AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

Ce soir-là, Mr Petherick s’éclaircit la voix un peu plus longuement que d’habitude : c’était à lui de prendre la parole.

— J’ai peur, commença-t-il en s’excusant, que le petit problème que je vais vous soumettre ne vous paraisse assez fade après les histoires absolument sensationnelles que nous avons déjà entendues. Pas d’effusion de sang, mais, un mécanisme assez ingénieux à mon humble avis, que j’ai eu, en outre, la bonne fortune de pouvoir démonter.

— Cher Mr Petherick, n’est-ce pas un cas trop juridique ? questionna Joyce Lemprière un peu inquiète. Je veux dire, ne s’agit-il pas de points de droit ou d’une action de Barnaby contre Skinner en 1881 ou de choses de ce genre ?

Mr Petherick lui adressa un léger salut et lui jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes.

— Non, non, ma chère demoiselle. N’ayez aucune crainte. Ce que je vais vous exposer est très simple, ne dissimule aucun piège et peut être compris par le profane le moins averti des questions juridiques.

— Attention à vous ! dit d’une manière plaisante Miss Marple en agitant vers lui son aiguille à tricoter. Pas d’arguties légales !

— Certainement pas, promit Mr Petherick.

— Très bien, mais je ne vous crois pas sur parole. Cependant, écoutons votre histoire.

— Elle concerne un de mes clients que j’appellerai Mr Clode, Simon Clode. C’était un homme extrêmement riche qui habitait une grande demeure non loin d’ici. Il avait eu un fils tué à la guerre et ce fils avait laissé un enfant : une petite fille. La mère était morte à la naissance du bébé et, après le décès de son père, la fillette était venue vivre chez son grand-père qui s’était passionnément attaché à elle. La petite Chris faisait tout ce qu’elle voulait de lui. Je n’ai jamais vu un homme plus complètement ensorcelé par un enfant et je suis incapable de vous décrire le chagrin qu’il éprouva lorsqu’à l’âge de onze ans, la petite contracta une pneumonie et mourut.

Le pauvre Simon Clode était inconsolable.

Il avait perdu un frère quelque temps auparavant dans de tristes circonstances et avait généreusement ouvert sa maison aux enfants du défunt, deux filles, Grace et Mary, et un garçon George. Mais quoiqu’il fût très bon et très généreux pour son neveu et ses nièces, le vieil homme ne reporta jamais sur eux l’affection qu’il avait eue pour sa petite-fille. George trouva une situation dans une banque non loin d’ici et Grace épousa un jeune chimiste de valeur, spécialisé dans la recherche, appelé Philip Garrod. Mary, qui était une jeune fille tranquille et discrète, dirigeait la maison de son oncle. Je pense qu’à sa manière peu démonstrative, elle tenait beaucoup à lui. Et, selon toutes les apparences, tout allait le mieux du monde. Après la mort de la petite Christobel, Simon Clode vint me trouver et me donna des instructions pour refaire son testament. Il partagea sa fortune, qui était considérable, en trois parts égales entre son neveu et ses deux nièces.

Le temps passa. Un jour, je rencontrai par hasard George Clode et je lui demandai des nouvelles de son oncle que je n’avais pas vu depuis un certain temps. À ma grande surprise, le visage de mon interlocuteur se rembrunit : « Je voudrais que vous puissiez rendre un peu de bon sens à l’oncle Simon », me répondit-il avec tristesse. Son honnête figure paraissait toute chavirée. « Le spiritisme lui fait de plus en plus perdre la tête ».

— Comment cela ? m’écriai-je très étonné.

Alors il me raconta toute l’histoire : Simon Clode avait fait la connaissance d’une Américaine, Mrs Euridyce Spragg, alors qu’il commençait à s’intéresser à l’occultisme. Cette femme était un médium et elle avait pris un immense ascendant sur son esprit. Elle vivait presque continuellement chez lui, organisait des séances où elle évoquait l’esprit de la petite Christobel. Le pauvre malheureux grand-père ne vivait plus que pour ces minutes-là, mais George n’hésitait pas à qualifier l’Américaine d’escroc.

Je souligne, entre parenthèses, que je ne fais pas partie des gens qui nient systématiquement le spiritisme. Je crois à ce que je vois et il y a des témoignages de l’au-delà que l’on ne peut repousser sans faire preuve de mauvaise foi. À côté de cela, le commerce des esprits donne lieu à beaucoup de fraudes et il ne faut s’en approcher qu’avec une extrême circonspection.

C’est ce que ne semblait pas avoir fait le pauvre Simon Clode. En écoutant George, j’avais de plus en plus l’impression que mon vieil ami était tombé dans des mains de la pire espèce. Mrs Spragg devait être une fieffée coquine. Le vieillard, jusque-là, si avisé et circonspect dans le domaine pratique devait perdre tout sens critique dès qu’il s’agissait de la petite morte. Il était dès lors une dupe idéale pour une rouée.

Dans les jours qui suivirent, je tournai et retournai dans ma tête ce que m’avait dit George et ma contrariété alla croissant. J’aimais bien en effet les jeunes Clode, surtout Mary et George restés dans le pays, et je comprenais que l’influence de cette Mrs Spragg pourrait grandement desservir leurs intérêts futurs.

