Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 7 Où il est démontré que si de longues jambes sont un peu disgracieuses pour danser, elles sont fort utiles pour courir

Il y avait nombreuse assemblée dans la grange. Billot, comme
nous l’avons dit, était fort considéré de ses gens, en ce qu’il les grondait souvent,
mais les nourrissait bien et les payait bien.

Aussi, chacun s’était-il empressé de se rendre à son invitation.

D’ailleurs à cette époque courait parmi le peuple cette fièvre
étrange qui prend les nations quand les nations vont se mettre en travail. Des
mots étrangers, nouveaux, presque inconnus sortaient de bouches quine les
avaient jamais prononcés. C’étaient les mots de liberté,d’indépendance,
d’émancipation, et, chose singulière, ce n’était pas seulement parmi le peuple
qu’on entendait prononcer ces mots ; non, ces mots avaient été prononcés
par la noblesse d’abord, et cette voix qui leur répondait n’était qu’un écho.

C’était de l’Occident qu’était venue cette lumière qui
devait éclairer jusqu’à ce qu’elle brûlât, c’était en Amérique que s’était levé
ce soleil, qui, en accomplissant son cours, devait faire de la France un vaste
incendie à la lueur duquel les nations épouvantées allaient lire le mot
république écrit en lettres de sang.

Aussi, ces réunions où l’on s’occupait d’affaires politiques
étaient-elles moins rares qu’on ne pourrait le croire. Des hommes,sortis on ne
savait d’où, des apôtres d’un dieu invisible, et presque inconnus,couraient
les villes et les campagnes, semant partout des paroles de liberté.Le gouvernement,
aveuglé jusqu’alors, commençait à ouvrir les yeux. Ceux qui étaient à la tête
de cette grande machine qu’on appelle la chose publique, sentaient certains
rouages se paralyser sans qu’ils pussent comprendre d’où venait l’obstacle.
L’opposition était partout dans les esprits, si elle n’était pas encore dans
les bras et dans les mains ; invisible, mais présente, mais sensible, mais
menaçante, et parfois d’autant plus menaçante que, pareille aux spectres, elle
était insaisissable, et qu’on la devinait sans pouvoir l’étreindre.

Vingt ou vingt-cinq métayers, tous dépendants de Billot,
étaient rassemblés dans la grange.

Billot entra suivi de Pitou. Toutes les têtes se
découvrirent, tous les chapeaux s’agitèrent au bout des bras. On comprenait que
tous ces hommes-là étaient prêts à se faire tuer sur un signe du maître.

Le fermier expliqua aux paysans que la brochure que Pitou
allait leur lire était l’ouvrage du docteur Gilbert. Le docteur Gilbert était
fort connu dans tout le canton, où il avait plusieurs propriétés,dont la ferme
tenue par Billot était la principale.

Un tonneau était préparé pour le lecteur. Pitou monta sur
cette tribune improvisée, et commença la lecture.

Il est à remarquer que les gens du peuple, et j’oserai presque
dire les hommes en général, écoutent avec d’autant plus d’attention qu’ils comprennent
moins. Il est évident que le sens général de la brochure échappait aux esprits
les plus éclairés de la rustique assemblée, et à Billot lui-même.Mais, au
milieu de cette phraséologie obscure, passaient, comme des éclairs dans un ciel
sombre et chargé d’électricité, les mots lumineux d’indépendance,de liberté et
d’égalité. Il n’en fallut pas davantage ; les applaudissements
éclatèrent ; les cris de : « Vive le docteur Gilbert ! »
retentirent. Le tiers de la brochure à peu près avait été lu ;il fut décidé
qu’on la lirait en trois dimanches.

Les auditeurs furent invités à se réunir le dimanche suivant,
et chacun promit d’y assister.

Pitou avait fort bien lu. Rien ne réussit comme le succès.
Le lecteur avait pris sa part des applaudissements adressés à l’ouvrage, et,
subissant l’influence de cette science relative, M. Billot lui-même avait senti
naître en lui une certaine considération pour l’élève de l’abbé Fortier. Pitou,
déjà plus grand que nature au physique, avait moralement grandi de dix coudées.

Une seule chose lui manquait : mademoiselle Catherine
n’avait pas assisté à son triomphe.

