justice à lui rendre, elle était encore plusfière de son fils, et elle m’a dit mille fois que j’étais le plusbeau garçon du monde. C’est affaire de goût. Un homme de soixanteans, néanmoins, peut bien convenir, sans grande vanité de ce qu’ilétait à quatorze, et je dois dire que je pense que l’opinion de mamère n’était pas sans quelque fondement. Le plaisir de la bonne âmeétait de me parer ; et, les dimanches et jours de fête, jesortais en habit de velours avec une épée à poignée d’argent à moncôté, et une jarretière d’or à mon genou, aussi pimpant qu’aucunlord du pays. Ma mère me broda plusieurs vestes splendides, etj’avais quantité de dentelles pour mes manchettes, et un ruban neufpour mes cheveux, et quand nous nous rendions à pied à l’église ledimanche, l’envieuse mistress Brady elle-même était forcée dereconnaître qu’il n’y avait pas un plus joli couple dans leroyaume.

Comme de raison, aussi, la dame de CastleBrady avait coutume de ricaner, parce que, dans ces occasions, uncertain Tim, qu’on appelait mon valet, nous suivait, ma mère etmoi, à l’église, portant un gros livre de prières et une canne, etrevêtu de la livrée d’un de nos beaux laquais de Clarges-Street,laquelle, Tim ayant les jambes tortues, ne lui allait parparfaitement bien. Mais, quoique pauvres, nous étions desgentilshommes, et des sarcasmes ne pouvaient nous faire renoncer àces distinctions qui étaient l’apanage de notre rang. Nous nousrendions donc à notre banc avec autant d’apparat et de gravitéqu’auraient pu le faire la femme et la fille du lord-lieutenant.Une fois là, ma mère donnait les répons et lesamen d’une voix haute et digne que c’était plaisird’entendre ; elle avait, en outre, une belle et forte voixpour le chant, art dans lequel elle s’était perfectionnée à Londressous un maître à la mode, et elle exerçait son talent de tellesorte que vous auriez eu de la peine à entendre aucune autre desvoix de la petite congrégation qui voulaient se joindre au psaume.Continuellement elle nous parlait, aux voisins et à moi, de sonhumilité et de sa piété, nous les démontrant si bien que j’auraisdéfié le plus obstiné de ne la point croire.

Quand nous quittâmes Castle Brady, nous vînmesoccuper une maison dans Brady’s Town, que maman baptisa Barryville.Je conviens que c’était bien peu de chose, mais vraiment nous entirâmes grand parti. J’ai fait mention de la généalogie de famillequi était dans le salon, appelé par maman le salon jaune ; machambre à coucher était appelée la chambre à coucher rose, et lasienne la chambre orange (comme je me les rappelle bientoutes !) ; et, à l’heure du dîner, Tim sonnaitrégulièrement une grosse cloche, et nous avions chacun pour boireun gobelet d’argent, et ma mère se vantait avec justice que j’avaisà mon côté une bouteille d’aussi bon claret qu’aucun squire dupays. Et je l’avais effectivement, mais il ne m’était pas permis,comme de raison, dans mes tendres années, de boire une seule gouttede ce vin, qui atteignit ainsi un âge considérable, même dans lecarafon.

L’oncle Brady (en dépit des querelles defamille) découvrit le fait ci-dessus un jour qu’il vint àBarryville à l’heure du dîner, et qu’il eut le malheur de goûter levin. Si vous aviez vu comme il cracha et fit la grimace !Pourtant le digne homme n’était pas difficile pour son vin ni pourla compagnie dans laquelle il le buvait. Il se grisait, mafoi ! indifféremment avec le prêtre protestant ou le prêtrecatholique ; avec ce dernier, à la grande indignation de mamère, car, en vraie Nassauïte, elle méprisait cordialement tousceux de l’ancienne foi, et c’est tout au plus si elle se seraitassise dans la même chambre qu’un de ces aveugles papistes. Mais lesquire n’avait pas de tels scrupules ; c’était l’être le plusfacile à vivre, le plus oisif, le meilleur qu’on eût jamais vu, etil passait bien des heures à tenir compagnie à la veuve, lorsqu’ilétait las chez lui de mistress Brady. Il m’aimait, disait-il,autant qu’aucun de ses fils, et à la fin, après que la veuve euttenu bon pendant une couple d’années, elle consentit à me permettrede retourner au château ; mais, quant à elle, elle gardarésolument le serment qu’elle avait fait au sujet de sabelle-sœur.

Le premier jour que je retournai à CastleBrady, mes épreuves, on peut le dire en un sens, commencèrent. Moncousin, master Mick, un énorme monstre de dix-neuf ans(qui me haïssait, et je le lui rendais bien, je vous le promets),m’insulta à dîner sur la pauvreté de ma mère, et fit rire toutesles filles de la famille. Aussi, quand nous allâmes à l’écurie, oùMick allait toujours fumer sa pipe de tabac après dîner, je lui entouchai deux mots, et il y eut un combat d’au moins dix minutes,dans lequel je lui tins tête comme un homme, et lui pochai l’œilgauche, quoique je n’eusse alors, moi-même, que douze ans. Comme deraison, il me rossa ; mais, une rossée ne fait que peud’impression sur un garçon de cet âge, comme je l’avais prouvémaintes fois auparavant avec les galopins de Brady’s Town, dont pasun, à mon âge, n’était de ma force. Mon oncle fut enchanté quand ilapprit ma prouesse ; ma cousine Nora apporta du papierbrouillard et du vinaigre pour mon nez, et je m’en allai, cesoir-là, avec une pinte de claret dans l’estomac, n’étant pasmédiocrement fier, permettez-moi de vous le dire, de m’être défendusi longtemps contre Mick.

Et, quoiqu’il persistât à me maltraiter, etqu’il fût dans l’usage de m’accueillir à coups de canne toutes lesfois que je me trouvais, sur son chemin, cependant j’étaistrès-content maintenant, à Castle Brady, de la compagnie qui étaitlà, et de mes cousins, ou de quelques-uns d’entre eux, et desbontés de mon oncle, dont j’étais devenu un prodigieux favori. Ilm’acheta un petit cheval, et m’apprit à monter dessus. Il me menachasser à courre et à l’oiseau, et m’enseigna à tirer au vol. Et àla fin, je fus délivré de la persécution de Mick, car son frère,master Ulick, qui revenait du collége de la Trinité, et haïssaitson frère aîné, comme c’est l’habitude dans les familles du grandmonde, me prit sous sa protection ; et, depuis lors, commeUlick était beaucoup plus grand et plus fort que Mick, l’AnglaisRedmond, comme on m’appelait, fut laissé tranquille, excepté quandle premier jugeait convenable de me battre, ce qui arrivait toutesles fois que la chose lui convenait.