Saisissant le premier prétexte venu, j’allai sans plus tarder rendre visite à Simon Clode. Je trouvai cette Mrs Spragg installée chez lui comme une invitée de marque, doublée d’une vieille et chère amie. Mes pires appréhensions furent dès lors non seulement justifiées, mais dépassées. C’était une forte femme d’âge moyen, mielleuse et hypocrite, habillée d’une manière voyante. Les « chers disparus » et les « pauvres défunts » revenaient dans chacune de ses phrases avec une régularité de métronome trop bien huilé.

Son mari, Mr Abraham Spragg, homme maigre et efflanqué, au visage mélancolique et aux yeux extrêmement furtifs, était là lui aussi. Dès que je le pus, je m’isolai avec Simon Clode et l’interrogeai avec tact. Il me répondit d’une voix enthousiaste : Eurydice Spragg était merveilleuse ! Elle lui avait été envoyée à la suite de ses ferventes prières. Elle se moquait de l’argent, la joie d’aider un cœur affligé était pour elle une suffisante récompense, et elle avait un sentiment presque maternel pour la petite Chris. Puis il entra dans les détails : il avait entendu la voix de Chris, l’enfant était très bien et heureuse auprès de son père et de sa mère. Mais la suite me plut moins encore, car elle ne correspondait pas du tout au souvenir que j’avais gardé de la petite Christobel : la petite morte insistait sur le fait que « Père et Mère aimaient la chère Mrs Spragg ».

— Mais, bien entendu, vous vous moquez de moi, Petherick, remarqua tout à coup mon pauvre malheureux ami.

— Pas du tout, pas du tout. Je ne me moque pas de vous et j’accepte sans hésiter le témoignage de la plupart des hommes sérieux qui ont écrit sur ce sujet encore si mal connu. Je suis prêt, voyez-vous, à accorder toute ma confiance au médium recommandé par eux. Je suppose que c’est le cas pour cette Mrs Spragg et qu’elle présente toutes les garanties souhaitables ?

Simon entama alors le panégyrique d’Eurydice Spragg. C’était le ciel qui la lui avait envoyée. Il était entré en contact avec elle dans la ville d’eaux où il avait passé deux mois au cours de l’été, et cette rencontre avait donné des résultats extraordinaires.

Je le quittai très mécontent. Mes pires craintes s’étaient justifiées, mais je ne voyais pas très bien ce que je pouvais faire. Après avoir longtemps réfléchi, je me décidai à écrire à Philip Garrod, le mari de Grace, l’aînée des petites Clode. Je lui exposai la situation, avec le plus de tact possible naturellement, et en pesant mes mots avec soin. Je soulignai le danger représenté par une telle femme si elle prenait de l’ascendant sur l’esprit de Mr Clode et je suggérai que mon vieil ami soit orienté vers des cercles spirites en quelque sorte officiels dont la réputation était sans tache. Je pensais que Philip Garrod pourrait arranger facilement cela.

De fait, il réagit aussitôt avec vigueur. Il se rendit compte, ce que je n’avais pas vu, que Simon Clode était dans un état de santé très précaire et, en homme pratique, il n’entendit pas laisser dépouiller sa femme et ses beau-frère et belle-sœur d’un héritage auquel ils avaient légitimement droit. Il arriva chez son oncle la semaine suivante, amenant avec lui un invité qui n’était rien d’autre que le célèbre professeur Longman. Longman est un très grand savant dont la collusion avec le spiritisme ne peut inspirer que le plus grand respect. Outre ses connaissances et sa compétence dans ce domaine, c’est un homme droit et intègre.

Le résultat de cette visite fut loin d’être celui que nous en attendions. Longman n’avait pas dit grand-chose au cours de son séjour. Deux séances de spiritisme avaient eu lieu en sa présence dans des conditions que j’ignore, et le professeur ne fit aucun commentaire, mais dès qu’il fut parti, il écrivit une lettre à Philip Garrod : il y admettait qu’il n’avait pu prendre Mrs Spragg sur le fait et qu’il ne pouvait l’accuser formellement de fraude, mais à son avis, les phénomènes observés n’étaient pas authentiques. Mr Garrod était libre démontrer cette lettre à son oncle s’il le jugeait opportun, ajoutait-il, et il proposait de mettre Mr Clode en rapport avec un médium d’une intégrité absolue.

Philip Garrod porta aussitôt la lettre de Longman à Simon qui entra, contrairement à toute attente, dans une terrible colère : on avait ourdi un complot pour discréditer Mrs Spragg qui était une sainte. Elle l’avait déjà prévenu de l’âpre jalousie dont elle était environnée dans le pays. Il souligna que Longman était obligé de convenir qu’il n’avait pu découvrir de fraude. Eurydice Spragg était venue vers lui à l’heure la plus sombre de son existence, elle l’avait consolé et il était prêt à prendre fait et cause pour elle, même s’il devait pour cela se fâcher avec toute sa famille. Elle comptait pour lui beaucoup plus que n’importe qui d’autre au monde.

