AGATHA CHRISTIE LE CLUB DU MARDI CONTINUE

— C’est la seule explication logique et la chère Mrs Bantry l’a d’ailleurs effleurée il y a un instant. Pourquoi la riche patronne aurait-elle tué la pauvre demoiselle de compagnie ? Il est beaucoup plus probable que ce fût le contraire… Je veux dire que ce fût exactement ce qui eut lieu.

— Vraiment ? dit Sir Henry. Vous me laissez sans parole.

— Mais naturellement, continua Miss Marple, il fallait qu’elle mette les vêtements de Miss Barton et ils étaient un peu étroits pour elle, d’où le fait qu’elle a paru un peu plus forte au docteur Lloyd. C’est pourquoi je lui ai posé la question. Un homme devait penser qu’elle avait forci et non que les vêtements étaient trop justes pour elle… quoique ce ne soit pas exactement ainsi qu’il faille présenter les choses.

— Mais, si c’est Amy Durrant qui a tué Miss Barton, qu’est-ce que ce crime lui a rapporté ? demanda Mrs Bantry. L’illusion ne pouvait durer bien longtemps.

— Aussi ne s’y est-elle astreinte que durant un mois, rappela Miss Marple, et pendant tout ce temps, je me doute qu’elle a voyagé en se tenant à l’écart de tous les lieux où l’on aurait pu la reconnaître. C’est ce que je voulais dire en remarquant qu’une dame d’un certain âge ressemble à n’importe quelle autre dame du même âge. Je ne pense même pas que l’on ait fait attention à la photographie collée sur le passeport. Vous savez ce que sont les passeports… Et puis, au mois de mars, elle s’est rendue dans cette petite station de Cornouailles où elle s’est comportée tout de suite d’une façon excentrique propre à la faire remarquer, de sorte que lorsque les gens ont trouvé ses vêtements sur la plage et que l’on a pris connaissance de sa lettre, nul n’a pensé à la conclusion logique.

— Qui était ? questionna Sir Henry.

— Pas de cadavre, répliqua Miss Marple d’un ton ferme. C’est ce qui aurait dû nous frapper tout de suite s’il n’y avait eu toutes sortes de diversions, y compris l’idée de folie et de remords. Pas de cadavre. Voilà le fait le plus significatif.

— Voulez-vous dire… voulez-vous dire qu’elle n’a éprouvé aucun remords ? demanda Mrs Bantry. Et qu’elle ne s’est pas noyée ?

— Certainement pas ! s’écria Miss Marple. C’est exactement Mrs Trout à nouveau. Mrs Trout était elle aussi extraordinaire pour brouiller les pistes, mais elle a trouvé à qui parler avec moi. Et j’ai vu clair dans le jeu de votre Miss Barton et de son soi-disant remords. Noyée, elle ? Retournée en Australie, oui, ou je veux bien être pendue !

— Vous avez deviné juste, Miss Marple, mais, quant à moi, j’ai découvert la vérité par hasard et j’ai failli tomber à la renverse ce jour-là à Melbourne.

— C’est pour cela que vous avez parlé d’une coïncidence décisive ?

Le docteur Lloyd inclina la tête.

— Oui. Ce fut en quelque sorte la malchance de Miss Barton – ou de Miss Amy Durrant, comme vous préférerez l’appeler. Pendant quelque temps, je fus médecin à bord d’un navire et, en débarquant à Melbourne, la première personne que je vis en me promenant en ville fut la dame que je croyais noyée depuis longtemps sur une plage de Cornouailles. Elle comprit que pour s’en tirer, il fallait qu’elle me compromette et elle prit le meilleur parti : elle me mit dans la confidence. Une curieuse bonne femme, manquant complètement, je le suppose, de sens moral. Elle était l’aînée d’une famille de neuf enfants affreusement pauvre. Ils avaient une fois fait appel à leur riche cousine anglaise qui les avait repoussés, Miss Barton s’étant querellée jadis avec leur père. Or, ils avaient terriblement besoin d’argent, les trois plus jeunes étant de santé délicate et devant suivre un traitement médical très coûteux. Il apparaît qu’Amy Barton prépara froidement, dès lors, son crime. Elle partit pour l’Angleterre et paya son voyage en s’occupant des enfants des passagers. Un peu plus tard, elle se plaçait sous le nom de Durrant chez Miss Barton, après avoir loué une chambre et y avoir mis quelques meubles pour se créer une personnalité. L’idée de la noyade lui vint brusquement alors qu’elle attendait la première occasion favorable pour se débarrasser de sa cousine. Puis elle prépara la deuxième scène du drame et rentra en Australie. Ses frères et sœurs et elle-même héritèrent bientôt de l’argent de Miss Barton.

