AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

— Excusez-moi. Je m’aperçois que j’ai oublié mes gants.

Il revint sur ses pas rapidement et rentra dans la maison. Sandford n’avait pas bougé ; il était prostré et regardait d’un air stupide devant lui.

— Je suis revenu, commença Sir Henry, pour vous dire que moi, personnellement, je suis désireux de faire tout mon possible pour vous aider. Je n’ai pas le droit de vous révéler la raison de l’intérêt que je vous porte, mais je voudrais que vous me racontiez aussi brièvement que possible ce qui s’est passé exactement entre vous et cette petite Rose.

— Elle était très jolie, voyez-vous. Très jolie et très séduisante. Et… elle m’a couru après. Devant Dieu, c’est vrai. Elle ne me laissait pas tranquille. Je me sentais assez seul dans ce village où tout le monde me battait froid et, comme elle était diablement jolie et qu’elle paraissait au courant de tout ça – vous comprenez ? – (Sa voix mourut. Il leva les yeux vers Sir Henry impassible, toussota, gêné, et poursuivit). Et puis, c’est arrivé et elle voulait que je l’épouse. Je ne savais plus que faire. Je suis fiancé à une jeune fille de Londres. Si jamais elle apprenait cette histoire, ce serait fini entre nous. Elle ne comprendrait pas. D’ailleurs comment le pourrait-elle ? Et je me suis comporté comme un sale type avec Rose par lâcheté. Je l’ai fuie… Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, je pensais retourner à Londres, voir mon avocat, lui faire proposer une somme, n’importe quoi, est-ce que je sais, moi ?… Seigneur, quel idiot j’ai été !… Et à présent, tout est si clair… Contre moi. Mais ils doivent se tromper. Pourquoi ne se serait-elle pas suicidée ?…

— Avait-elle jamais menacé de se tuer ?

Sandford secoua la tête.

— Jamais. À mon avis, ce n’était pas son genre.

— Qu’est-ce que vous savez sur un certain Joe Ellis ?

— Le charpentier ? Un honnête garçon du pays, un peu borné, mais amoureux fou de Rose.

— N’était-il pas jaloux ? questionna Sir Henry.

— Je suppose qu’il l’était un peu… mais il est du type bovin et il devait souffrir en silence.

— Eh bien, merci. Je dois vous quitter à présent.

Et Sir Henry rejoignit ses compagnons.

— Vous savez, Melchett, dit-il. J’ai l’impression qu’il faut voir cet autre type, Ellis, avant de rien entreprendre de définitif. Il serait malheureux de procéder à une arrestation qui se révélerait bientôt comme une erreur. Après tout, la jalousie est un excellent motif pour tuer… et un motif très courant aussi.

— C’est assez vrai, admit l’inspecteur. Mais Joe Ellis n’est pas de cette espèce. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Ma foi, je crois qu’on ne l’a jamais vu en colère. Mais enfin, je suis bien d’avis aussi qu’il vaut mieux aller lui demander où il était la nuit dernière. Il doit être chez lui à cette heure-ci. Il habite chez Mrs Bartlett, une brave femme veuve, qui lave un peu pour les uns et les autres.

Le petit cottage vers lequel ils dirigèrent leurs pas était d’une propreté méticuleuse. Une grande et grosse femme entre deux âges au visage agréable, éclairé d’yeux bleus très clairs, leur ouvrit la porte.

— Bonjour Mrs Bartlett, dit l’inspecteur. Est-ce que Joe Ellis est là ?

— Il est revenu il n’y a pas plus de dix minutes, répondit Mrs Bartlett, mais entrez donc, je vous prie, messieurs.

Elle les introduisit en s’essuyant les mains à son tablier dans un salon minuscule encombré d’oiseaux empaillés, de chiens en porcelaine et de divers autres objets inutiles et se précipita pour leur avancer des sièges. Après avoir déplacé une table basse, elle sortit en hâte et appela du seuil de la pièce :

— Joe, il y a trois messieurs qui désirent vous voir.

Une voix d’homme répondit du fond de la maison :

— J’arrive dès que je me serai lavé les mains.

Mrs Bartlett sourit avec satisfaction.

— Entrez, Mrs Bartlett, et asseyez-vous, dit le colonel Melchett.

— Oh, non, monsieur. Je n’oserai jamais !

L’idée de s’asseoir dans son propre salon à côté de ses visiteurs choquait Mrs Bartlett et le colonel n’insista pas.

— Joe Ellis est-il un bon locataire ? questionna-t-il d’une voix apparemment indifférente.

— Il n’en existe pas de meilleur. Un garçon vraiment très tranquille. Jamais il ne boit une goutte de trop. Il a l’amour de son travail. Et dans la maison il cherche toujours à rendre service. C’est lui qui m’a posé ces étagères et il vient de m’en installer aussi à la cuisine. Et les mille petites choses qu’il fait dans la maison c’est toujours de bon cœur et c’est à peine s’il accepte qu’on lui dise merci. Ah, monsieur, il n’y a plus beaucoup de jeunes gens comme lui de nos jours !

— La fille qui le rencontrera tirera un bon numéro, observa Melchett avec jovialité. N’avait-il pas un béguin pour cette pauvre Rose Emmott ?

Mrs Bartlett soupira.

— Ça me faisait mal. Il adorait la trace de ses pas alors qu’elle se moquait complètement de lui.

— Où Joe passe-t-il ses soirées, Mrs Bartlett ?

— Ici, Monsieur, d’habitude. Quelquefois il bricole pour les uns ou les autres en supplément, ou bien il étudie la comptabilité en suivant des cours par correspondance.

— Ah ! vraiment. Il était là hier soir ?

— Oui, Monsieur.

— Vous en êtes certaine Mrs Bartlett ? intervint sèchement Sir Henry.

Elle se tourna vers lui.

— Tout à fait certaine, Monsieur.

— Il n’est pas sorti à environ huit heures trente, par exemple ?

Mrs Bartlett eut un bon rire.

— Pas du tout. Il a terminé les étagères pour la cuisine et je l’ai aidé à les mettre en place. Ça nous a occupés presque toute la soirée.

Sir Henry regardait son visage calme et souriant et, pour la première fois un doute l’effleura.

Un instant plus tard Joe Ellis entrait dans le salon.

Grand, large d’épaules, des yeux bleus timides, un doux sourire flottant sur les lèvres, Joe Ellis était le type du géant mal dégrossi, débonnaire et bon enfant.

Mrs Bartlett s’éclipsa discrètement et Melchett posa sa première question.

— Nous enquêtons sur la mort de Rose Emmott. Vous la connaissiez, Ellis ?

— Oui. Il hésita, puis murmura : j’espérais l’épouser un jour. Pauvre Rose…

— Vous étiez au courant de son état ?

— Oui. Un éclat de colère passa dans ses yeux. Il l’avait laissé tomber. Mais c’était mieux. Elle n’aurait pas été heureuse si elle l’avait épousé. Je comptais qu’elle se tournerait vers moi quand c’est arrivé. Je me serais occupé d’elle.

— En dépit de…

— Ce n’était pas sa faute. Il lui avait tourné la tête avec de belles promesses et tout. Oh ! elle m’avait tout dit. Elle n’avait pas envie de se noyer pour sûr. Il n’en valait pas la peine.

— Où étiez-vous, Ellis, la nuit dernière à huit heures et demie ?

Sir Henry se demanda si c’était une idée ou s’il y avait vraiment une ombre de gêne dans la réponse rapide, presque trop rapide d’Ellis.

— J’étais ici occupé à arranger un machin à la cuisine pour Mrs Bartlett. Demandez-le lui. Elle vous le dira.

« Il a parlé trop vite, pensa Sir Henry. C’est un homme lent qui pense lentement. Or il a répondu avec tant d’assurance que je le soupçonne d’avoir préparé sa réponse à l’avance. Et puis, non, se gourmanda-t-il en accusant son imagination. Il imaginait des choses… Oui, même cette lueur d’inquiétude dans ses yeux bleus. »

Les policiers posèrent encore quelques questions. Joe leur répondit et puis les trois hommes sortirent, mais Sir Henry trouva une excuse pour faire un crochet par la cuisine. Mrs Bartlett s’affairait devant le fourneau et elle se retourna en lui adressant un aimable sourire. Des étagères neuves étaient bien fixées au mur ; la pose n’était même pas complètement terminée et il y avait encore par terre quelques outils et des bouts de bois.

— C’est à ça que s’est occupé Ellis hier soir, n’est-ce pas ? Mais, ma parole, il est diantrement adroit, ce Joe !

Dans les yeux de la femme il n’y avait ni appréhension ni embarras.

Mais avait-il imaginé la peur qu’il avait décelée dans ceux d’Ellis ? Certainement non. Il était passé une ombre dans le regard de ce garçon. « Il faut que j’y arrive » pensa-t-il encore.

Faisant demi-tour pour sortir de la cuisine il se heurta à une voiture d’enfant.

— J’espère que je n’aurai pas réveillé le bébé, dit-il.

Le rire de Mrs Bartlett éclata joyeux.

— Oh, non, Monsieur ! Je n’ai pas d’enfants… et c’est bien dommage. Je me sers de cette voiture pour rapporter le linge.

— Ah, je vois…

Il s’interrompit puis, obéissant à une impulsion, revint sur ses pas et demanda :

— Mrs Bartlett, vous connaissiez Rose Emmott. Donnez-moi franchement votre opinion sur elle.

Elle le regarda avec curiosité.

— Eh bien, monsieur, elle était légère. Mais elle est morte et je n’aime pas mal parler des morts.

— Mais j’ai une raison, une très bonne raison pour vous demander cela.

Sir Henry Clithening avait parlé d’un ton persuasif et la femme sembla peser le pour et le contre. Elle scruta le visage de son interlocuteur puis elle se décida.

— Elle ne valait pas cher, Monsieur, dit-elle tranquillement. Je ne voudrais pas le dire devant Joe. Elle avait complètement coiffé le pauvre garçon. Ce genre de femme sait y faire que c’en est une honte. Vous savez bien ce que c’est, Monsieur.

Oui, Sir Henry savait. Tous les Joe Ellis du monde étaient particulièrement vulnérables. Ils étaient aveuglément confiants. Mais justement à cause de cela le choc consécutif à la découverte d’une trahison pouvait être particulièrement violent.

Il quitta le cottage dérouté et perplexe. Il se heurtait à un mur : Joe Ellis avait travaillé à la maison la veille toute la soirée et Mrs Bartlett était restée à ses côtés. Que dire ? Quel démenti opposer aux faits ? Il n’y avait vraiment rien à relever sauf peut-être la promptitude avec laquelle Joe Ellis avait répondu comme s’il récitait une leçon apprise.

— Eh bien, remarqua Melchett, il semble que c’est très clair.

— Tout à fait clair, approuva l’inspecteur. Sandford est notre homme. Il ne peut pas se tirer d’affaire. C’est clair comme le jour. À mon avis, le père et la fille étaient décidés à le faire chanter. Il n’avait pas l’argent nécessaire pour les faire taire, il ne voulait pas que cette histoire idiote revienne aux oreilles de sa fiancée, il était désespéré et il a agi en conséquence. Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur ? ajouta-t-il en s’adressant avec déférence à Sir Henry.

— C’est vraisemblable, admit à regret l’ancien fonctionnaire du Yard. Et pourtant, voyez-vous, il y a quelque chose qui m’ennuie : je n’arrive pas à me représenter Sandford en train d’accomplir un geste violent quelconque.

Mais il savait bien, tout en parlant, que son objection ne valait pas grand-chose, tant il vrai que lorsqu’on le pousse à bout l’animal le plus doux est capable des actions les plus stupéfiantes.

— J’aimerais voir le garçon aussi, dit-il soudain. Celui qui a entendu crier.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer