Scène VI
Alexandre,Cléofile
Alexandre
Madame, à son amour je promets monappui :
Ne puis-je rien pour moi quand je puis toutpour lui ?
Si prodigue envers lui des fruits de lavictoire,
N’en aurai-je pour moi qu’une stérilegloire ?
Les sceptres devant vous ou rendus oudonnés,
De mes propres lauriers mes amiscouronnés,
Les biens que j’ai conquis répandus sur leurstêtes,
Font voir que je soupire après d’autresconquêtes.
Je vous avais promis que l’effort de monbras
M’approcherait bientôt de vos divinsappas ;
Mais dans ce même temps souvenez-vous,Madame,
Que vous me promettiez quelque place en votreâme.
Je suis venu : l’Amour a combattu pourmoi ;
La Victoire elle-même a dégagé mafoi ;
Tout cède autour de vous : c’est à vousde vous rendre ;
Votre cœur l’a promis, voudra-t-il s’endéfendre ?
Et lui seul pourrait-il échapperaujourd’hui
À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche quelui ?
Cléofile
Non, je ne prétends pas que ce cœurinflexible
Garde seul contre vous le titred’invincible ;
Je rends ce que je dois à l’éclat desvertus
Qui tiennent sous vos pieds cent peuplesabattus,
Les Indiens domptés sont vos moindresouvrages ;
Vous inspirez la crainte aux plus fermescourages,
Et quand vous le voudrez, vos bontés à leurtour
Dans les cœurs les plus durs inspirerontl’amour.
Mais, Seigneur, cet éclat, ces victoires, cescharmes,
Me troublent bien souvent par de justesalarmes :
Je crains que satisfait d’avoir conquis uncœur,
Vous ne l’abandonniez à sa tristelangueur ;
Qu’insensible à l’ardeur que vous aurezcausée,
Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.
On attend peu d’amour d’un héros tel quevous :
La gloire fit toujours vos transports les plusdoux,
Et peut-être au moment que ce grand cœursoupire,
La gloire de me vaincre est tout ce qu’ildésire.
Alexandre
Que vous connaissez mal les violentsdésirs
D’un amour qui vers vous porte tous messoupirs !
J’avouerai qu’autrefois, au milieu d’unearmée,
Mon cœur ne soupirait que pour laRenommée ;
Les peuples et les rois, devenus messujets,
Etaient seuls à mes vœux d’assez dignesobjets.
Les beautés de la Perse à mes yeuxprésentées,
Aussi bien que ses rois, ont parusurmontées.
Mon cœur, d’un fier mépris armé contre leurstraits,
N’a pas du moindre hommage honoré leursattraits ;
Amoureux de la gloire et partoutinvincible
Il mettait son bonheur à paraîtreinsensible.
Mais, hélas ! que vos yeux, ces aimablestyrans,
Ont produit sur mon cœur des effetsdifférents !
Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’ilsouhaite ;
Il vient avec plaisir avouer sadéfaite :
Heureux si votre cœur se laissant émouvoir
Vos beaux yeux à leur tour avouaient leurpouvoir !
Voulez-vous donc toujours douter de leurvictoire ?
Toujours de mes exploits me reprocher lagloire,
Comme si les beaux nœuds où vous me tenezpris
Ne devaient arrêter que de faiblesesprits ?
Par des faits tout nouveaux je m’en vais vousapprendre
Tout ce que peut l’amour sur le cœurd’Alexandre.
Maintenant que mon bras, engagé sous voslois,
Doit soutenir mon nom et le vôtre à lafois,
J’irai rendre fameux par l’éclat de laguerre
Des peuples inconnus au reste de la terre,
Et vous faire dresser des autels en deslieux
Où leurs sauvages mains en refusent auxdieux.
Cléofile
Oui, vous y traînerez la victoirecaptive ;
Mais je doute, Seigneur, que l’amour vous ysuive.
Tant d’États, tant de mers, qui vont nousdésunir
M’effaceront bientôt de votre souvenir.
Quand l’Océan troublé vous verra sur sononde
Achever quelque jour la conquête du monde,
Quand vous verrez les rois tomber à vosgenoux,
Et la terre en tremblant se taire devantvous,
Songerez-vous, Seigneur, qu’une jeuneprincesse,
Au fond de ses États, vous regrette sanscesse,
Et rappelle en son cœur les momentsbienheureux
Où ce grand conquérant l’assurait de sesfeux ?
Alexandre
Hé quoi ? vous croyez donc qu’à moi-mêmebarbare
J’abandonne en ces lieux une beauté sirare ?
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
Au trône de l’Asie où je veux vousplacer ?
Cléofile
Seigneur, vous le savez, je dépends de monfrère.
Alexandre
Ah ! s’il disposait seul du bonheur quej’espère,
Tout l’empire de l’Inde asservi sous seslois
Bientôt en ma faveur irait briguer sonchoix.
Cléofile
Mon amitié pour lui n’est pointintéressée.
Apaisez seulement une reine offensée,
Et ne permettez pas qu’un rivalaujourd’hui,
Pour vous avoir bravé, soit plus heureux quelui.
Alexandre
Porus était sans doute un rivalmagnanime :
Jamais tant de valeur n’attira monestime ;
Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’aijoint,
Et je puis dire encor qu’il ne m’évitaitpoint :
Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fiertési belle
Allait entre nous deux finir notrequerelle,
Lorsqu’un gros de soldats, se jetant entrenous,
Nous a fait dans la foule ensevelir noscoups.