Nouvelles Mille et une nuits

Nouvelles Mille et une nuits

de Robert Louis Stevenson

Partie 1
Le Roman Étrange en Angleterre

I

Le nom de Robert-Louis Stevenson est attaché, en France, au souvenir d’un livre d’étrennes, l’Île au Trésor, qui fit fureur il y a peu d’années. La traduction de M. Philippe Daryl nous dispense de raconter les lointains et merveilleux voyages de l’Hispaniola ; disons seulement que ce petit livre nous paraît être, par sa verve, son entrain, sa fraîcheur, par le mouvement, le ton de vérité qui y règne, un des modèles du genre.

Si Kidnapped, qui vit le jour ensuite, s’adresse plus exclusivement, à cause de la saveur écossaise dont il est imprégné,aux jeunes compatriotes de son héros, David Balfour, l’histoire n’en est pas moins, d’un bout à l’autre, amusante, et c’est une idée ingénieuse, en outre, que d’avoir fait raconter la fin du drame jacobite par un whig qui se trouve forcément enrôlé dans le camp de ses adversaires.

La scène se passe en 1751, à l’époque où des oncles dénaturés pouvaient encore faire embarquer les neveux qui les gênaient sur un brick de mauvais renom, pour les envoyer à la Caroline, où ils étaient vendus sans plus de formes. Comment ce gamin énergique et honnête, David Balfour, échappe à son sort, et tout ce qu’il souffre dans une île déserte, voisine des côtes d’Écosse, avant sa périlleuse équipée à travers les Highlands, en compagnie d’AlanBreck Stewart, un rival jacobite de d’Artagnan, voilà des aventures dont on peut dire ce que La Fontaine disait de Peau d’âne ; il n’est personne qui ne prenne un plaisir extrême à lire Kidnapped. M. Stevenson s’y pose en compatriote de Walter Scott et de Burns, il nous fait respirer sa bruyère natale et met à tout ce qu’il touche le sceau d’une des qualités de sa race, la quaintness : esprit,originalité, grâce un peu bizarre et parfois maniérée, il y a de tout cela dans ce que peint par excellence ce mot de quaint, si parfaitement intraduisible, quoiqu’il dérive de notre vieux français, à en croire les dictionnaires.

Écossais, Stevenson l’est encore, – il l’a prouvé depuis, – parle sentiment du fantastique, le goût du surnaturel, lapréoccupation des lois morales, des problèmes philosophiques, etpar je ne sais quelle gaîté morose, grim humour, quidéconcerte et qui attache à la fois. Mais il est, en même temps,cosmopolite, Parisien du boulevard, Américain du Far-West, comme lemontrent ses spirituelles notes de voyages. Hier encore son adresseétait à Honolulu ; peut-être aujourd’hui est-il de retour àNew-York, qui le revendique comme Londres revendique Henry James.Sa vie errante a formé une personnalité très curieuse, très moderneet franchement excentrique, qui apparaît à travers une série deproductions d’inégale valeur, mais dont aucune n’est banale. Cecitoyen du monde a bien vu tous les pays dont il parle, soit qu’ilnous présente les Squatters du Silverado, soit qu’il nousinvite à glisser lentement, à bord de son Aréthuse, surles canaux de la Belgique et de la France, soit qu’il s’arrête pourdeviser familièrement avec ses amis les peintres de Barbizon, sousles ombrages de la forêt de Fontainebleau. Ici ou là, il rend sonimpression d’un trait net et précis. Point de longueurs, point deremplissage inutile. Aucun de ses ouvrages, en dépit de certainesexigences des éditeurs anglais auxquelles il a refusé énergiquementjusqu’ici de se soumettre, n’a plus d’un volume ; laconcision, la clarté incisive, une grande simplicité, sont lesqualités maîtresses de son style. Sceptique et railleur, il réussità nous captiver sans avoir jamais recours à l’élément sentimental,et touche parfois des questions hardies sans tomber dans ce qu’onest convenu d’appeler l’immoralité, bien qu’il ne se soucie guèrede nous montrer des personnages vertueux et qu’il ait le talentpervers d’exciter notre sympathie en faveur d’individualités toutau moins équivoques. Réussir, avec de pareilles tendances, àcollaborer aux bibliothèques d’éducation et de récréation, c’est lapreuve d’une souplesse peu commune.