Et, pour finir, Simon pria Philip Garrod de ne plus mettre les pieds chez lui. Mais à la suite de cette colère, la santé du vieil homme s’altéra rapidement. Il avait gardé le lit presque tout le mois précédent et désormais, il parut condamné à l’invalidité complète jusqu’à la fin de ses jours. Deux jours après le départ de Philip, je reçus un appel urgent et je m’empressai d’accourir au chevet du malade qui me donna tout de suite l’impression d’être au plus mal. Il suffoquait littéralement.

— C’est la fin, haleta-t-il. Je le sens. Ne me dites pas le contraire, Petherick. Mais avant de mourir, je veux accomplir mon devoir à l’égard de la seule créature qui a plus fait pour moi que n’importe qui d’autre au monde. Je veux refaire mon testament.

— Très facile, mon cher. Donnez-moi vos instructions. Je rédigerai le texte et vous renverrai.

— Non, non. Je peux passer cette nuit. J’ai mis par écrit mes dernières volontés et vous allez me dire immédiatement si ça va bien.

Il tâtonna sous son oreiller et en retira une feuille de papier froissée sur laquelle il avait griffonne quelques lignes au crayon. C’était on ne peut plus simple et clair : il laissait cinq mille livres à chacune de ses nièces et à son neveu et tout le reste de sa fortune, qui était considérable, comme je vous l’ai indiqué, à Eurydice Spragg en témoignage de « gratitude et d’admiration ».

Que faire ? On ne pouvait invoquer la sénilité : Simon Clode était aussi sain d’esprit que n’importe qui. Alors ? La partie était perdue, injustement perdue par la faute d’une odieuse intrigante. Clode sonna et deux domestiques arrivèrent aussitôt : la gouvernante, Emma Garnit, une grande femme énergique qui était à son service depuis des années et qui le soignait avec le plus grand dévouement, et la cuisinière, une accorte fille d’une trentaine d’années.

— Je désire que vous me serviez de témoins pour mon testament, dit-il dans tin souffle. Emma, faites-moi passer mon stylo.

Sans un mot, Emma s’approcha du bureau.

— Non, pas dans le tiroir de gauche, s’irrita le malade. Vous savez bien que je le mets toujours à droite.

— Non, il est là, Monsieur, répliqua Emma en le sortant et en le lui montrant.

— Alors, c’est vous qui ne l’avez pas remis à sa place la dernière fois, grommela le vieil homme. Je ne peux pas supporter que l’on dérange mes affaires.

Grommelant toujours, il recopia son texte que j’avais à peine eu besoin de corriger, sur une feuille de bloc de correspondance. Puis il signa et après lui, Emma Gaunt et la cuisinière, May David, J’arrachai la feuille, la pliai et la glissai dans une grande enveloppe bleue. Il était indispensable, vous l’avez compris, que le testament soit écrit sur une feuille de papier courant.

Au moment où les deux femmes se retournaient pour quitter la pièce, Clode se laissa aller sur ses oreillers, gémissant et le visage livide. Je me penchai anxieusement sur lui et Emma Gaunt revint rapidement en arrière. Cependant, le vieillard reprit ses esprits et nous sourit faiblement :

— Ça va bien, Petherick, ne soyez pas inquiet. De toute manière, je mourrai tranquille à présent que j’ai fait ce que je devais.

Emma Gaunt me regarda d’un air interrogateur, comme si elle ne savait pas si elle devait s’en aller, mais je la rassurai d’un signe de tête et elle sortit après s’être baissée pour ramasser l’enveloppe bleue que j’avais laissé tomber au moment où j’avais redouté que Simon Clode ne passe sur l’heure. Elle me la tendit et je la glissai dans la poche droite de mon pardessus.

— Vous êtes ennuyé, Petherick, murmura Simon Clode. Vous avez de la prévention comme tous les autres contre cette femme.

Je haussai légèrement les épaules.

— Ce n’est pas une question de préjugé, répliquai-je, et Mrs Spragg est peut-être tout ce qu’elle prétend être. Je n’aurais vu aucune objection à ce que vous lui laissiez un petit legs en témoignage de gratitude, mais je vous le dis franchement, Clode, je trouve très mal que vous déshéritiez votre famille au profit d’une étrangère.

Sans un mot de plus, je quittai la chambre : j’avais fait ce que j’avais pu et élevé la protestation que je devais.

Mary Clode sortit du salon et me rejoignit dans le hall au moment où j’attaquais le bas de l’escalier.

— Voulez-vous prendre le thé avec nous ?

Tenez, entrez ici, et elle me fit pénétrer dans le salon.

Le feu était allumé et la pièce paraissait confortable et accueillante. Elle me débarrassa de mon pardessus et son frère, qui entrait, le lui prit des mains pour le poser sur une chaise à l’écart, avant de nous rejoindre devant le feu où nous prîmes le thé. Pendant que nous goûtions, il fut question du domaine dont Simon Clode s’était déchargé sur George et celui-ci était assez ennuyé au sujet d’une décision à prendre. Après le thé, nous allâmes tous trois dans le bureau où j’examinai quelques papiers.

