AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

CHAPITRE XII

UNE NOYÉE AU VILLAGE

(DEATH BY DROWINNG)

Ancien haut fonctionnaire de Scotland Yard, Sir Henry Clithening passait quelques jours, comme cela lui arrivait fréquemment depuis qu’il était à la retraite, chez ses amis, les Bantry, dont la propriété avoisinait le petit village de St. Mary Mead, quand, un samedi matin, alors qu’il descendait sans se presser prendre son petit déjeuner sur le coup de dix heures, il fut presque bousculé sur le seuil de la salle à manger par son hôtesse, Mrs Bantry. La bonne dame, contrairement à ses principes et à ses habitudes, se précipitait hors de la pièce dans un état d’agitation et d’émotion extrême.

Lorsque Sir Henry entra, le colonel Bantry était assis devant la table, le visage plus congestionné encore qu’à l’ordinaire mais la voix empreinte comme toujours d’affectueuse cordialité pour saluer son vieil ami.

— Bonjour, Clithening, bonjour. Beau temps ce matin ! Asseyez-vous et servez-vous, mon cher.

Sir Henry obéit sans se faire davantage prier et tandis qu’il mettait devant lui une assiette de rognons au bacon, son hôte poursuivit :

— Dolly est quelque peu bouleversée ce matin…

— Oui… (Sir Henry toussota). J’ai cru le comprendre, ajouta-t-il avec mesure.

Il était pourtant surpris. Son hôtesse était une femme charmante, équilibrée, peu sujette aux sautes d’humeur et aux énervements regrettables. Pour autant qu’il pouvait en juger, elle ne se passionnait vraiment que pour une seule chose au monde – le jardinage.

— Oui, reprenait le colonel. Une nouvelle que nous avons apprise tout à l’heure l’a terriblement secouée. Une petite du village – la fille d’Emmott… Vous savez Emmott, le propriétaire du « Sanglier bleu »…

— Ah, oui, parfaitement.

— Eh bien, cette petite… Jolie fille d’ailleurs… (Le colonel Bantry paraissait troublé à son tour). Oui, je disais donc, cette petite s’était mise dans un mauvais cas… Hum… Vous voyez… L’éternelle histoire. J’en avais discuté avec Dolly et je m’en suis repenti ensuite, mon cher. Vous savez comment sont les femmes : dans ce domaine elles perdent toute sagesse. Dolly avait pris fait et cause pour la petite : les hommes sont des brutes… etc., etc… Mais ce n’est pas aussi simple que cela, surtout de nos jours. Les filles savent très bien aujourd’hui ce qu’elles font et ce qu’elles risquent et les types qui les séduisent ne sont pas nécessairement des coquins sans conscience. Je dirais volontiers que, dans ce domaine, le garçon et la fille sont à égalité, moitié-moitié, hein… Je connais assez bien le petit Sandford. Un jeune imbécile plutôt qu’un irrésistible Don Juan, si vous voulez mon avis.

— C’est ce Sandford qui a mis cette petite à mal ?

— Il paraît. Naturellement je ne sais rien moi-même, se hâta d’ajouter le colonel avec circonspection. C’est ce qu’on raconte dans le village. Cancans et commérages portés sur les ailes du vent ! Vous connaissez le pays, hein !… Comme je viens de vous le dire : je ne sais rien. Et je ne suis pas comme Dolly, sautant d’emblée aux conclusions, lançant des accusations à tous les échos. Sacré nom d’un petit bonhomme, il faut être prudent en ces matières et ne pas parler à tort et à travers. Vous connaissez le processus mieux que tout autre, hein, mon cher… Enquête et tout le bazar.

— Enquête ?

Le colonel regarda fixement son ami.

— Je ne vous ai donc pas dit ?… La gamine s’est noyée : C’est ce qui fait tout ce bruit.

Sir Henry hocha la tête.

— Sale affaire, convint-il.

— Évidemment c’en est une. Je préfère ne pas y penser. Pauvre jolie petite bougresse ! Tout compte fait son père est un homme assez dur et je suppose qu’elle ne s’est pas senti le courage d’affronter sa colère.

Il se tut un instant avant de conclure :

— C’est ce qui bouleverse Dolly à ce point.

— Où s’est-elle noyée ?

— Dans la rivière. Juste après le moulin, là où le courant est assez fort. Il y a un sentier qui suit l’eau et un pont. On suppose qu’elle a sauté depuis le pont. Ma parole, je préfère ne pas y penser.

Et le colonel Bantry pour distraire son esprit de ce sujet pénible ouvrit son journal d’un geste brusque et commença à l’éplucher méthodiquement pour y découvrir les toutes dernières iniquités du gouvernement.

La tragédie villageoise laissait par contre Sir Henry assez indifférent. Lorsqu’il eut terminé son petit déjeuner, il alla s’installer dans une des confortables chaises-longues disséminées sur la pelouse, tira son chapeau sur ses yeux et se perdit dans une rêverie paisible.

