AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

— Les quatre suspects, murmura le docteur Lloyd.

— Exactement. Les quatre suspects… Je n’ai plus grand-chose à ajouter. La vie s’écoula paisiblement à King’s Gnaton pendant cinq mois et puis le coup partit. Le docteur Rosen tomba un matin dans l’escalier et seulement découvert une demi-heure après il avait cessé de vivre. Gertrude était dans sa cuisine, la porte fermée, et elle n’avait rien entendu – d’après ses dires. Fräulein Greta était dans le jardin occupée à planter des oignons de je ne sais quoi – d’après ses dires aussi. Le jardinier, Dobbs, cassait la croûte dans la cabane à outils – à ce qu’il dit ; et le secrétaire était sorti faire une promenade et, une fois de plus, il n’y eut là encore que le témoignage de l’intéressé. Personne n’avait d’alibi contrôlable, personne ne pouvait confirmer la déclaration de personne. Mais une chose est certaine : ce n’était pas quelqu’un de l’extérieur qui l’avait tué, car un étranger aurait tout de suite été repéré dans le petit village. Les deux portes d’entrée étaient fermées à clef, chaque membre de la maisonnée ayant sa propre clef. Vous voyez donc que l’affaire se circonscrivait entre les quatre commensaux de la victime. Et pourtant ils semblaient tous au-dessus de tout soupçon : Greta, la fille de son frère, Gertrude et ses quarante années de loyaux services, Dobbs qui n’avait jamais quitté King’s Gnaton. Et Charles Templeton, le secrétaire…

— Justement, celui-là, mon cher, d’où sortait-il ? intervint vivement le colonel. Pour moi, il est le suspect numéro un. Qu’est-ce que vous saviez sur lui ?

— C’était justement ce que je savais sur lui qui le mettait tout le premier hors de cause, répondit Sir Henry avec gravité. Charles Templeton était un de mes hommes.

— Ah, bon, bon, souffla le colonel Bantry tout déconfit.

— Oui, je voulais avoir quelqu’un sur place et en même temps je ne voulais pas provoquer les bavardages du village. Rosen avait besoin d’un secrétaire. Je lui proposai donc Templeton qui avait l’avantage de parler couramment l’allemand et qui était en outre, un excellent policier.

— Mais alors qui soupçonner ? s’écria Mrs Bantry d’une voix troublée. Tous ces gens semblent tous si… ma foi, oui, à vous entendre, si bien.

— En apparence, certes. Mais on peut voir les choses sous un autre angle. Fräulein Greta était bien la nièce du docteur Rosen mais depuis la guerre nous avons été les témoins horrifiés de gestes et d’actions inconcevables en un autre temps : un frère se tournant contre sa sœur, un père contre son fils et ainsi de suite, et encore la fille la plus ravissante et la plus gentille faire les choses les plus invraisemblables. Le même critère s’applique à Gertrude et, dans son cas, d’autres éléments pouvaient encore entrer en jeu : une querelle avec son maître, ressuscitant une vieille rancune enfouie sous des années de loyaux services. Les vieilles femmes de ce milieu sont, quelquefois, étonnamment rancunières. Et Dobbs ? Devait-il être écarté parce qu’il vivait en quelque sorte en dehors ? Sûrement pas. L’argent pouvait être le facteur qui l’avait fait agir, Pourquoi ne l’aurait-on pas acheté ?

Une chose pourtant semble certaine : un message ou un ordre arriva de l’extérieur.

Sinon comment expliquer les cinq mois de grâce ? Tout simplement parce que les membres, encore en liberté, de la société réunissaient les preuves de la trahison de Rosen dont ils n’avaient sans doute pas la confirmation absolue et, lorsqu’ils n’eurent plus aucun doute, ils ont envoyé l’ordre malgré les murs du jardin et les portes verrouillées, l’ordre de le « tuer ».

— C’est horrible, s’écria Jane en frissonnant.