Et mon éducation n’était pas négligée sous lerapport des talents d’agrément, car j’avais des dispositionsnaturelles tout à fait extraordinaires pour beaucoup de choses, etj’eus bientôt dépassé la plupart des personnes qui étaient autourde moi. J’avais beaucoup d’oreille et une belle voix, que ma mèrecultivait de son mieux, et elle m’enseigna à danser le menuet avecgrâce et gravité, et jeta ainsi les fondements de mes futurs succèsdans le monde. Les danses ordinaires, je les appris, peut-être nedevrais-je pas l’avouer, à l’office, qui, vous pouvez en être sûrs,n’était jamais sans un ménétrier, et où j’étais considéré commesans rival pour le hornpipe et la gigue.

Quant à ce qui est de la lecture, j’eustoujours un goût prononcé pour les pièces de théâtre et les romans,comme la meilleure partie de l’éducation d’un gentilhomme, et je nelaissais jamais passer un colporteur dans le village, si j’avais unsou, sans lui acheter une ou deux ballades. Pour ce qui est devotre ennuyeuse grammaire, du grec, du latin et autre fatrassemblable, je les ai toujours détestés depuis mon enfance, et j’aidit très-formellement que je n’en voulais pas entendre parler.

Ceci, je le prouvai d’une façon assez claire àl’âge de treize ans, lorsque ma tante Biddy Brady légua cent livressterling à maman, qui songea à employer cette somme à monéducation, et m’envoya à la fameuse académie du docteur TobiasTickler, à Ballywhacket, – Backwhacket (coup sur le derrière),comme mon oncle avait coutume de l’appeler. Mais, six semainesaprès qu’on m’eut confié à Sa Révérence, je reparus soudain àCastle Brady, ayant fait à pied quarante milles pour fuir cetodieux endroit, et laissé le docteur dans un état voisin del’apoplexie. Le fait est qu’aux billes, aux barres ou à la boxe,j’étais à la tête de l’école, mais qu’on ne put m’amener à medistinguer dans les classes ; et après y avoir été sept fois,sans que cela me fît le moindre bien pour mon latin, je refusaitout à fait de me soumettre (ayant vu que c’était inutile), à unehuitième application de verges. « Essayez de quelque autremoyen, monsieur, » dis-je au maître, quand il s’apprêta à mefustiger une fois de plus ; mais il ne voulut pas ; surquoi, et pour me défendre, je lui lançai une ardoise, et terrassaiun maître d’études écossais, avec un encrier de plomb. Tous lesélèves poussèrent des houras, et quelques-uns des domestiquesessayèrent de m’arrêter ; mais, tirant de ma poche un grandcouteau que m’avait donné ma cousine Nora, je jurai de le plongerdans le ventre du premier qui oserait me retenir ; et, mafoi ! ils me laissèrent passer. Je couchai cette nuit à vingtmilles de Ballywhacket, dans la maison d’un paysan, qui me donnades pommes de terre et du lait, et à qui je donnai, moi, centguinées plus tard, lorsque je vins visiter l’Irlande aux jours dema grandeur. Je voudrais bien avoir cet argent-là maintenant. Maisà quoi servent les regrets ? J’ai eu maint lit plus dur quecelui où je coucherai cette nuit, et maint repas plus maigre quecelui que me donna le brave Phil Murphy, le soir que je m’enfuis del’école.

Ainsi donc, six semaines d’études, ce fut toutce que j’eus jamais. Et je dis cela, pour apprendre aux parents ceque valent les études ; car, bien que j’aie rencontré dans lemonde des gens qui ont parlé davantage sur les bouquins,particulièrement un grand lourdaud de vieux docteur aux yeuxchassieux, qu’ils appelaient Johnson, et qui vivait dans unecourt, du côté de Fleet-Street, à Londres, cependant je leréduisis joliment vite au silence, dans une discussion (au café deButton), et en cela, et en poésie, et dans ce que j’appelle laphilosophie naturelle ou la science de la vie, et en faitd’équitation, de musique, d’agilité à sauter, d’escrime, deconnaissance des chevaux ou de combat de coqs, et de manières degentilhomme accompli et d’homme à la mode, je puis dire de moi queRedmond Barry a rarement trouvé son égal. « Monsieur, a dis-jeà M. Johnson dans la circonstance à laquelle je fais allusion,(il était accompagné par M. Boswell, d’Écosse, et j’avais étéprésenté au club par un M. Goldsmith, un homme de mon pays)« monsieur, dis-je en réponse à une grande citation de grecfulminée par ce maître d’école, vous vous figurez en savoirbeaucoup plus long que moi, parce que vous citez votreAristotle et votre Pluton, mais pouvez-vous medire quel cheval gagnera à Epsom Downs la semaine prochaine ?– Pouvez-vous courir six milles sans prendre haleine ? –Pouvez-vous toucher l’as de pique dix fois sans manquer ? sivous le pouvez, alors, parlez-moi de votre Aristotle et de votrePluton.

– Savez-vous à qui vous parlez ?rugit avec son accent écossais M. Boswell.

– Taisez-vous, monsieur Boswell, dit lemaître d’école. Je n’avais aucun droit d’étaler mon grec devantmonsieur, et il m’a très-bien répondu.

– Docteur, dis-je en le regardant d’unair malin, connaissez-vous une rime àAristotle ?

– Port, s’il vous plaît, » ditM. Goldsmith en riant. Et nous eûmes six rimes àAristotle[4] avant de quitter le café ce soir-là.Cela devint une plaisanterie habituelle ensuite quand j’eus contél’histoire ; et chez White ou au Cacaotier, vous auriezentendu les élégants dire : « Garçon, apportez une desrimes à Aristotle du capitaine Barry ! » Une fois, commej’étais en train dans ce dernier endroit, le jeune Dick Sheridanm’appela un grand Stagyrite, plaisanterie que je n’ai jamais pucomprendre. Mais je m’écarte de mon histoire, et il faut que jerevienne à la maison et à la chère vieille Irlande.