— Un crime osé, ma foi, dit Sir Henry. Et presque le crime parfait. Si ç’avait été Miss Barton qui était morte aux Canaries, on aurait soupçonné Amy Durrant et sa parenté avec la défunte aurait pu être découverte ; mais le changement d’identité et le double crime, comme on peut l’appeler, a écarté tout danger de ce côté. Oui, presque le crime parfait.

— Qu’est-il advenu d’elle ? Qu’avez-vous fait, docteur Lloyd ? demanda Mrs Bantry.

— J’étais dans une curieuse situation, Mrs Bantry. Je n’avais guère de preuves aux regards de la loi, sa confession ayant été faite en dehors de tout témoin, et je décidai de laisser agir la Nature ! En effet, j’avais remarqué qu’en dépit de son apparence robuste, Miss Barton n’avait pas longtemps à vivre. Je l’accompagnai chez elle et vis le reste de la famille… une famille charmante, très attachée à la sœur aînée et ne se doutant pas qu’elle avait été capable de tuer pour les sauver tous. Pourquoi apporter le désespoir à ces gens heureux, alors que je ne pouvais rien prouver avec certitude ?… Miss Barton est morte six mois après notre rencontre. Je me suis souvent demandé depuis si elle avait continué à vivre tranquille et sans remords jusqu’à la fin.

— Certainement pas, affirma Mrs Bantry.

— Je l’espère aussi, dit Miss Marple. Mrs Trout, elle, a eu des remords.

Miss Helier parut sortir d’une rêverie et se secoua.

— Eh bien, c’était vraiment très, très palpitant, mais je n’ai pas très bien compris qui a noyé l’autre et ce que vient faire cette Mrs Trout dans cette histoire.

— Elle n’a rien à y voir, ma chère, répondit Miss Marple. Ce n’était qu’une personne – pas une personne très bien, en vérité – du village.

— Ah, quelqu’un du village. Mais il n’arrive jamais rien dans les villages. Je suis sûre que je n’aurais pas le moindre esprit si je vivais dans un village.

CHAPITRE IX

LE POUCE DE SAINT-PIERRE

(THE THUMB MARK OF ST PIERRE)

— Et maintenant, à vous tante Jane, annonça Raymond West.

— Oui, tante Jane, nous attendons quelque chose de vraiment épicé, insista Joyce Lemprière mutine.

— Vous vous moquez de moi, mes enfants, répondit Miss Marple avec calme. Vous pensez que parce que j’ai vécu dans ce coin perdu toute ma vie, il est probable que je n’ai pas eu d’expériences intéressantes ?

— Dieu me garde de considérer l’existence villageoise comme paisible après les horribles révélations que vous nous avez faites, tante Jane, s’écria Raymond. Comparé à St Mary Mead, le monde entier semble bien paisible et terne.

— La nature humaine est presque partout la même, vois-tu, mon enfant, mais on a naturellement l’occasion de l’observer de plus près dans un village.

— Vous êtes vraiment exceptionnelle, tante Jane, dit Joyce enthousiaste. J’espère que cela ne vous ennuie pas que je vous appelle tante Jane ? Je ne sais vraiment pas pourquoi je le fais.

— Vraiment, ma chère ?

Une lueur moqueuse brillait dans le regard que Miss Marple posa quelques secondes sur les deux jeunes gens, faisant rosir les joues de Joyce et amenant Raymond à s’éclaircir la gorge avec embarras. Puis elle sourit et reporta à nouveau son attention sur son tricot.

— Il est bien vrai, reprit-elle, que j’ai vécu ce que l’on peut appeler une vie sans histoire, mais aussi que j’ai eu l’occasion de m’instruire en étant appelée à résoudre bien des petits problèmes. Certains d’entre eux ont été tout à fait subtils, mais ils ne vous intéresseraient pas car ils concernaient des choses sans importance dans le genre de celle-ci : qui a coupé les mailles du sac en filet de Mrs Jones ? et pourquoi Mrs Sims n’a-t-elle porté son nouveau manteau de fourrure qu’une seule fois ? Ces petits faits sont vraiment passionnants à étudier pour qui aime à observer la nature humaine, mais la seule expérience dont je me rappelle qui sera susceptible de vous intéresser est l’aventure advenue au mari de ma pauvre nièce Mabel.

Cela s’est passé il y a dix ou quinze ans, et heureusement tout est fini et oublié. Les gens, voyez-vous, ont la mémoire courte… et j’ai toujours pensé que c’était une bénédiction.

