AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

Jimmy Brown, un gamin plutôt petit pour son âge mais à l’air malin et éveillé, n’eut pas de mal à prouver qu’il était intelligent. Il était impatient d’être questionné et il parut assez désappointé lorsqu’on interrompit le récit dramatique, déjà soigneusement mis au point, du drame de la veille.

— Tu étais de l’autre côté du pont si je comprends bien, dit Sir Henry. Tu venais du village et tu l’as traversé ce pont, nous sommes bien d’accord ? As-tu vu quelqu’un en arrivant ?

— Il y avait quelqu’un qui marchait sous les arbres, Mr Sandford, je crois, l’architecte, celui qui bâtit cette drôle de maison.

Les trois hommes échangèrent un coup d’œil.

— Tu l’as aperçu dix minutes avant d’entendre crier ?

Le gamin inclina affirmativement la tête.

— As-tu vu quelqu’un d’autre le long de l’eau du côté du village ?

— Un homme qui suivait lentement le sentier en sifflotant. Ce devait être Joe Ellis.

— Tu ne pouvais pas reconnaître qui c’était, riposta sèchement l’inspecteur. Il y avait du brouillard et il faisait presque nuit.

— C’est ce qu’il sifflait qui me l’a fait reconnaître. Joe Ellis siffle toujours le même air – Je veux être heureux –, le seul qu’il connaisse.

Jimmy Brown avait répondu avec tout le mépris dont un jeune est capable à l’égard d’un croulant obtus.

— N’importe qui peut siffler un refrain, remarqua Melchett. Est-ce qu’il allait vers le pont ?

— Non. De l’autre côté, vers le village.

— Je ne pense pas que nous ayons besoin de nous intéresser à cet inconnu, dit Melchett. Tu as entendu le cri suivi du floc d’un corps tombant dans l’eau puis, quelques minutes plus tard il t’a semblé voir un corps dériver dans le courant et tu t’es élancé pour appeler à l’aide ; tu as retraversé le pont et filé vers le village. À ce moment-là tu n’as vu personne près du pont ?

— Je pense qu’il y avait deux hommes avec une brouette dans le sentier au bord de l’eau. Mais ils étaient assez loin et je ne sais pas s’ils s’en allaient ou s’ils venaient vers le pont, et la maison étant à côté j’y ai couru.

— Tu as très bien fait, mon garçon, dit Melchett. Tu as agi avec beaucoup de présence d’esprit. Je suis sûr que tu es scout ?

— Oui, monsieur.

— Parfait, parfait.

Sir Henry restait silencieux et réfléchissait. Il prit une feuille de papier dans sa poche, l’ouvrit, regarda ce qui était écrit dessus et hocha la tête. Cela ne semblait pas possible… et pourtant ?

Il décida de rendre visite à Miss Marple.

Elle le reçut dans son joli salon à l’ancienne mode surchargé de meubles et de bibelots précieux.

— Je suis venu vous dire où nous en sommes. Je crains que pour nous les choses n’aillent pas trop bien. Ils vont arrêter Sandford. Et je dois avouer qu’ils semblent avoir raison.

— Vous n’avez rien trouvé qui – comment dire ? – étaye ma théorie ? (Elle paraissait perplexe et un peu anxieuse). Peut-être me suis-je trompée, entièrement trompée mais vous avez une si grande expérience, Sir Henry, qu’il n’est pas possible que vous ne découvriez pas la vérité.

— En premier lieu, répliqua celui-ci, je peux à peine y croire. Et ensuite nous nous heurtons à un alibi parfait : Joe Ellis a passé la soirée à poser des planches dans la cuisine et Mrs Bartlett l’a regardé faire.

Miss Marple tressaillit et se pencha en avant. Elle respira vite avant de parler.

— Mais c’est impossible, s’écria-t-elle. C’était la nuit de vendredi.

— La nuit de vendredi ?

— Oui… La nuit de vendredi. Tous les vendredis dans la soirée Mrs Bartlett rapporte le linge à ses clients.