J’ai fait depuis connaissance avec les gensles plus huppés du pays, et mes manières, comme je l’ai dit, sonttelles que je puis aller de pair avec eux tous ; peut-êtrevous étonnerez-vous qu’un petit campagnard, comme je l’étais, élevéparmi les squires irlandais et leurs inférieurs de l’écurie, et dela ferme, en soit arrivé à avoir des manières aussi élégantes qu’onm’en reconnaît sans contestation. Le fait est que j’eus un précieuxinstituteur en la personne d’un vieux garde-chasse, qui avait servile roi de France à Fontenoy, et qui m’enseigna les danses et lescoutumes, et une teinture de la langue de ce pays, tout enm’apprenant à manier l’épée et le sabre. Que de milles j’ai faits àson côté, dans ma jeunesse, l’écoutant me raconter de merveilleuseshistoires du roi de France et de la brigade irlandaise, et dumaréchal de Saxe, et des danseurs de l’Opéra ! Il avait connuaussi mon oncle, le chevalier Borgne, et avait, en vérité, milletalents qu’il m’enseigna en secret. Je n’ai jamais connu d’hommecomme lui, pour faire ou lancer une mouche, pour médicamenter uncheval, ou le dresser, ou le choisir ; il m’apprit toutessortes de mâles exercices, à commencer par celui de dénicher lesoiseaux, et je considérerai toujours Phil Purcell comme le meilleurdes précepteurs que j’aie pu avoir. Son défaut était deboire ; mais, là-dessus, j’ai toujours fermé un œil ; etil détestait mon cousin Mick comme du poison, mais je pouvais aussilui pardonner cela.

Grâce à Phil, à l’âge de quinze, ans j’étaisplus accompli qu’aucun de mes cousins ; et je crois que lanature, aussi, avait été plus généreuse envers moi, sous le rapportde l’extérieur. Quelques-unes des filles du château de Brady (commeil vous sera dit présentement) m’adoraient. Aux foires et auxcourses, plusieurs des jolies fillettes présentes disaient qu’ellesaimeraient à m’avoir pour galant ; et cependant, de façon oud’autre, il faut en convenir, je n’étais point populaire.

En premier lieu, chacun savait que j’étaisterriblement pauvre ; et je crois que c’était peut-être lafaute de ma bonne mère, si j’étais, aussi, terriblementorgueilleux. J’avais l’habitude de me vanter en compagnie de manaissance, et de la splendeur de mes équipages, jardins, cellierset domestiques, et cela devant des gens qui étaient parfaitement aufait de ma position réelle. Si c’étaient des jeunes gens, et qu’ilsse permissent de ricaner, je les battais, ou me faisaisassommer ; et maintes fois, on m’a rapporté à la maisonpresque tué par un ou plusieurs d’entre eux ; et quand ma mèreme questionnait, je disais que c’était une querelle de famille.« Soutenez votre nom de votre sang, Reddy, mon enfant, »disait cette sainte les larmes aux yeux ; et elle en auraitfait autant de la voix, et même des dents et des ongles.

Ainsi, à quinze ans, il n’y avait guère degarçon de vingt ans, à une demi-douzaine de milles à la ronde, queje n’eusse battu pour une cause ou une autre. Il y avait les deuxfils du vicaire de Castle-Brady ; – comme de raison, je nepouvais frayer avec de pareils mendiants, et nous eûmes plus d’unebataille à qui prendrait le haut du pavé dans Brady’s Town ;il y avait Pat Lurgan, le fils du forgeron, qui eut quatre foisl’avantage sur moi avant le combat décisif, où j’eus ledessus ; et je pourrais citer une vingtaine d’autres prouessesde ce genre, n’était que ces hauts faits à coups de poing sontd’ennuyeuses choses à narrer et à discuter devant des personnes dedistinction.

Mais il est un autre sujet, mesdames, surlequel je puis discourir, et qui n’est jamais hors de propos. Jouret nuit vous aimez à l’entendre ; jeunes et vieilles, vous enrêvez et vous y pensez. Belles et laides (et ma foi, avantcinquante ans je n’ai jamais vu de femmes laides), c’est le sujetqui vous tient le plus à cœur, toutes que vous êtes ; et jepense que vous devinez mon énigme sans peine.L’amour ! vraiment, ce mot est formé à dessein desplus jolies et plus douces voyelles et consonnes de la langue, etcelui ou celle qui ne se soucie pas de lire ce qui s’écrit sur unpareil sujet, n’est pas digne de m’occuper un seul instant.

La famille de mon oncle se composait de dixenfants, qui, comme c’est la coutume dans les nombreuses familles,étaient divisés en deux camps ; les uns étant du côté de leurmaman, les autres prenant parti pour mon oncle, dans toutes lesfréquentes querelles qui s’élevaient entre sa femme et lui. À latête de la faction de mistress Brady, était Mick, le fils aîné, quime haïssait tant et détestait son père, qui l’empêchait d’entrer enjouissance de ses propriétés ; tandis qu’Ulick, le secondfrère, était l’enfant chéri de son père ; et, en revanche,master Mick avait une peur effroyable de lui. Je n’ai pas besoin denommer les filles ; j’eus dans la suite assez d’ennuis avecelles, Dieu sait ! et l’une d’elles fut la cause de mespremiers chagrins. C’était (quoique assurément toutes ses sœursprétendissent le contraire), c’était la belle de la famille, missHonoria Brady de son nom.

Elle disait n’avoir que dix-neuf ans à cetteépoque, mais je pouvais lire aussi bien qu’un autre la feuillevolante de la Bible de famille (c’était un des trois livres qui,avec le trictrac, formaient la bibliothèque de mon oncle), et jesavais qu’elle était née l’année 37, et avait été baptisée par ledocteur Swift, doyen de Saint-Patrick, à Dublin ; elle avaitdonc vingt-trois ans à l’époque où elle et moi étions si souventensemble.