Il était environ onze heures et demie lorsqu’une femme de chambre s’approcha discrètement de lui.

— Pardon, Sir, murmura-t-elle. Miss Marple vient d’arriver et désirerait vous voir.

— Miss Marple ?…

Sir Henry se redressa et releva d’une pichenette le chapeau sur son front. Le nom le surprenait. Il se souvenait très bien de Miss Marple, de ses manières charmantes de vieille demoiselle tranquille, de sa surprenante perspicacité. Il se remémorait une bonne douzaine d’affaires, demeurées incompréhensibles pour les spécialistes, que cette personne, le type même de la vieille fille de campagne, avait débrouillées sans bruit et dont elle avait chaque fois découvert infailliblement la solution exacte. Sir Henry éprouvait un très grand respect pour Miss Marple et en se dirigeant à grandes enjambées vers la maison il se demandait ce qui l’avait incitée à venir le voir.

Miss Marple, très droite comme toujours, était assise dans le salon, un charmant panier à provisions, aux couleurs vives, acheté à l’étranger sans aucun doute, posé à côté d’elle sur le tapis. Elle paraissait un peu fébrile et ses joues étaient roses d’excitation. Elle se mit à parler un peu vite dès que Sir Henry Clithening entra.

— Sir Henry, je suis si, si heureuse de vous revoir… Je viens juste d’apprendre votre présence chez nos amis… et j’espère que vous me pardonnerez…

— C’est au contraire un grand plaisir pour moi, dit Sir Henry en s’inclinant respectueusement sur la main qu’elle lui tendait. Je crains que Mrs Bantry soit sortie…

— Je sais… Je l’ai vue qui parlait à Footit, le boucher, au moment où je passais. Henry Footit était dans tous ses états hier à cause de son chien. Un de ces fox-terriers à poil dur, querelleurs et intrépides que les bouchers semblent beaucoup affectionner.

— C’est vrai, répliqua Sir Henry avec bienveillance.

— Je suis contente d’être venue pendant qu’elle n’était pas là, continuait Miss Marple. Parce que c’était vous que je voulais voir. À cause de cette triste affaire.

— Henry Footit ? demanda Sir Henry légèrement déconcerté.

Miss Marple lui lança un regard chargé de reproches.

— Non, non. Je faisais allusion à Rose Emmott, bien sûr. Vous êtes au courant ?

Sir Henry inclina la tête.

— Bantry m’a raconté. Très triste effectivement.

Il était quelque peu perplexe. Il ne voyait pas pourquoi Miss Marple voulait le voir à propos de Rose Emmott.

Miss Marple s’adossa un peu à son fauteuil et Sir Henry resté jusque-là debout, s’assit non loin d’elle. Lorsque la vieille demoiselle reprit la parole sa voix était grave, solennelle presque.

— Vous vous souvenez, sans doute, Sir Henry, qu’en une ou deux occasions nous avons joué ici même à un jeu très amusant : l’un ou l’autre exposait une affaire mystérieuse et chacun proposait ensuite sa solution. Vous aviez été assez bon pour me dire… que je n’étais pas trop mauvaise.

— Vous nous avez tous battus, voulez-vous dire, s’écria chaleureusement Sir Henry. Vous avez fait montre d’un véritable génie pour découvrir la vérité. Et je me souviens que vous citiez toujours quelque histoire analogue survenue au village qui vous avait mise, disiez-vous, sur la piste.

Il souriait en parlant, mais Miss Marple restait au contraire très grave.

— Ce que vous voulez bien rappeler m’a donné le courage de venir vous trouver aujourd’hui. Je sais que si je vous dis quelque chose… eh bien, vous, au moins, vous ne rirez pas de moi.

Il comprit alors qu’elle était très troublée.

— Je ne rirai certainement pas, dit-il avec bienveillance.

— Sir Henry… cette jeune fille… Rose Emmott… Elle ne s’est pas noyée… Elle a été tuée… Et je sais qui l’a tuée…

Pendant trois secondes Sir Henry resta muet, plongé dans le plus complet ébahissement. La voix de Miss Marple n’avait pas eu un frémissement comme si la vieille demoiselle énonçait la chose la plus naturelle du monde.

— Mais ce que vous venez d’affirmer est très grave, Miss Marple, s’écria-t-il lorsqu’il eut retrouvé ses esprits.

Elle inclina légèrement la tête à plusieurs reprises.

— Je sais… Je sais… C’est pourquoi je suis venue vous trouver.

— Très aimable à vous. Seulement, ma chère demoiselle, ce n’est pas moi qu’il faut aller trouver. Aujourd’hui je suis redevenu un simple particulier. Il faut que vous alliez à la police raconter tout ce que vous savez.

— Je ne crois pas que je le puisse, répliqua Miss Marple.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, voyez-vous, je n’ai aucune… Comment dites-vous ça ?… Oui, aucune certitude.

— Vous voulez dire alors que vous en avez l’intuition ?

— Vous pouvez l’appeler ainsi, si vous voulez, mais ce n’est pas du tout ça au fond. Je sais. Je suis en mesure de savoir, voilà ; mais si j’indique les raisons qui font que je sais à l’inspecteur Drewitt, eh bien, il m’éclatera tout simplement de rire au nez. Et vraiment je ne crois pas que je pourrais l’en blâmer. C’est très difficile de comprendre ce que vous appelleriez une connaissance spécialisée.

— Par exemple ? interrogea Sir Henry involontairement amusé.

— Si je vous disais que je sais à cause d’un homme qui s’appelait Peasegood et qui donna des navets à la place de carottes à ma nièce lorsqu’il faisait une tournée en voiture et vendait des légumes il y a plusieurs années…

Elle se tut au milieu d’un silence éloquent.

— Un nom fait sur mesure pour son commerce[11], murmura Sir Henry d’un ton pensif avant de poursuivre en regardant attentivement Miss Marple : « Vous voulez dire, en somme, que vous jugez simplement en vous appuyant sur une situation analogue. »

— Je connais la nature humaine, avoua Miss Marple. On ne peut faire autrement que de la connaître lorsque l’on vit dans un village depuis si longtemps. La question est de savoir si, vous, vous me croyez ou pas ?

Elle le fixait droit dans les yeux, tranquillement sans ciller. Ses joues étaient un peu plus roses que de coutume. C’était tout.

Sir Henry était un homme qui avait une grande expérience de la vie. Il prenait ses décisions toujours rapidement sans tergiverser. Pour aussi fantastique et invraisemblable que soit la déclaration de Miss Marple, il savait déjà qu’il l’acceptait.

— Je vous crois, Miss Marple, affirma-t-il d’une voix forte. Mais je ne vois pas ce que je viens faire là-dedans et pourquoi vous vous adressez à moi.

— J’ai beaucoup réfléchi à la question, Sir Henry. À mon avis, il serait inutile d’aller trouver la police sans faits précis. Or je n’en ai pas. Ce que je voulais vous demander c’était de vous intéresser vous-même à l’affaire… L’inspecteur Drewitt serait très flatté, j’en suis sûre. Et, bien entendu, si les choses vont plus loin, le colonel Melchett, le commissaire principal, serait comme une cire molle entre vos doigts.

Elle le regardait d’un air suppliant.

— Et quels éléments m’apportez-vous pour me permettre de travailler dans le sens que vous pensez ?

— Je me proposais d’écrire un nom, le nom, sur un papier et de vous le donner. Puis si, au cours de l’enquête vous décidez que le… la personne… n’est pour rien dans ce qui est arrivé… eh bien ce sera la preuve que je me suis tout à fait trompée.

Elle se tut un instant puis ajouta en réprimant un léger frisson :

— Ce serait si terrible… Vraiment si terrible si un innocent était pendu.

— Pourquoi diantre…, s’écria Sir Henry en sursautant.

Miss Marple leva vers lui un visage angoissé.

— Je peux commettre une erreur… quoique je ne le crois pas. Voyez-vous, l’inspecteur Drewitt est vraiment un homme intelligent. Mais les intelligences moyennes sont, quelquefois, très dangereuses. Elles ne permettent pas de considérer les choses d’assez haut.

Sir Henry l’observait avec curiosité.

Ouvrant son réticule d’une main un peu nerveuse, Miss Marple en sortit un petit carnet, déchira un feuillet, écrivit avec application un nom, le plia en deux et le tendit à Sir Henry.

Celui-ci s’empressa de l’ouvrir et lut un nom qui ne lui dit rien du tout, mais il haussa un peu les sourcils, étonné. Jetant un coup d’œil vers Miss Marple, il replia le papier et le mit dans son gousset.

— Très bien, très bien, murmura-t-il. Une histoire assez extraordinaire, me semble-t-il, comme je n’en ai encore jamais rencontrée.

Sir Henry, le colonel Melchett et l’inspecteur Drewitt tenaient une petite conférence au poste de police de St. Mary Mead.

Le commissaire principal était un petit homme à l’allure outrageusement militaire tandis que l’inspecteur Drewitt était grand, gros et plein de bon sens.

— Je ne sais vraiment pas pourquoi je mets l’ongle de mon petit doigt là-dedans, disait Sir Henry Clithening le visage éclairé de son habituel sourire bienveillant. Je suis incapable de vous dire pourquoi je le fais. (Strictement exact, pensait-il).

— Mon cher, nous sommes enchantés de vous avoir. C’est un grand honneur pour nous.

— Très honorés, Sir Henry, appuya Drewitt.

Le commissaire principal pensait : le pauvre diable s’ennuie à mourir chez les Bantry, entre le vieux qui passe son temps à grogner contre le gouvernement et elle qui jacasse comme une pie borgne.

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