Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 19Le triangle

À la porte de la salle des archives brûlait effectivement un
immense feu de paperasses.

Malheureusement un des premiers besoins du peuple après la
victoire, c’est la destruction.

Les archives de la Bastille étaient envahies.

C’était une vaste salle encombrée de registres et de
plans ; les dossiers de tous les prisonniers enfermés depuiscent ans à la
Bastille y étaient confusément enfermés.

Le peuple lacérait ces papiers avec rage, il lui semblait
sans doute qu’en déchirant tous ces registres d’écrou, il rendaitlégalement la
liberté aux prisonniers.

Gilbert entra ; secondé par Pitou, il se mit à
compulser les registres encore debout sur les rayons ; leregistre de
l’année courante ne s’y trouvait pas.

Le docteur, l’homme calme et froid, pâlit et frappa du pied
avec impatience.

En ce moment, Pitou avisa un de ces héroïques gamins comme
il y en a toujours dans les victoires populaires, qui emportait sursa tête, en
courant vers le feu, un volume de forme et de reliure pareilles àcelui que
feuilletait le docteur Gilbert.

Il courut à lui, et, avec ses longues jambes, l’eut bientôt
rejoint.

C’était le registre de l’année 1789.

La négociation ne fut pas longue. Pitou se fit connaître
comme vainqueur, expliqua le besoin qu’un prisonnier avait de ceregistre,
lequel lui fut cédé par le gamin, qui se consola endisant :

– Bah ! j’en brûlerai un autre.

Pitou ouvrit le registre, chercha, feuilleta, lut et arrivé
à la dernière page, il trouva ces mots :

« Aujourd’hui, 9 juillet 1789, est entré le sieur G.,
philosophe et publiciste très dangereux : le mettre au secretle plus absolu. »

Il porta le registre au docteur :

– Tenez, monsieur Gilbert, n’est-ce pas cela que vouscherchez ?

– Oh ! s’écria le docteur en saisissant le registre,
oui, c’est cela.

Et il lut les mots que nous avons dit.

– Et maintenant, voyons de qui vient l’ordre.

Et il chercha à la marge.

– Necker ! s’écria-t-il, l’ordre de m’arrêter signé par
Necker, mon ami. Oh ! bien certainement il y a ici quelquesurprise.

– Necker est votre ami ? s’écria la foule avec respect,
car on se rappelle quelle influence avait ce nom sur le peuple.

– Oui, oui, mon ami, je le soutiens, dit le docteur, et Necker,
j’en suis convaincu, ignorait que j’étais en prison. Mais je vaisaller le
trouver, et…

– Le trouver, où ? demanda Billot.

– À Versailles, donc !

– M. Necker n’est point à Versailles ; M. Necker est
exilé.

– Où cela ?

– À Bruxelles.

– Mais sa fille ?

– Ah ! je ne sais pas, dit Billot.

– La fille habite la campagne de Saint-Ouen, dit une voix
dans la foule.

– Merci, dit Gilbert, sans même savoir à qui il adressait
son remerciement.

Puis se retournant vers les brûleurs :

– Amis, dit-il, au nom de l’histoire, qui trouvera dans ces
archives la condamnation des tyrans, assez de dévastation commecela, je vous
en supplie ; démolissez la Bastille pierre à pierre, qu’iln’en reste
point trace, qu’il n’en reste point vestige, mais respectez lespapiers,
respectez les registres, la lumière de l’avenir est là.

À peine la foule eut-elle entendu ces paroles, qu’elle les pesa
avec sa suprême intelligence.

– Le docteur a raison, crient cent voix ; pas dedévastations !
À l’Hôtel de Ville tous les papiers !

Un pompier, qui était entré dans la cour avec cinq ou six de
ses camarades, traînant une pompe, dirigea le tuyau de soninstrument vers le
foyer qui, pareil à celui d’Alexandrie, était en train de dévorerles archives
d’un monde, et l’éteignit.

– Et à la requête de qui avez-vous été arrêté ? demanda
Billot.

– Ah ! voilà justement ce que je cherche, et ce que je
ne puis savoir ; le nom est en blanc.

Puis, après un instant de réflexion :

– Mais je le saurai, dit-il.

Et, arrachant la feuille qui le concernait, il la plia en
quatre et la mit dans sa poche. Puis s’adressant à Billot et àPitou :

– Amis, dit-il, sortons, nous n’avons plus rien à faire ici.

– Sortons, dit Billot ; seulement c’est chose plus
facile à dire qu’à exécuter.

En effet la foule, poussée dans l’intérieur des cours par la
curiosité, affluait à l’entrée de la Bastille, dont elle encombraitles portes.
C’est qu’à l’entrée de la Bastille étaient les autresprisonniers.