Miss Marple se tut et murmura pour elle-même :

— Il faut que je compte ce rang. Ces diminutions sont délicates. Voyons : un, deux, trois, quatre, cinq et ensuite trois mailles à l’envers… C’est bien ça… Bon, maintenant, qu’est-ce que je disais ? Ah ! oui, la pauvre Mabel.

Mabel est ma nièce. Une gentille petite, oui, vraiment, une gentille petite mais un tout petit peu sotte. Juste un soupçon de sottise, vous voyez ce que je veux dire. Elle a toujours eu tendance à être mélodramatique, à parler à tort à travers et à dire beaucoup plus qu’elle ne pense toutes les fois qu’elle est bouleversée. À vingt-deux ans, elle a épousé un certain Mr Denman, et j’ai peur que leur ménage n’ait jamais été très heureux. J’avais espéré que leur amitié n’irait pas plus loin, car ce Mr Denman était un homme emporté, à l’hérédité chargée : plusieurs cas de folie dans sa famille, bref, pas du tout le genre d’homme susceptible de supporter les lubies de Mabel. Cependant, les filles étant de nature obstinée comme elles l’ont toujours été, et comme elles le seront toujours, Mabel l’épousa.

Je ne la vis guère après son mariage. Elle vint passer quelques jours une fois ou deux et ils me demandèrent à plusieurs reprises d’aller chez eux, mais je n’aime pas beaucoup vivre chez les autres et je m’arrangeai chaque fois pour trouver une bonne excuse. Ils étaient mariés depuis dix ans lorsque Mr Denman mourut subitement. Ils n’avaient pas eu d’enfants et toute sa fortune revenait à Mabel. J’écrivis à ma nièce, bien entendu, et lui proposai de me rendre auprès d’elle si elle avait besoin de moi, mais elle me répondit qu’elle surmontait son deuil avec courage, ce qui me parut très naturel étant donné qu’ils avaient vécu séparés pendant quelque temps. Mais, trois mois plus tard, je recevais une lettre absolument dramatique me suppliant de venir, disant que les choses allaient de mal en pis, et qu’elle ne pouvait le supporter plus longtemps.

Je n’hésitai pas une minute. Je mis Clara en pension, portai l’argenterie et la chope du roi Charles à la banque et partis aussitôt. Je trouvai Mabel dans un grand état de nervosité. La maison « Myrtle Dene » était une belle et vaste demeure très confortable. Il y avait une cuisinière, une femme de chambre et, une gouvernante qui s’occupait surtout de Mr Denman, le beau-père de Mabel qui n’avait pas comme on dit « toute sa tête ». C’était un vieux monsieur très tranquille qui se conduisait d’une manière parfaite, mais par moments, son comportement était – c’est le moins que je puisse dire – bizarre. Mais il y avait déjà eu des cas de démence dans cette famille, n’est-ce pas ?

Je trouvai Mabel si changée que j’en fus extrêmement alarmée. Elle n’était qu’un paquet de nerfs secoué de tremblements et j’eus les plus grandes difficultés à obtenir qu’elle me raconte ce qui n’allait pas. Je n’y parvins qu’en m’y prenant par la bande, comme cela arrive souvent dans ces sortes de choses. Je lui demandai des nouvelles d’amis dont elle me parlait toujours dans ses lettres, les Gallagher, et elle me répondit – ce qui me surprit – qu’elle les voyait à peine à présent. Une allusion à d’autres amis m’attira la même remarque. Je lui dis alors qu’elle avait absolument tort de se replier sur elle-même pour retourner sans arrêt les mêmes problèmes et de couper tous les ponts avec le monde extérieur et ses amis. Alors, elle s’emporta et lâcha la vérité :

— Ce n’est pas moi, ce sont eux qui me fuient, se mit-elle à crier. Personne ne m’adresse plus la parole dans le village. Lorsque je descends la Grand-Rue, les gens s’écartent comme s’ils ne m’avaient jamais vue ou ne m’avaient jamais parlé. Je suis comme une espèce de lépreuse. C’est affreux et je n’en peux plus. J’ai l’intention de vendre la maison et de m’en aller. Mais pourquoi, après tout, m’en irais-je ainsi ? Je n’ai rien fait.

J’étais plus troublée que je ne puis l’exprimer. D’ailleurs, c’est très simple : je tricotais alors un cache-nez pour la vieille Mrs Hay et, dans mon émotion, je laissai tomber deux mailles et je ne m’en aperçus que bien longtemps après.

— Ma chère Mabel, dis-je, tu me stupéfies. Explique-moi la raison de tout cela.

Même lorsqu’elle était enfant, il était toujours difficile d’obtenir des réponses précises de Mabel et en cette circonstance, j’eus également beaucoup de mal à ce qu’elle réponde clairement à mes questions. Elle me tint tout d’abord de vagues propos sur la méchanceté des gens désœuvrés qui n’ont rien de mieux à faire que des commérages et sur ceux qui passent leur temps à mettre des idées dans la tête des autres.

— Bon, j’ai compris, finis-je par lui dire. Il circule évidemment des bruits à ton propos. Lesquels ? Tu le sais mieux que n’importe qui. Et tu vas m’en parler.

— C’est si méchant, gémit Mabel.

— Bien entendu, c’est méchant, répliquai-je vivement. Va, tu n’as rien à m’apprendre sur la mentalité des gens. Donc, explique-moi, en bon anglais, Mabel, ce qu’ils racontent ?

Alors je sus tout.

La mort subite de Geoffrey Denman avait provoqué des rumeurs. En fait, – et en bon anglais, comme je le lui avais dit – les gens accusaient Mabel d’avoir empoisonné son mari.

Comme vous le savez, il n’y a rien de plus odieux que les racontars et rien de plus difficile à combattre. Lorsque les gens parlent dans votre dos, il est impossible de répondre et de nier, alors les rumeurs vont grossissant de proche en proche sans qu’on puisse les arrêter. J’étais pour ma part certaine d’une chose : Mabel était incapable d’empoisonner qui que ce fût. Et je ne voyais pas pourquoi elle aurait la vie gâchée et pourquoi sa maison lui deviendrait insupportable, parce que, selon toute probabilité, elle avait fait quelque chose de sot et même de stupide.

— Il n’y a pas de fumée sans feu, dis-je. Dis-moi, à présent, ma fille, ce qui a lancé les gens sur cette piste. Il y a eu forcément quelque chose au départ.

Continuant à s’exprimer d’une manière incohérente, Mabel déclara qu’il n’y avait rien… rien du tout, sauf, bien sûr, que la mort de Geoffrey avait été tout à fait imprévue. Il avait semblé très bien la veille au soir pendant le dîner et puis, au cours de la nuit, il s’était senti très malade. On avait appelé le médecin, mais le pauvre était mort quelques minutes après l’arrivée du docteur qui attribua le décès à la consommation de champignons vénéneux.

— Je me doute que ce genre de mort aussi rapide a dû mettre instantanément les langues en action, mais certainement pas sans quelque autre raison. Est-ce que tu t’étais disputée avec Geoffrey ou quelque chose dans ce goût là ?

Elle reconnut qu’ils s’étaient querellés la veille au cours du déjeuner.

— Et les domestiques vous ont entendus ?

— Elles n’étaient pas dans la salle à manger.

— Oui, mais elles n’étaient probablement pas loin derrière la porte.

Je ne connaissais que trop bien le timbre aigu, hystérique de Mabel lorsqu’elle s’énervait et Geoffrey Denman, lui aussi, criait très fort lorsqu’il était en colère.

— Vous vous êtes disputés à quel propos ce jour-là ?

— Oh, comme toujours ! C’était toujours la même chose. Il suffisait d’un rien, Geoffrey éclatait aussitôt en reproches, disait des choses abominables et je lui lançais à la tête ce que je pensais de lui.

— Vous vous querelliez souvent, alors ?

— Ce n’était pas de ma faute…

— Ma chère enfant, peu importe que ce soit de ta faute ou pas. Nous ne discutons pas de cela. Dans un endroit comme celui-ci, les affaires privées sont un peu celles de tout le monde et ton mari et toi, vous vous querelliez sans cesse. Or, vous avez eu une discussion particulièrement violente un certain matin et la nuit suivante, ton mari mourait brusquement d’une mort mystérieuse. Est-ce bien tout, ou y a-t-il encore autre chose ?

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par autre chose ? dit Mabel d’un ton maussade.

— Ce que je dis, tout simplement, ma chère petite. Si tu as fait quelque geste stupide, pour l’amour de Dieu, ne me le cache pas. Je désire seulement faire tout ce que je peux pour te rendre service.

— Rien ni personne ne peut m’aider, sauf la mort, répliqua Mabel d’une manière un peu ridicule.

— Fais un peu plus confiance à la Providence, mon enfant, et dis-moi ce que tu me caches encore, car je suis certaine à présent qu’il y a quelque chose d’autre que tu ne m’as pas dit.

Je la connaissais bien et même lorsqu’elle était enfant, je savais quand elle ne me disait pas l’entière vérité. Cela me demanda un certain temps, mais je finis par tout savoir. Elle était allée dans la matinée à la pharmacie acheter de l’arsenic et elle avait signé le registre. Naturellement, le pharmacien avait bavardé.

— Quel est ton docteur ?