Un quart d’heure plus tard, j’étais prêt à partir. Me souvenant que j’avais laissé mon pardessus dans le salon, je retournai le prendre. Mrs Spragg était seule dans la pièce, agenouillée près de la chaise sur laquelle se trouvait le vêtement. Elle paraissait arranger avec un soin superflu la housse en cretonne du siège. D’ailleurs, elle se releva vivement, la figure très rouge, en nous entendant entrer.

— Cette housse ne va pas du tout, dit-elle d’un air mécontent. Certes, je pourrais en faire une qui irait beaucoup mieux !

Je pris mon pardessus, l’enfilai et m’aperçus alors que l’enveloppe contenant le testament était tombée de ma poche. Je la ramassai, la remis en place, dis au revoir et m’en allai.

Je tiens à décrire à présent point par point ce que j’ai fait en revenant à l’étude. J’ôtai mon pardessus et sortis le testament de ma poche. Je tenais encore l’enveloppe à la main et j’étais debout devant mon bureau lorsque le clerc entra. Un client voulait me parler au téléphone et comme mon poste était en dérangement, je le suivis dans son propre bureau où je restai environ cinq minutes occupé au téléphone.

Lorsque j’eus reposé le récepteur, mon clerc me prévint que Mr Spragg venait d’arriver et qu’il voulait me parler. Il l’avait fait entrer dans mon bureau.

Je trouvai ce monsieur assis devant ma table-bureau. Il se leva et me salua d’une manière onctueuse avant de se lancer dans un discours filandreux, qui était une justification maladroite de leur comportement à sa femme et à lui. Il avait peur de ce que les gens pouvaient dire, etc… etc… Son épouse était connue depuis sa petite enfance pour la pureté de son cœur et de ses mobiles, etc… etc… vous voyez le thème. Je crains d’avoir été assez cassant avec lui, de sorte qu’il finit par comprendre que sa visite n’était pas un succès et qu’il s’en alla. Je me rappelai alors que j’avais laissé le testament sur mon sous-main. Je le pris, scellai l’enveloppe, notai dessus les indications nécessaires et l’enfermai dans le coffre.

J’en arrive à présent au point crucial de mon histoire : Mr Simon Clode mourut deux mois plus tard. Je ne vais pas entrer dans des explications sans fin et je vous dirai simplement ceci : lorsque l’enveloppe scellée contenant le testament fut ouverte, elle ne contenait qu’une feuille de papier blanc.

Il s’arrêta, regarda les uns après les autres les visages intéressés de ses amis en cercle autour de lui. Lui-même souriait avec un certain plaisir.

— Vous vous rendez bien compte, n’est-ce pas ? Pendant deux mois, cette enveloppe était restée dans mon coffre. Il n’avait plus été possible d’y toucher à partir de ce moment-là, et auparavant, il s’était écoulé un délai très court entre le moment où le testament avait été signé et celui où j’avais enfermé l’enveloppe scellée dans le coffre. Qui avait eu l’occasion d’agir et à quels mobiles cette personne avait-elle obéi ?

« Je vous résume rapidement les points essentiels de l’affaire : Mr Clode signe le testament que je place dans une enveloppe – jusqu’ici tout va bien. Ensuite, je glisse l’enveloppe dans la poche droite de mon pardessus. J’enlève ce vêtement à la demande de Mary, George le lui prend pour aller le poser au bout du salon sans que je cesse une seconde de le regarder. Pendant que je suis dans le bureau, Mrs Eurydice Spragg a eu tout le temps de prendre le testament et de le lire, et le fait de retrouver l’enveloppe par terre semble prouver qu’elle l’a fait. Mais nous en arrivons là à un point curieux : elle avait l’occasion de substituer au testament une feuille blanche, mais aucun motif pour le faire. Ce testament était en sa faveur et en le remplaçant par une feuille blanche, elle se dépouillait de l’héritage qu’elle avait été si anxieuse d’obtenir. Le même raisonnement est valable pour Mr Spragg. Lui aussi a eu l’occasion de faire disparaître le testament. Il est resté seul dans mon bureau avec le document en question pendant deux ou trois minutes. Mais, une fois encore, ce n’était pas son intérêt d’agir ainsi. Nous nous trouvons donc en face de ce curieux problème : les deux personnes qui ont eu l’occasion de remplacer le testament par une feuille de papier blanc n’avaient pas de motif pour le faire, et les deux personnes qui avaient un motif n’en ont pas eu l’occasion. Je ne veux pas non plus laver la gouvernante, Emma Gaunt, de tout soupçon. Elle était toute dévouée à son jeune maître et à Mary et elle détestait les Spragg. J’étais certain qu’elle n’aurait pas hésité à accomplir cette substitution si elle y avait pensé. Mais quoiqu’elle ait réellement tenu l’enveloppe lorsqu’elle l’a ramassée pour me la rendre, elle n’a certainement pas pu, sous mes yeux et ceux du malade – moins à redouter que moi, je l’admets – substituer une feuille à une autre, ni même une enveloppe à une autre comme un prestidigitateur (ce dont elle était au surplus bien incapable) parce que j’avais apporté moi-même l’enveloppe en question et que personne n’aurait pu en avoir une autre toute semblable instantanément à sa disposition. »

Il regarda son auditoire en lui adressant un léger salut.