Huit prisonniers, y compris Gilbert, avaient été délivrés.

Ils s’appelaient : Jean Bechade, Bernard Laroche, Jean
Lacaurège, Antoine Pujade, de Whyte, le comte de Solages etTavernier.

Les quatre premiers n’inspiraient qu’un intérêt secondaire.
Ils étaient accusés d’avoir falsifié une lettre de change, sans quejamais
aucune preuve se soit élevée contre eux, ce qui ferait croire quel’accusation
était fausse ; ils étaient à la Bastille depuis deux ansseulement.

Les autres étaient le comte de Solages, de Whyte etTavernier.

Le comte de Solages était un homme de trente ans à peu près,
plein de joie et d’expansion ; il embrassait ses libérateurs,exaltait
leur victoire, leur racontait sa captivité. Arrêté en 1782 etenfermé à
Vincennes à la suite d’une lettre de cachet obtenue par son père,il avait été
transporté de Vincennes à la Bastille, où il était resté cinq anssans avoir vu
un juge, sans avoir été interrogé une fois ; depuis deux ans,son père
était mort et nul n’avait songé à lui. Si la Bastille n’eût pointété prise, il
est probable que nul n’y eût jamais songé.

De Whyte était un vieillard de soixante ans ; il
prononçait avec un accent étranger des paroles incohérentes. Auxinterrogations
qui se croisaient, il répondait qu’il ignorait depuis combien detemps il était
arrêté, et pour quelle cause il avait été arrêté. Il se souvenaitqu’il était
cousin de M. de Sartines, voilà tout. Un porte-clefs, nommé Guyon,avait vu, en
effet, M. de Sartines entrer une fois dans le cachot de de Whyte,et lui faire
signer une procuration. Mais le prisonnier avait complètementoublié cette
circonstance.

Tavernier était le plus vieux de tous, il comptait dix ans
de réclusion aux îles Sainte-Marguerite, trente ans de captivité àla Bastille ;
c’était un vieillard de quatre-vingt-dix ans, à cheveux blancs, àbarbe
blanche ; ses yeux s’étaient usés dans l’obscurité, et il nevoyait plus
qu’à travers un nuage. Lorsqu’on entra dans sa prison, il necomprit pas ce
qu’on venait y faire ; quand on lui parla de liberté, ilsecoua la
tête ; puis, enfin, quand on lui dit que la Bastille étaitprise :

– Oh ! oh ! dit-il, que vont dire de cela le roi
Louis XV, madame de Pompadour et le duc de La Vrillière ?

Tavernier n’était même plus fou, comme de Whyte : il
était idiot.

La joie de ces hommes était terrible à voir, car elle criait
vengeance, tant elle ressemblait à de l’effroi. Deux ou troissemblaient près
d’expirer au milieu de ce tumulte composé de cent mille clameursréunies, eux
que jamais la voix de deux hommes parlant à la fois n’avait frappésdepuis leur
entrée à la Bastille ; eux qui n’étaient plus accoutumésqu’aux bruits
lents et mystérieux du bois qui joue dans l’humidité, de l’araignéequi tisse
sa toile, inaperçue, avec un battement pareil à celui d’une penduleinvisible
ou du rat effaré qui gratte et passe.

Au moment où Gilbert parut, les enthousiastes proposaient de
porter les prisonniers en triomphe, proposition qui fut acceptée àl’unanimité.

Gilbert eût fort désiré échapper à cette ovation, mais il
n’y avait pas moyen ; il était déjà reconnu ainsi que Billotet Pitou.

Les cris : « À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel
de Ville ! » retentirent, et Gilbert se trouva soulevésur les
épaules de vingt personnes à la fois.

En vain le docteur voulut-il résister, en vain Billot et
Pitou distribuèrent-ils à leurs frères d’armes leurs plus bravescoups de
poing, la joie et l’enthousiasme avaient durci l’épidermepopulaire. Coups de
poing, coups de bois de piques, coups de crosses de fusils,parurent aux vainqueurs
doux comme des caresses, et ne firent que redoubler leurenivrement.

Force fut donc à Gilbert de se laisser élever sur le pavois.

Le pavois était une table au milieu de laquelle on avait
planté une lance destinée à servir de point d’appui autriomphateur.

Le docteur domina donc cet océan de têtes ondulant de la
Bastille à l’arcade Saint-Jean, mer pleine d’orages, dont lesflots
emportaient, au milieu des piques, des baïonnettes et des armes detoute
espèce, de toute forme et de toute époque, les prisonnierstriomphateurs.

Mais en même temps qu’eux, cet océan terrible et irrésistible
roulait un autre groupe, tellement serré, qu’il semblait uneîle.

Ce groupe, c’était celui qui emmenait Launay prisonnier.

Autour de ce groupe, des cris non moins bruyants, non moins
enthousiastes que ceux qui accompagnaient les prisonniers sefaisaient entendre,
mais ce n’étaient pas des cris de triomphe, c’étaient des menacesde mort.

Gilbert, du point élevé où il se trouvait, ne perdait pas un
détail de ce terrible spectacle.

Seul, parmi tous ces prisonniers qu’on venait de rendre à la
liberté, il jouissait de la plénitude de ses facultés. Cinq joursde captivité
ne faisaient qu’un point obscur dans sa vie. Son œil n’avait pas eule temps de
s’éteindre ou de s’affaiblir dans l’obscurité de la Bastille.

Le combat, d’ordinaire, ne rend les combattants impitoyables
que pendant le temps qu’il dure. En général, les hommes sortant dufeu où ils
viennent de risquer leur propre vie, sont pleins de mansuétude pourleurs
ennemis.

Mais dans ces grandes émeutes populaires, comme la France en
a tant vues depuis la Jacquerie jusqu’à nous, les masses que lapeur a retenues
loin du combat, que le bruit a irritées, les masses, à la foisféroces et
lâches, cherchent après la victoire à prendre une part quelconque àce combat
qu’elles n’ont osé affronter en face.

Elles prennent leur part de la vengeance.

Depuis sa sortie de la Bastille, la marche du gouverneur
était le commencement de son supplice.

Élie, qui avait pris la vie de M. de Launay sous saresponsabilité,
marchait en tête, protégé par son uniforme et par l’admirationpopulaire qui
l’avait vu marchant le premier au feu. Il tenait à la main, au boutde son
épée, le billet que M. de Launay avait fait passer au peuple parune des
meurtrières de la Bastille, et que lui avait remis Maillard.

Après lui venait le garde des impositions royales, tenant à
la main les clefs de la forteresse ; puis Maillard, portant ledrapeau ;
puis enfin un jeune homme montrant à tous les yeux, percé par sabaïonnette, le
règlement de la Bastille, odieux rescrit en vertu duquel avaientcoulé tant de
larmes.

Puis enfin venait le gouverneur, protégé par Hullin et par
deux ou trois autres, mais qui disparaissait au milieu des poingsmenaçants,
des sabres agités, des piques frémissantes.

À côté de ce groupe, et roulant presque parallèlement à lui
dans cette grande artère de la rue Saint-Antoine, qui communiquedes boulevards
au fleuve, on en distinguait un autre non moins menaçant, non moinsterrible,
c’était celui qui entraînait le major de Losme, que nous avons vuapparaître un
instant pour lutter contre la volonté du gouverneur, et qui avaitenfin plié la
tête sous la détermination prise par celui-ci de se défendre.

Le major de Losme était un bon, brave et excellent garçon.
Bien des douleurs lui avaient dû un adoucissement depuis qu’ilétait à la
Bastille. Mais le peuple ignorait cela. Le peuple, à son brillantuniforme, le
prenait pour le gouverneur. Tandis que le gouverneur, grâce à sonhabit gris,
sans broderie aucune, et dont il avait arraché le ruban deSaint-Louis, se
réfugiait dans un certain doute protecteur que pouvaient éclairerseulement
ceux qui le connaissaient.

Voilà le spectacle sur lequel dominait le regard sombre de
Gilbert, ce regard toujours observateur et calme, même au milieudes dangers
qui étaient personnels à cette puissante organisation.

Hullin, en sortant de la Bastille, avait appelé à lui ses
amis les plus sûrs et les plus dévoués, les plus vaillants soldatspopulaires
de cette journée, et quatre ou cinq avaient répondu à son appel, ettentaient
de seconder son généreux dessein, en protégeant le gouverneur.C’étaient trois
hommes dont l’impartiale histoire a consacré le souvenir ; ilsse
nommaient Arné, Chollat et de Lépine.

Ces quatre hommes, précédés, comme nous l’avons dit, par
Hullin et Maillard, tentaient donc de défendre la vie d’un hommedont cent
mille voix demandaient la mort.

Autour d’eux s’étaient groupés quelques grenadiers des
gardes-françaises, dont l’uniforme, devenu plus populaire depuistrois jours,
était un objet de vénération pour le peuple.

M. de Launay avait échappé aux coups tant que les bras de
ses généreux défenseurs avaient pu parer les coups ; mais iln’avait pu
échapper aux injures et aux menaces.