— Le docteur Rawlinson.

Je le connaissais de vue et pour exprimer toute ma pensée, c’était ce que j’appellerais un vieux gâteux. J’ai trop l’expérience de la vie pour avoir une confiance aveugle dans les médecins. Certains sont des hommes intelligents mais d’autres le sont beaucoup moins et, la plupart du temps, les meilleurs d’entre eux ne savent pas ce que vous avez. Pour ma part, je n’ai jamais affaire ni aux médecins, ni à leurs remèdes.

Tout en pensant de la sorte, je m’habillai et m’en allai sonner chez le docteur Rawlinson. Il était exactement tel que je l’avais imaginé : un gentil vieux monsieur, aimable, confus, la vue si basse que c’en était pitoyable, légèrement sourd et en plus de tout cela, susceptible au dernier degré. Il monta sur ses grands chevaux dès que je parlai de la mort de Geoffrey Denman, se lança dans la description des différentes espèces de champignons comestibles et ainsi de suite. Il avait questionné la cuisinière et elle avait reconnu qu’un ou deux des champignons qu’elle avait fait cuire lui avaient paru « un peu bizarres », mais comme on les lui avait vendus dans une boutique de confiance, elle avait décidé qu’ils étaient bons quand même. Plus elle y réfléchissait depuis l’accident, plus elle pensait évidemment qu’ils n’étaient pas comme d’habitude. C’était tout.

J’appris que Denman ne pouvait déjà plus ni parler, ni avaler à l’arrivée du médecin et qu’il mourut quelques minutes plus tard. Le docteur semblait parfaitement satisfait du certificat qu’il avait délivré, mais je ne pus déterminer quelle part d’obstination et quelle part de véritable certitude il y avait dans son attitude.

Je rentrai directement à la maison et demandai à Mabel de me dire franchement pourquoi elle avait acheté cet arsenic.

— Tu devais bien avoir quelque idée en tête ?

Mabel fondit en larmes :

— Je voulais me suicider. J’étais trop malheureuse et je voulais en finir.

— Est-ce que tu as encore cet arsenic ?

— Non, je l’ai jeté.

Je restais là, tournant et retournant les choses dans ma tête.

— Qu’est-il arrivé lorsqu’il s’est senti malade ? Il t’a appelée ?

— Non. Elle secoua la tête. Il a sonné plusieurs fois et la femme de chambre, a fini par entendre. Elle a réveillé la cuisinière et elles sont descendues. Lorsque Dorothy, la femme de chambre, l’aperçut, il lui fit peur : il délirait. Elle laissa la cuisinière près de lui et courut me chercher. Je me précipitai dans la chambre et compris tout de suite qu’il était très malade. Malheureusement, Brewster, qui s’occupe du vieux Mr Denman, était absente pour la nuit et je ne savais que faire. J’ai envoyé Dorothy chercher le médecin, et je suis restée avec la cuisinière, mais après quelques minutes, je n’ai pas pu supporter de le voir si malade. C’était trop épouvantable. Je me réfugiai dans ma chambre en m’enfermant à double tour.

— Quelle réaction maladroite et égoïste ! Il n’y a aucun doute que ta conduite n’a rien fait pour t’aider ensuite, tu peux en être certaine. La cuisinière aura raconté que tu n’es pas restée au chevet de ton mari moribond. Oui, tu as vraiment agi d’une manière bien inconséquente.

J’interrogeai ensuite les servantes. La cuisinière voulut me raconter l’histoire des champignons, mais je l’arrêtai. J’étais fatiguée de ces champignons. Au lieu de cela, je les interrogeai toutes deux avec insistance sur l’état de leur maître cette nuit-là. Elles furent bien d’accord l’une et l’autre pour affirmer avec force son état précaire : il était incapable d’avaler, il parlait d’une voix étranglée et ce qu’il disait ne voulait rien dire : de simples divagations.

— Quel genre de divagations ? demandai-je curieusement. Que disait-il ?

— Quelque chose au sujet d’un poisson, n’est-ce pas ? répondit la cuisinière en se tournant vers la femme de chambre.

Dorothy acquiesça.

— Un tas de poisson. Un non-sens, quoi. J’ai compris tout de suite qu’il n’avait plus sa tête à lui, le pauvre monsieur.

Il semblait qu’il n’y avait rien à tirer de ces indications. En désespoir de cause, j’allai trouver Brewster, maigre femme d’une cinquantaine d’années.

— C’est un malheur que j’aie été absente cette nuit-là. Personne ne semble avoir rien fait pour le soulager jusqu’à l’arrivée du médecin.

— Je suppose qu’il délirait, dis-je en hésitant, mais ce n’est pas un symptôme d’intoxication alimentaire, n’est-ce pas ?

— Ça dépend.

Je lui demandai comment se portait le vieux monsieur.

Elle hocha la tête.

— Pas très bien.

— Faible ?

— Oh ! non, en dehors de sa vue, il est physiquement robuste et il est capable de nous enterrer tous. Mais c’est son esprit qui bat de plus en plus la campagne, et j’avais dit à Mr et Mrs Denman qu’il fallait le mettre dans une maison de santé, mais Mrs Denman ne voulait en entendre parler à aucun prix.

Cela ne m’étonnait pas de la part de Mabel qui était la bonté même.

Voilà donc comment se présentait l’affaire et après y avoir mûrement réfléchi, je décidai qu’il n’y avait qu’une chose à faire en raison des rumeurs qui circulaient : demander une exhumation et l’autorisation d’une autopsie, ce qui ferait taire définitivement les mauvaises langues. Mabel fit naturellement toutes sortes d’embarras sous de fallacieux prétextes, honorables certes, mais purement sentimentaux : il ne fallait pas troubler le mort qui reposait dans la paix du tombeau, et toutes sortes d’arguments analogues, mais je demeurai inébranlable.

Je passe rapidement sur cette partie de l’histoire. L’autopsie eut donc lieu et si elle ne révéla aucune trace d’arsenic – ce qui était excellent – le rapport disait textuellement qu’il n’y avait aucune preuve apparente de la cause du décès. Comme vous le voyez, nous n’étions pas tirés d’affaire et pas plus avancés après qu’avant l’autopsie. Au contraire, les gens parlaient de plus belle et insinuaient qu’il existait des poisons extrêmement subtils qui ne laissaient aucune trace et des balivernes de ce genre. J’avais longuement interrogé le pathologiste qui avait procédé à l’examen post-mortem et il avait été très affirmatif : les champignons ne pouvaient être incriminés. Une idée tournait depuis un moment dans ma tête et je lui demandai quel genre de poison, à son avis, si tant est qu’il y ait eu empoisonnement, aurait pu entraîner la mort. Il se lança dans une longue explication que, je l’avoue, je ne suivis pas très bien, mais d’où il ressortait ceci : cette mort pourrait être due à un puissant alcaloïde végétal.

Or, voilà qu’elle était mon idée : Geoffrey Denman ayant un atavisme chargé, n’était-il pas possible qu’il se soit empoisonné lui-même au cours d’une crise ? Il avait fait jadis quelques études de médecine et il devait avoir des lumières sur les poisons et leurs effets.

Je ne prétends pas que cette idée était très satisfaisante, mais je ne voyais rien de mieux et je vous avoue que j’y perdais tout à fait mon latin. À présent, je dois vous avouer une de mes habitudes dont vous, les jeunes, vous allez vous moquer : lorsque j’ai un ennui, je dis toujours une petite prière, n’importe où je me trouve, dans la rue, dans une boutique, peu importe. Et j’obtiens toujours une réponse. Elle peut paraître quelquefois insignifiante et sans rapport avec le sujet qui m’occupe, mais pourtant, un lien existe toujours. Quand j’étais petite fille, j’avais cette phrase épinglée au-dessus de mon lit : Demandez et vous recevrez, et je ne l’ai jamais oubliée. Donc, le matin en question, je marchais dans la Grand-Rue et j’adressai une prière fervente au Ciel. Je fermai une seconde les yeux et lorsque je les rouvris, devinez quelle fut la première chose que je vis ?

Cinq visages attentifs étaient tournés vers Miss Marple, mais il était à peu près certain qu’aucun d’eux n’aurait été capable de répondre correctement à la question que venait de poser la malicieuse vieille demoiselle.

— Je vis, reprit Miss Marple d’un ton solennel, la vitrine d’un marchand de poisson et dans cette vitrine le poisson exposé : du haddock frais.

Elle regarda ses amis les uns après les autres d’un air triomphant.

— Seigneur, soupira Raymond West. Du haddock frais en réponse à une prière !

— Oui, Raymond, répliqua Miss Marple d’un ton sévère et il n’est pas nécessaire d’être irrévérencieux à ce sujet. Le doigt de Dieu est partout. La seconde chose que je vis ensuite, ce furent les taches noires… les marques du pouce de Saint-Pierre. C’est une légende, vous savez, le pouce de Saint-Pierre. Et cela me ramena à mes préoccupations. J’avais besoin de la foi, la foi même de Saint-Pierre. Je fis un rapprochement entre les deux choses, la foi… et le poisson[2].

Sir Henry se moucha avec quelque précipitation et Joyce se mordit les lèvres.