Quand je me mets à songer à elle maintenant,je me rends bien compte qu’elle ne pouvait pas être jolie, car saface était des plus grasses et sa bouche des plus grandes ;elle était toute marquée de taches de rousseur comme un œuf deperdrix, et ses cheveux étaient de la couleur d’un certain légumeque nous mangeons avec le bœuf bouilli, pour me servir du terme leplus doux. Mainte et mainte fois, ma mère faisait ces remarques-làsur elle, mais je n’en croyais rien alors, et de façon ou d’autre,j’en étais venu à considérer Honoria comme un être angélique, bienau-dessus de tous les autres anges de son sexe.

Et comme nous savons très-bien qu’une damehabile à danser ou à chanter ne peut jamais se perfectionner sansétudier beaucoup en son particulier, et que le chant ou le menuetqu’on exécute avec une aisance si gracieuse dans l’assemblée ademandé beaucoup de travail et de persévérance, ainsi en est-il deschères créatures qui sont expertes dans l’art de la coquetterie.Honoria, par exemple, s’exerçait toujours, et c’était votreserviteur qu’elle prenait pour sujet de ses exercices ; moi oul’employé de l’accise, quand il venait faire sa tournée, oul’intendant ou le pauvre curé, ou le garçon apothicaire de Brady’sTown, que je me rappelle d’avoir battu une fois pour cette raison.S’il est encore en vie, je lui fais mes excuses. Pauvrediable ! comme si c’était sa faute, à lui, s’il était victimedes artifices d’une des plus grandes coquettes (eu égard à sa vieobscure et à son éducation rustique) qu’il y eût au monde.

S’il faut dire la vérité, et chaque mot de cerécit de ma vie est de la plus religieuse véracité, ma passion pourNora commença d’une façon très-vulgaire et très-peu romanesque. Jene sauvai pas ses jours ; au contraire, je faillis presque latuer une fois, comme il vous sera dit. Je ne l’aperçus pas au clairde la lune jouant de la guitare, et je ne la sauvai pas des mainsdes brigands, comme fit Alfonso de Lindamira dans le roman ;mais un jour, après dîner, à Brady’s Town, en été, étant allé aujardin cueillir des groseilles à maquereau pour mon dessert, et nepensant qu’aux groseilles, j’en jure sur l’honneur, je tombai surmiss Nora et sur une de ses sœurs (avec laquelle elle était amiepour le moment), qui prenaient toutes deux cette mêmedistraction.

« Comment s’appellent en latin lesgroseilles à maquereau, Redmond ? » dit-elle. Elle étaittoujours à vous larder de ses plaisanteries, poking herfun, comme disent les Irlandais.

« Je sais le mot latin pour oie,dis-je.

– Et qu’est-ce que c’est ? s’écriamiss Mysie, aussi impertinente qu’un paon.

« À vous le paquet, » dis-je (carjamais je n’ai manqué de repartie) ; et là-dessus nous nousmîmes à attaquer le groseillier, riant et causant aussi heureux quepossible. Dans le cours de notre divertissement, Nora trouva moyende s’égratigner le bras, et il saigna, et elle cria, et il étaitextrêmement rond et blanc, et je le bandai, et je crois qu’elle mepermit de lui baiser la main ; et quoique ce fût une mainaussi grosse et aussi peu élégante que vous en ayez jamais vu,cependant je considérai cette faveur comme la plus enivrante quim’eût jamais été accordée, et retournai à la maison dans leravissement.

J’étais un garçon beaucoup trop simple pourdéguiser aucun des sentiments qu’il m’arrivait d’éprouver à cetteépoque, et il n’y eut pas une des huit filles de Castle Brady quine fût bientôt instruite de ma passion et ne plaisantât etcomplimentât Nora sur son galant.

Les tourments de jalousie que la cruellecoquette me fit endurer furent horribles. Elle me traitait tantôtcomme un enfant, tantôt comme un homme. Elle m’abandonnait toujourslorsqu’arrivait un étranger.

« Car, après tout, Redmond, disait-elle,vous n’avez que quinze ans, et vous n’avez pas une guinée aumonde. » Sur quoi je jurais que je deviendrais le plus grandhéros qui fût jamais sorti de l’Irlande, et je faisais vœu d’avoirassez d’argent, avant l’âge de vingt ans, pour acheter un domainesix fois grand comme Castle Brady. Toutes vaines promesses que jene tins pas, comme de raison ; mais je ne fais pas de doutequ’elles influèrent sur la première partie de ma vie, et qu’ellesme firent faire les grandes actions pour lesquelles j’ai étécélèbre, et que je raconterai bientôt dans leur ordre.

Il faut que j’en dise une, afin que mes jeuneslectrices sachent ce qu’était Redmond Barry, et quel courage etquelle indomptable passion il avait. Je demande si aucun desmuguets d’aujourd’hui en ferait moitié autant en face dudanger.

Vers cette époque, je dois commencer par ledire, le Royaume-Uni était en grande fermentation, sous la menacegénéralement accréditée d’une invasion française. Le prétendant,disait-on, était en grande faveur à Versailles ; on songeaitsurtout à une descente en Irlande, et les grands seigneurs etautres gens de condition, dans ce pays-là et dans toutes les autresparties du royaume, témoignaient de leur loyauté en levant desrégiments de cavalerie et d’infanterie, pour résister auxenvahisseurs. Brady’s Town envoya une compagnie se joindre aurégiment de Kilwangan, dont master Mick était le capitaine ;et nous eûmes une lettre de master Ulick qui était au collége de laTrinité, disant que l’Université avait aussi formé un régiment,dans lequel il avait l’honneur d’être caporal. Combien je lesenviais tous deux ! surtout cet odieux Mick, quand je le visen uniforme rouge jalonné, avec un ruban à son chapeau, marcher àla tête de ses hommes ! Lui, ce pauvre hère sans énergie, ilétait capitaine, et moi rien, moi qui me sentais autant de courageque le duc de Cumberland lui-même, et qui sentais aussi qu’un habitrouge m’irait si bien ! Ma mère disait que j’étais trop jeunepour faire partie du nouveau régiment ; mais le fait est quec’était elle qui était trop pauvre, car la dépense d’un uniformeaurait englouti une demi-année de notre revenu, et elle voulait quesi son enfant se montrait, ce fût sur un pied digne de sanaissance, qu’il montât les plus beaux chevaux de course, fût desmieux vêtus, et fréquentât la compagnie la plus distinguée.

