Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 12 Ce qui se passait dans la nuit du 12 au 13 juillet 1789

Une fois sur le quai, les deux provinciaux, voyant briller
sur le pont des Tuileries les armes d’une nouvelle troupe qui,selon toute
probabilité, n’était pas une troupe amie, se glissèrent jusqu’aux extrémités du
quai, et descendirent le long de la berge de la Seine.

Onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries.

Une fois arrivés sous les arbres qui bordaient le fleuve,
beaux trembles et longs peupliers qui trempaient leurs pieds dans l’eau ;
une fois perdus sous l’obscurité de leur feuillage, le fermier et Pitou se
couchèrent sur le gazon, et ouvrirent un conseil.

Il s’agissait de savoir, et la question était posée par le
fermier, si l’on devait rester où l’on était, c’est-à-dire en sûreté, ou à peu
près, ou bien si l’on devait aller se rejeter au milieu du tumulte,et prendre
sa part de cette lutte qui paraissait devoir durer une partie de la nuit.

Cette question posée, Billot attendit la réponse de Pitou.

Pitou avait fort grandi en considération dans l’esprit du
fermier. D’abord par la science dont il avait fait montre la veille, et ensuite
par le courage dont il venait de faire preuve dans la soirée. Pitou sentait
cela instinctivement ; mais, au lieu d’en être plus fier, il n’en était
que plus reconnaissant au bon fermier. Pitou était humble naturellement.

– Monsieur Billot, dit-il, il est évident que vous êtes plus
brave, et moi moins poltron que je le croyais. Horace, qui cependant était un
autre homme que nous, sous le rapport de la poésie du moins, jeta ses armes et
s’enfuit au premier choc. Moi, j’ai mon mousqueton, ma giberne et mon sabre, ce
qui prouve que je suis plus brave qu’Horace.

– Eh bien ! où en veux-tu venir ?

– J’en veux venir à ceci, cher monsieur Billot, que l’homme
le plus brave peut être tué par une balle.

– Après ? fit le fermier.

– Après, cher monsieur, voilà : comme vous avez
annoncé, en quittant la ferme, le dessein de venir à Paris pour un objet important…

– Oh ! mille dieux ! c’est vrai, pour la cassette.

– Eh bien ! vous êtes venu pour la cassette, oui ou
non ?

– J’y suis venu pour la cassette, mille tonnerres ! et
pas pour autre chose.

– Si vous vous faites tuer par une balle, l’affaire pour laquelle
vous êtes venu ne se fera pas.

– En vérité, tu as dix fois raison, Pitou.

– Entendez-vous d’ici comme on brise et comme on crie ?
continua Pitou encouragé ; le bois se déchire comme du papier,le fer se
tord comme du chanvre.

– C’est que le peuple est en colère, Pitou.

– Mais, hasarda Pitou, il me semble que le roi l’est pas mal
aussi, en colère.

– Comment, le roi ?

– Sans doute, les Autrichiens, les Allemands, les Kaiserlicks,
comme vous les appelez, sont les soldats du roi. Eh bien !s’ils chargent
sur le peuple, c’est le roi qui leur ordonne de charger. Et pour que le roi
donne de pareils ordres, il faut bien qu’il soit en colère, lui aussi ?

– Tu as à la fois raison et tort, Pitou.

– Cela ne me parait pas possible, cher monsieur Billot, et
je n’ose pas vous dire que si vous eussiez étudié la logique, vous ne
hasarderiez pas un pareil paradoxe.

– Tu as raison et tu as tort, Pitou, et tu vas comprendre
comment.

– Je ne demande pas mieux ; mais je doute.

– Vois-tu Pitou, il y a deux partis à la cour ; celui
du roi, qui aime le peuple, et celui de la reine, qui aime les Autrichiens.

– C’est que le roi est français et la reine autrichienne,répondit
philosophiquement Pitou.

– Attends ! Avec le roi il y a M. Turgot, M.
Necker ; avec la reine il y a M. de Breteuil et les Polignac.Le roi n’est
pas le maître, puisqu’il a été obligé de renvoyer M. Turgot et M.Necker. C’est
donc la reine qui est la maîtresse, c’est-à-dire les Breteuil et les Polignac.
Voilà pourquoi tout va mal. Vois-tu, Pitou, le mal vient de madame Déficit.
Madame Déficit est en colère, et c’est en son nom que les troupes
chargent ; les Autrichiens défendent l’Autrichienne :c’est tout
simple.

– Pardon, monsieur Billot, demanda Pitou, mais déficit
est un mot latin qui veut dire il manque. Qu’est-ce qu’il manque
donc ?

– L’argent, mille dieux ! et c’est parce que l’argent
manque ; c’est parce que les favoris de la reine ont mangé cet argent qui
manque, qu’on appelle la reine madame Déficit. Ce n’est donc pas le roi qui est
en colère, mais la reine. Le roi n’est que fâché, fâché que tout aille si mal.

– Je comprends, dit Pitou ; mais la cassette ?

– C’est vrai ! c’est vrai ! Pitou ; cette
diablesse de politique m’entraîne toujours plus loin que je ne veux aller. Oui,
la cassette avant tout. Tu as raison, Pitou ; quand j’aurai vu le docteur
Gilbert, eh bien ! nous en reviendrons à la politique. C’est un devoir
sacré.

– Il n’y a rien de plus sacré que les devoirs sacrés, dit
Pitou.

– Allons-nous-en donc au collège Louis-le-Grand, où se
trouve Sébastien Gilbert, dit Billot.

– Allons, répondit Pitou en soupirant, car il lui fallait
quitter un lit de gazon moelleux, auquel il s’était accoutumé.

En outre, malgré la terrible surexcitation de la soirée, le
sommeil, hôte assidu des consciences pures et des reins moulus,descendait avec
tous ses pavots sur le vertueux et sur le moulut Ange Pitou.

Billot était déjà levé et Pitou se soulevait, quand la demie
sonna.

– Mais, dit Billot, à onze heures et demie le collège
Louis-le-Grand sera fermé, ce me semble.

– Oh ! bien certainement, dit Pitou.

– Puis, la nuit, on peut tomber dans une embuscade ; il
me semble que je vois des feux de bivouac du côté du Palais de Justice ;
on m’arrêtera ou l’on me tuera ; tu as raison, Pitou, il ne faut pas qu’on
m’arrête, il ne faut pas qu’on me tue.

C’était la troisième fois depuis le matin que Billot faisait
résonner aux oreilles de Pitou ces trois mots si flatteurs pour l’orgueil
humain : « Tu as raison. »

Pitou trouva qu’il n’avait rien de mieux à faire que de répéter
les paroles de Billot.

– Vous avez raison, répéta-t-il en se couchant sur le gazon.
Il ne faut pas qu’on vous tue, cher monsieur Billot.

Et cet te fin de phrase s’éteignit dans le gosier de Pitou.Vox
faucibus hœsit, aurait-il pu dire s’il eût veillé, mais il dormait.

Billot ne s’en aperçut pas.

– Une idée, dit-il.

– Ah ! ronfla Pitou.

– Écoute-moi, j’ai une idée ; malgré toutes les
précautions que je prends, je puis être tué, tué de près ou frappé de loin,
frappé à mort, peut-être, et mourir sur le coup ; si cela arrivait, il
faut que tu saches ce que tu dois dire à ma place au docteur Gilbert ;
mais sois muet, Pitou.

Pitou n’entendait pas, et, par conséquent, ne répondit
point.

– Si j’étais blessé à mort et que je ne pusse pas accomplir
ma mission, tu irais à ma place trouver le docteur Gilbert, et tu lui dirais…
m’entends-tu bien, Pitou ? dit le fermier en se baissant vers le jeune
homme, et tu lui dirais… Mais il ronfle, le malheureux !

Toute l’exaltation de Billot tomba devant le sommeil de Pitou.

– Dormons donc, dit-il.

Et il s’étendit près de son compagnon sans trop grommeler.
Car, quelque habitué que fût le fermier à la fatigue, la course de la journée
et les événements du soir n’étaient pas pour lui sans puissance soporative.

Et le jour parut après trois heures de leur sommeil, ou plutôt
de leur engourdissement.

Lorsqu’ils rouvrirent les yeux, Paris n’avait rien perdu de
cette farouche physionomie qu’ils lui avaient vue la veille,seulement plus de
soldats, le peuple partout.

Le peuple s’armant de piques fabriquées à la hâte, de fusils
dont la plupart ne savaient pas se servir, d’armes magnifiques d’un autre âge,
dont les porteurs admiraient les ornements d’or, d’ivoire et de nacre, sans en
comprendre l’usage et le mécanisme.

Aussitôt après la retraite des soldats, on avait pillé le
Garde-Meuble.

Et le peuple roulait vers l’Hôtel de Ville deux petits
canons.

Le tocsin sonnait à Notre-Dame, à l’Hôtel de Ville, dans
toutes les paroisses. On voyait sortir – d’où ? l’on n’en savait rien – de
dessous les pavés, des légions d’hommes et de femmes pâles,maigres, nus, qui,
la veille encore criaient : « Du pain ! » et qui
aujourd’hui criaient : « Des armes ! »

Rien de sinistre comme ces bandes de spectres qui, depuis un
ou deux mois, arrivaient de la province, passant les barrières silencieusement,
et s’installant dans Paris, affamé lui-même, comme les goules arabes dans un
cimetière.

Ce jour-là, toute la France, représentée à Paris par les affamés
de chaque province, criait à son roi : « Faites-nous libres » ;
à son Dieu : « Rassasiez-nous ! »

Billot, réveillé le premier, réveilla Pitou, et tous deux
s’acheminèrent vers le collège Louis-le-Grand, regardant autour d’eux en
frissonnant, épouvantés qu’ils étaient par ces misères sanglantes.

À mesure qu’ils avançaient vers ce que nous appelons aujourd’hui
le Quartier latin, à mesure qu’ils remontaient la rue de la Harpe,à mesure
enfin qu’ils pénétraient vers la rue Saint-Jacques, but de leur course, ils
voyaient, comme au temps de la Fronde, s’élever des barricades. Les femmes et
les enfants transportaient aux étages supérieurs des maisons :livres
in-folio, meubles lourds, marbres précieux destinés à écraser les soldats
étrangers, dans le cas où ils se hasarderaient à s’aventurer dans les rues
tortueuses et étroites du vieux Paris.

De temps en temps Billot remarquait un ou deux
gardes-françaises formant le centre de quelque rassemblement,qu’ils
organisaient, et auquel, avec une rapidité merveilleuse, ils apprenaient le
maniement du fusil, exercice que les femmes et les enfants suivaient avec
curiosité et presque avec le désir de l’apprendre eux-mêmes.

Billot et Pitou trouvèrent le collège Louis-le-Grand en insurrection ;
les écoliers s’étaient soulevés et avaient chassé leurs maîtres. Au moment où
le fermier et son compagnon arrivaient devant la grille, les écoliers
assiégeaient cette grille avec des menaces auxquelles répondait par des pleurs
le principal épouvanté.

Le fermier regarda un instant cette révolte intestine, et tout
à coup, d’une voix de stentor :

– Lequel de vous s’appelle Sébastien Gilbert ?
demanda-t-il.

– Moi, répondit un jeune homme de quinze ans, d’une beauté
presque féminine, et qui, avec l’aide de trois ou quatre de ses camarades, apportait
une échelle pour escalader le mur, voyant qu’il ne pouvait forcer la grille.

– Approchez ici, mon enfant.

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda le jeune Sébastien
à Billot.

– Est-ce que vous voulez l’emmener ? s’écria le
principal, épouvanté à la vue de ces deux hommes armés dont l’un,celui qui
avait adressé la parole au jeune Gilbert, était tout couvert de sang.

L’enfant, de son côté, regardait ces deux hommes avec
étonnement, et cherchait, mais inutilement, à reconnaître son frère de lait
Pitou, démesurément grandi depuis qu’il l’avait quitté et complètement méconnaissable
sous l’attirail guerrier qu’il avait revêtu.

– L’emmener ! s’écria Billot ; emmener le fils de
M. Gilbert, le conduire dans cette bagarre, l’exposer à recevoir quelque
mauvais coup. Oh ! ma foi ! non.

– Voyez-vous, Sébastien, dit le principal, voyez-vous, enragé,
vos amis ne veulent pas même de vous. Car enfin, ces messieurs paraissent vos
amis. Voyons, messieurs ; voyons, jeunes élèves ; voyons,mes
enfants, cria le pauvre principal, obéissez-moi ; obéissez, je vous le
commande ; obéissez, je vous en supplie !

– Oro obtestorque, dit Pitou.

– Monsieur, dit le jeune Gilbert avec une fermeté extraordinaire
pour un enfant de son âge, retenez mes camarades si bon vous semble, mais moi,
entendez-vous bien, je veux sortir.

Il fit un mouvement vers la grille. Le professeur le retint
par le bras.

Mais lui, secouant ses beaux cheveux châtains sur son front
pâle :

– Monsieur, dit-il, prenez garde à ce que vous faites. Moi,
je ne suis pas dans la position des autres ; mon père a été arrêté,
emprisonné ; mon père est au pouvoir des tyrans !

– Au pouvoir des tyrans ! s’écria Billot ; parle,
mon enfant, que veux-tu dire ?

– Oui ! oui ! crièrent les enfants, Sébastien a
raison ; on a arrêté son père ; et puisque le peuple a ouvert les
prisons, il veut que l’on ouvre la prison de son père.

– Oh ! oh ! fit le fermier en secouant la grille
avec son bras d’Hercule, on a arrêté le docteur Gilbert.Mordieu ! cette
petite Catherine avait donc raison !

– Oui, monsieur, continua le petit Gilbert, on l’a arrêté,
mon père, et voilà pourquoi je veux fuir, pourquoi je veux prendre un fusil,
pourquoi je veux aller me battre, jusqu’à ce que j’aie délivré mon père !

Et ces mots furent accompagnés et soutenus par cent voix
furibondes, criant sur tous les tons :

– Des armes ! des armes ! que l’on nous donne des
armes !

À ces cris, la foule qui s’était amassée dans la rue, animée
à son tour d’héroïques ardeurs, se rua sur les grilles pour donner la liberté
aux collégiens.

Le principal se jeta à genoux entre les écoliers et les envahisseurs,
et passa ses bras suppliants par les grilles.

– Oh ! mes amis ! mes amis ! criait-il,
respectez ces enfants !

– Si nous les respectons ! dit un
garde-française ; je crois bien ! Ce sont de jolis garçons qui feront
l’exercice comme des anges.

– Mes amis ! mes amis ! Ces enfants sont un dépôt
que leurs parents m’ont confié ; je réponds d’eux ; leurs  parents
comptent sur moi ; je leur dois ma vie ; mais, au nom du ciel !
n’emmenez pas ces enfants.

Des huées parties du fond de la rue, c’est-à-dire des derniers
rangs de la foule, accueillirent ses supplications douloureuses.

Billot s’élança à son tour, et s’opposant aux
gardes-françaises, à la foule, aux écoliers eux-mêmes :

– Il a raison, c’est un dépôt sacré ; que les hommes se
battent, que les hommes se fassent tuer, mille dieux ! mais que les
enfants vivent ; il faut de la semence pour l’avenir.

Un murmure improbateur accueillit ces mots.

– Qui est-ce qui murmure ? cria Billot ; à coup
sur ce n’est pas un père. Moi qui vous parle, j’ai eu hier deux hommes tués
dans mes bras ; voici leur sang sur ma chemise.Voyez !

Et il montra sa veste et sa chemise ensanglantées, avec un
mouvement de grandeur qui électrisa l’assemblée.

– Hier, continua Billot, je me suis battu au Palais-Royal et
aux Tuileries ; et cet enfant aussi s’est battu, mais cet enfant n’a ni
père ni mère. D’ailleurs, c’est presque un homme.

Et il montrait Pitou qui se rengorgeait.

– Aujourd’hui, continua Billot, je me battrai encore, mais
que nul ne vienne dire : « Les Parisiens n’étaient pas assez forts
contre les soldats étrangers, et ils ont appelé les enfants à leur aide. »

– Oui ! oui ! s’écrièrent de tous côtés des voix
de femmes et de soldats. Il a raison. Enfants ! rentrez,rentrez !

– Oh ! merci, merci, monsieur, murmura le principal en
essayant de saisir les mains de Billot à travers la grille.

– Et surtout, entre tous, gardez bien Sébastien, dit
celui-ci.

– Moi ! me garder ! Eh bien ! moi, je dis
qu’on ne me gardera pas ! s’écria le jeune homme, livide de colère et se
débattant aux mains des garçons de service qui l’emportaient.

– Laissez-moi entrer, dit Billot, je me charge de le calmer.

La foule s’écarta. Le fermier tira derrière lui Ange Pitou
et pénétra dans la cour du collège.

Déjà trois ou quatre gardes-françaises et une dizaine de
factionnaires gardaient les portes et fermaient toute sortie aux jeunes
insurgés.

Billot s’en alla droit à Sébastien, et, prenant dans ses grosses
mains calleuses les mains blanches et fines de l’enfant :

– Sébastien, dit-il, me reconnaissez-vous ?

– Non.

– Je suis le père Billot, fermier de votre père.

– Je vous reconnais, monsieur.

– Et ce garçon-là, dit Billot en montrant son compagnon, le
connais-tu ?

– Ange Pitou, dit l’enfant.

– Oui, Sébastien, oui, moi, moi.

Et Pitou se jeta, en pleurant de joie, au cou de son frère
de lait et de son camarade d’études.

– Eh bien ! dit l’enfant sans se dérider, après ?

– Après ?… Si l’on t’a pris ton père, je te le rendrai,
moi, entends-tu bien.

– Vous ?

– Oui, moi ! moi ! et tous ceux qui sont là avec
moi. Que diable ! nous avons eu hier affaire aux Autrichiens,et nous
avons vu leurs gibernes.

– À preuve même que j’en ai une, dit Pitou.

– N’est-ce pas que nous délivrerons son père ? dit
Billot s’adressant à la foule.

– Oui ! oui ! mugit la foule ; nous le
délivrerons !

Sébastien secoua la tête.

– Mon père est à la Bastille, dit-il avec mélancolie.

– Eh bien ? cria Billot.

– Eh bien ! on ne prend pas la Bastille, répondit
l’enfant.

– Alors, que voulais-tu faire, toi, si tu as cette
conviction ?

– Je voulais aller sur la place ; on s’y battra ;
mon père m’eût peut-être aperçu par les barreaux d’une fenêtre.

– Impossible.

– Impossible ! et pourquoi pas ? Moi, un jour en
me promenant avec le collège, j’ai vu la tête d’un prisonnier. Si j’avais vu
mon père comme j’ai vu ce prisonnier, je l’eusse reconnu, et je lui eusse
crié : « Sois tranquille, bon père, je t’aime ! »

– Et si les soldats de la Bastille t’eussent tué ?

– Eh bien ! ils m’eussent tué sous les yeux de mon
père.

– Mort de tous les diables ! tu es un méchant garçon,Sébastien,
t’aller faire tuer sous l’œil de ton père ! le faire mourir de douleur
dans sa cage, lui qui n’a que toi au monde, lui qui t’aime tant !
Décidément, tu es un mauvais cœur, Gilbert.

Et le fermier repoussa l’enfant.

– Oui, oui, un mauvais cœur ! hurla Pitou, fondant en
larmes.

Sébastien ne répondit pas.

Et tandis qu’il rêvait dans un sombre silence, Billot admirait
cette noble figure blanche et nacrée, l’œil de feu, la bouche ironique et fine,
le nez d’aigle et le menton vigoureux, qui décelaient à la fois noblesse d’âme
et noblesse de sang.

– Tu dis que ton père est à la Bastille ? dit enfin le
fermier.

– Oui.

– Et pourquoi ?

– Parce que mon père est un ami de La Fayette et de Washington ;
parce que mon père a combattu avec l’épée pour l’indépendance de l’Amérique, et
avec la plume pour celle de la France ; parce que mon père est connu dans
les deux mondes pour haïr la tyrannie ; parce qu’il a maudit la Bastille
où souffrent les autres… Alors on l’y a mis.

– Quand cela ?

– Il y a six jours.

– Et où l’a-t-on arrêté ?

– Au Havre, où il venait de débarquer.

– Comment sais-tu cela ?

– J’ai reçu une lettre de lui.

– Datée du Havre ?

– Oui.

– Et c’est au Havre même qu’on l’a arrêté ?

– C’est à Lillebonne.

– Voyons, enfant, ne me boude pas, et donne-moi tous les
détails que tu sais. Je te jure que je laisserai mes os sur la place de la
Bastille, ou que tu reverras ton père.

Sébastien regarda le fermier ; et, voyant qu’il
paraissait parler du fond du cœur, il s’adoucit.

– Eh bien ! dit-il, à Lillebonne, il a eu le temps
d’écrire au crayon ces mots sur un livre :

« Sébastien, on m’arrête et l’on me conduit à la
Bastille. Patience. Espère, et travaille.

« Lillebonne, 7
juillet I789.

« P.-S. On m’a arrêté pour la liberté.

« J’ai un fils au collège Louis-le-Grand, à Paris.
Celui qui trouvera ce livre est prié, au nom de l’humanité, de faire passer ce
livre à mon fils ; il se nomme Sébastien Gilbert. »

– Et ce livre ? demanda Billot, haletant d’émotion.

– Ce livre, il y mit une pièce d’or, le lia avec un cordon
et le jeta par la fenêtre.

– Et ?…

– Et le curé de la ville le trouva. Il choisit parmi les
paroissiens un vigoureux jeune homme à qui il dit :« Laisse douze
francs à ta famille, qui n’a pas de pain, et, avec les douze autres, va porter
ce livre à Paris, à un pauvre enfant dont on vient de prendre le père, parce
qu’il aime trop le peuple. » Le jeune homme est arrivé hier à midi ;
il m’a remis le livre de mon père ; voilà comment je sais que mon père a
été arrêté.

– Allons ! allons ! dit Billot, voilà qui me
raccommode un peu avec les curés. Malheureusement, ils ne sont pas tous comme
celui-là. Et ce brave jeune homme, où est-il ?

– Il est reparti hier soir ; il espère rapporter cinq
livres à sa famille sur les douze livres qu’il a emportées.

– Beau ! beau ! fit Billot en pleurant de joie.
Oh ! peuple ! il a du bon, va Gilbert.

– Maintenant, voilà que vous savez tout.

– Oui.

– Vous m’avez promis, si je parlais, de me rendre mon père.
J’ai parlé, songez à votre promesse.

– Je t’ai dit que je le sauverais, ou que je me ferais tuer.
Maintenant, montre-moi le livre, dit Billot.

– Le voici, dit l’enfant, en tirant de sa poche un volume du
Contrat social.

– Et où est l’écriture de ton père ?

– Tenez, dit l’enfant, en lui montrant l’écriture du
docteur.

Le fermier baisa les caractères.

– À présent, dit-il, sois calme. Je vais aller chercher ton
père à la Bastille.

– Malheureux ! dit le principal en prenant les mains de
Billot, comment arriverez-vous à un prisonnier d’État ?

– En prenant la Bastille, mille dieux !

Quelques gardes-françaises se mirent à rire. Au bout d’un
instant, la risée était devenue générale.

– Mais, cria Billot, en promenant autour de lui un regard
étincelant de colère, qu’est-ce que c’est donc que la Bastille,s’il vous
plaît ?

– Des pierres, dit un soldat.

– Du fer, dit un autre.

– Et du feu, dit un troisième. Prenez garde, mon brave homme,
on s’y brûle.

– Oui ! oui ! l’on s’y brûle, répéta la foule avec
terreur.

– Ah ! Parisiens, hurla le fermier ; ah !
vous avez des pioches et vous craignez les pierres ; ah !vous avez
du plomb et vous craignez le fer ; ah ! vous avez de la poudre et vous
craignez le feu. Parisiens poltrons ; Parisiens lâches ;Parisiens machines
à esclavage ! Mille démons ! Quel est l’homme de cœur qui veut venir
avec moi et Pitou prendre la Bastille du roi. Je m’appelle Billot,fermier dans
l’Île-de-France. En avant !

Billot venait de s’élever au sublime de l’audace.

La foule frémissante et enflammée s’agitait autour de lui en
criant : « À la Bastille ! à la Bastille ! »

Sébastien voulut se cramponner à Billot, mais celui-ci le
repoussa doucement.

– Enfant, demanda-t-il, quel est le dernier mot de ton
père ?

– Travaille ! répondit Sébastien.

– Donc, travaille ici ; nous, nous allons travailler
là-bas. Seulement, notre travail à nous s’appelle détruire et tuer.

Le jeune homme ne répondit pas un mot ; il cacha son visage
dans ses mains, sans même serrer les doigts d’Ange Pitou qui l’embrassait, et
tomba dans des convulsions si violentes, qu’on fut forcé de l’emporter à
l’infirmerie du collège.

– À la Bastille ! cria Billot.

– À la Bastille ! cria Pitou.

– À la Bastille ! répéta la foule.

Et l’on s’achemina vers la Bastille.

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