— Et ensuite, qu’est-ce que cela me rappela ? Tout naturellement ce que la cuisinière et la femme de chambre m’avaient dit : le mourant avait parlé de poisson. Je fus dès lors convaincue, tout à fait convaincue que la solution du problème résidait dans ces mots, et je rentrai à la maison bien décidée à aller au fond des choses et à découvrir la vérité.

Miss Marple fit une pause, puis elle reprit son explication.

— Vous est-il jamais venu à l’esprit que nous sommes énormément guidés par ce que l’on appelle, je crois, le contexte ? Il y a, à Dartmoor, un lieu dénommé les « Moutons Gris ». Si vous bavardez avec un paysan de l’endroit et que vous fassiez allusion aux « Moutons Gris », il comprendra sans doute que vous parlez des pierres groupées en cercle dans la lande connue sous ce nom, mais il est possible aussi que vous fassiez allusion au temps[3] ; de la même manière, si vous pensez aux pierres en question et qu’un étranger saisisse une bribe de la conversation : il peut supposer que vous faites allusion au temps. De même, lorsque nous rapportons une conversation, nous ne répétons presque jamais les mots exacts ; nous en employons d’autres qui nous semblent signifier exactement la même chose.

Partant de ce raisonnement, j’interrogeai séparément les deux servantes. Je demandai à la cuisinière si elle était certaine que son maître avait fait allusion à un tas de poisson. Elle resta affirmative.

— Était-ce ses paroles exactes ? Ou bien a-t-il parlé d’une espèce particulière de poisson ?

— C’est-à-dire que oui, c’était une espèce particulière de poisson, mais je ne peux pas me souvenir laquelle. Un tas de… mais de quoi ? Pas ce que l’on a l’habitude de servir à table ici. Serait-ce une perche… ou un brochet ? Non. Ça ne commençait pas par un P[4].

Dorothy se rappelait elle aussi que son maître avait fait allusion à une certaine espèce de poisson : « Je crois que c’était un poisson exotique… Une pile de… De quoi donc ? Je ne me souviens plus ».

— A-t-il dit : « heap[5] » ou « pile[6] » ? insistai-je.

— Je crois qu’il a dit « pile ». Mais je ne me souviens plus très bien. C’est si difficile, Miss, de se rappeler des mots exacts, surtout lorsqu’ils ne paraissent avoir aucun sens. Mais plus j’y pense, plus je suis tout de même certaine qu’il a employé le mot « pile » et le nom du poisson commençait par un C ; mais ce n’était ni « cod[7] », ni « crayfish[8] ».

Je vous avoue que je suis très fière de moi pour la suite parce que, bien entendu, je n’entends absolument rien aux remèdes, qui sont des choses très dangereuses, poursuivit Miss Marple. Je tiens d’ailleurs de ma grand-mère la recette d’une tisane d’herbe-aux-vers qui vaut toutes vos potions, gouttes ou ampoules. Mais je savais qu’il y avait des livres de médecine dans la maison et que l’un d’eux contenait un index des principales drogues. Mon idée était que Geoffrey avait avalé un poison et je voulais essayer de découvrir lequel.

Je m’attaquai d’abord à la lettre « H » et, dans cette série aux noms commençant par « He ». Aucun nom ne se rapprochait de « heap ». Alors, je suivis du doigt la lettre « P » et presque tout de suite, je tombais sur… Sur quoi ?

Elle regarda tour à tour ses amis, retardant son moment de triomphe.

— Pilocarpine : Vous représentez-vous un homme qui peut à peine parler s’efforçant d’arracher ce mot du fond de sa gorge. Est-ce que ce mot qu’elle n’a jamais entendu ne peut pas ressembler, pour une cuisinière, à « pile of carp[9] » ?

— Par Jupiter ! s’écria Sir Henry.

— Je ne l’aurais jamais découvert, avoua le docteur Pender.

— Très intéressant, vraiment très intéressant, convint Mr Petherick.

Je me reportai rapidement à la page indiquée et je lus tout le paragraphe consacré à la pilocarpine. J’y appris qu’elle avait une action sur les yeux et diverses autres choses encore, mais rien qui semblait avoir trait à notre affaire. Cependant, à la fin, j’arrivai à une phrase plus importante : A été employée avec succès comme antidote à l’empoisonnement par l’atropine.

La lumière se fit dans mon cerveau d’une manière aussi éblouissante qu’indescriptible. Je n’avais jamais pensé tout à fait que Geoffrey Denman avait voulu se suicider. Alors cette nouvelle solution était non seulement possible mais il était indiscutable qu’elle était la bonne parce que toutes les pièces s’emboîtaient d’une manière parfaitement logique.

— Je n’essayerai même pas de deviner, déclara Raymond West, dépité. Dites-nous tout de suite, tante Jane, ce qui vous paraissait si clair.

— Je n’entends certes rien à la médecine, reprit Miss Marple, mais il y a une chose que je sais tout de même : lorsque j’ai mal aux yeux, le médecin m’ordonne de mettre quelques gouttes de sulfate d’atropine dans chaque œil. Je filai d’un trait au premier étage, entrai dans la chambre du vieux Mr Denman et n’y allai pas par quatre chemins.

— Mr Denman, je sais tout, lui dis-je carrément. Pourquoi avez-vous empoisonné votre fils ?

Il me fixa pendant une minute ou deux – et ma foi c’était un beau vieillard – et puis il éclata de rire. Un rire affreux, un rire de dément comme je n’en avais jamais entendu et qui me donne encore froid dans le dos quand j’y pense. Je n’avais entendu ce genre de rire qu’une seule fois auparavant, lorsque la pauvre Mrs Jones perdit la tête.

— Oui, dit-il enfin. J’ai réussi à avoir Geoffrey. J’étais trop intelligent pour lui et il voulait me mettre au rancart hein ? Dans un asile, hein ? Je les avais entendus qui en parlaient. Mabel est une bonne fille… Mabel me défendait, mais je savais qu’elle serait incapable de lui résister jusqu’au bout. À la fin, il l’emporterait. Geoffrey arrivait toujours à ce qu’il voulait. Mais je me suis débarrassé de lui, de mon cher et bon garçon ! Ah, ah, ah ! Je suis descendu sans bruit pendant la nuit, ce qui était bien facile, Brewster étant sortie. Mon cher fils était endormi, il avait un verre d’eau près de son lit, il s’éveillait toujours au milieu de la nuit pour boire. Je le vidai et versai à la place de l’eau le contenu du flacon de gouttes pour les yeux. Il se réveillerait et avalerait le contenu du verre avant de se rendre compte de ce que c’était. Il n’y en avait qu’une cuillère à bouche, mais c’était bien assez, bien assez ! Et tout s’est passé comme je l’avais prévu. Le matin, on vint me prévenir avec ménagement en redoutant que j’en éprouve un choc. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Eh bien, me voici donc parvenue à la fin de mon histoire. Naturellement, le pauvre Mr Denman fut enfermé dans un asile. Il n’était vraiment pas tout à fait responsable de son geste. On apprit la vérité et tout le monde fut désolé pour Mabel, chacun ne sut plus que faire pour qu’elle oublie les injustes soupçons qui avaient pesé sur elle. On fit assaut de gentillesse autour d’elle. Mais si Geoffrey n’avait pas compris ce qu’il avait avalé et s’il n’avait pas fait des efforts désespérés pour qu’on lui administre immédiatement l’antidote du poison qu’il avait absorbé, on n’aurait sans doute jamais rien découvert. Je crois que l’atropine provoque des symptômes bien précis : pupilles dilatées notamment, mais comme je vous l’ai dit, le docteur Rawlinson avait la vue assez basse, le pauvre vieil homme. Et dans le livre de médecine dont je vous ai parlé – il était vraiment très intéressant ce livre – on donnait les symptômes de l’empoisonnement par la ptomaïne et par l’atropine, ils sont assez semblables. Mais je vous assure que je n’ai plus jamais vu depuis lors du haddock frais sans penser à la marque du pouce de Saint-Pierre !

Un très long silence régna dans le salon. Enfin, Mr Petherick toussota et croisa et décroisa ses petites jambes.

— Ma chère amie, ma très chère amie, vous êtes vraiment extraordinaire.

— J’engagerai Scotland Yard à venir vous demander conseil, assura Sir Henry.

— Eh bien, dans tous les cas, il y a une chose que vous ne savez pas, tante Jane, triompha Raymond West.

— Oh, mais si, mon garçon ! C’est arrivé juste avant le dîner, n’est-ce pas ? Lorsque tu as amené Joyce admirer le coucher du soleil. Il y a un endroit favori pour cela. Près de la haie de jasmins. C’est là que le laitier a demandé à Annie s’il ne pourrait pas faire publier les bans.

— Voilà qui gâche tout, tante Jane. Ne déflorez pas le roman. Joyce et moi nous ne sommes pas comme le laitier et Annie.

— C’est là où tu te trompes, mon enfant. Tout le monde ressemble à tout le monde. Mais heureusement peut-être, nul ne s’en doute.

CHAPITRE X

MOTIF CONTRE OCCASION

(MOTIVE Vs OPPORTUNITY)

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