Or donc, tout le pays était tenu en éveil parla crainte de la guerre, les trois royaumes retentissant de musiquemilitaire, et chaque homme de mérite rendant ses devoirs à la courde Bellone, tandis que moi, hélas ! j’étais obligé de rester àla maison, dans ma veste de futaine, et de soupirer pour la gloireen secret. M. Mick venait à tout instant de son régiment, etamenait quantité de ses camarades. Leur costume et leurs airsfanfarons me remplissaient de douleur, et les invariablesattentions de miss Nora pour eux me rendaient à moitié fou.Personne, néanmoins, ne mettait cette tristesse sur le compte de lajeune personne, mais plutôt sur celui de mon désappointement de nepouvoir embrasser la profession militaire.

Un des officiers de la milice donna un grandbal à Kilwangan auquel, cela va sans dire, furent invitées toutesles dames de Castle Brady (et il y en avait une assez laidecharretée). Je savais à quelles tortures cette odieuse petitecoquette de Nora me mettrait par ses éternelles coquetteries avecles officiers, et refusai longtemps d’aller à ce bal. Mais elleavait une manière de venir à bout de moi, contre laquelle touterésistance de ma part était vaine. Elle jura que la voiture larendait toujours malade. « Et comment puis-je aller au bal,dit-elle, à moins que vous ne me preniez en croupe surDaisy ? » Daisy était une bonne jument de raceappartenant à mon oncle, et, à une proposition pareille, impossiblede dire non. Nous nous rendîmes donc à cheval, sains et saufs, àKilwangan, et je me sentis aussi fier qu’aucun prince lorsqu’ellepromit de danser avec moi une gigue.

Quand la gigue fut finie, l’ingrate petitecoquette me dit qu’elle avait tout à fait oublié son engagement, etse mit à danser la contredanse avec un Anglais ! J’ai endurédes tourments dans ma vie, mais jamais comme celui-là. Elle essayade se faire pardonner sa négligence, mais je ne voulus pas.Quelques-unes des plus jolies filles s’offraient pour me consoler,car j’étais le meilleur danseur du bal. J’essayai une fois, maisj’étais trop malheureux pour continuer, et je restai seul toute lanuit au supplice. J’aurais bien joué, mais je n’avais pas d’argent,je n’avais que la pièce d’or que ma mère m’avait enjoint d’avoirtoujours dans ma bourse, comme le doit un gentilhomme. Je ne mesouciais pas de boire, et ne connaissais point cette terribleconsolation ; mais je songeais à tuer Nora et moi, ettrès-certainement à me défaire du capitaine Quin.

Enfin, au matin, le bal finit. Le reste de nosdames s’en alla dans le vieux carrosse criard ; Daisy futamenée, et miss Nora prit place derrière moi, ce que je la laissaifaire sans dire une parole. Mais nous n’avions pas fait undemi-mille, qu’elle commença à essayer, par ses câlineries et sesgracieusetés, de dissiper ma mauvaise humeur.

« Il fait un froid pénétrant, cherRedmond, et vous vous enrhumerez sans mouchoir à votre cou. »À cette remarque sympathique du coussinet, la selle ne fit aucuneréponse.

« Avez-vous passé une soirée agréableavec miss Clancy, Redmond ? Vous êtes restés ensemble toute lanuit, à ce que j’ai vu. » À ceci la selle ne répliqua qu’engrinçant des dents, et en donnant un coup de fouet à Daisy.

« Oh ! miséricorde ! vousfaites ruer Daisy, sans-souci que vous êtes, et vous savez,Redmond, que je suis si peureuse ! » Le coussinet,là-dessus, avait passé son bras autour de la taille de la selle,peut-être même l’avait pressée le plus légèrement du monde.

« Je déteste miss Clancy, vous le savezbien ! » répond la selle ; et je n’ai dansé avecelle que parce que… parce que… la personne avec laquelle jecomptais danser a trouvé bon de s’occuper ailleurs toute lanuit.

– Mais il y avait mes sœurs, dit lecoussinet, riant sans se contraindre, dans la conscienceorgueilleuse de sa supériorité ; et quant à moi, mon cher, jen’ai pas été cinq minutes dans la salle que j’étais engagée pourchaque danse.

– Étiez-vous obligée de danser cinq foisavec le capitaine Quin ? » dis-je ; et, oh !l’étrange et délicieux charme de la coquetterie, je crois que missNora Brady, à vingt-trois ans qu’elle avait, éprouva unsaisissement de joie en pensant qu’elle avait un tel pouvoir sur uninnocent de quinze ans.

Comme de raison, elle répondit qu’elle ne sesouciait nullement du capitaine Quin, qu’il dansait joliment, à lavérité, et qu’il babillait assez agréablement, qu’il avait bonnemine, aussi, dans son uniforme ; et s’il avait eu l’idée del’inviter à danser, comment pouvait-elle le refuser ?

– Mais vous m’avez refusé,Nora ?

– Oh ! je puis danser avec vous tousles jours de la vie, repartit miss Nora en secouant la tête ;et danser avec son cousin au bal, il semble qu’on n’ait pas putrouver d’autre cavalier. D’ailleurs, » dit Nora, – et ce futlà un coup douloureux et cruel qui montrait quel pouvoir elle avaitsur moi, et comme elle en usait sans pitié, – « d’ailleurs,Redmond, le capitaine Quin est un homme, et vous n’êtes qu’unenfant !

– Si jamais je le retrouve, m’écriai-jeavec un jurement, vous verrez quel est le plus homme des deux. Jeme battrai avec lui à l’épée ou au pistolet, tout capitaine qu’ilest. Un homme, vraiment ! je me battrai avec n’importe quelhomme, avec tous les hommes ! Est-ce que je n’ai pas tenu têteà Mick Brady à l’âge de onze ans ? Est-ce que je n’ai pasrossé Tom Sullivan, cette grande brute, qui en a dix-neuf ?Est-ce que je n’ai pas fait son affaire au sous-maîtrefrançais ? Oh ! Nora, c’est cruel à vous de me raillerainsi ! »

Mais Nora avait cette nuit-là l’humeurrailleuse, et elle poursuivit ses sarcasmes, et elle expliqua quele capitaine Quin était déjà connu pour un vaillant soldat, fameuxcomme homme à la mode à Londres, et que Redmond pouvait fort biense vanter de rosser des maîtres d’études et des fils de fermiers,mais que se battre avec un Anglais, c’était toute autre chose.