Mais le père Billot, enchanté de l’effet qu’avait produit la
brochure du docteur, se hâta de faire part de ce succès à sa femme et à sa
fille. Madame Billot ne répondit rien : c’était une femme à courte vue.

Mais Catherine sourit tristement.

– Eh bien ! qu’as-tu encore ? dit le fermier.

– Mon père ! mon père ! dit Catherine, j’ai peur
que vous vous compromettiez.

– Allons ! ne vas-tu pas faire l’oiseau de mauvais augure ?
Je te préviens que j’aime mieux l’alouette que le hibou.

– Mon père, on m’a déjà dit de vous prévenir qu’on avait les
yeux sur vous.

– Et qui t’a dit cela, s’il te plaît ?

– Un ami.

– Un ami ? Tout conseil mérite remerciement. Tu vas me
dire le nom de cet ami. Quel est-il, voyons ?

– Un homme qui doit être bien informé.

– Qui, enfin ?

– M. Isidor de Charny.

– De quoi se mêle-t-il, ce muscadin-là ? de me donner
des conseils sur la façon dont je pense ? Est-ce que je lui donne des
conseils sur la manière dont il s’habille, à lui ? Il me semble qu’il y
aurait cependant autant à dire d’une part que d’autre.

– Mon père, je ne vous dis pas cela pour vous fâcher. Le
conseil a été donné à bonne intention.

– Eh bien ! je lui en rendrai un autre, et tu peux le
lui transmettre de ma part.

– Lequel ?

– C’est que lui et ses confrères fassent attention à eux, on
les secoue drôlement à l’Assemblée nationale, MM. les nobles ;et plus
d’une fois il y a été question des favoris et des favorites. Avis à son frère,
M. Olivier de Charny, qui est là-bas, et qui n’est pas mal, dit-on,avec
l’Autrichienne.

– Mon père, dit Catherine, vous avez plus d’expérience que
nous, faites à votre guise.

– En effet, murmura Pitou, que son succès avait rempli de
confiance, de quoi se mêle-t-il votre M. Isidor ?

Catherine n’entendit point ou fit semblant de ne pas entendre,
et la conversation en resta là.

Le dîner eut lieu comme d’habitude. Jamais Pitou ne trouva
dîner plus long. Il avait hâte de se montrer dans sa nouvelle splendeur avec
mademoiselle Catherine au bras. C’était un grand jour pour lui que ce dimanche,
et il se promit bien de garder la date du 12 juillet dans son souvenir.

On partit enfin vers les trois heures. Catherine était charmante.
C’était une jolie blonde aux yeux noirs, mince et flexible comme les saules qui
ombrageaient la petite source où l’on allait puiser l’eau de la ferme. Elle
était mise d’ailleurs avec cette coquetterie naturelle qui fait ressortir tous
les avantages de la femme, et son petit bonnet, chiffonné par elle-même, comme
elle l’avait dit à Pitou, lui allait à merveille.

La danse ne commençait d’habitude qu’à six heures. Quatre
ménétriers, montés sur une estrade de planches, faisaient,moyennant une
rétribution de six blancs par contredanse, les honneurs de cette salle de bal
en plein vent. En attendant six heures, on se promenait dans cette fameuse
allée des Soupirs dont avait parlé la tante Angélique, où l’on regardait les
jeunes messieurs de la ville ou des environs jouer à la paume, sous la
direction de maître Farolet, paumier en chef de Son Altesse Monseigneur le duc
d’Orléans. Maître Farolet était tenu pour un oracle, et ses décisions en
matière de tire, de chasse et de quinze, étaient reçues avec toute la
vénération que l’on devait à son âge et à son mérite.

Pitou, sans trop savoir pourquoi, eût fort désiré rester
dans l’allée des Soupirs ; mais ce n’était point pour demeurer à l’ombre
de cette double allée de hêtres que Catherine avait fait cette toilette
pimpante qui avait émerveillé Pitou.

Les femmes sont comme les fleurs que le hasard a fait
pousser à l’ombre ; elles tendent incessamment à la lumière,et, d’une
manière ou d’une autre, il faut toujours que leur corolle fraîche et embaumée
vienne s’ouvrir au soleil, qui les fane et qui les dévore.

Il n’y a que la violette qui, au dire des poètes, ait la
modestie de rester cachée ; mais encore porte-t-elle le deuil de sa beauté
inutile.

Catherine tira donc tant et si bien le bras de Pitou, que
l’on prit le chemin du jeu de paume. Hâtons-nous de dire que Pitou non plus ne
se fit pas trop tirer le bras. Il avait aussi grande hâte de montrer son habit
bleu de ciel et son coquet tricorne, que Catherine son bonnet à la Galatée et
son corset gorge-de-pigeon.

Une chose flattait surtout notre héros et lui donnait un
avantage momentané sur Catherine. Comme personne ne le reconnaissait, Pitou
n’ayant jamais été vu sous de si somptueux habits, on le prenait pour un jeune
étranger débarqué de la ville, quelque neveu, quelque cousin de la famille
Billot, un prétendu de Catherine même. Mais Pitou tenait trop à constater son
identité pour que l’erreur pût durer plus longtemps. Il fit tant de signes de
tête à ses amis, il ôta tant de fois son chapeau à ses connaissances, qu’enfin
on reconnut dans le pimpant villageois l’élève indigne de maître Fortier, et
qu’une espèce de clameur s’éleva qui disait :

– C’est Pitou ! Avez-vous vu Ange Pitou ?

Cette clameur alla jusqu’à mademoiselle Angélique ;
mais comme cette clameur lui dit que celui que la clameur publique proclamait
pour son neveu était un gentil garçon, marchant les pieds en dehors et arrondissant
les bras, la vieille fille, qui avait toujours vu Pitou marcher les pieds en
dedans et les coudes au corps, secoua la tête avec incrédulité et se contenta
de dire :

– Vous vous trompez, ce n’est pas là mon cancre de neveu.

Les deux jeunes gens arrivèrent au jeu de paume. Il y avait,
ce jour-là, défi entre les joueurs de Soissons et les joueurs de
Villers-Cotterêts ; de sorte que la partie était des plus animées.
Catherine et Pitou se placèrent à la hauteur de la corde, tout au bas du
talus ; c’était Catherine qui avait choisi ce poste comme le meilleur.

Au bout d’un instant, on entendit la voix de maître Farolet
qui criait :

– À deux. Passons.

Les joueurs passèrent effectivement, c’est-à-dire que chacun
alla défendre sa chasse et attaquer celle de ses adversaires. Un des joueurs,
en passant, salua Catherine avec un sourire ; Catherine répondit par une
révérence et en rougissant. En même temps, Pitou sentit courir dans le bras de
Catherine appuyé au sien un petit tremblement nerveux.

Quelque chose comme une angoisse inconnue serra le cœur de
Pitou.

– C’est M. de Charny ? dit-il en regardant sa compagne.

– Oui, répondit Catherine. Vous le connaissez donc ?

– Je ne le connais pas, fit Pitou ; mais je l’ai
deviné.

En effet, Pitou avait pu deviner M. de Charny dans ce jeune
homme, d’après ce que lui avait dit Catherine la veille.

Celui qui avait salué la jeune fille était un élégant gentilhomme
de vingt-trois ou vingt-quatre ans, beau, bien pris dans sa taille,élégant de
formes et gracieux de mouvements, comme ont l’habitude d’être ceux qu’une
éducation aristocratique a pris au berceau. Tous ces exercices du corps qu’on
ne fait bien qu’à la condition qu’on les aura étudiés dès l’enfance, M. Isidor
de Charny les exécutait avec une perfection remarquable ; en outre, il
était de ceux dont le costume s’harmonise toujours à merveille avec l’exercice
auquel il est destiné. Ses livrées de chasse étaient citées pour leur goût
parfait, ses négligés de salle d’armes auraient pu servir de modèles à
Saint-Georges lui-même ; enfin, ses habits de cheval étaient ou plutôt
paraissaient, grâce à sa façon de les porter, d’une coupe toute particulière.

Ce jour-là, M. de Charny, frère cadet de notre ancienne
connaissance le comte de Charny, coiffé avec tout le négligé d’une toilette du
matin, était vêtu d’une espèce de pantalon collant, couleur claire,qui faisait
valoir la forme de ses cuisses et de ses jambes à la fois fines et musculeuses ;
d’élégantes sandales de paume, retenues par des courroies,remplaçaient momentanément
ou le soulier à talon rouge ou la botte à retroussis ; une veste de piqué
blanc serrait sa taille, comme si elle eût été prise dans un corset ; enfin,
sur le talus, son domestique tenait un habit vert à galons d’or.

L’animation lui donnait en ce moment tout le charme et toute
la fraîcheur de la jeunesse que, malgré ses vingt-trois ans, les veilles prolongées,
les débauches nocturnes et les parties de jeu qu’éclaire en se levant le
soleil, lui avaient déjà fait perdre.

Aucun des avantages qui sans doute avaient été remarqués par
la jeune fille n’échappa à Pitou. En voyant les mains et les pieds de M. de
Charny, il commença à être moins fier de cette prodigalité de la nature qui lui
avait donné à lui la victoire sur le fils du cordonnier, et il songea que cette
même nature aurait pu répartir d’une façon plus habile sur toutes les parties
de son corps les éléments dont il était composé.

En effet, avec ce qu’il y avait de trop aux pieds, aux mains
et aux genoux de Pitou, la nature aurait eu de quoi lui faire une fort jolie
jambe. Seulement, les choses n’étaient point à leur place : où il y avait
besoin de finesse, il y avait engorgement, et où il fallait rebondissement, il
y avait vide.

Pitou regarda ses jambes, de l’air dont le cerf de la fable
regarde les siennes.

– Qu’avez-vous donc, monsieur Pitou ? reprit Catherine.

Pitou ne répondit rien, et se contenta de pousser un soupir.

La partie était finie. Le vicomte de Charny profita de l’intervalle
entre la partie finie et celle qui allait commencer, pour venir saluer
Catherine. À mesure qu’il approchait, Pitou voyait le sang monter au visage de
la jeune fille, et sentait son bras devenir plus tremblant.

Le vicomte fit un signe de tête à Pitou, puis, avec cette
politesse familière que savaient si bien prendre les nobles de cette époque
avec les petites bourgeoises et les grisettes, il demanda à Catherine des
nouvelles de sa santé et réclama la première contredanse. Catherine accepta. Un
sourire fut le remerciement du jeune noble. La partie allait recommencer, on
l’appela. Il salua Catherine, et s’éloigna avec la même aisance qu’il était
venu.

Pitou sentit toute la supériorité qu’avait sur lui un homme
qui parlait, souriait, s’approchait et s’éloignait de cette manière.

Un mois employé à tâcher d’imiter le mouvement simple de M.
de Charny n’eût conduit Pitou qu’à une parodie dont il sentait lui-même tout le
ridicule.

Si le cœur de Pitou eût connu la haine, il eût, à partir de
ce moment, détesté le vicomte de Charny.

Catherine resta à regarder jouer à la paume jusqu’au moment
où les joueurs appelèrent leurs domestiques pour passer leurs habits. Elle se
dirigea alors vers la danse, au grand désespoir de Pitou, qui, ce jour-là,
semblait destiné à aller contre sa volonté partout où il allait.

M. de Charny ne se fit point attendre. Un léger changement
dans sa toilette avait du joueur de paume fait un élégant danseur.Les violons
donnèrent le signal, et il vint présenter sa main à Catherine, en lui rappelant
la promesse qu’elle lui avait faite.

Ce qu’éprouva Pitou quand il sentit le bras de Catherine se
détacher de son bras, et qu’il vit la jeune fille toute rougissante s’avancer
dans le cercle avec son cavalier, fut peut-être une des sensations les plus désagréables
de sa vie. Une sueur froide lui monta au front, un nuage lui passa sur les
yeux ; il étendit la main et s’appuya sur la balustrade, car il sentit ses
genoux, si solides qu’ils fussent, prêts à se dérober sous lui.

Quant à Catherine, elle semblait n’avoir et n’avait même
probablement aucune idée de ce qui se passait dans le cœur de Pitou ; elle
était heureuse et fière à la fois : heureuse de danser, fière de danser
avec le plus beau cavalier des environs.

Si Pitou avait été contraint d’admirer M. de Charny joueur
de paume, force lui fut de rendre justice à M. de Charny danseur. À cette
époque, la mode n’était pas encore venue de marcher au lieu de danser. La danse
était un art qui faisait partie de l’éducation. Sans compter M. deLauzun, qui
avait dû sa fortune à la façon dont il avait dansé sa première courante au
quadrille du roi, plus d’un gentilhomme avait dû la faveur dont il jouissait à
la cour, à la manière dont il tendait le jarret et poussait la pointe du pied
en avant. Sous ce rapport, le vicomte était un modèle de grâce et de
perfection, et il eût pu, comme Louis XIV, danser sur un théâtre avec la chance
d’être applaudi, quoiqu’il ne fût ni roi, ni acteur.

Pour la seconde fois, Pitou regarda ses jambes, et fut forcé
de s’avouer qu’à moins qu’il ne s’opérât un grand changement dans cette partie
de son individu, il devait renoncer à briguer des succès du genre de ceux que
remportait M. de Charny en ce moment.

La contredanse finit. Pour Catherine, elle avait duré quelques
secondes à peine, mais à Pitou elle avait paru un siècle. En revenant prendre
le bras de son cavalier, Catherine s’aperçut du changement qui s’était fait
dans sa physionomie. Il était pâle ; la sueur perlait sur son front, et
une larme à demi dévorée par la jalousie roulait dans son œil humide.

– Ah ! mon Dieu ! dit Catherine, qu’avez-vous
donc, Pitou ?

– J’ai, répondit le pauvre garçon, que je n’oserai jamais
danser avec vous, après vous avoir vu danser avec M. de Charny.

– Bah ! dit Catherine, il ne faut pas vous démoraliser
comme cela ; vous danserez comme vous pourrez, et je n’en aurai pas moins
de plaisir à danser avec vous.

– Ah ! dit Pitou, vous dites cela pour me consoler,mademoiselle ;
mais je me rends justice, et vous aurez toujours plus de plaisir à danser avec
ce jeune noble qu’avec moi.

Catherine ne répondit rien, car elle ne voulait pas
mentir ; seulement, comme c’était une excellente créature, et qu’elle
commençait à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose d’étrange dans le cœur
du pauvre garçon, elle lui fit force amitiés ; mais ces amitiés ne purent
lui rendre sa joie et sa gaieté perdues. Le père Billot avait dit vrai :
Pitou commençait à être un homme – il souffrait.

Catherine dansa encore cinq ou six contredanses, dont une
seconde avec M. de Charny. Cette fois, sans souffrir moins, Pitou était plus
calme en apparence. Il suivait des yeux chaque mouvement de Catherine et de son
cavalier. Il essayait, au mouvement de leurs lèvres, de deviner ce qu’ils se
disaient, et lorsque, dans les figures qu’ils exécutaient, leurs mains venaient
se joindre, il tâchait de deviner si ces mains se joignaient seulement ou se
serraient en se joignant.

Sans doute c’était cette seconde contredanse qu’attendait
Catherine, car à peine fut-elle achevée que la jeune fille proposa à Pitou de reprendre
le chemin de la ferme. Jamais proposition ne fut accueillie avec plus
d’empressement ; mais le coup était porté, et Pitou, tout en faisant des
enjambées que Catherine était obligée de retenir de temps en temps,gardait le
silence le plus absolu.

– Qu’avez-vous donc, lui dit enfin Catherine, et pourquoi ne
me parlez-vous pas ?

– Je ne vous parle pas, mademoiselle, dit Pitou, parce que
je ne sais pas parler comme M. de Charny. Que voulez-vous que je vous dise encore,
après toutes les belles choses qu’il vous a dites en dansant avec vous ?

– Voyez comme vous êtes injuste, monsieur Ange, nous
parlions de vous.

– De moi, mademoiselle, et comment cela ?

– Dame ! monsieur Pitou, si votre protecteur ne se
retrouve pas, il faudra bien vous en choisir un autre.

– Je ne suis donc plus bon pour tenir les écritures de la
ferme ? demanda Pitou avec un soupir.

– Au contraire, monsieur Ange, c’est que je crois que ce
sont les écritures de la ferme qui ne sont point assez bonnes pour vous. Avec
l’éducation que vous avez reçue, vous pouvez arriver à mieux que cela.

– Je ne sais pas à quoi j’arriverai ; mais ce que je
sais, c’est que je ne veux arriver à rien si je ne puis arriver à quelque chose
que par M. le vicomte de Charny.

– Et pourquoi refuseriez-vous sa protection ? Son
frère, le comte de Charny, est, à ce qu’il paraît, admirablement en cour, et a
épousé une amie particulière de la reine. Il me disait que, si cela pouvait
m’être agréable, il vous ferait avoir une place dans les gabelles.

– Bien obligé, mademoiselle, mais je vous l’ai déjà dit, je
me trouve bien comme je suis, et, à moins que votre père ne me renvoie, je
resterai à la ferme.

– Et pourquoi diable te renverrais-je ? dit une grosse
voix que Catherine en tressaillant reconnut pour celle de son père.

– Mon cher Pitou, dit tout bas Catherine, ne parlez pas de
M. Isidor, je vous en prie.

– Hein ! réponds donc.

– Mais… je ne sais pas, dit Pitou fort embarrassé ;
peut-être ne me trouvez-vous pas assez savant pour vous être utile.

– Pas assez savant ! Quand tu comptes comme Barrême, et
que tu lis à en remontrer à notre maître d’école, qui se croit cependant un
grand clerc. Non, Pitou, c’est le bon Dieu qui conduit chez moi les gens qui y
entrent, et, une fois qu’ils y sont entrés, ils y restent tant  qu’il plaît au
bon Dieu.

Pitou rentra à la ferme sur cette assurance ; mais
quoique ce fût bien quelque chose, ce n’était point assez. Il s’était fait un
grand changement en lui entre sa sortie et sa rentrée. Il avait perdu une chose
qui, une fois perdue, ne se retrouve plus : c’était la confiance en
lui-même ; aussi Pitou, contre son habitude, dormit-il fort mal. Dans ses
moments d’insomnie, il se rappela le livre du docteur Gilbert ; ce livre
était principalement contre la noblesse, contre les abus de la classe
privilégiée, contre la lâcheté de ceux qui s’y soumettent ; il sembla à
Pitou qu’il commençait seulement à comprendre toutes les belles choses qu’il
avait lues le matin, et il se promit, dès qu’il ferait jour, de relire pour lui
seul, et tout bas, le chef-d’œuvre qu’il avait lu tout haut et à tout le monde.

Mais, comme Pitou avait mal dormi, Pitou s’éveilla tard.

Il n’en résolut pas moins de mettre à exécution son projet de
lecture. Il était sept heures ; le fermier ne devait rentrer qu’à
neuf ; d’ailleurs, rentrât-il, il ne pouvait qu’applaudir à une occupation
qu’il avait lui-même recommandée.

Il descendit par un petit escalier en échelle, et alla
s’asseoir sur un banc au-dessous de la fenêtre de Catherine.Était-ce le hasard
qui avait amené là Pitou juste en cet endroit, ou connaissait-il les situations
respectives de cette fenêtre et de ce banc ?

Tant il y a que Pitou, rentré dans son costume de tous les
jours, qu’on n’avait pas encore eu le temps de remplacer, et qui se composait
de sa culotte noire, de sa souquenille verte et de ses souliers rougis, tira la
brochure de sa poche et se mit à lire.

Nous n’oserions pas dire que les commencements de cette
lecture eurent lieu sans que les yeux du lecteur se détournas sent de temps en
temps du livre à la fenêtre ; mais comme la fenêtre ne présentait aucun
buste de jeune fille dans son encadrement de capucines et devolubilis, les
yeux de Pitou finirent par se fixer invariablement sur le livre.

Il est vrai que, comme sa main négligeait d’en tourner les
feuillets, et que plus son attention paraissait profonde, moins sa main se
dérangeait, on pouvait croire que son esprit était ailleurs et qu’il rêvait au
lieu de lire.

Tout à coup il sembla à Pitou qu’une ombre se projetait sur
les pages de la brochure, jusque-là éclairées par le soleil matinal. Cette
ombre, trop épaisse pour être celle d’un nuage, ne pouvait donc être produite
que par un corps opaque ; or, il y a des corps opaques si charmants à
regarder, que Pitou se retourna vivement pour voir quel était celui qui lui
interceptait son soleil.

Pitou se trompait. C’était bien effectivement un corps opaque
qui lui faisait tort de cette part de lumière et de chaleur que Diogène réclamait
d’Alexandre. Mais ce corps opaque, au lieu d’être charmant présentait au
contraire un aspect assez désagréable.

C’était celui d’un homme de quarante-cinq ans, plus long et
plus mince encore que Pitou, vêtu d’un habit presque aussi râpé que le sien, et
qui, penchant sa tête par-dessus son épaule, semblait lire avec autant de
curiosité que Pitou y mettait de distraction.

Pitou demeura fort étonné. Un sourire gracieux se dessina
sur les lèvres de l’homme noir, et montra une bouche dans laquelle il ne
restait que quatre dents, deux en haut et deux en bas, se croisant et
s’aiguisant comme les défenses d’un sanglier.

– Édition américaine, dit cet homme d’une voix nasillarde,
format in-octavo : « De la liberté des hommes et de l’indépendance
des nations. Boston, 1788. »

À mesure que l’homme noir parlait, Pitou ouvrait des yeux
avec un étonnement progressif, de sorte que lorsque l’homme noir cessa de parler,
les yeux de Pitou avaient atteint le plus grand développement auquel ils
pussent parvenir.

– Boston, 1788. C’est bien cela, monsieur, répéta Pitou.

– C’est le traité du docteur Gilbert ? dit l’homme
noir.

– Oui, monsieur, répondit poliment Pitou.

Et il se leva, car il avait toujours entendu dire qu’il
était incivil de parler assis à son supérieur ; et, dans l’esprit encore
naïf de Pitou, tout homme avait droit de réclamer sa supériorité sur lui.

Mais, en se levant, Pitou aperçut quelque chose de rose et
de mouvant vers la fenêtre, et qui lui fit l’œil. Ce quelque chose était
mademoiselle Catherine. La jeune fille le regardait d’une façon étrange et lui
faisait des signes singuliers.

– Monsieur, sans indiscrétion, demanda l’homme noir qui,
ayant le dos tourné à la fenêtre, était resté complètement étranger à ce qui se
passait, monsieur, à qui appartient ce livre ?

Et il montrait du doigt, mais sans y toucher, la brochure
que tenait Pitou entre ses mains.

Pitou allait répondre que le livre appartenait à M. Billot,
quand arrivèrent jusqu’à lui ces mots prononcés par une voix presque
suppliante :

– Dites que c’est à vous.

L’homme noir qui était tout yeux n’entendit pas ces mots.

– Monsieur, dit majestueusement Pitou, ce livre est à moi.

L’homme noir leva la tête, car il commençait à remarquer que
de temps en temps les regards étonnés de Pitou le quittaient pour aller se
fixer sur un point particulier. Il vit la fenêtre, mais Catherine avait deviné
le mouvement de l’homme noir, et, rapide comme un oiseau, elle avait disparu.

– Que regardez-vous donc là-haut ? demanda l’homme
noir.

– Ah çà ! monsieur, dit Pitou en souriant,
permettez-moi de vous dire que vous êtes bien curieux.Curiosus, ou
plutôt avidus cognoscendi, comme disait l’abbé Fortier, mon maître.

– Vous dites donc, reprit l’interrogateur sans paraître le
moins du monde intimidé par cette preuve de science que venait de donner Pitou
dans l’intention de donner à l’homme noir une idée plus haute de lui que celle
qu’il en avait prise d’abord, vous dites donc que ce livre est à vous ?

Pitou cligna de l’œil de manière à ce que la fenêtre se retrouvât
dans son rayon visuel. La tête de Catherine reparut et fit un signe affirmatif.

– Oui monsieur, répondit Pitou. Seriez-vous désireux de le
lire ? Avidus legendi libri ou legendaehistori.

– Monsieur, dit l’homme noir, vous me paraissez
beaucoup au-dessus de l’état qu’indiquent vos habits : Nondives
vestitu sed ingenio. En conséquence, je vous arrête.

– Comment ! vous m’arrêtez ? dit Pitou au comble
de la stupéfaction.

– Oui, monsieur ; suivez-moi donc, je vous prie.

Pitou regarda non plus en l’air, mais autour de lui, et il
aperçut deux sergents qui attendaient les ordres de l’homme noir ; les
deux sergents semblaient sortir de terre.

– Dressons procès-verbal, messieurs, dit l’homme noir.

Le sergent attacha les mains de Pitou avec une corde, et
garda dans ses mains le livre du docteur Gilbert.

Puis il attacha Pitou lui-même à un anneau placé au-dessous
de la fenêtre.

Pitou allait se récrier, mais il entendit cette même voix
qui avait tant de puissance sur lui qui lui soufflait :« Laissez-vous
faire. »

Pitou se laissa donc faire avec une docilité qui enchanta
les sergents et surtout l’homme noir. De sorte que, sans défiance aucune, ils
entrèrent dans la ferme, les deux sergents pour prendre une table,l’homme
noir… nous saurons plus tard pourquoi.

À peine les sergents et l’homme noir étaient-ils entrés dans
la maison que la voix se fit entendre :

– Levez les mains, disait la voix.

Pitou leva non seulement les mains, mais la tête, et il aperçut
le visage pâle et effaré de Catherine ; elle tenait un couteau à la
main : « Encore… encore… », dit-elle.

Pitou se haussa sur la pointe des pieds.

Catherine se pencha en dehors ; la lame toucha la corde
et Pitou recouvra la liberté de ses mains.

– Prenez le couteau, dit Catherine, et coupez à votre tour
la corde qui vous attache à l’anneau.

Pitou ne se le fit pas dire deux fois ; il coupa la
corde et se trouva entièrement libre.

– Maintenant, dit Catherine, voici un double louis ;
vous avez de bonnes jambes, sauvez-vous : allez à Paris et prévenez le
docteur.

Elle ne put achever, les sergents reparaissaient et le
double louis tomba aux pieds de Pitou.

Pitou le ramassa vivement. En effet, les sergents étaient
sur le seuil de la porte où ils demeurèrent un instant, étonnés devoir libre
celui qu’ils avaient si bien garrotté il n’y avait qu’un instant. À leur vue,
les cheveux de Pitou se hérissèrent sur sa tête, et il se rappela confusément
le in crinibus angues des Euménides.

Les sergents et Pitou restèrent un instant dans la situation
du lièvre et d’un chien d’arrêt, immobiles et se regardant. Mais,comme au
moindre mouvement du chien le lièvre détale, au premier mouvement des sergents
Pitou fit un bond prodigieux et se trouva de l’autre côté d’une haie.

Les sergents poussèrent un cri qui fit accourir l’exempt,lequel
portait une petite cassette sous son bras. L’exempt ne perdit pas son temps en
discours et se mit à courir après Pitou. Les deux sergents imitèrent son
exemple. Mais ils n’étaient pas de force à sauter comme Pitou par-dessus une
haie de trois pieds et demi de haut, ils furent donc forcés d’en faire le tour.

Mais quand ils arrivèrent à l’angle de la haie, ils
aperçurent Pitou à plus de cinq cents pas dans la plaine, piquant directement
sur la forêt, dont il était distant d’un quart de lieue à peine, et qu’il
devait gagner en quelques minutes au plus.

En ce moment, Pitou se retourna, et, en apercevant les sergents
qui se mettaient à sa poursuite plutôt pour l’acquit de leur conscience que
dans l’espoir de le rattraper, il redoubla de vitesse et disparut bientôt dans
la lisière du bois.

Pitou courut encore un quart d’heure ainsi, il aurait couru
deux heures, si c’eût été nécessaire : il avait l’haleine du cerf, comme
il en avait la vélocité.

Mais, au bout d’un quart d’heure, jugeant par instinct qu’il
était hors de danger, il s’arrêta, respira, écouta, et, s’étant assuré qu’il
était bien seul :

– C’est incroyable, dit-il, que tant d’événements aient pu
tenir dans trois jours.

Et regardant alternativement son double louis et son couteau :

– Oh ! dit-il, j’aurais bien voulu avoir le temps de
changer mon double louis, et de rendre deux sous à mademoiselle Catherine, car
j’ai bien peur que ce couteau-là ne coupe notre amitié. N’importe,ajouta-t-il,
puisqu’elle m’a dit d’aller à Paris aujourd’hui, allons-y.

Et Pitou, après s’être orienté, reconnaissant qu’il se trouvait
entre Boursonne et Yvors prit un petit lais qui devait le conduire en droite
ligne aux bruyères de Gondreville que traverse la route de Paris.

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