Sir Henry s’appuya au dossier de son siège. Le récit du gamin lui revenait à l’esprit : l’histoire de l’homme qui sifflotait et… oui… tout collait très bien.

Il se leva et tapota légèrement la main de Miss Marple entre les siennes.

— Je crois que j’y vois un peu plus clair, chère Miss Marple. Je vais essayer de débrouiller l’écheveau.

Cinq minutes plus tard il était de retour dans le cottage de Mrs Bartlett et affrontait Joe Ellis dans le petit salon parmi les chiens en porcelaine.

— Vous nous avez menti, Ellis, au sujet de la nuit dernière. Vous n’étiez pas dans la cuisine occupé à clouer des planches entre huit heures et huit heures et demie. On vous a vu dans le sentier du bord de l’eau près du pont quelques minutes avant que Rose Emmott soit assassinée.

L’homme avala bruyamment sa salive.

— Elle n’a pas été assassinée… Non, ce n’est pas vrai ! Elle s’est jetée elle-même dans la rivière. Elle était désespérée. Je n’aurais pas touché un cheveu de sa tête, moi.

— Alors pourquoi avez-vous menti ? pourquoi ne pas avoir dit d’emblée la vérité ?

Les yeux du jeune charpentier se dérobèrent et il baissa les paupières avec gêne.

— J’avais peur. Mrs Bartlett m’avait vu de ce côté-là et lorsqu’on nous a dit peu après ce qui venait d’arriver… eh bien elle a pensé que ça pourrait être mauvais pour moi. J’ai décidé de dire que je travaillais ici et elle a été d’accord pour dire comme moi.

Sir Henry ne fit pas de commentaire, abandonna Joe Ellis en compagnie des chiens en porcelaine et des oiseaux empaillés et longea le couloir jusqu’à la cuisine où Mrs Bartlett lavait devant l’évier.

— Mrs Bartlett, lança-t-il, je sais tout. Je pense que vous feriez mieux d’avouer, à moins que vous ne préfériez que Joe Ellis soit pendu pour ce qu’il n’a pas fait… Non, je vois bien que vous ne voulez pas ça. Alors je vais vous dire, moi-même ce qui est arrivé. Vous étiez sortie pour livrer le linge et vous avez croisé Rose Emmott. Vous aviez cru qu’elle laisserait tomber Joe, qu’elle partirait avec cet étranger. Mais voilà qu’elle attend un bébé et Joe est prêt à voler à son secours, à l’épouser si elle veut de lui. Or il vit chez vous depuis quatre ans et vous êtes tombée amoureuse de lui. Vous vouliez le garder pour vous et vous vous êtes mise à haïr cette fille… Vous ne pouviez pas supporter que cette méprisable petite coureuse vous enlève votre homme, n’est-ce pas ? Vous l’avez attrapée par derrière, par le haut des bras et d’un élan vous l’avez poussée dans la rivière. Quelques minutes plus tard vous avez rencontré Joe Ellis. Le petit Jimmy vous a vus ensemble mais dans l’obscurité et le brouillard il a pris la voiture d’enfant pour une brouette poussée par deux hommes. Vous avez persuadé Joe qu’il pourrait être soupçonné et vous avez imaginé une histoire soi-disant pour lui fournir un alibi mais, en fait, pour en avoir un, vous. Ai-je raison ou tort ?

Il attendit, retenant son souffle.

Elle se tenait devant lui essuyant posément ses mains à son tablier et prenant en même temps lentement parti de sa défaite.

