Alexandre le Grand

Scène III

 

Porus,Alexandre,Axiane,Cléofile,Éphestion,gardesd’Alexandre

 

Alexandre

Eh bien ! de votre orgueil, Porus, voilàle fruit.

Où sont ces beaux succès qui vous avaientséduit ?

Cette fierté si haute est enfin abaissée.

Je dois une victime à ma gloireoffensée :

Rien ne vous peut sauver. Je veux bientoutefois

Vous offrir un pardon refusé tant de fois.

Cette reine, elle seule à mes bontésrebelle,

Aux dépens de vos jours veut vous êtrefidèle,

Et que sans balancer vous mouriezseulement

Pour porter au tombeau le nom de sonamant.

N’achetez point si cher une gloireinutile :

Vivez ; mais consentez au bonheur deTaxile.

 

Porus

Taxile !

 

Alexandre

Oui.

 

Porus

Tu fais bien, et j’approuve tessoins :

Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pasmoins ;

C’est lui qui m’a des mains arraché lavictoire,

Il t’a donné sa sœur, il t’a vendu sagloire,

Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais

Qui te puisse acquitter d’un seul de sesbienfaits ?

Mais j’ai su prévenir le soin qui tetravaille :

Va le voir expirer sur le champ debataille.

 

Alexandre

Quoi ? Taxile ?

 

Cléofile

Qu’entends-je ?

 

Éphestion

Oui, Seigneur, il est mort.

Il s’est livré lui-même aux rigueurs de sonsort.

Porus était vaincu ; mais au lieu de serendre,

Il semblait attaquer, et non pas sedéfendre.

Ses soldats, à ses pieds étendus etmourants,

Le mettaient à l’abri de leurs corpsexpirants.

Là, comme dans un fort son audace enfermée

Se soutenait encor contre toute une armée,

Et d’un bras qui portait la terreur et lamort ;

Aux plus hardis guerriers en défendaitl’abord.

Je l’épargnais toujours. Sa vigueuraffaiblie

Bientôt en mon pouvoir aurait laissé savie,

Quand sur ce champ fatal Taxiledescendu :

« Arrêtez ; c’est à moi que cecaptif est dû.

C’en est fait, a-t-il dit, et taperte est certaine,

Porus : il faut périr ou me céder lareine ».

Porus, à cette voix ranimant son courroux,

A relevé ce bras lassé de tant de coups,

Et cherchant son rival d’un œil fier ettranquille :

« N’entends-je pas, dit-il, l’infidèleTaxile,

Ce traître à sa partie, à sa maîtresse, àmoi ?

Viens, lâche, poursuit-il, Axiane est àtoi :

Je veux bien te céder cette illustreconquête,

Mais il faut que ton bras l’emporte avec matête.

Approche ». À ce discours, ces rivauxirrités

L’un sur l’autre à la fois se sontprécipités.

Nous nous sommes en foule opposés à leurrage ;

Mais Porus parmi nous court et s’ouvre unpassage,

Joint Taxile, le frappe, et lui perçant lecœur,

Content de sa victoire, il se rend auvainqueur.

 

Cléofile

Seigneur, c’est donc à moi de répandre deslarmes :

C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vosarmes.

Mon frère a vainement recherché votreappui,

Et votre gloire, hélas ! n’est funestequ’à lui.

Que lui sert au tombeau l’amitiéd’Alexandre ?

Sans le venger, Seigneur, l’y verrez-vousdescendre ?

Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé decoups,

On triomphe aux yeux de sa sœur et devous ?

 

Axiane

Oui, Seigneur, écoutez les pleurs deCléofile.

Je la plains. Elle a droit de regretterTaxile :

Tous ses efforts en vain l’ont vouluconserver ;

Elle en a fait un lâche, et ne l’a pusauver.

Ce n’est point que Porus ait attaqué sonfrère ;

Il s’est offert lui-même à sa justecolère.

Au milieu du combat que venait-ilchercher ?

Au courroux du vainqueur venait-ill’arracher ?

Il venait accabler dans son malheurextrême

Un roi que respectait la Victoireelle-même.

Mais pourquoi vous ôter un prétexte sibeau ?