— Voilà donc mon petit problème que je vous ai clairement expose, je l’espère. Je serais à présent curieux de connaître le point de vue de chacun de vous.

Miss Marple, à l’étonnement général, se laissa aller à un petit rire prolongé fort insolite. Quelque chose semblait beaucoup l’amuser.

— Qu’est-ce qu’il y a, tante Jane ? Ne pouvons-nous partager votre plaisir ? demanda Raymond.

— Je pensais au petit Tommy Symonds, un méchant petit diable, je le crains, mais bien amusant quelquefois. Vous savez, un de ces enfants, au visage de chérubin, toujours prêts à faire une polissonnerie. Je pensais donc à ce qu’il a dit la semaine dernière à l’école du dimanche : « Mademoiselle, dites-vous le jaune des œufs est blanc, ou le jaune des œufs sont blancs ? » Et Miss Durston lui expliqua que l’on devait dire : « Les jaunes des œufs sont blancs ou le jaune d’œuf est blanc » et ce petit diable répliqua : « Eh bien, moi, je dirai plutôt que le jaune d’œuf est jaune ! ». Très vilain de sa part, mais aussi vieux que le monde. Je connaissais cet attrape-nigaud déjà lorsque j’étais enfant.

— Très drôle, ma chère tante, admit Raymond condescendant, mais cela n’a sûrement rien à voir avec la très intéressante histoire que vient de nous raconter Mr Petherick.

— Oh, mais si ! La remarque de Tommy était une attrape et l’histoire de Mr Petherick est aussi une attrape. Tout à fait digne d’un homme de loi ! Ah, mon cher vieil ami, dit-elle en le menaçant du doigt.

— Je me demande si vous savez vraiment ce qui s’est passé, répliqua le vieil homme en lui lançant un clin d’œil.

Miss Marple sans se troubler, écrivit quelques mots sur une feuille de papier, la plia et la lui tendit.

Mr Petherick la déplia, la lut et la regarda d’un air approbateur.

— Ma chère amie, dit-il, y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas ?

— Enfant, je connaissais déjà ce genre de piège, et je l’ai utilisé, répéta-t-elle énigmatique.

— Je ne vois pas du tout, avoua Sir Henry, et je suis sûr que Mr Petherick a quelque habile tour de passe-passe dans sa manche.

— Pas du tout, pas du tout. Je vous ai posé un problème qui ne dissimule aucun traquenard. Ne vous laissez pas impressionner par Miss Marple, qui a sa propre manière de voir les choses.

— Nous devrions être capables de découvrir la vérité, déclara Raymond West d’un ton un peu vexé. Les faits paraissent tout à fait clairs. Cinq personnes ont vraiment eu la possibilité d’avoir cette enveloppe entre les mains : les Spragg auraient certes pu faire la substitution, mais il est tout aussi évident qu’ils ne l’ont pas faite. Restent les trois autres. Et quand on pense à la manière extraordinaire dont agissent les prestidigitateurs sous nos yeux, il ne me paraît pas impossible que George Clode ait substitué le testament et l’ait remplacé par une feuille de papier pendant qu’il allait poser le pardessus à l’autre bout du salon.

— Eh bien, pour ma part, je parierai pour la jeune fille, s’écria Joyce. Je pense que la gouvernante est descendue en courant pour lui raconter ce qui venait de se passer. Elle lui a donné une autre enveloppe bleue et la jeune fille n’a eu qu’à remplacer l’une par l’autre.

Sir Henry hocha la tête.

— Je ne suis pas d’accord avec vous deux, dit-il lentement. Les prestidigitateurs font bien de ces sortes de tours sur une scène de théâtre ou dans les livres, mais dans la vie courante et, en particulier, sous le regard sagace d’un homme tel que mon vieil ami Petherick, je dirai que c’est impossible. Mais j’ai une idée… ce n’est qu’une idée et rien de plus. Nous savons que le professeur Longman était venu faire une visite et qu’il n’avait pas dit grand-chose. Il est assez raisonnable de penser que les Spragg en avaient été bouleversés. Si Simon Clode ne les avait pas mis dans sa confidence, ce qui est vraisemblable, ils ont pu considérer l’arrivée de Mr Petherick comme une catastrophe pour eux, croire que Mr Clode allait annuler le testament qu’ils supposaient déjà fait en faveur de Mrs Spragg et en établir un autre qui là dépouillerait, à la suite des révélations de Mr Longman ; ou bien, autre alternative, parce que Philip Garrod avait impressionné son oncle en invoquant les droits du sang. Dans ce cas, supposons Mrs Spragg prête à tenter une substitution. Elle y parvient lorsque Mr Petherick surgit, l’empêchant de prendre connaissance du document qu’elle jette en hâte dans le feu de peur que l’homme de loi ne s’aperçoive de sa disparition.

Joyce secoua la tête d’un air décidé.

— Elle ne l’aurait jamais brûlé avant de l’avoir lu.