Alors elle se mit à parler de l’invasion, etdes affaires militaires en général, du roi Frédéric (qu’on appelaitalors le héros protestant), de M. Thurot et de sa flotte, deM. Conflans et de son escadre, de Minorque, comment on l’avaitattaquée, et où elle était située, et tous deux nous tombâmesd’accord que ce devait être en Amérique, et espérâmes que lesFrançais y pourraient être rossés ferme.

Je soupirai après un moment (car je commençaisà mollir) et dis combien j’avais envie d’être soldat : surquoi, Nora eut recours à son infaillible : « Ah !vous voulez donc me quitter ? Mais, vraiment, vous n’êtes pasde taille à faire autre chose qu’un petit tambour. » À cela jerépliquai, en jurant que je serais soldat, et général aussi.

Comme nous jasions de ces niaiseries, nousarrivâmes à un endroit qui, depuis, a toujours été appelé le pontdu Saut-de-Redmond. C’était un vieux pont très-haut, jeté sur unerivière suffisamment profonde et rocheuse ; et comme la jumentDaisy passait ce pont avec sa double charge, miss Nora, donnantcarrière à son imagination, et toujours fidèle à son thèmemilitaire (je gagerais qu’elle pensait au capitaine Quin), missNora dit : « Supposez, maintenant, Redmond, vous qui êtesun tel héros, que vous traversez ce pont, et que les ennemis sontde l’autre côté !

– Je tirerais mon épée, et me frayeraisun passage au travers d’eux.

– Quoi ! avec moi en croupe ?Voudriez-vous me tuer, pauvre moi ? (mademoiselle étaitperpétuellement à dire : pauvre moi !)

– Eh bien, alors, je vais vous dire ceque je ferais. Je ferais sauter Daisy dans la rivière etj’aborderais à la nage, avec vous deux, là où aucun ennemi nepourrait nous suivre.

– Un saut de vingt pieds ! vousn’oseriez pas faire une pareille chose sur Daisy. Voici le chevaldu capitaine, George le Noir ! j’ai entendu dire que lecapitaine Qui… »

Elle ne put finir le mot ; car, rendu foupar le continuel retour de cet odieux monosyllabe, je lui criai deme bien tenir par la taille, et, donnant de l’éperon à Daisy, àl’instant je sautai avec Nora, par-dessus le parapet, au plusprofond de l’eau. Je ne sais pas pourquoi maintenant ; sic’était que je voulais me noyer avec Nora, ou faire un acte devantlequel reculerait même le capitaine Quin, ou si je m’imaginais quel’ennemi était réellement en face de nous, je ne puis le dire, maisje sautai. Le cheval s’enfonça par-dessus la tête, la fille cria ens’enfonçant, et cria en remontant, et je l’amenai à moitié évanouieau bord, où nous fûmes bientôt trouvés par les gens de mon oncle,qui étaient revenus en entendant des cris. Je rentrai à la maison,et fus bientôt pris d’une fièvre qui me tint six semaines dans monlit, et je le quittai prodigieusement grandi, et en même temps plusviolemment épris encore qu’auparavant.

Au commencement de ma maladie, miss Nora avaitété passablement assidue à mon chevet, oubliant pour moi laquerelle de ma mère avec sa famille, que ma bonne mère voulut bienaussi oublier de la manière la plus chrétienne. Et, permettez queje vous le dise, ce n’était pas un acte peu méritoire de la partd’une femme de sa disposition hautaine, qui avait pour règle de nepardonner à personne, que de renoncer pour l’amour de moi à sonhostilité envers miss Brady, et de la recevoir avec bonté. Car,comme un jeune fou que j’étais, c’était Nora que je demandais sanscesse dans mon délire ; je ne voulais accepter de médicamentsque de sa main, et n’avais que des regards rudes et maussades pourla bonne mère, qui m’aimait mieux que tout au monde, et qui, pourme rendre heureux, renonçait même à ses habitudes favorites et àses légitimes et convenables jalousies.

À mesure que je me rétablissais, je vis queles visites de Nora devenaient chaque jour plus rares.« Pourquoi ne vient-elle pas ? » disais-je avechumeur une douzaine de fois par jour. Pour répondre à cettequestion, mistress Barry était obligée d’alléguer les meilleuresexcuses qu’elle pouvait trouver, comme de dire que Nora s’étaitfoulé le pied, ou qu’elles s’étaient querellées, ou quelque autreréponse pour me calmer. Et mainte fois la bonne âme m’a quitté pouraller se soulager le cœur toute seule dans sa chambre, et revenirle visage souriant, de façon que je ne susse rien de samortification. Il est vrai que je ne prenais pas beaucoup de peinepour m’en assurer ; et même, je le crains, je n’aurais pas ététrès-touché si j’avais découvert la chose, car le moment où l’ondevient homme, est, je pense, celui de notre plus grand égoïsme.Nous avons alors un tel désir de prendre notre vol, et de quitterle nid, qu’il n’est larmes, prières ou sentiments d’affection quipuissent contre-balancer cette irrésistible ardeur d’indépendance.Elle a dû être bien triste, cette pauvre mère, – que le ciel soitbon pour elle ! – à cette période de ma vie ; et elle m’asouvent dit depuis quelle angoisse de cœur c’était pour elle devoir tant d’années de sollicitude et d’affection oubliées par moien une minute, et cela pour une petite coquette sans cœur, qui nefaisait que jouer avec moi en attendant qu’elle trouvât un meilleurgalant. Car le fait est que durant les quatre dernières semaines dema maladie, le capitaine Quin en personne était à demeure auchâteau de Brady, et faisait la cour en forme à miss Nora ; etma pauvre mère n’osa pas me donner cette nouvelle, et vous pouvezêtre sûr que Nora elle-même la tint secrète ; ce ne fut quepar hasard que je la découvris.

Vous dirai-je comment ? La friponne étaitvenue me voir un jour, que j’étais au lit sur mon séant, et enconvalescence, et elle était si animée et si gracieuse et bonnepour moi, que mon cœur déborda de joie, et que ce matin-là j’eusmême pour ma pauvre mère un mot aimable et un baiser ; je mesentais si bien que je mangeai tout un poulet, et promis à mononcle, qui était venu me voir, d’être prêt, pour l’ouverture de lachasse, à l’accompagner, comme c’était ma coutume.

Le surlendemain était un dimanche, et j’avaispour ce jour-là un projet que j’étais déterminé à réaliser, endépit de tous les docteurs et des injonctions de ma mère, quiétaient que je ne devais pour aucun motif quitter la maison,attendu que l’air frais me serait mortel.

Or, j’étais couché merveilleusementtranquille, composant une pièce de vers, la première que j’aiefaite de ma vie, et je les donne ici avec l’orthographe danslaquelle ils furent écrits à cette époque où je n’en savais pasdavantage. Et quoiqu’ils ne soient pas aussi polis et élégants que« Ardélia, soulage un malheureux berger, » et,« Quand le soleil reluit aux champs des pâquerettes, » etautres lyriques effusions de moi qui me firent tant de réputationplus tard, je les trouve assez bons pour un humble garçon de quinzeans :

LA ROSE DE FLORE

Envoyée par un jeune homme de qualité à miss Br-dy de C-stleBr-dy.

Sur la tour de Brady (qui viendra, laverra),

Croît de toutes les fleurs la fleur la plusjolie.

Au château de Brady vit la jeune Nora,

(Et nul ne sait combien je l’aime à lafolie).

« Cette fleur, c’est Nora, dit Flore, quil’aura ; »

Et Flore la lui donne à peine épanouie.

La déesse des fleurs lui dit :« Chère lady,

J’ai plus d’un beau parterre où la roseétincelle ;

Il est sept autres fleurs sur les tours deBrady.

Mais Nora que ses sœurs est vraiment bien plusbelle,

Le Comté ni l’Irlande, au nord comme aumidi,

N’ont pas un seul traisor qui soit aussi beauqu’elle.

Quelle joue est plus rouge, et quel œil estplus bleu ?

Il faux donc que Nora n’ait vécu que deroses !

La violette au bois brille moins que sesyeux,

Quand les pleurs du matin sur son velourreposes.

Le lis n’est pas si blanc, j’en atteste lesdieux,

Que son cou, que ses bras, et que biend’autres choses.

« Ma belle, allons, dit Flore, il vousfaut un mari ;

Écoutez la nature et son ordre suprême.

Vous avez un poëte ici, de vous épri

Qui soupire si fort qu’il en est maigre etblême :

Prenez-le pour mari, ce cher RedmondBarry :

La rime et la raizon vous l’ordonnes demême. »

Le dimanche, ma mère ne fut pas plutôt allée àl’église, que j’appelai Phil, mon valet, et exigeai qu’ilm’apportât mes plus beaux habits, dont je me parai, quoique forcéde reconnaître que j’avais tellement grandi pendant ma maladiequ’ils étaient devenus déplorablement trop petits pour moi, et, maremarquable pièce de vers en main, je courus vers le château deBrady, bien résolu à voir ma beauté. L’air était si frais et leciel si brillant, les oiseaux chantaient si haut et les arbresétaient si verts, que je me sentis plus animé que je ne l’étaisdepuis deux mois, et je m’élançai dans l’avenue (dont mon oncleavait abattu jusqu’au dernier arbre, soit dit en passant), aussiléger qu’un jeune faon. Le cœur commença à me battre quand jemontai les marches verdâtres de la terrasse et que je passai par laporte vermoulue du vestibule. Monsieur et madame étaient àl’église, me dit M. Screw, le maître d’hôtel, après avoirreculé d’étonnement de me voir si changé, si allongé et si maigre,et six des demoiselles y étaient aussi.

« Miss Nora était-elle du nombre ?demandai-je.

– Non, Miss Nora n’était pas du nombre,dit M. Screw, prenant un air fort embarrassé, et capablecependant.

– Où était-elle ? » À cettequestion il répondit, ou plutôt me fit croire qu’il répondait avecl’ingénuité irlandaise, et me laissa à décider si elle était alléeà Kilwangan en croupe derrière son frère, ou si elle était à lapromenade avec sa sœur, ou malade dans sa chambre ; et tandisque je réglais cette question, M. Screw me quittabrusquement.

Je courus à l’arrière-cour, où étaient lesécuries du château de Brady, et là je trouvai un dragon quisifflait le « Roast-beef de la vieille Angleterre, » touten étrillant un cheval de cavalerie. « À qui est ce cheval,brave homme ? criai-je. – Brave homme, en vérité !repartit l’Anglais ; le cheval appartient à mon capitaine, quiest un peu plus brave que vous ; sachez-le bien. »

Je ne m’arrêtai pas pour l’assommer, commej’aurais fait dans une autre circonstance, car un horrible soupçonm’avait traversé l’esprit, et je passai au jardin aussi vite que jepus.

J’avais un pressentiment de ce que j’yverrais. J’y vis le capitaine Quin et Nora qui suivaient l’alléeensemble. Elle lui donnait le bras, et le misérable caressait etpressait la main qui reposait tout contre son odieuse veste ;à quelque distance en arrière d’eux était le capitaine Fagan durégiment de Kilwangan, qui faisait la cour à Mysie, la sœur deNora.

Il n’est vivant ou mort qui me fassepeur ; mais, à cette vue, mes genoux se mirent à tremblerviolemment sous moi, et je me sentis si malade, que je fus forcé dem’asseoir sur le gazon près d’un arbre contre lequel je m’appuyai,et je perdis pour une minute ou deux presque entièrementconnaissance ; alors je me remis, et m’avançant vers le couplede l’allée, je tirai la petite épée à poignée d’argent que jeportais toujours dans son fourreau ; car j’étais résolu à lapasser au travers du corps des coupables, à les embrocher comme despigeons. Je ne dirai pas quels sentiments autres que ceux de larage me traversèrent la cervelle, quel amer désappointement, quelsauvage désespoir, quelle sensation comme si l’univers s’écroulaitsous moi : je ne fais aucun doute que mon lecteur a été jouémaintes fois par les femmes ; je m’en rapporte donc à sessouvenirs pour se rendre compte de l’effet de ce premier choc.

« Non, Norelia, disait le capitaine (carc’était alors la mode entre amoureux de s’appeler des noms les plusprétentieux tirés des romans), à l’exception de vous et de quatreautres, j’en atteste tous les dieux, nulle n’a fait sentir à moncœur la douce flamme.

– Ah ! messieurs les hommes,messieurs les hommes ! Eugenio, dit-elle (le nom de l’animalétait John), votre passion n’est pas égale à la nôtre. Nous sommessemblables… semblables à une plante dont j’ai lu l’histoire, nousne portons qu’une fleur, et puis nous mourons !

– Voulez-vous dire que vous n’avez jamaissenti d’inclination pour un autre ? demanda le capitaineQuin.

– Jamais, mon Eugenio, que pourtoi ! Comment pouvez-vous faire une telle question à unenymphe pudibonde ?

– Norelia chérie ! » dit-il enportant la main de Nora à ses lèvres.

J’avais un nœud de rubans cerise qu’elle avaitpris à son corsage pour me le donner, et que j’avais toujours surmoi. Je le tirai de mon sein et le jetai à la face du capitaineQuin, et me précipitai, ma petite épée nue, en criant :

« Elle en a menti ! elle en a menti,capitaine Quin ! Dégainez, monsieur, et défendez-vous, si vousêtes un homme ! »

Et à ces mots je sautai sur le monstre, et lepris au collet, tandis que Nora faisait retentir l’air de ses cris,auxquels accoururent l’autre capitaine et Mysie.

Quoique j’eusse grandi comme une asperge dansma maladie, et que j’eusse alors presque atteint mes cinq pieds sixpouces, cependant je n’étais qu’un échalas à côté de l’énormecapitaine anglais, qui avait des mollets et des épaules comme n’eneut jamais aucun porteur de chaises de Bath. Il devint très-rouge,et puis excessivement pâle, à cette attaque de ma part ; et ilreculait et saisissait son épée, quand Nora, en proie à la terreur,jeta ses bras autour de lui en criant : « Eugenio !capitaine Quin ! pour l’amour du ciel épargnez ce garçon, cen’est qu’un enfant !

– Et qui mériterait le fouet pour sonimpudence, dit le capitaine ; mais n’ayez pas peur, missBrady, je ne le toucherai pas. Votre favori n’a rien àcraindre de moi ! »

À ces mots, il se baissa et ramassa le nœud derubans que j’avais jeté aux pieds de Nora, et, le lui présentant,dit d’un ton de sarcasme :

« Quand les dames font des présents auxmessieurs, c’est le moment pour les autres de se retirer.

– Bonté divine, Quin ! s’écria lajeune fille, il n’est qu’un enfant.

– Je suis un homme, hurlai-je, et je leprouverai.

– Et il n’a pas plus d’importance que monperroquet ou mon bichon. Ne puis-je pas donner un bout de ruban àmon cousin ?

– Vous êtes parfaitement libre, miss,continua le capitaine, d’en donner autant d’aunes qu’il vousplaira.

– Monstre ! s’écria la chèrefille ; votre père était un tailleur, et la caque senttoujours le hareng. Mais j’aurai ma vengeance, entendez-vousbien ! Reddy, est-ce que vous me laisserez insulter ?

– Moi, miss Nora ! dis-je, j’auraison sang aussi sûr que mon nom est Redmond.

– J’enverrai chercher le maître d’étudepour vous rosser, mon petit garçon, dit le capitaine recouvrant saprésence d’esprit ; mais quant à vous, miss, j’ai l’honneur devous souhaiter le bonjour. »

Il ôta son chapeau sans beaucoup de cérémonie,fit une profonde révérence, et allait se retirer, quand Mick, moncousin, arriva, ayant aussi entendu le cri.

« Holà ! holà ! Jack Quin,qu’est-ce qu’il y a ? dit Mick ; Nora en pleurs, lefantôme de Redmond l’épée nue, et vous, faisant larévérence ?

– Je vais vous dire ce qu’il y a,monsieur Brady, répondit l’Anglais : j’ai assez de miss Noraque voici, et de vos manières irlandaises. Je n’y suis pas habitué,monsieur.

– Eh bien ! eh bien ! qu’est-ceque c’est ? dit Mick d’un ton enjoué (car il devait beaucoupd’argent à Quin, comme on le sut plus tard) ; nous voushabituerons à nos manières ou nous adopterons celles del’Angleterre.

– Les manières des dames anglaises nesont point d’avoir deux amoureux (des dames hanglaises, comme lesappela le capitaine) ; et ainsi, monsieur Brady, je vous seraiobligé de me rembourser la somme que vous me devez, et je renonce àtoutes prétentions sur mademoiselle. Si elle a du goût pour lesécoliers, qu’elle les prenne, monsieur.

– Bah ! bah ! Quin, vousplaisantez, dit Mick.

– Je ne fus jamais plus sérieux, répliqual’autre.

– Par le ciel, alors prenez garde àvous ! cria Mick. Infâme séducteur ! trompeurinfernal ! Vous êtes venu enlacer dans vos filets cetteangélique victime ; vous lui prenez son cœur et vous laquittez, et vous vous figurez que son frère ne la défendrapas ? Dégainez à l’instant, misérable ! il faut que jevous entaille le cœur.

– C’est un assassinat en règle, dit Quinen reculant ; m’en voilà deux sur les bras à la fois. Fagan,vous ne me laisserez pas assassiner.

– Ma foi ! dit le capitaine Fagan,qui semblait fort amusé, vous pouvez vider votre querellevous-même, capitaine Quin ; » et, venant à moi, il me dittout bas : « Retombe sur lui, mon petit gaillard.

– Dès lors que M. Quin renonce à sesprétentions, dis-je comme de juste, je ne dois pas intervenir.

– J’y renonce, monsieur, j’y renonce, ditM. Quin de plus en plus troublé.

– Alors défendez-vous en homme, de partous les diables ! s’écria Mick de nouveau. Mysie, emmenezcette pauvre victime, Redmond et Fagan veilleront à ce que tout sepasse loyalement entre nous.

– Eh mais… je ne… donnez-moi du temps… jesuis embarrassé… je… je ne sais quel parti prendre.

– Comme l’âne entre les deux boisseauxd’avoine, dit sèchement M. Fagan, et il y a de quoi se régalerde chaque côté. »

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