— Il s’agissait pour nous de savoir par quelle voie le message était arrivé, poursuivit Sir Henry, et c’est le point que j’ai essayé d’élucider, car c’était le seul espoir que nous pouvions avoir de résoudre le problème. Il fallait logiquement que l’une de ces quatre personnes ait été en contact avec l’extérieur ou que l’on ait communiqué avec elle d’une manière ou d’une autre. Il n’y avait certainement pas eu de délai entre la réception de l’ordre et son exécution, dans ces sortes de règlements de comptes la livraison suit la commande, si je peux m’exprimer ainsi. C’était par ailleurs la manière d’agir expéditive de « La Main Noire ».

J’attaquai le problème d’une manière qui va peut-être vous paraître ridiculement méticuleuse et trop traditionnelle. Mais cette méthode a fait ses preuves et je m’y tiens. Donc, je me posai une première question : « Qui est venu au cottage ce matin-là ? » Je n’éliminai à priori personne et voici la liste des visiteurs.

Sir Henry sortit une enveloppe de la poche intérieure de sa veste et en retira une feuille de papier.

— D’abord le boucher qui a apporté un ragoût de mouton. On a vérifié. C’était exact.

Ensuite le commis de l’épicier qui a livré un paquet de farine, deux livres de sucre, une livre de beurre et une livre de café. Contrôlé. Exact.

Enfin le facteur pour le courrier, c’est-à-dire : deux prospectus au nom de Fräulein Rosen, une lettre postée au village pour Gertrude, trois lettres pour le docteur Rosen lui-même, dont une postée à l’étranger et deux lettres pour Mr Templeton dont une émanant aussi de l’étranger.

Sir Henry s’interrompit à nouveau pour retirer d’autres papiers de l’enveloppe.

— Si vous voulez vous rendre compte par vous-même. Les différents intéressés me les ont remis, ou nous les avons prélevés dans les corbeilles à papiers. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’ils ont été soumis à nos laboratoires qui ont recherché, notamment, des traces d’encre sympathique. Résultat négatif.

Le petit auditoire de Sir Henry se rapprocha avec curiosité. Les deux prospectus provenaient d’un pépiniériste et d’un grand fourreur londonien. Deux des lettres adressées au docteur Rosen contenaient des factures, l’une d’un grainetier local pour des semences destinées au jardin, l’autre d’une papeterie de Londres. Quant à la troisième, on y lisait ceci :

Mon cher Rosen,

Je rentre de chez le docteur Helmuth Spath. J’ai vu Edgar Jackson l’autre jour. Lui et Amos Perry revenaient tout juste de Tsing-Tao. En toute Honnêteté, je ne peux dire que je les envie d’avoir fait ce voyage. Donnez-moi bientôt de vos nouvelles. Comme je vous l’ai déjà dit : méfiez-vous d’une certaine personne. Vous savez qui je veux dire, bien que vous ne soyez pas d’accord avec moi. Bien à vous.

Georgina.

— Je continue, reprit Sir Henry. Mr Templeton avait reçu cette facture de son tailleur et une lettre d’un ami allemand malheureusement déchirée et jetée au cours de sa promenade. Et, enfin, voici la lettre adressée à Gertrude :

Chère Mrs Swartz,

Nous espérons qu’il vous sera possible d’assister à la petite fête de vendredi soir au patronage comme l’espère M. le Pasteur. La recette du jambon était excellente et je vous en remercie vivement.

Avec l’espoir que ma lettre vous trouvera en bonne santé et que nous vous verrons vendredi, je reste bien fidèlement vôtre.

Emma Greene.

Cette dernière lettre amena un léger sourire sur les lèvres du docteur Lloyd et sur celles de Mrs Bantry.

— Je suppose que celle-ci peut être écartée d’office, dit le praticien.

— C’était aussi mon avis, répliqua Sir Henry, mais j’ai pris la précaution de vérifier s’il existait bien une Mrs Greene à King’s Gnaton et si une séance récréative était prévue à la paroisse. On n’est jamais assez prudent, vous savez.

— C’est ce que dit toujours notre amie, Miss Marple, remarqua le médecin en regardant avec un bon sourire la vieille demoiselle. Au fait, vous rêvez tout éveillée, chère Miss Marple. À quoi pensez-vous donc ?

Miss Marple tressaillit comme si, effectivement, on l’avait tirée d’une douce somnolence.

— C’est vraiment stupide de ma part, dit-elle, mais j’étais en train de me demander pourquoi le mot « Honnêteté » est écrit avec un H majuscule dans la lettre adressée au docteur Rosen.

Mrs Bantry se pencha vivement sur la feuille de papier et s’écria toute surprise : « Oh, par exemple ! c’est vrai ! »

— Mais oui, ma chère. Je pensais que vous l’aviez remarqué vous aussi.

— Il y a un avertissement précis dans cette lettre, dit le colonel. Un conseil de prudence. C’est la première chose qui a attiré mon attention. J’observe plus que je n’en ai l’air, vous voyez, mon cher ! Oui, un avertissement précis… Mais contre qui ?

— Il y a encore une chose assez curieuse au sujet de cette lettre, reprit Sir Henry. D’après Templeton, le docteur Rosen l’a ouverte pendant le petit déjeuner et la lui a lancée à travers la table en disant qu’il ne connaissait ce type ni d’Ève ni d’Adam.

— Mais ce n’était pas un « type » intervint Jane Helier. La lettre est signée « Georgina ».

— Difficile à dire exactement, observa le docteur Lloyd. On peut aussi bien lire « Georgey » que « Georgine » mais, évidemment, je pencherai plutôt pour « Georgina ». Cependant l’écriture m’inclinerait à penser qu’il s’agit d’un homme.

— Savez-vous que c’est diablement intéressant, s’écria le colonel Bantry enthousiasmé. Le fait de jeter cette lettre comme ça à travers la table en prétendant qu’il n’y comprenait rien est très habile. Voulait-il observer le visage de quelqu’un ? Lequel ? Celui de la jeune fille ? Celui de l’homme ?

— Ou même celui de la cuisinière ? suggéra Mrs Bantry. Elle pouvait être dans la pièce à ce moment-là pour servir le petit déjeuner. Mais ce que je ne vois pas, c’est… c’est très bizarre.

Elle reporta son regard sur la lettre en fronçant les sourcils. Miss Marple se mit à côté d’elle, tapota la feuille de l’index et les deux dames rapprochant leurs têtes se mirent à chuchoter.

— Mais pourquoi le secrétaire a-t-il déchiré sa seconde lettre ? demanda soudain Jane Helier. Cela semble… – Oh ! je ne sais pas – enfin, cela semble curieux. Pourquoi recevait-il des lettres d’Allemagne ? Quoique, naturellement, il est au-dessus de tout soupçon comme vous le dites…

— Mais Sir Henry n’a pas dit ça, s’écria vivement Miss Marple émergeant de sa petite conférence avec Mrs Bantry. Il a dit quatre suspects ce qui signifie qu’il y comprend Mr Templeton. J’ai raison, n’est-ce pas, Sir Henry ?

— Absolument, Miss Marple. J’ai appris une chose à la suite d’amères expériences : ne se dire jamais à soi-même que quiconque est au-dessus de tout soupçon. Je viens de vous donner à l’instant les raisons qui font que trois de ces personnes pouvaient être coupables, aussi invraisemblable que cela paraisse. Je n’ai pas encore appliqué la même méthode à Charles Templeton. Mais j’en arrive maintenant à lui pour rester fidèle au principe que j’ai énoncé il y a un instant. J’ajouterai encore un mot auparavant : il faut admettre que toute armée, toute marine, toute police a un certain nombre de traîtres dans ses rangs, pour autant que cette idée nous déplaise. J’ai donc examiné à froid le cas de Charles Templeton.

Je me suis posé la même question que Miss Helier vient de soulever. Pourquoi était-il seul incapable de produire une des lettres qu’il avait reçues, et justement celle provenant d’Allemagne ? Pourquoi et comment recevait-il des lettres d’Allemagne ?

Cette dernière question était anodine et je la lui posai bel et bien. Sa réponse fut assez simple et naturelle. La sœur de sa mère avait épousé un Allemand et la lettre lui avait été envoyée par une cousine. J’appris ainsi un détail capital que j’ignorais jusque-là : Charles Templeton connaissait des gens en Allemagne. Cette conjoncture le mit d’emblée sur la liste des suspects, le mit même en tête de liste. C’est un garçon à moi… Un garçon que j’ai toujours apprécié et en qui j’ai eu toute confiance mais, en toute justice et loyauté, c’était là qu’il devait être.

Mais c’est… Je ne sais pas !… Je ne sais pas !… Et, de toute évidence, je ne saurai jamais. Ce n’est pas la question de punir un meurtre. C’est une question qui me semble mille fois plus importante : c’est la flétrissure, peut-être, de toute la carrière d’un honnête homme… à cause d’un soupçon que je ne peux pas me permettre de négliger.

Miss Marple toussota et dit avec douceur :

— Alors, Sir Henry, si je vous comprends bien, c’est sur ce jeune Mr Templeton que pèsent surtout vos soupçons ?

— Dans un certain sens, oui. Il devrait en être de même pour tous les quatre, mais ce n’est pas véritablement le cas. Dobbs, par exemple, qu’importe que je le suspecte, mon soupçon n’affectera pas sa carrière. Personne dans le village n’a jamais pensé que la mort du vieux docteur Rosen n’était pas due à un accident. Gertrude est légèrement plus touchée : ce doute qui plane peut influencer l’attitude de Fräulein Rosen à son égard. Mais, en tout état de cause, cela n’aura pas grande importance pour elle.

Quant à Greta Rosen… eh bien, nous en arrivons avec elle au nœud du problème. Greta est une très jolie fille et Charles Templeton est un jeune homme fort agréable à regarder, et pendant cinq mois ils ont vécu côte à côte sans autre distraction qu’eux-mêmes. L’inévitable s’est produit. Ils sont tombés amoureux l’un de l’autre… même s’ils n’en étaient pas encore au stade des aveux au moment de la mort de Rosen.

C’est-à-dire il y a trois mois maintenant. Et qui ai-je vu arriver un jour il n’y a pas longtemps chez moi ? Greta Rosen. Elle avait vendu le cottage et était retournée en Allemagne pour régler définitivement les affaires de son oncle. Dès son retour en Angleterre, dit-elle, elle s’était permis de venir sonner à ma porte, bien qu’elle sache que j’avais entre-temps pris ma retraite, pour me parler d’une affaire personnelle. Elle tourna un peu autour du pot, comme on dit, mais enfin tout sortit… Qu’est-ce que j’en pensais ? Cette lettre portant un timbre allemand – cela l’avait tourmentée, terriblement tourmentée – et Charles qui l’avait justement déchirée… La seule que l’on n’avait pas retrouvée. Était-ce bien ? Certainement ce devait l’être. Évidemment elle croyait l’histoire qu’il avait racontée, mais… oh ! si seulement elle savait : si elle savait – d’une façon certaine ?

Vous remarquez ? Le même sentiment : le désir de savoir… mais le même horrible soupçon secret, résolument repoussé au fond de l’esprit mais persistant néanmoins. Je lui parlai avec la plus grande franchise et la priai d’agir de même. Je lui demandai si elle aimait Charles et si lui de son côté…

— Je pense que oui, me dit-elle. Oh ! oui, j’en suis sûre. Nous étions si heureux. Chaque jour passait si agréablement. Nous savions… que nous savions tous les deux. Mais nous n’étions pas pressés, nous avions tout le temps. Quelque jour il me dirait qu’il m’aimait, et je lui répondrais que moi aussi… Ah ! mais vous pouvez deviner ! Maintenant tout est bouleversé. Un nuage noir a surgi entre nous. Nous sommes gênés lorsque nous nous rencontrons et nous ne savons que nous dire et nous pensons certainement la même chose : « Si j’étais sûre ? » C’est pourquoi, Sir Henry, je vous supplie de me dire : « Je vous donne ma parole que ce n’est pas Charles Templeton qui a tué votre oncle ! » Dites-le moi ! Oh, dites-le moi ! Je vous en prie ! Je vous en supplie !

— Eh, sacrebleu ! s’emporta soudain Sir Henry en assenant un coup de poing sur la table, je n’étais pas en mesure d’engager ainsi ma parole. Ils s’éloigneraient de plus en plus l’un de l’autre ces deux-là, séparés par le soupçon comme par un fantôme, un fantôme que je n’avais pas le droit de balayer de propos délibéré.

Il se rejeta contre le dossier de son fauteuil, le visage tout à coup tiré et grisâtre et il hocha la tête une fois ou deux en signe de découragement.

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