Après avoir assuré son empire sur des milliers de jeuneslecteurs dans l’ancien et dans le nouveau monde, M. Stevensonparaît s’être dit : « Voyons si les vieux seront plusdifficiles, s’ils ne mordront pas, eux aussi, à l’hameçon descontes bleus ? » Et il lança ses Nouvelles Mille etune Nuits, où la féerie se met au service de la réalité par unprocédé ravi à miss Thackeray. Combien de fois les talents à fracasont-ils profité des trouvailles faites par quelque talent plusmodeste ! C’est miss Thackeray qui a dit la première :« Les contes de fées sont partout et de tous les jours ;nous sommes tous des princes et des princesses déguisés, ou desogres, ou des nains malfaisants. Toutes ces histoires sont cellesde la nature humaine, qui ne semble pas changer beaucoup en milleans, et nous ne nous lassons jamais des fées parce qu’elles luisont fidèles. » Seulement, l’auteur de Five oldfriends place dans un milieu bourgeois de nos jours laBelle au Bois dormant, Cendrillon, la Belle et la Bête, le PetitChaperon rouge, etc., dont les aventures modernisées n’ontrien que d’ordinaire, tandis que les contes arabes queM. Stevenson transporte en Europe, sans changer rien à leurallure coulante et négligée, conservent un caractère trèsexceptionnel et sont, en somme, presque aussi merveilleux que dansles Mille et une Nuits orientales.

Prenons la première des nouvelles, et la meilleure, le Clubdu suicide : nous n’avons pas de peine à reconnaître dansle prince Florizel de Bohême, qui, pendant son séjour à Londres,rôde incognito par les rues, le calife Haroun-al-Raschid, et dansson fidèle écuyer, le colonel Géraldine, Giafar, grand vizir. Leverglas les ayant forcés à chercher refuge dans un bar desenvirons de Leicester-square, ils rencontrent un individu qui n’ade commun avec Bedreddin-Hassan que la manie d’offrir des tartes àla crème aux gens qu’il ne connaît pas. C’est le dénouement foud’une carrière extravagante : le jeune homme aux tartes à lacrème (nous ne le connaîtrons que sous ce nom) prélude à la mortpar cette soirée burlesque. Le prince et son écuyer font semblantd’être dans les mêmes dispositions que leur nouvelle connaissance,et c’est ainsi qu’ils sont introduits par lui au Club dusuicide, rendez-vous de tous ceux qui, fatigués de la vie,désirent disparaître sans scandale. Chaque nuit, une partie decartes réunit ces désenchantés autour du tapis vert. Le présidentdu club, un dilettante d’espèce toute particulière, bat et donneles cartes ; le privilégié qu’un sort heureux gratifie de l’asde pique disparaîtra avant l’aube par les soins obligeants dumembre de céans qui tourne l’as de trèfle. Ce jeu réunit lesémotions de la roulette, celles d’un duel et celles d’unamphithéâtre romain, il fait goûter les impressions exquises de lapeur ; les gens les plus revenus de tout y trouvent un dernierplaisir. M. Malthus, par exemple, un paralytique, défiguré,ravagé par des excès auxquels il ne peut plus se livrer, est membrehonoraire, pour ainsi dire. Il vient, de loin en loin, quand il ena la force, chercher une excitation qui le réconcilie avec la vieen lui faisant redouter la mort. Il a essayé de tout, et il en està déclarer qu’en fait de passions, aucune n’est enivrante autantque la peur ; il est poltron avec délices, et il badine avecdes terreurs sans nom. Heureusement pour la morale, il badine unefois de trop ; l’as de pique lui échoit à la fin, et lelendemain les journaux de Londres renferment, sous larubrique : Triste accident, un paragraphe qui apprendau public la mort de l’honorable M. Malthus, tombé par-dessusle parapet de Trafalgar-square ; au sortir d’une soirée, ilcherchait un cab ; on attribue sa chute à une nouvelle attaquede paralysie.

Le prince Florizel aurait son tour, si Geraldine, vigilant etfidèle, ne mettait la police secrète sur pied, en dépit desterribles serments par lesquels s’engagent les membres du club.Personne n’est livré aux tribunaux ; le prince vientgénéreusement au secours de ceux des désespérés qui méritent encorequelque pitié, puis il décide que le repaire sera fermé et que sonabominable président périra en duel. Ce duel, qui doit avoir lieusur le continent, est le sujet d’un second récit beaucoup plussensationnel encore que le premier, où il est questiond’un médecin et d’une malle qui contient un cadavre, celui del’adversaire désigné du président, lâchement assassiné par cemonstre.

Certes, le lecteur, quel qu’il soit, attend la suite avec autantd’impatience que le sultan des Indes, tenu en haleine par lespoints suspensifs des contes de Schéhérazade ; on passe, avecune fiévreuse anxiété, à l’histoire suivante, qui est celle non pasd’un Cheval enchanté, mais d’un simple Cab,lequel recueille des invités de bonne volonté pour les conduire àune fête étrange dont la fin est le triomphe du droit et lechâtiment du crime, grâce à la vaillante épée du prince Florizel.L’héritier d’un trône daigne se mesurer avec le pire des scélérats.Nous le retrouverons plus tard, mêlé à d’autres aventures non moinsintéressantes, celles d’un diamant, et, comme tous les princes qu’amis en scène M. Stevenson, il finit en philosophe, renversépar une révolution. C’est derrière le comptoir d’un débit de tabacqu’il apparaît une dernière fois : ce redresseur de torts vendmajestueusement des cigares !

On voit que la fantaisie humoristique n’est pas absente desrécits de M. Stevenson ; les contrastes si marqués quepermet, qu’exige même cette qualité, très développée chez lui,produisent bien quelques fautes de goût, mais une certaine façonqu’il a de se moquer de ses héros et de lui-même relève icinéanmoins le sensational novel, qui a retrouvé depuis peu,en Angleterre, un succès d’assez mauvais aloi. Du rang où l’avaitplacé naguère Wilkie Collins, ce roman, nourri d’émotionsviolentes, était tombé au niveau des élucubrations de feu Ponson duTerrail. M. Stevenson eut le mérite de le rendre agréable auxdélicats.

Nous n’avons, du reste, nulle envie de défendre plus qu’il neconvient la suite des Nouvelles Mille et une Nuits,inspirée par la Dynamite et composée en collaboration avecMme Stevenson. La confusion de la tragédie et de la farce yest poussée trop loin. On croit être devant un couple de jongleursémérites, d’équilibristes habiles, dont les périlleux exercicesdeviendraient fatigants pour le public, amusé d’abord, s’ils seprolongeaient beaucoup ; mais les aventures des trois jeunesgens inutiles qui attendent leur fortune du hasard, sur le pavé deLondres, sont presque aussi courtes que celles des troiscalenders, fils de rois, et la gracieuse conspiratrice quiles conduit l’un après l’autre à deux doigts de leur perte ne prendpas en vain cinq noms différents, car Clara Luxmore, dite Lake,dite Fonblanque, dite Valdivia, dite de Marly, a autantd’imagination à elle seule que pouvaient en avoir réunies les cinqdames de Bagdad. Son histoire de la Belle Cubaine et del’Ange exterminateur chez les Mormons sont des contesbleus modernes de la plus piquante invraisemblance : ilsdissimulent cependant des complots anarchiques effroyables, maistous si maladroits qu’ils prêtent à rire. M. etMme Stevenson traitent la dynamite du haut en bas, refusant dela prendre au sérieux et faisant rater toutes ses bombes, sauf deuxou trois qui éclatent au détriment de ceux qui les fabriquent.Zéro, l’agitateur irlandais, et son complice Mac-Guire, périssentassommés sous le ridicule. Si Clara, l’affidée de ces deuxfantoccini grotesques, obtient sa grâce et, à la fin, unbon mari, c’est qu’elle est jolie à ravir, pleine d’inventionsdrôles, de tours uniques, et surtout parce qu’au milieu de sescriminelles erreurs, elle n’a jamais été sentimentale. L’assassinsentimental et phraseur, si commun de nos jours, est conspué parM. Stevenson ; celui-ci repousse avec énergie l’intérêtmalsain qui s’attache au crime politique, il vénère les agents depolice et leur dédie son livre, il fait grand cas del’autorité ; par la bouche de son personnage favori, le princeFlorizel, resté fidèle au rôle de bon génie derrière un comptoir demarchand de tabac, il déclare que l’homme est un diable faiblementlié par quelques croyances, quelques obligations indispensables, etqu’aucun mot sonore, qu’aucun raisonnement spécieux ne ledéciderait à relâcher ces liens. On voit que, pour un romancierdans le mouvement, M. Stevenson a des principesvieux style.

Dans Prince Otto, où les questions philosophiques etpolitiques s’entremêlent à beaucoup de paradoxes, l’auteur deNew Arabian Nights nous prouve qu’il a lu Candideet qu’il se souvient aussi d’Offenbach. Vous chercheriez en vainsur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situationsoit indiquée entre le grand-duché aujourd’hui éteint de Gerolsteinet la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier ministre,Gondremark, vous rappelle un acteur de la Vie parisienne.Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le princeOthon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris deses peuples par sa conduite indigne d’un souverain, la conduitepourtant d’un galant homme très chevaleresque, mais trop épris dela chasse, des petits vers français et d’une jeune épouseambitieuse, qui, finalement, prête les mains à son incarcérationdans une forteresse, pour être plus libre de jouer le rôle deCatherine II ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment lestémoignages d’héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coupde couteau donné au premier ministre, qui, jaloux de gouverner enson nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, etcomment la proclamation de la république met fin, soudain, à cescomplots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets ;comment le prince et la princesse fugitifs et dépossédés, à pied,sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leursdésastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement às’aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux brasl’un de l’autre pour jamais. Ceux-ci ne vendront pas du tabac, ilsferont de la littérature en collaboration ; un recueil desplus médiocres a paru sous le titre « Poésies, parFrédéric et Amélie. »

La réconciliation de leurs altesses sur le grand chemin est undes rares duos d’amour que nous ayons rencontrés au cours desromans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l’espritenfin y fait trêve, l’esprit moqueur, léger, glacial et trop tendudont M. Stevenson abuse, et qui produit à la longue l’effet dupâté d’anguille. Pour ne trouver que le ricanement perpétuel,autant revenir à nos incomparables contes de Voltaire, dontl’auteur de Prince Otto s’est fortement pénétré. Où ilmontre, en revanche, une véritable originalité de forme et de fond,c’est dans l’exposition semi-scientifique d’un Casétrange, qui mérite de compter parmi les récits les plussuggestifs et les plus ingénieux d’avatars et de transformations.L’histoire du Docteur Jekyll et de Mr Hyde se détache enrelief puissant sur la trame un peu mince du reste de l’œuvre, etpromet l’estime d’un ordre tout nouveau de lecteurs àM. Stevenson. Nous osons à peine le lui dire, ayant comprisqu’il craint par-dessus tout de paraître terne et lourdementconsciencieux. Terne, il ne saurait l’être ; le seul péril quel’on coure avec lui est dans l’excès du brillant et dans saconfusion accidentelle avec le clinquant. Quant à la conscience,elle ne sera jamais incompatible avec la liberté chez cet Écossaisgreffé de Yankee et de Parisien agréablement bohème. Qu’il nes’inquiète donc pas de la nature de nos éloges. L’analyse critiquequi suit est d’ailleurs pour prouver que l’ouvrage le plus grave deM. Stevenson n’a rien de particulièrement austère, ni surtoutd’ennuyeux.

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