— Je veux bien que cette solution soit un peu tirée par les cheveux, admit Sir Henry de bonne grâce. Je ne suppose pas, hum… que Mr Petherick ait aidé lui-même la providence…

Cette remarque n’était qu’une plaisanterie, mais le petit homme de loi sentit sa dignité offensée et se redressa de toute sa taille.

— Suggestion tout à fait déplacée, dit-il non sans âpreté.

— Et quel est l’avis du docteur Pender ? s’enquit Sir Henry.

— J’avoue que je n’y vois pas très clair.

Il me semble que la substitution a pu être faite par Mrs Spragg ou son mari pour la raison qu’a avancée Sir Henry. Si elle n’avait pas pu lire le testament avant le départ de Mr Petherick, elle s’est trouvée embarrassée ensuite pour le restituer puisqu’elle ne pouvait avouer son indélicatesse. Peut-être l’avait-elle placé dans les papiers de Mr Clode en se disant qu’on l’y retrouverait après sa mort. Mais justement, pourquoi ne l’y a-t-on pas retrouvé, voilà ce que je ne sais pas. Peut-être – c’est une simple supposition – qu’Emma Gaunt, par affection pour ses maîtres, l’a délibérément détruit ?

— La solution du docteur Pender me paraît la meilleure de toutes, s’écria Joyce. Est-ce vrai, Mr Petherick ?

L’homme de loi secoua la tête.

— Je reprends mon récit là où je l’avais interrompu. J’étais absolument confondu et aussi désorienté que vous tous, convaincu que je ne connaîtrais jamais la vérité, lorsque je l’appris et de la manière la plus inattendue qui soit.

J’allai à Londres et dînai avec Philip Garrod environ un mois après l’ouverture de la fameuse enveloppe et, au cours de la soirée, il me raconta une histoire qu’il avait récemment entendue.

— C’est confidentiel, bien entendu, Petherick.

— Comptez sur moi, répliquai-je.

— Un de mes amis, commença-t-il, redoutait que l’un des siens soit lésé par un parent au profit d’une personne absolument indigne. Mon ami n’est peut-être pas très scrupuleux, je le crains. Bref, il y avait dans la maison de son parent une servante très dévouée à ce que j’appellerai les intérêts légitimes. Mon ami lui donna des instructions extrêmement simples : après lui avoir remis un stylo elle devait le mettre dans un des tiroirs du bureau où son parent avait l’habitude de placer lui-même son propre stylo. Si son maître lui demandait de lui servir de témoin et de lui faire passer son stylo pour écrire, elle devrait lui donner non le sien, mais celui-là qui en était l’exacte réplique. Elle n’avait rien d’autre à faire et, comme c’est la créature la plus dévouée qui soit, elle observa fidèlement ses instructions.

Philip Garrod se tut brusquement et me demanda :

J’espère que je ne vous ennuie pas, Petherick ?

— Pas du tout, répliquai-je, je suis au contraire énormément intéressé.

Nos yeux se croisèrent.

— Vous ne connaissez d’ailleurs pas mon ami, précisa-t-il.

— Je m’en doute, répliquai-je.

— Alors, c’est parfait.

Philip observa encore un silence, puis poursuivit en souriant.

— Vous voyez la chose ? Le stylo était rempli d’« encre sympathique » comme on l’appelle. C’est de l’amidon dilué dans de l’eau additionnée de quelques gouttes d’iode. On obtient un liquide bleu-noir avec lequel on peut très bien écrire, mais le texte s’efface au bout de quatre ou cinq jours.

Miss Marple eut à nouveau un rire étouffé.

— De l’encre sympathique. Je connais ça. J’ai bien souvent joué avec lorsque j’étais enfant.

Et elle fit un petit salut amusé à ses amis, tout en menaçant une fois encore Mr Petherick de son index.

— Mais il n’en reste pas moins que tout ceci n’est qu’un attrape-nigaud, dit-elle. Exactement comme les hommes de loi sont bien capables d’en imaginer !

CHAPITRE XI

LES QUATRE SUSPECTS

(THE FOUR SUSPECTS)

La conversation roulait depuis un long moment sur les crimes inconnus, les crimes impunis et, les uns après les autres, le colonel Bantry et son épouse, aussi potelée que charmante, Jane Helier, le docteur Lloyd et même la vieille Miss Marple avaient donné leur opinion. Seul Sir Henry Clithening, haut fonctionnaire de Scotland Yard, à la retraite depuis quelques mois à peine, avait gardé le silence. Il se contentait de tirailler sa moustache – ou plutôt de la caresser – et de laisser errer sur ses lèvres un demi-sourire amusé.

— Sir Henry, s’écria tout à coup Mrs Bantry, si vous ne dites rien, je sens que je vais me mettre à hurler. Y a-t-il oui ou non des crimes impunis ?

— Je vois que vous pensez aux énormes manchettes des journaux du soir, ma chère ! Quelque chose comme : SCOTLAND YARD EN DÉFAUT UNE FOIS DE PLUS, suivi d’une liste de crimes dont les auteurs courent toujours.

— Mais j’imagine que le pourcentage de ces crimes sans solution doit être relativement minime, observa le docteur Lloyd avec bonhomie.

— Certes, oui. Seulement on fait beaucoup moins de bruit à propos des centaines de crimes découverts et de coupables châtiés. Mais là n’est pas la question, je crois. Lorsque vous parlez de crimes inconnus et de crimes restés sans solution, vous parlez de deux choses totalement différentes. Il faut ranger dans la première catégorie, tous les crimes dont Scotland Yard n’a jamais entendu parler, ceux dont personne ne sait même qu’ils ont été commis.

— Mais je suppose qu’il n’y en a pas beaucoup de ceux-là ? s’écria Mrs Bantry.

— Vraiment ?…

— Sir Henry ! Vous ne voulez pas dire qu’il y en a ?

— Je serais tentée de penser qu’il y en a, au contraire, un très grand nombre, intervint Miss Marple d’une voix rêveuse.

La charmante vieille demoiselle, sans se départir de son air tranquille à l’ancienne mode, avait fait cette remarque explosive avec la plus grande placidité.

— Ma chère Miss Marple, sourit le colonel Bantry condescendant.

Mais sans se laisser impressionner, celle-ci poursuivit :

— Naturellement beaucoup de gens sont stupides. Et les gens stupides se font prendre quoi qu’ils fassent. Mais il y en a aussi beaucoup qui ne sont pas stupides et on peut trembler en pensant à ce qu’ils pourraient faire s’ils n’avaient pas des principes bien enracinés.

— Oui, approuva Sir Henry, bien des gens naissent malins et combien de fois des crimes sont-ils découverts à la suite d’une simple maladresse et chaque fois on est tenté de se demander : s’il n’avait pas commis cette gaffe l’aurait-on jamais découvert ?

— Mais c’est très grave, très grave, en vérité, bougonna le colonel.

— Vous trouvez ?

— Qu’avez-vous l’air d’insinuer, mon cher, avec votre : Vous trouvez ? Naturellement, c’est grave.

— Parce que vous pensez au crime impuni, Bantry. Mais un crime reste-t-il vraiment impuni ? Par la loi, d’accord, mais la cause et l’effet agissent en dehors de la loi. C’est un lieu commun de dire que tout crime porte en soi son châtiment et, pourtant, à mon avis, rien n’est plus vrai.

— Peut-être, peut-être, admit le colonel Bantry, mais cela n’enlève rien à la gravité… à la gravité… Il se tut comme s’il ne trouvait plus ses mots.

Sir Henry Clithening souriait toujours.

— Quatre-vingt-dix-neuf personnes sur cent partagent sans aucun doute votre sentiment, dit-il. Mais vous savez, ce n’est vraiment pas le crime qui est important, c’est l’innocence.

— Je ne comprends pas, avoua Jane Helier.

— Moi si, je comprends, murmura Miss Marple. Lorsque Mrs Trent constata qu’il manquait une demi-couronne dans son porte-monnaie, ce fut la femme de ménage, Mrs Arthur, qui en fut la plus affectée parce que les Trent la soupçonnèrent aussitôt, mais comme ce sont de braves gens et qu’ils savent qu’elle a une nombreuse famille et pour mari un ivrogne ils ne la renvoyèrent pas. Mais ils ne furent plus dès lors les mêmes avec elle et lorsqu’ils partirent en voyage, ils ne la chargèrent pas de veiller sur la maison comme les autres années, ce qui fit une grande différence pour elle, et les autres personnes commencèrent à la suspecter aussi. Mais brusquement on découvrit que la coupable était la gouvernante : Mrs Trent la surprit un jour reflétée dans un miroir par l’entrebâillement d’une porte. Ce fut par le plus grand des hasards… ou plutôt grâce à la Providence. Et c’est cela, je pense, que veut dire Sir Henry. La plupart des gens seraient seulement intéressés par la personne qui avait effectivement pris l’argent et qui se trouvait être dans ce cas, la moins soupçonnable… comme dans les romans policiers ! Mais la seule personne pour qui c’était, en somme, une question de vie ou de mort était la pauvre malheureuse qui n’avait rien fait… C’est bien là votre pensée, n’est-ce pas, Sir Henry ?

— Oui, Miss Marple. Vous avez exactement expliqué mon sentiment. Votre femme de ménage a eu de la chance : son innocence a été prouvée. Mais un doute injustifié accable beaucoup de gens tout au long de leur vie.

— Avez-vous un cas précis présent à l’esprit, Sir Henry ? insinua Mrs Bantry.

— Dans un certain sens oui, ma chère amie. Une affaire très curieuse : tout permettait de supposer qu’il y avait eu meurtre, mais il fut impossible de le prouver.

— Du poison sans doute, soupira Jane. Un bon petit poison qui ne laisse pas de traces.

Le docteur Lloyd s’agita fébrilement sur son fauteuil et Sir Henry secoua la tête.

— Non, ma chère ! Il ne s’agit pas du poison mystérieux dont sont imprégnées les flèches des indigènes d’Amérique au Sud ! J’aurais souhaité que ce fût une histoire dans ce goût-là mais nous nous sommes heurtés à un problème plus prosaïque, si prosaïque du reste, qu’il n’y a à peu près aucune chance de mettre un jour la main sur son auteur. Un vieux monsieur qui tombe du haut d’un escalier et se rompt le cou, quoi de plus banal, je vous le demande ? Cela fait partie du lot des accidents regrettables, mais quotidiens qui ne sont pas pour autant des crimes.

— Mais qu’était-il arrivé au juste ?

— Qui pourrait le dire ? Sir Henry haussa les épaules. Une poussée par derrière ? Un fil, ou une ficelle, tendu dans le haut des marches et retiré ensuite ? Nous ne le saurons sans doute jamais.

— Pourquoi n’avez-vous pas cru et ne croyez-vous pas encore aujourd’hui au simple accident ? demanda le médecin.

— C’est une assez longue histoire, mais… Eh bien, oui, nous avons eu la quasi-certitude qu’il s’agissait bien d’un meurtre. Toutefois comme je l’ai dit, il y a peu de chance de découvrir le coupable, nos soupçons, et mêmes nos preuves étant à cette heure encore trop fragiles. Et puis, il y a l’autre aspect de l’affaire, celui dont je vais à présent vous parler. Voyez-vous, il y a quatre personnes susceptibles d’avoir fait le coup. Un seul coupable, trois innocents. Et, à moins que la vérité n’éclate un jour, ces trois-là traîneront derrière eux toute leur vie l’ombre d’un doute. Convenez que c’est affreux.

— Oui, mais je suis d’avis que vous nous racontiez votre longue histoire maintenant que vous avez aiguisé notre curiosité, suggéra Mrs Bantry.

— Si vous voulez… Je peux au reste abréger en vous résumant le début de l’affaire, réfléchit tout haut Sir Henry. Il s’agit donc, au départ, d’une société secrète allemande, « La Main Noire », une sorte de Camorra ou, plutôt, de ce que les gens s’imaginent être la Camorra. Un mélange de chantage et de terrorisme, si vous voulez. Cette société naquit après la guerre et prit rapidement de l’extension. Des gens en grand nombre tombèrent sous ses coups et les autorités s’avéraient impuissantes à la démanteler, car le secret était jalousement gardé par ses membres et il avait été impossible de trouver un seul d’entre eux disposé à la trahir.

En Angleterre on ignora à peu près tout de ses agissements mais en Allemagne « Main Noire » eut une action tout à fait néfaste. Elle finit tout de même par être démantelée grâce aux efforts d’un certain docteur Rosen qui fut à une certaine époque une personnalité marquante des services secrets allemands. Il réussit à devenir membre de la société, fut initié à tous les secrets et devint donc ainsi l’instrument de sa perte.

Mais il était repéré et la sagesse la plus élémentaire lui conseillait de quitter l’Allemagne, tout au moins pour un certain temps. Il partit donc pour l’Angleterre et la police de Berlin nous l’adressa avec une lettre de recommandation. Je le reçus longuement et il me fit la meilleure impression. Il était à la fois impassible et résigné.

— Ils m’auront, Sir Henry, me dit-il. Il n’y a pas de doute.

C’était un homme grand et fort, au beau visage intelligent, à la voix grave, traversée de quelques intonations gutturales qui seules trahissaient sa nationalité.

— J’avais prévu cette éventualité avant de m’engager dans ce combat et ma mort n’a pas d’importance. Je suis prêt. L’organisation ne pourra plus se reconstituer ; c’est là l’essentiel. Mais il y a encore beaucoup de ses membres en liberté et ceux-là prendront la seule revanche qui est en leur pouvoir : ma vie. C’est simplement une question de temps. Je souhaite seulement que ce temps soit aussi long que possible. Voyez-vous, j’écris mes mémoires, je veux dire les souvenirs de ma vie de lutte contre les malfaiteurs de toutes catégories, le fruit de mon expérience, parce que je crois que je pourrai rendre encore ainsi quelques services et je voudrais avoir la possibilité de mener ma tâche à son terme.

Il parlait avec une simplicité et un naturel que je ne pouvais m’empêcher d’admirer. Je l’assurai que nous prendrions toutes les mesures qui s’imposeraient pour assurer sa sécurité, mais il balaya mes propos d’un sourire et d’un revers de main.

— Quelque jour ils m’auront d’une manière ou d’une autre, répéta-t-il. Lorsque ce sera venu, ne vous mettez pas en peine. Vous aurez fait, je n’en doute pas, le maximum pour reculer l’échéance, je vous en suis, par avance, reconnaissant.

Il m’exposa ensuite son plan qui était très simple en vérité. Il envisageait de s’installer à la campagne dans un coin tranquille où il pourrait poursuivre son œuvre en paix. Il arrêta son choix en définitive sur un village du Somerset – King’s Gnaton – situé à une dizaine de kilomètres de la gare la plus proche et miraculeusement épargné par la civilisation. Il acheta un charmant petit cottage, y fit faire quelques aménagements pour le rendre plus confortable et s’y installa avec beaucoup de satisfaction. La maisonnée se composait de Greta, sa nièce, d’un secrétaire, d’une vieille domestique allemande, à son service depuis une quarantaine d’années, et d’un jardinier, homme à tout faire, originaire du pays.

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