Que voulez-vous de plus ? Taxile est autombeau :

Immolez-lui, Seigneur, cette grandevictime,

Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à soncrime.

Oui, oui, Porus, mon cœur n’aime point àdemi ;

Alexandre le sait, Taxile en a gémi,

Vous seul vous l’ignoriez ; mais ma joieest extrême

De pouvoir en mourant vous le dire àvous-même.

 

Porus

Alexandre, il est temps que tu soissatisfait.

Tout vaincu que j’étais, tu vois ce que j’aifait.

Crains Porus ; crains encor cette maindésarmée

Qui venge sa défaite au milieu d’unearmée.

Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis,

Et réveiller cent rois dans leurs fersendormis.

Étouffe dans mon sang ces semences deguerre,

Va vaincre en sûreté le reste de la terre.

Aussi bien n’attends pas qu’un cœur comme lemien

Reconnaisse un vainqueur, et te demanderien.

Parle, et sans espérer que je blesse magloire,

Voyons comme tu sais user de la victoire.

 

Alexandre

Votre fierté, Porus, ne se peutabaisser :

Jusqu’au dernier soupir vous m’osezmenacer.

En effet, ma victoire en doit êtrealarmée,

Votre nom peut encor plus que toute unearmée ;

Je m’en dois garantir. Parlez donc,dites-moi :

Comment prétendez-vous que je voustraite ?

 

Porus

En roi.

 

Alexandre

Eh bien ! c’est donc en roi qu’il fautque je vous traite.

Je ne laisserai point ma victoireimparfaite ;

Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrezpas.

Régnez toujours, Porus : je vous rendsvos États ;

Avec mon amitié recevez Axiane ;

À des liens si doux tous deux je vouscondamne.

Vivez, régnez tous deux, et seuls de tant derois

Jusques aux bords du Gange allez donner voslois.

(À Cléofile.)

Ce traitement, Madame, a droit de voussurprendre,

Mais enfin c’est ainsi que se vengeAlexandre.

Je vous aime, et mon cœur, touché de vossoupirs,

Voudrait par mille morts venger vosdéplaisirs.

Mais vous-même pourriez prendre pour uneoffense

La mort d’un ennemi qui n’est plus endéfense :

Il en triompherait, et bravant ma rigueur,

Porus dans le tombeau descendrait envainqueur.

Souffrez que jusqu’au bout achevant macarrière,

J’apporte à vos beaux yeux ma vertu toutentière.

Laissez régner Porus couronné par mesmains,

Et commandez vous-même au reste deshumains.

Prenez les sentiments que ce rang vousinspire :

Faites dans sa naissance admirer votreempire,

Et regardant l’éclat qui se répand survous,

De la sœur de Taxile oubliez le courroux.

 

Axiane

Oui, Madame, régnez ; et souffrez quemoi-même

J’admire le grand cœur d’un héros qui vousaime.

Aimez, et possédez l’avantage charmant

De voir toute la terre adorer votre amant.

 

Porus

Seigneur, jusqu’à ce jour l’univers enalarmes

Me forçait d’admirer le bonheur de vosarmes ;

Mais rien ne me forçait, en ce communeffroi,

De reconnaître en vous plus de vertu qu’enmoi.

Je me rends ; je vous cède une pleinevictoire.

Vos vertus, je l’avoue, égalent votregloire.

Allez, Seigneur : rangez l’univers sousvos lois ;

Il me verra moi-même appuyer vos exploits.

Je vous suis, et je crois devoir toutentreprendre

Pour lui donner un maître aussi grandqu’Alexandre.

 

Cléofile

Seigneur, que vous peut dire un cœur triste,abattu ?

Je ne murmure point contre votre vertu.

Vous rendez à Porus la vie et la couronne,

Je veux croire qu’ainsi votre gloirel’ordonne,

Mais ne me pressez point : en l’état oùje suis,

Je ne puis que me taire et pleurer mesennuis.

 

Alexandre

Oui, Madame, pleurons un ami si fidèle,

Faisons en soupirant éclater notre zèle,

Et qu’un tombeau superbe instruisel’avenir

Et de votre douleur et de mon souvenir.

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