Au coin de la rue de Jouy, des cinq grenadiers des
gardes-françaises qui s’étaient joints au cortège à la sortie de laBastille,
pas un ne restait. Ils avaient, l’un après l’autre, été enlevés surla route
par l’enthousiasme de la foule, et peut-être aussi par le calculdes assassins,
et Gilbert les avait vus disparaître l’un après l’autre, comme lesboules d’un
chapelet qui s’égrène.

Dès lors, il avait prévu que la victoire allait se ternir en
s’ensanglantant ; il avait voulu s’arracher à cette table quilui servait
de pavois, mais des bras de fer l’y tenaient rivé. Dans sonimpuissance il
avait lancé Billot et Pitou à la défense du gouverneur, et tousdeux, obéissant
à sa voix, faisaient tous leurs efforts pour fendre ces vagueshumaines et
pénétrer jusqu’à lui.

En effet, le groupe de ses défenseurs avait besoin de secours.
Chollat, qui n’avait rien mangé depuis la veille, avait senti sesforces
s’épuiser, et était tombé en défaillance ; à grand-peinel’avait-on relevé
et empêché d’être foulé aux pieds.

Mais c’était une brèche à la muraille, une rupture à ladigue.

Un homme s’élança par cette brèche, et faisant tournoyer son
fusil par le canon, il en asséna un coup terrible sur la tête nuedu
gouverneur.

Mais de Lépine vit s’abaisser la massue, il eut le temps de
se jeter les bras étendus entre de Launay et elle, et reçut aufront le coup
qui était destiné au prisonnier.

Étourdi par le choc, aveuglé par le sang, il porta enchancelant
ses mains à son visage, et quand il put voir, il était déjà à vingtpas du gouverneur.

Ce fut en ce moment que Billot arriva près de lui, tirant Pitou
à la remorque.

Il s’aperçut que le signe auquel on reconnaissait surtout de
Launay, c’était que seul le gouverneur était tête nue.

Billot prit son chapeau, étendit le bras et le posa sur la
tête du gouverneur.

De Launay se retourna et reconnut Billot.

– Merci, dit-il, mais quelque chose que vous fassiez, vous
ne me sauverez pas.

– Atteignons seulement l’Hôtel de Ville, dit Hullin, et jeréponds
de tout.

– Oui, dit de Launay, mais l’atteindrons-nous ?

– Avec l’aide de Dieu, nous le tenterons au moins, ditHullin.

En effet, on pouvait l’espérer, on commençait à déboucher
sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; mais cette place étaitencombrée
d’hommes aux bras nus, agitant des sabres et des piques. La rumeurqui courait
par les rues avait annoncé qu’on leur amenait le gouverneur et lemajor de la
Bastille, et comme une meute, longtemps retenue le nez au vent, lesdents grinçantes,
ils attendaient.

Aussitôt qu’ils virent paraître le cortège, ils se ruèrent
sur lui.

Hullin vit que là était le danger suprême, la dernière
lutte ; s’il pouvait faire monter les escaliers du perron à deLaunay, et
lancer de Launay dans les escaliers, le gouverneur était sauvé.

– À moi, Élie ; à moi, Maillard ; à moi, les
hommes de cœur, cria-t-il, il y va de notre honneur àtous !

Élie et Maillard entendirent l’appel ; ils firent une
pointe au milieu du peuple ; mais le peuple ne les seconda quetrop
bien : il s’ouvrit devant eux, et se referma derrière eux.

Élie et Maillard se trouvèrent séparés du groupe principal,
qu’ils ne purent rejoindre.

La foule vit ce qu’elle venait de gagner et fit un furieuxeffort.
Comme un boa gigantesque, elle roula ses anneaux autour du groupe.Billot fut
soulevé, entraîné, emporté ; Pitou, tout entier à Billot, selaissa aller
au même tourbillon. Hullin butta aux premières marches de l’Hôtelde Ville, et
tomba. Une première fois il se releva, mais ce fut pour retomberpresque
aussitôt, et cette fois de Launay le suivit dans sa chute.

Le gouverneur resta ce qu’il était ; jusqu’au derniermoment
il ne jeta pas une plainte, il ne demanda point grâce ; ilcria seulement
d’une voix stridente :

– Au moins, tigres que vous êtes, ne me faites pas
languir : tuez-moi sur-le-champ.

Jamais ordre ne fut exécuté avec plus de ponctualité que
cette prière ; en un instant, autour de de Launay tombé, lestêtes
s’inclinèrent menaçantes, les bras se levèrent armés. On ne vitplus, pendant
un instant, que des mains crispées, des fers plongeant ; puisune tête
sortit, détachée du tronc, et s’éleva dégoûtante de sang au boutd’une
pique ; elle avait conservé son sourire livide etméprisant.

Ce fut la première.

Gilbert avait dominé tout ce spectacle ; Gilbert, cette
fois encore, avait voulu s’élancer pour lui porter secours, maisdeux cents
bras l’avaient arrêté.

Il détourna la tête et soupira.

Cette tête, aux yeux ouverts, se leva juste, et comme pour
le saluer d’un dernier regard, en face de la fenêtre où se tenaitde Flesselles,
entouré et protégé par les électeurs.

Il eût été difficile de dire lequel était le plus pâle du
vivant ou du mort.

Tout à coup une immense rumeur s’éleva à l’endroit où gisait
le corps de de Launay. On l’avait fouillé, et dans la poche de saveste on
avait trouvé le billet que lui avait adressé le prévôt desmarchands, et qu’il
avait montré à Losme.

Ce billet était conçu en ces termes, on se le
rappelle :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des
cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. deBesenval vous enverra
du renfort.

« De
Flesselles. »

Un horrible blasphème monta du pavé de la rue à la fenêtre
de l’Hôtel de Ville où se tenait de Flesselles.

Sans en deviner la cause, il comprit la menace et se rejeta
en arrière.

Mais il avait été vu, on le savait là ; on se précipita
par les escaliers, et cette fois d’un mouvement si universel, queles hommes
qui portaient le docteur Gilbert l’abandonnèrent pour suivre cettemarée qui
montait sous le souffle de la colère.

Gilbert voulut, lui aussi, entrer à l’Hôtel de Ville, non
pour menacer, mais pour protéger de Flesselles. Il avait déjàfranchi les trois
ou quatre premières marches du perron, quand il se sentitviolemment tiré en arrière.
Il se retourna pour se débarrasser de cette nouvelleétreinte ; mais,
cette fois, il reconnut Billot et Pitou.

– Oh ! s’écria Gilbert, qui, du point élevé où il se
trouvait, dominait toute la place, que se passe-t-il donclà-bas ?

Et il indiquait de sa main crispée la rue de la
Tixéranderie.

– Venez, docteur, venez, dirent à la fois Billot et Pitou.

– Oh ! les assassins ! s’écria le docteur, les
assassins !…

En effet, en ce moment, le major de Losme tombait frappé
d’un coup de hache ; le peuple confondait dans sa colère et legouverneur
égoïste et barbare qui avait été le persécuteur des malheureuxprisonniers, et
l’homme généreux qui en avait constamment été l’appui.

– Oh ! oui, oui, dit-il, allons-nous-en, car je
commence à être honteux d’avoir été délivré par de pareilshommes.

– Docteur, dit Billot, soyez tranquille. Ce ne sont pas ceux
qui ont combattu là-bas qui massacrent ici.

Mais, au moment même où le docteur descendait les marches
qu’il avait montées pour courir au secours de de Flesselles, leflot qui
s’était engouffré sous la voûte était vomi par elle. Au milieu dece torrent
d’hommes, un homme se débattait entraîné.

– Au Palais-Royal ! au Palais-Royal ! cria la
foule.

– Oui, mes amis, oui, mes bons amis, au Palais-Royal !
répétait cet homme.

Et il roulait vers le fleuve, comme si l’inondation humaine
eût voulu, non pas le conduire au Palais-Royal, mais l’entraînerdans la Seine.

– Oh ! s’écria Gilbert, encore un qu’ils vont
égorger ! tâchons de sauver celui-là du moins.

Mais à peine ces paroles étaient-elles prononcées, qu’un
coup de pistolet se faisait entendre, et que de Flessellesdisparaissait dans
la fumée.

Gilbert couvrit ses yeux de ses deux mains avec un mouvement
de sublime colère ; il maudissait ce peuple qui, étant sigrand, n’avait
pas la force de rester pur, et qui souillait sa victoire par untriple
assassinat.

Puis, quand ses mains s’écartèrent de ses yeux, il vit trois
têtes au bout de trois piques.

La première était celle de de Flesselles, la seconde celle
de de Losme, la troisième celle de de Launay.

L’une s’élevait sur les degrés de l’Hôtel de Ville, l’autre
au milieu de la rue de la Tixéranderie, la troisième sur le quaiPelletier.

Par leur position elles figuraient un triangle.

– Oh ! Balsamo ! Balsamo ! murmura le docteur
avec un soupir, est-ce donc avec un pareil triangle que l’onsymbolise la
liberté ?

Et il s’enfuit par la rue de la Vannerie, entraînant après
lui Billot et Pitou.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer