Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 22Le roi Louis XVI

L’entrevue entre Gilbert, madame de Staël et M. de Necker
avait duré une heure et demie à peu près. Gilbert rentra à Paris àneuf heures
un quart, se fit conduire directement à la poste, prit des chevauxet une voiture,
et tandis que Billot et Pitou allaient se reposer de leurs fatiguesdans un
petit hôtel de la rue Thiroux, où Billot avait l’habitude dedescendre quand il
venait à Paris, Gilbert prit au galop la route de Versailles.

Il était tard, mais peu importait à Gilbert. Chez les hommes
de sa trempe, l’activité est un besoin. Peut-être son voyageserait-il une
course inutile. Mais il aimait mieux une course inutile que derester
stationnaire. Chez les organisations nerveuses, l’incertitude estun pire
supplice que la plus effroyable réalité.

Il arriva à Versailles à dix heures et demie ; en temps
ordinaire tout le monde eût été couché et endormi du plus profondsommeil. Mais
ce soir-là nul ne dormait à Versailles. On venait d’y recevoir lecontrecoup de
la secousse dont tremblait encore Paris.

Les gardes-françaises, les gardes du corps, les Suisses,pelotonnés,
groupés à toutes les issues des rues principales, s’entretenaiententre eux ou
avec les citoyens dont le royalisme les engageait à prendreconfiance.

Car Versailles a, de tous les temps, été une ville
royaliste. Cette religion de la monarchie, sinon du monarque, estincrustée au
cœur de ses habitants comme une des qualités du terroir. Ayant vécuprès des
rois et par les rois, à l’ombre de leurs merveilles ; ayanttoujours
respiré l’enivrant parfum des fleurs de lys, vu briller l’or deshabits et le
sourire des visages augustes, les habitants de Versailles, à quiles rois ont
fait une ville de marbre et de porphyre, se sentent un peu rois
eux-mêmes ; et aujourd’hui, aujourd’hui encore qu’entre lesmarbres
apparaît la mousse, qu’entre les dalles a poussé l’herbe ;aujourd’hui que
l’or est prêt à disparaître des boiseries ; que l’ombre desparcs est plus
solitaire que celle des tombeaux, Versailles ou mentirait à sonorigine, ou
doit se regarder comme un fragment de la royauté déchue, et n’ayantplus
l’orgueil de la puissance et de la richesse, conserver au moins lapoésie du
regret et le charme souverain de la mélancolie.

Donc, comme nous l’avons dit, tout Versailles, dans cette
nuit du 14 au 15 juillet 1789, s’agitait confusément pour savoircomment le roi
de France allait prendre cette insulte faite à sa couronne, cettemeurtrissure
infligée à son pouvoir.

Par sa réponse à M. de Dreux-Brézé, Mirabeau avait frappé la
royauté au visage.

Par la prise de la Bastille, le peuple venait de la frapper
au cœur.

Cependant, pour les esprits étroits, pour les vues courtes,
la question était vite résolue. Aux yeux des militaires surtout,habitués à ne
voir dans le résultat des événements que le triomphe ou la défaitede la force
brutale, il s’agissait tout simplement d’une marche sur Paris.Trente mille
hommes et vingt pièces de canon mettraient bientôt à néant cetorgueil et cette
furie victorieuse des Parisiens.

Jamais la royauté n’avait eu plus de conseillers ;
chacun donnait son avis hautement, publiquement.

Les plus modérés disaient : « C’est bien
simple » ; cette forme de langage, on le remarquera, estpresque
toujours appliquée, chez nous, aux situations les plusdifficiles.

– C’est bien simple, disaient-ils ; que l’on commence
par obtenir de l’Assemblée nationale une sanction qu’elle nerefusera pas. Son
attitude depuis quelque temps est rassurante pour tout lemonde ; elle ne
veut pas plus de violences parties d’en bas que d’abus lancés d’enhaut.

« L’Assemblée déclarera tout net que l’insurrection est
un crime ; que des citoyens qui ont des représentants pourexposer leurs
doléances au roi, et un roi pour leur faire justice, ont tort derecourir aux
armes et de verser le sang.

« Armé de cette déclaration que l’on obtiendracertainement
de l’Assemblée, le roi ne peut se dispenser de frapper Paris en bonpère,
c’est-à-dire sévèrement.

« Et alors la tempête s’éloigne, la royauté rentre dans
le premier de ses droits. Les peuples reprennent leur devoir, quiest
l’obéissance, et tout poursuit sa voie accoutumée. »

C’était ainsi que l’on arrangeait, en général, les affaires
sur le cours et sur les boulevards.

Mais devant la place d’Armes et aux environs des casernes,
on tenait un autre langage.

Là, on voyait des hommes inconnus à la localité, des hommes
au visage intelligent et à l’œil voilé, semant à tout propos desavis
mystérieux, exagérant les nouvelles déjà graves, et faisant de lapropagande
presque publique aux idées séditieuses qui depuis deux moisagitaient Paris et
soulevaient les faubourgs.

Autour de ces hommes, des groupes se formaient, sombres,
hostiles, animés, composés de gens à qui l’on rappelait leurmisère, leurs souffrances,
le dédain brutal de la monarchie. Pour les infortunes populaires,on leur
disait :

– Depuis huit siècles que le peuple lutte, qu’a-t-il
obtenu ? Rien. Pas de droits sociaux ; pas de droits
politiques : celui de la vache du fermier à qui on prend sonveau pour le
conduire à la boucherie, son lait pour le vendre au marché, sachair pour la
conduire à l’abattoir, sa peau pour la sécher à la tannerie. Enfin,pressée par
le besoin, la monarchie a cédé, elle a fait un appel auxétats ; mais
aujourd’hui que les états sont assemblés, que fait lamonarchie ? Depuis
le jour de leur convocation, elle pèse sur eux. Si l’Assembléenationale s’est
formée, c’est contre la volonté de la monarchie. Eh bien !puisque nos
frères de Paris viennent de nous donner un si terrible coup demain, poussons
l’Assemblée nationale en avant. Chaque pas qu’elle fait sur leterrain
politique, où la lutte est engagée, est une victoire pournous : c’est
l’agrandissement de notre champ, c’est l’augmentation de notrefortune, c’est
la consécration de nos droits. En avant ! en avant !citoyens. La
Bastille n’est que l’ouvrage avancé de la tyrannie ! LaBastille est
prise, reste la place !

Dans les endroits les plus obscurs se formaient d’autresréunions,
et se prononçaient d’autres paroles. Ceux qui les prononçaientétaient des
hommes évidemment appartenant à une classe supérieure, et quiavaient demandé
au costume du peuple un déguisement que démentaient leurs mainsblanches et
leur accent distingué.

– Peuple ! disaient ces hommes, en vérité des deux
côtés on t’égare ; les uns te demandaient de retourner enarrière ;
les autres te poussent en avant. On te parle de droits politiques,de droits
sociaux. En es-tu plus heureux depuis qu’on t’a permis de voter parl’organe de
tes délégués ? En es-tu plus riche depuis que tu esreprésenté ? En
as-tu moins faim depuis que l’Assemblée nationale fait desdécrets ? Non,
laisse la politique et ses théories aux gens qui savent lire. Cen’est pas une
phrase ou une maxime écrite qu’il te faut.

« C’est du pain, et puis du pain ; c’est le
bien-être de tes enfants, la douce tranquillité de ta femme. Qui tedonnera
tout cela ? un roi ferme de caractère, jeune d’esprit,généreux de cœur.
Ce roi, ce n’est pas Louis XVI, Louis XVI qui règne sous sa femme,
l’Autrichienne au cœur de bronze. C’est… cherche bien autour dutrône ;
cherches-y celui qui peut rendre la France heureuse, et que lareine déteste
justement parce qu’il fait ombre au tableau, justement parce qu’ilaime les
Français, et qu’il en est aimé. »

Ainsi se manifestait l’opinion à Versailles, ainsi se
brassait partout la guerre civile.

Gilbert prit langue à deux ou trois de ces groupes ; puis,
ayant reconnu l’état des esprits, il marcha droit au château, quedes postes
nombreux gardaient. Contre qui ? On n’en savait rien.

Malgré tous ces postes, Gilbert, sans difficulté aucune,
franchit les premières cours et parvint jusqu’aux vestibules sansque nul lui
demandât où il allait.

Arrivé au salon de l’Œil-de-Bœuf, un garde du corps l’arrêta.
Gilbert tira de sa poche la lettre de M. de Necker, dont il montrala
signature. Le gentilhomme jeta les yeux dessus. La consigne étaitrigoureuse,
et comme les plus rigoureuses consignes sont justement celles quiont le plus
besoin d’être interprétées, le garde du corps dit àGilbert :

– Monsieur, l’ordre de ne laisser pénétrer personne chez le
roi est formel ; mais comme évidemment le cas d’un envoyé deM. de Necker
n’était pas prévu ; comme, selon toute probabilité, vousapportez un avis
important à Sa Majesté, entrez, je prends l’infraction sur moi.

Gilbert entra.

Le roi n’était point dans ses appartements, mais dans la
salle du conseil ; il y recevait une députation de la gardenationale qui
venait lui demander le renvoi des troupes, la formation d’une gardebourgeoise,
et sa présence à Paris.

Louis avait écouté froidement ; puis il avait répondu
que la situation avait besoin d’être éclairée, et que, d’ailleurs,il allait
délibérer sur cette situation avec son conseil.

Aussi délibérait-il.

Pendant ce temps les députés attendaient dans la galerie,
et, à travers les glaces dépolies des portes, voyaient le jeu desombres
grandissantes des conseillers royaux, et le mouvement menaçant deleurs
attitudes.

Par l’étude de cette espèce de fantasmagorie, ils pouvaient
deviner que la réponse serait mauvaise.

En effet, le roi se contenta de répondre qu’il nommerait des
chefs à la milice bourgeoise, et qu’il ordonnerait aux troupes duChamp-de-Mars
de se replier.

Quant à sa présence à Paris, il ne voulait faire cette
faveur à la ville rebelle que lorsqu’elle se serait complètementsoumise.

La députation pria, insista, conjura. Le roi répondit que
son cœur était déchiré, mais qu’il ne pouvait rien de plus.

Et, satisfait de ce triomphe momentané de cette manifestation
d’un pouvoir qu’il n’avait déjà plus, le roi rentra chez lui.

Il y trouva Gilbert. Le garde du corps était près de lui.

– Que me veut-on ? demanda le roi.

Le garde du corps s’approcha de lui, et tandis qu’il s’excusait
auprès de Louis XVI d’avoir manqué à sa consigne, Gilbert, quidepuis de
longues années n’avait pas vu le roi, examinait en silence cethomme que Dieu
avait donné pour pilote à la France, au moment de la plus rudetempête que la
France eût encore subie.

Ce corps gros et court, sans ressort et sans majesté, cette
tête molle de formes et stérile d’expression, cette jeunesse pâleaux prises
avec une vieillesse anticipée, cette lutte inégale d’une matièrepuissante
contre une intelligence médiocre, à laquelle l’orgueil du rangdonnait seul une
valeur intermittente, tout cela, pour le physionomiste qui avaitétudié avec Lavater,
pour le magnétiseur qui avait lu dans l’avenir avec Balsamo, pourle philosophe
qui avait rêvé avec Jean-Jacques, pour le voyageur enfin qui avaitpassé en
revue toutes les races humaines, tout cela signifiait :dégénérescence,
abâtardissement, impuissance, ruine.

Gilbert fut donc interdit, non par le respect mais par la
douleur, en contemplant ce triste spectacle.

Le roi s’avança vers lui.

– C’est vous, dit-il, qui m’apportez une lettre de M. deNecker ?

– Oui, sire.

– Ah ! s’écria-t-il, comme s’il eût douté, venez vite.

Et il prononça ces paroles du ton d’un homme qui se noie et
qui crie : « Un câble ! »

Gilbert tendit la lettre au roi. Louis s’en empara aussitôt,
la lut précipitamment, puis, avec un geste qui ne manquait pasd’une certaine noblesse
de commandement :

– Laissez-nous, M. de Varicourt, dit-il au garde du corps.

Gilbert demeura seul avec le roi.

La chambre n’était éclairée que par une seule lampe ;
on eût dit que le roi avait modéré la lumière pour qu’on ne pûtlire sur son
front, ennuyé plutôt que soucieux, toutes les pensées qui s’ypressaient.

– Monsieur, fit-il en attachant sur Gilbert un regard plus
clair et plus observateur que celui-ci ne l’eût soupçonné,monsieur, est-il
vrai que vous soyez l’auteur des Mémoires qui m’ont tantfrappé ?

– Oui, Sire.

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-deux ans, Sire ; mais l’étude et le malheurdoublent
avec l’âge. Traitez-moi comme un vieillard.

– Pourquoi avez-vous attendu si tard à vous présenter à
moi ?

– Parce que, Sire, je n’avais nul besoin de dire de vive
voix à Votre Majesté ce que je lui écrivais plus librement et plusaisément.

Louis XVI réfléchit.

– Vous n’avez pas d’autres raisons ? dit-il
soupçonneux.

– Non, Sire.

– Mais cependant, ou je me trompe, ou certaines particularités
eussent dû vous instruire de ma bienveillance à votre égard.

– Votre Majesté veut parler de cette sorte de rendez-vous
que j’eus la témérité de donner au roi, lorsque après mon premierMémoire je le
priai, il y a cinq ans de cela, de placer une lumière près de laglace de sa
fenêtre, à huit heures du soir, pour me désigner qu’il avait lu montravail.

– Et… dit le roi satisfait.

– Et au jour et à l’heure dits, la lumière fut placée en
effet où j’avais demandé que vous la plaçassiez.

– Après ?

– Après quoi, je la vis s’élever et s’abaisser trois fois.

– Après quoi ?

– Après que je lus ces mots dans La Gazette :

« Celui que la lumière a appelé trois fois peut se
présenter chez celui qui a levé trois fois la lumière, il sera
récompensé. »

– Ce sont les propres termes de l’avis, en effet, dit le
roi.

– Et voilà l’avis lui-même, dit Gilbert en tirant de sa
poche la gazette où l’avis qu’il venait de rappeler avait étéinséré cinq ans
auparavant.

– Bien, très bien, dit le roi, je vous ai espéré longtemps.
Vous arrivez au moment où j’avais cessé de vous attendre. Soyez lebienvenu,
car vous arrivez comme les bons soldats, au moment de la lutte.

Puis, regardant plus attentivement encore Gilbert :

– Savez-vous, monsieur, lui dit-il, que ce n’est pas, pour
un roi, une chose ordinaire que l’absence d’un homme à qui on adit :
« Venez recevoir une récompense », et qui ne vientpas ?

Gilbert sourit.

– Voyons, demanda Louis XVI, pourquoi n’êtes-vous pas
venu ?

– Parce que je ne méritais aucune récompense, Sire.

– Comment cela ?

– Né Français, aimant mon pays, jaloux de sa prospérité,
confondant mon individualité dans celle de trente millionsd’hommes, mes concitoyens,
je travaillais pour moi en travaillant pour eux. On n’est pas dignede
récompense, Sire, parce que l’on est égoïste.

– Paradoxe ! monsieur, vous aviez une autre raison.

Gilbert ne répliqua rien.

– Parlez, monsieur, je le désire.

– Peut-être, Sire, avez-vous deviné juste.

– N’est-ce pas celle-ci ? demanda le roi avec
inquiétude, vous trouviez la situation grave, et vous vousréserviez.

– Pour une autre plus grave encore. Oui, Sire, Votre Majesté
a deviné juste.

– J’aime la franchise, dit le roi, qui ne put dissimuler son
trouble, car il était d’une nature timide et rougissait facilement.Donc,
continua Louis XVI, vous prédisiez au roi la ruine, et vous avezcraint d’être
placé trop près des décombres.

– Non, Sire, puisque c’est juste au moment où la ruine est
imminente que je viens me rapprocher du danger.

– Oui, oui, vous quittez Necker, et vous parlez comme lui.
Le danger ! le danger ! sans doute ; il y a dangeren ce moment
à se rapprocher de moi. Et où est-il, Necker ?

– Tout prêt, je crois, à se rendre aux ordres de VotreMajesté.

– Tant mieux, j’aurai besoin de lui, dit le roi avec un
soupir. En politique, il ne faut pas d’entêtement. On croit bienfaire, et l’on
fait mal ; on fait bien même, et le capricieux événementdérange les
résultats ; les plans n’en étaient pas moins bons, etcependant on passe
pour s’être trompé.

Le roi soupira encore ; Gilbert vint à son secours.

– Sire, dit-il, Votre Majesté raisonne admirablement ;
mais ce qu’il convient de faire à cette heure, c’est de voir plusclair dans
l’avenir que l’on n’a fait jusqu’aujourd’hui.

Le roi leva la tête, et l’on put voir son sourcil sansexpression
se froncer légèrement.

– Sire, pardonnez-moi, dit Gilbert, je suis médecin. Quand
le mal est grand, je suis bref.

– Vous attachez donc une grande importance à cette émeute
d’aujourd’hui ?

– Sire, ce n’est pas une émeute, c’est une révolution.

– Et vous voulez que je pactise avec des rebelles, avec des
assassins ? Car enfin ils ont pris la Bastille de force :c’est acte
de rébellion ; ils ont tué M. de Launay, M. de Losme et M. de
Flesselles : c’est acte d’assassinat.

– Je veux que vous sépariez les uns des autres, Sire. Ceux
qui ont pris la Bastille sont des héros ; ceux qui ontassassiné MM. de
Flesselles, de Losme et de Launay sont des meurtriers.

Le roi rougit légèrement, et, presque aussitôt, cette
rougeur disparut, ses lèvres blêmirent, et quelques gouttes desueur perlèrent sur
son front.

– Vous avez raison, monsieur. Vous êtes médecin en effet, ou
chirurgien plutôt, car vous tranchez dans le vif. Mais revenons àvous. Vous
vous nommez le docteur Gilbert, n’est-ce pas ? ou du moinsc’est de ce nom
que vos mémoires sont signés.

– Sire, c’est un grand bonheur pour moi que Votre Majesté
ait si bonne mémoire, quoique à tout prendre j’aie tort d’être sifier.

– Comment cela ?

– Mon nom a dû être prononcé, il y a peu de temps, en effet,
devant Votre Majesté.

– Je ne comprends pas.

– Il y a six jours que j’ai été arrêté et mis à la Bastille.
Or, j’ai entendu dire qu’il ne se faisait pas une arrestation dequelque
importance sans que le roi le sût.

– Vous à la Bastille ! fit le roi en ouvrant les yeux.

– Voici mon certificat d’écrou, Sire. Mis en prison, comme
j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté, il y a six jours, parl’ordre du
roi, j’en suis sorti aujourd’hui à trois heures par la grâce dupeuple.

– Aujourd’hui ?

– Oui, Sire. Votre Majesté n’a-t-elle pas entendu lecanon ?

– Sans doute.

– Eh bien ! le canon m’ouvrait les portes.

– Ah ! murmura le roi, je dirais volontiers que j’en
suis aise, si le canon de ce matin n’avait pas été tiré sur laBastille et sur
la royauté à la fois.

– Oh ! Sire, ne faites pas d’une prison le symbole d’un
principe. Dites au contraire, Sire, que vous êtes heureux que laBastille soit
prise, car on ne commettra plus, au nom du roi qui l’ignore,d’injustice
pareille à celle dont je viens d’être victime.

– Mais enfin, monsieur, votre arrestation a une cause.

– Aucune que je sache, Sire ; on m’a arrêté à mon
retour en France, et l’on m’a incarcéré, voilà tout.

– En vérité, monsieur, dit Louis XVI avec douceur, n’y
a-t-il pas quelque égoïsme de votre part à venir me parler de vous,quand j’ai
tant besoin qu’on me parle de moi ?

– Sire, c’est que j’ai besoin que Votre Majesté me réponde
un seul mot.

– Lequel ?

– Oui ou non, Votre Majesté est-elle pour quelque chose dans
mon arrestation ?

– J’ignorais votre retour en France.

– Je suis heureux de cette réponse, Sire ; je pourrai
donc déclarer hautement que Votre Majesté, dans ce qu’elle fait demal, est
presque toujours abusée, et à ceux qui douteraient, me citer pourexemple.

Le roi sourit.

– Médecin, dit-il, vous mettez le baume dans la plaie.

– Oh ! Sire, je verserai le baume à pleines
mains ; et, si vous le voulez, je la guérirai cetteplaie-là ; je
vous en réponds.

– Si je le veux ! sans doute.

– Mais il faut que vous le veuilliez bien fermement, Sire.

– Je le voudrai fermement.

– Avant de vous engager plus avant, Sire, dit Gilbert, lisez
cette ligne écrite en marge de mon registre d’écrou.

– Quelle ligne ? demanda le roi avec inquiétude.

– Voyez.

Gilbert présenta la feuille au roi. Le roi lut :

« À la requête de la reine… »

Il fronça le sourcil.

– De la reine ! dit-il, auriez-vous encouru la disgrâce
de la reine ?

– Sire, je suis sûr que Sa Majesté me connaît encore moins
que Votre Majesté me connaissait.

– Mais cependant vous aviez commis quelque faute, on ne va
pas à la Bastille pour rien.

– Il paraît que si, puisque j’en sors.

– Mais M. Necker vous envoie à moi, et la lettre de cachet
était signée de lui.

– Sans doute.

– Alors expliquez-vous mieux. Repassez votre vie. Voyez si
vous n’y trouvez pas quelque circonstance que vous ayez oubliéevous-même.

– Repasser ma vie ! Oui, Sire, je le ferai, et tout
haut ; soyez tranquille, ce ne sera pas long. J’ai, depuisl’âge de seize
ans, travaillé sans relâche. Élève de Jean-Jacques, compagnon deBalsamo, ami
de La Fayette et de Washington, je n’ai jamais eu à me reprocher,depuis le
jour où j’ai quitté la France, une faute, ni même un tort. Quand lascience
acquise m’a permis de soigner les blessés ou les malades, j’aitoujours pensé
que je devais compte à Dieu de chacune de mes idées, de chacun demes gestes.
Puisque Dieu m’avait donné charge de créatures, chirurgien, j’aiversé le sang
par humanité, prêt à donner le mien pour adoucir ou pour sauvermon
malade ; médecin, j’ai été un consolateur toujours, unbienfaiteur parfois.
Quinze ans se sont passés ainsi. Dieu a béni mes efforts :j’ai vu revenir
à la vie la plupart des souffrants qui tous baisaient mes mains.Ceux qui sont
morts, Dieu les avait condamnés. Non, je vous le dis, Sire, depuisle jour où
j’ai quitté la France, et il y a quinze ans de cela, je n’ai rien àme
reprocher.

– Vous avez en Amérique fréquenté les novateurs, et vos
écrits ont propagé leurs principes.

– Oui, Sire, et j’oubliais ce titre à la reconnaissance des
rois et des hommes.

Le roi se tut.

– Sire, continua Gilbert, maintenant, ma vie vous est
connue ; je n’ai offensé ni blessé personne, pas plus unmendiant qu’une
reine, et je viens demander à Votre Majesté pourquoi l’on m’apuni.

– Je parlerai à la reine, monsieur Gilbert ; mais
croyez-vous que la lettre de cachet vienne directement de lareine ?

– Je ne dis point cela, Sire ; je crois même que la
reine n’a fait qu’apostiller.

– Ah ! vous voyez bien ! dit Louis tout joyeux.

– Oui ; mais vous n’ignorez pas, Sire, que lorsqu’une
reine apostille, elle commande.

– Et de qui est la lettre apostillée ? Voyons !

– Oui, Sire, dit Gilbert, voyez.

Et il lui présenta la lettre d’écrou.

– Comtesse de Charny ! s’écria le roi ; comment,
c’est elle qui vous a fait arrêter ; mais que lui avez-vousdonc fait à
cette pauvre Charny ?

– Je ne connaissais pas même cette dame de nom, ce matin,
Sire.

Louis passa une main sur son front.

– Charny ! murmura-t-il, Charny, la douceur, la vertu,
la chasteté même !

– Vous verrez, Sire, dit Gilbert en riant, que j’aurai été
mis à la Bastille à la requête des trois vertus théologales.

– Oh ! j’en aurai le cœur net, dit le roi.

Et il tira un cordon de sonnette.

Un huissier entra.

– Qu’on voie si la comtesse de Charny est chez la reine,
demanda Louis.

– Sire, répondit l’huissier, madame la comtesse vient àl’instant
de traverser la galerie ; elle va monter en voiture.

– Courez après elle, dit Louis, et priez-la de passer dans
mon cabinet pour affaire d’importance.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Est-ce ce que vous désiriez, monsieur ? demanda-t-il.

– Oui, Sire, répondit Gilbert, et je rends mille grâces à Votre
Majesté.

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