— C’est exactement ça, dit-elle enfin d’une voix calme, basse (une voix dangereuse, comprit soudain Sir Henry). Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’était une fille sans pudeur, voilà ce que c’était. Et tout à coup j’ai pensé qu’il n’était pas possible qu’elle m’enlève Joe. Je n’ai pas eu une vie heureuse, Monsieur. Mon mari était un pauvre homme, un invalide grincheux. Je l’ai soigné et me suis occupée de lui. Et puis Joe est venu habiter ici. Je ne suis pas une vieille femme en dépit de mes cheveux gris, Monsieur. J’ai juste quarante ans. Joe est unique, il n’y en a pas un sur mille comme lui. J’aurais fait n’importe quoi pour lui, n’importe quoi vraiment. Il était comme un petit enfant gentil et crédule. C’était mon bien. Et cette… cette… (Elle eut un sanglot mais domina instantanément son émotion. Même en un pareil moment, elle restait une femme forte. Elle se redressa et posa un regard empreint de curiosité sur Sir Henry). Je suis prête à vous suivre, Monsieur. Je n’aurais jamais cru que l’on puisse découvrir la vérité. Je ne comprends pas comment vous y êtes arrivé, Monsieur, vraiment, oui, je me le demande.

Sir Henry hocha doucement la tête.

— Ce n’est pas moi qui ai trouvé, murmura-t-il avec loyauté en pensant à la petite feuille arrachée à un agenda et pliée dans sa poche sur laquelle une main fanée, mais ferme avait tracé d’une belle écriture à l’ancienne mode :

Mrs Bartlett, chez qui Joe habite à Millcottage.

Une fois de plus, Miss Marple ne s’était pas trompée.

CHAPITRE XIII

LE GERANIUM BLEU

(THE BLUE GERANIUM)

— Lorsque j’étais ici l’an dernier… commença Sir Henry Clithening, et puis il s’arrêta.

Son hôtesse, Mrs Bantry, le regarda avec curiosité.

L’ex-commissaire de Scotland Yard avait été invité par ses vieux amis, le colonel et Mrs Bantry, qui habitaient près de St Mary Mead, à faire un séjour chez eux.

Mrs Bantry, la plume à la main, venait de lui demander quel était, à son avis, le sixième convive qu’elle pourrait prier à dîner pour le soir même.

— Dites-moi, reprit Sir Henry, connaissez-vous une certaine Miss Marple ?

Mrs Bantry, surprise, leva les sourcils : c’était la dernière chose à laquelle elle s’attendait.

— Si je connais Miss Marple ? Qui ne la connaît, mon cher ? Le type même de la vieille demoiselle de roman ! Délicieuse, mais absolument hors du temps. Aimeriez-vous que je lui demande de venir dîner ?

— Cela vous surprend ?

— Un peu, je l’avoue. Je n’aurais jamais pensé que vous… mais peut-être y a-t-il une explication ?

— L’explication est très simple. Lorsque j’étais ici l’an dernier, nous avions pris l’habitude de nous retrouver à cinq ou six chez cette charmante vieille demoiselle pour discuter des mystères et des crimes inexpliqués. Raymond West, le romancier, était parmi nous. Nous racontions chacun à notre tour une histoire, dont seul le narrateur connaissait la solution. Ce n’était qu’un agréable prétexte pour exercer nos facultés de déduction… pour voir quel était celui qui toucherait la vérité de plus près.

— Et alors ?

— Nous n’imaginions pas que Miss Marple participerait à la compétition, mais nous ne la laissâmes pas comprendre pour ne pas froisser les sentiments de la chère créature. Or – et voilà où la plaisanterie devint piquante – ce fut elle qui, chaque fois, trouva la réponse exacte !

— Comment ?

— Parfaitement… Elle filait droit sur la vérité comme un pigeon voyageur rentrant au nid.

— Mais c’est extraordinaire !… La chère vieille Miss Marple n’est presque jamais sortie de St Mary Mead.

— Oui, mais elle dit que cela lui a donné des occasions réitérées d’observer la nature humaine… au microscope en quelque sorte.

— Je suppose qu’il y a quelque chose de vrai là-dedans, admit Mrs Bantry. On peut certainement mieux s’y rendre compte des travers des gens, mais je ne pense pas que nous ayons de véritables criminels parmi nous… Cependant, j’aimerais que nous lui proposions après dîner l’histoire de fantôme d’Arthur et je lui serais bien reconnaissante si elle en trouvait la solution.

— Je ne savais pas qu’Arthur croyait aux fantômes.

— Oh, mais non ! Et c’est bien ce qui le tourmente. D’autant que cette histoire est arrivée à un de ses vieux amis, George Pritchard, un homme des plus prosaïques, et qu’elle a été assez tragique pour lui Ou bien cette histoire est vraie… ou bien…

— Ou bien quoi ?

Mrs Bantry ne répondit pas et, une minute ou deux après, elle remarqua sans logique apparente.

— Vous savez, j’aime beaucoup George, tout le monde l’aime… On ne peut pas croire qu’il… Mais il arrive que les gens fassent des choses tellement bizarres…

Sir Henry hocha la tête. Il savait mieux que Mrs Bantry les choses extraordinaires dont les hommes étaient capables.

Et le soir même, Mrs Bantry posait un regard satisfait sur ses convives encore assis autour de la table. (Ils frissonnaient tous un peu, car la salle à manger comme beaucoup de salles à manger anglaises, était glaciale). Mais son attention fut longuement sollicitée par la vieille dame assise très droite à la droite de son mari. Miss Marple portait des mitaines en dentelle noire, un fichu de dentelle ancienne réchauffait ses épaules et elle avait encore jeté une pointe de dentelle sur ses cheveux blancs. Elle parlait avec animation avec le vieux docteur Lloyd de l’Hospice et des défauts de l’infirmière visiteuse.

Mrs Bantry s’émerveillait à nouveau en se demandant si Sir Henry avait voulu leur faire une bonne plaisanterie – mais rien ne semblait l’indiquer – ou si ce qu’il avait raconté au sujet de Miss Marple était vrai, aussi incroyable que cela paraisse.

Le regard de la bonne dame glissa et se posa avec affection sur le visage légèrement congestionné de son mari. Le colonel parlait chevaux à la belle et populaire actrice Jane Helier, plus belle encore (si c’était possible) à la ville que sur la scène. Jane ouvrait d’immenses yeux bleus et murmurait de temps à autre : « Vraiment ? », « Oh, pas possible ! » « Comme c’est extraordinaire ! ». Elle ne connaissait rien aux chevaux et elle s’en moquait éperdument.

— Arthur ! dit Mrs Bantry, vous ennuyez la pauvre Jane. Laissez les chevaux tranquilles et racontez-lui plutôt votre histoire de fantômes. Vous savez… George Pritchard.

— Comment Dolly ?… Oh ! pardon. Je ne me doutais pas…

— Sir Henry veut aussi l’entendre. Je lui en ai touché quelques mots ce matin, et il serait intéressant aussi d’avoir l’opinion de tous nos amis sur cette affaire.

— Oh, oui, racontez ! s’écria Jane. J’adore les histoires de fantômes.

— Euh… toussota le colonel. Il hésitait visiblement. Je n’ai jamais cru au surnaturel, mais j’avoue que cette… Enfin, puisque Dolly pense que cette histoire peut vous intéresser…

Je n’ai pas le sentiment qu’aucun de vous ait eu l’occasion de rencontrer George Pritchard. C’est un homme épatant. Comme il n’y en a pas beaucoup. Sa femme – elle est morte à présent, la pauvre créature – ne lui a pas fait une existence facile, c’est le moins que je puisse dire. C’était une demi-invalide. Je crois qu’elle était vraiment mal portante, mais elle jouait beaucoup de son état de santé précaire pour tourmenter son entourage : elle était capricieuse, exigeante, déraisonnable. Elle se plaignait du matin au soir. George devait toujours être à sa disposition ; tout ce qu’il faisait était mal fait, elle ne cessait de le maudire. Je suis convaincu que beaucoup d’hommes à la place de George lui auraient rapidement fendu le crâne avec une hache. N’ai-je pas raison, Dolly ?

— C’était une femme épouvantable, appuya Mrs Bantry avec conviction. Si George Pritchard l’avait tuée et s’il n’y avait pas eu de femmes dans le jury, il aurait été triomphalement acquitté.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer