Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 2Où il est prouvé qu’une tante n’est pas toujours une mère

Louis-Ange Pitou, comme il l’avait dit lui-même dans son
dialogue avec l’abbé Fortier, avait, à l’époque où s’ouvre cette histoire,
dix-sept ans et demi. C’était un long et mince garçon, aux cheveux jaunes, aux
joues rouges, aux yeux bleu faïence. La fleur de la jeunesse fraîche et
innocente s’élargissait sur sa large bouche, dont les grosses lèvres
découvraient, en se fendant outre mesure, deux rangées parfaitement complètes
de dents formidables – pour ceux dont elles étaient destinées à partager le
dîner. Au bout de ses longs bras osseux pendaient, solidement attachées, des
mains larges comme des battoirs ; des jambes passablement arquées, des
genoux gros comme des têtes d’enfants qui faisaient éclater son étroite culotte
noire, des pieds immenses et cependant à l’aise dans des souliers de veau
rougis par l’usage : tel était, avec une espèce de souquenille de serge
brune tenant le milieu entre la vareuse et la blouse, le signalement exact et
impartial de l’ex-disciple de l’abbé Fortier.

Il nous reste à esquisser le moral.

Ange Pitou était resté orphelin à l’âge de douze ans, époque
à laquelle il avait eu le malheur de perdre sa mère dont il était le fils
unique. Cela veut dire que depuis la mort de son père, qui avait eu lieu avant
qu’il n’atteignit l’âge de connaissance, Ange Pitou, adoré de la pauvre femme,
avait à peu près fait ce qu’il avait voulu, ce qui avait fort développé son
éducation physique, mais tout à fait laissé en arrière son éducation morale. Né
dans un charmant village, nommé Haramont, situé à une lieue de la ville, au
milieu des bois, ses premières courses avaient été pour explorer la forêt
natale, et la première application de son intelligence de faire la guerre aux
animaux qui l’habitaient. Il résulta de cette application dirigée vers un seul
but, qu’à dix ans Ange Pitou était un braconnier fort distingué et un oiseleur
de premier ordre, et cela presque sans travail et surtout sans leçons, par la
seule force de cet instinct donné par la nature à l’homme né au milieu des
bois, et qui semble une portion de celui qu’elle a donné aux animaux. Aussi,
pas une passée de lièvres ou de lapins ne lui était inconnue. À trois lieues à
la ronde pas une marette n’avait échappé à son investigation, et partout on trouvait
les traces de sa serpe sur les arbres propres à la pipée. Il résultait de ces
différents exercices sans cesse répétés que Pitou était devenu, à quelques-uns
d’entre eux, d’une force extraordinaire.

Grâce à ses longs bras et à ses gros genoux, qui lui permettaient
d’embrasser les baliveaux les plus respectables, il montait aux arbres pour
dénicher les nids les plus élevés, avec une agilité et une certitude qui lui
attiraient l’admiration de ses compagnons, et qui, sous une latitude plus
rapprochée de l’équateur, lui eût valu l’estime des singes, dans cette chasse
de la pipée, chasse si attrayante même pour les grandes personnes,et où le
chasseur attire les oiseaux sur un arbre garni de gluaux, en imitant le cri du
geai ou de la chouette, individus qui jouissent chez la gent emplumée de la
haine générale de l’espèce, si bien que chaque pinson, chaque mésange, chaque
tarin, accourt dans l’espoir d’arracher une plume à son ennemi, et pour la
plupart du temps y laisser les siennes. Les compagnons de Pitou se servaient
soit d’une véritable chouette, soit d’un geai naturel, soit enfin d’une herbe
particulière à l’aide de laquelle ils parvenaient, tant bien que mal, à simuler
le cri de l’un ou de l’autre de ces animaux. Mais Pitou négligeait toutes ces
préparations, méprisait tous ces subterfuges. C’était avec ses propres
ressources qu’il combattait, c’était avec ses moyens naturels qu’il tendait le
piège. C’était enfin sa bouche seule qui modulait les sons criards et détestés
qui appelaient non seulement les autres oiseaux, mais encore ceux de la même
espèce, qui se laissaient tromper, nous ne dirons pas à ce chant,mais à ce
cri, tant il était parfaitement imité. Quant à la chasse à la marette, c’était
pour Pitou le pont aux ânes, et il l’eut certes méprisée comme objet d’art, si
elle eût été moins productive comme objet de rapport. Cela n’empêchait pas,
malgré le mépris qu’il faisait lui-même de cette chasse si facile,que pas un des
plus experts ne savait comme Pitou couvrir de fougère une mare trop grande pour
être complètement tendue, c’est le mot technique ; que nul ne savait comme
Pitou donner l’inclinaison convenable à ses gluaux, de manière à ce que les
oiseaux les plus rusés ne pussent boire ni par-dessus ni par-dessous ;
enfin, que nul n’avait cette sûreté de main et cette justesse de coup d’œil qui
doit présider au mélange en portions inégales et savantes de la poix-résine, de
l’huile et de la glu, pour faire que cette glu ne devienne ni trop fluide ni
trop cassante.

Or, comme l’estime qu’on fait des qualités des hommes change
selon le théâtre où ils produisent ces qualités et selon les spectateurs devant
lesquels ils les produisent, Pitou, dans son village d’Haramont, au milieu de
ces paysans, c’est-à-dire d’hommes habitués à demander au moins la moitié de
leurs ressources à la nature, et, comme tous les paysans, ayant la haine
instinctive de la civilisation, Pitou, disons-nous, jouissait d’une
considération qui ne permettait pas à sa pauvre mère de supposer qu’il marchât
dans une fausse voie, et que l’éducation la plus parfaite qu’on pût donner à
grands frais à un homme ne fût point celle que son fils, privilégié sous ce
rapport, se donnait gratis à lui-même.

Mais quand la bonne femme tomba malade, quand elle sentit la
mort venir, quand elle comprit qu’elle allait laisser son enfant seul et isolé
dans le monde, elle se prit à douter, et elle chercha un appui au futur
orphelin. Elle se souvint alors que dix ans auparavant un jeune homme était
venu frapper à sa porte au milieu de la nuit, lui apportant un enfant
nouveau-né, pour lequel il lui avait non seulement laissé comptant une somme
assez ronde, mais encore pour lequel une autre somme plus ronde encore avait
été déposée chez un notaire de Villers-Cotterêts. De ce jeune homme mystérieux,
d’abord elle n’avait rien su sinon qu’il s’appelait Gilbert. Mais il y avait
trois ans à peu près elle l’avait vu reparaître : c’était alors un homme
de vingt-sept ans, à la tournure un peu raide, à la parole dogmatique, à
l’abord un peu froid. Mais cette première couche de glace s’était fondue quand
il avait revu son enfant, et comme il l’avait trouvé beau, fort et souriant,
élevé comme il l’avait demandé lui-même, en tête à tête avec la nature, il
avait serré la main de la bonne femme et lui avait dit ces seules
paroles :

– Dans le besoin, comptez sur moi.

Puis il avait pris l’enfant, s’était informé du chemin d’Ermenonville,
avait fait avec son fils un pèlerinage au tombeau de Rousseau, et était revenu
à Villers-Cotterêts. Là, séduit sans doute par l’air sain qu’on y respirait,
par le bien que le notaire lui avait dit de la pension de l’abbé Fortier, il
avait laissé le petit Gilbert chez le digne homme, dont, au premier abord, il
avait apprécié l’aspect philosophique ; car, à cette époque,la philosophie
avait une si grande puissance, qu’elle s’était glissée même chez les hommes
d’église.

Après quoi, il était reparti pour Paris laissant son adresse
à l’abbé Fortier.

La mère de Pitou connaissait tous ces détails. Au moment de
mourir, ces mots : « Dans le besoin, comptez surmoi », lui
revinrent à l’esprit. Ce fut une illumination. Sans doute la Providence avait
conduit tout cela pour que le pauvre Pitou retrouvât plus qu’il ne perdait peut-être.
Elle fit venir le curé, ne sachant pas écrire ; le curé écrivit, et le
même jour la lettre fut portée à l’abbé Fortier, qui s’empressa d’y ajouter
l’adresse et de la mettre à la poste.

Il était temps, le surlendemain elle mourut.

Pitou était trop jeune pour sentir toute l’étendue de la
perte qu’il venait de faire : il pleura sa mère, non pas qu’il comprit la
séparation éternelle de la tombe, mais parce qu’il voyait sa mère froide, pale,
défigurée ; puis il devinait instinctivement, le pauvre enfant, que l’ange
gardien du foyer venait de s’envoler ; que la maison, veuve de sa mère,
devenait déserte et inhabitable ; il ne comprenait plus non seulement son
existence future, mais encore sa vie du lendemain : aussi,quand il eut conduit
sa mère au cimetière, quand la terre eut retenti sur le cercueil,quand elle se
fut arrondie, formant une éminence fraîche et friable, il s’assit sur la fosse,
et à toutes les invitations qu’on lui fit de sortir du cimetière,il répondit
en secouant la tête et en disant qu’il n’avait jamais quitté sa mère Madeleine,
et qu’il voulait rester où elle restait.

Il demeura tout le reste de la journée et toute la nuit sur
sa fosse.

Ce fut là que le digne docteur – avons-nous dit que le futur
protecteur de Pitou était médecin ? – ce fut là que le digne docteur le
trouva lorsque, comprenant toute l’étendue du devoir qui lui était imposé par
la promesse qu’il avait faite, il arriva lui-même pour la remplir quarante-huit
heures à peine après le départ de la lettre.

Ange était bien jeune quand il avait vu le docteur pour la
première fois. Mais, on le sait, la jeunesse a de profondes impressions qui
laissent des réminiscences éternelles, puis le passage du mystérieux jeune
homme avait imprimé sa trace dans la maison. Il y avait laissé ce jeune enfant
que nous avons dit, et avec lui le bien-être : toutes les fois qu’Ange
avait entendu prononcer le nom de Gilbert par sa mère, c’était avec un
sentiment qui ressemblait à l’adoration ; puis enfin,lorsqu’il avait
reparu dans la maison, homme fait et avec ce nouveau titre de docteur,
lorsqu’il avait joint aux bienfaits du passé la promesse de l’avenir, Pitou
avait jugé, à la reconnaissance de sa mère, qu’il devait être reconnaissant
lui-même, et le pauvre garçon, sans trop savoir ce qu’il disait,avait balbutié
les mots de souvenir éternel, de grâce profonde, qu’il avait entendu dire à sa
mère.

Donc, aussitôt qu’il aperçut le docteur à travers la porte à
claires-voies du cimetière, dès qu’il le vit s’avancer au milieu des tombes
gazonneuses et des croix brisées, il le reconnut, se leva, et alla au-devant de
lui ; car il comprit qu’à celui-là qui venait à l’appel de sa mère, il ne
pouvait dire non comme aux autres ; il ne fit donc d’autre résistance, que
de retourner la tête en arrière quand Gilbert le prit par la main et l’entraîna
pleurant hors de l’enceinte mortuaire. Un cabriolet élégant était à la porte,
il y fit monter le pauvre enfant, et, laissant momentanément la maison sous la
sauvegarde de la bonne foi publique et de l’intérêt que le malheur inspire, il
conduisit son petit protégé à la ville, et descendit avec lui à la meilleure
auberge, qui, à cette époque, était celle du Dauphin. À peine y était-il
installé, qu’il envoya chercher un tailleur, lequel, prévenu à l’avance, arriva
avec des habits tout faits. Il choisit précautionneusement à Pitou des habits
trop longs de deux ou trois pouces, superfluité qui, à la façon dont poussait
notre héros, promettait de ne pas être de longue durée, et s’achemina avec lui
vers ce quartier de la ville que nous avons déjà indiqué et qui se nommait le
Pleux.

À mesure qu’il avançait vers ce quartier, Pitou ralentissait
le pas ; car il était évident qu’on le conduisait chez sa tante Angélique,
et, malgré le peu de fois que le pauvre orphelin avait vu sa marraine – car
c’était la tante Angélique qui avait doué Pitou de son poétique nom de baptême,
– il avait conservé de cette respectable parente un formidable souvenir.

En effet, la tante Angélique n’avait rien de bien attrayant
pour un enfant habitué comme Pitou à tous les soins de la sollicitude
maternelle : la tante Angélique était à cette époque une vieille fille de
cinquante-cinq à cinquante-huit ans, abrutie par l’abus des plus minutieuses
pratiques de la religion, et chez laquelle une piété mal entendue avait resserré
à contresens tous les sentiments doux, miséricordieux et humains,pour cultiver
en leur place une dose naturelle d’intelligence avide, qui ne faisait que
s’augmenter chaque jour dans le commerce assidu des béguines de la ville. Elle
ne vivait pas précisément d’aumônes, mais outre la vente du lin qu’elle filait
au rouet, et la location des chaises de l’église qui lui avait été accordée par
le chapitre, elle recevait de temps en temps, des âmes pieuses qui se laissaient
prendre à ses simagrées de religion, de petites sommes que, de monnaie de
billon, elle convertissait d’abord en monnaie blanche, et de monnaie blanche en
louis, lesquels disparaissaient non seulement sans que personne les vît
disparaître, mais encore sans que nul soupçonnât leur existence, et allaient
s’enfouir un à un dans le coussin du fauteuil sur lequel elle travaillait, et
une fois dans cette cachette, ils retrouvaient à tâtons une certaine quantité
de leurs confrères, recueillis un à un comme eux, et comme eux destinés à être
désormais séquestrés de la circulation jusqu’au jour inconnu où la mort de la
vieille fille les mettrait aux mains de son héritier.

C’était donc vers la demeure de cette vénérable parente que
s’acheminait le docteur Gilbert, traînant par la main le grand Pitou.

Nous disons le grand Pitou, parce qu’a partir du premier
trimestre après sa naissance, Pitou avait toujours été trop grand pour son âge.

Mademoiselle Rose-Angélique Pitou, au moment où sa porte
s’ouvrait pour donner passage à son neveu et au docteur, était dans un accès
d’humeur joyeuse. Tandis que l’on chantait la messe des morts sur le corps de
sa belle-sœur dans l’église d’Haramont, il y avait eu noces et baptêmes dans
l’église de Villers-Cotterêts, de sorte que la recette des chaises avait, dans
une seule journée, monté à six livres. Mademoiselle Angélique avait donc
converti ses sous en un gros écu, lequel, à son tour, joint à trois autres mis
en réserve à des époques différentes, avait donné un louis d’or. Ce louis
venait justement d’aller rejoindre les autres louis, et le jour où avait lieu
une pareille réunion était tout naturellement un jour de fête pour mademoiselle
Angélique.

Ce fut juste au moment où, après avoir rouvert sa porte
fermée pendant l’opération, la tante Angélique venait de faire une dernière
fois le tour de son fauteuil pour s’assurer que rien au dehors ne décelait le
trésor caché au dedans, que le docteur et Pitou entrèrent.

La scène aurait pu être attendrissante, mais aux yeux d’un
homme aussi juste observateur que l’était le docteur Gilbert, elle ne fut que
grotesque. En apercevant son neveu, la vieille béguine dit quelques mots de sa
pauvre chère sœur qu’elle aimait tant, et eut l’air d’essuyer une larme. De son
côté, le docteur, qui voulait voir au plus profond du cœur de la vieille fille
avant de prendre un parti à son égard, le docteur eut l’air de faire à mademoiselle
Angélique un sermon sur le devoir des tantes envers les neveux.Mais à mesure
que le discours se développait et que les paroles onctueuses tombaient des
lèvres du docteur, l’œil aride de la vieille fille buvait l’imperceptible larme
qui l’avait mouillé, tous ses traits reprenaient la sécheresse du parchemin
dont ils semblaient recouverts, elle leva la main gauche à la hauteur de son
menton pointu, et de la main droite elle se mit à calculer sur ses doigts secs
le nombre approximatif de sous que la location des chaises lui rapportait par
année ; de sorte que le hasard ayant fait que le calcul se trouvât terminé
en même temps que le discours, elle put répondre à l’instant même que, quel que
fût l’amour qu’elle portait à sa pauvre sœur, et le degré d’intérêt qu’elle
ressentît pour son cher neveu, la médiocrité de ses recettes ne lui permettait,
malgré son double titre de tante et de marraine, aucun surcroît de dépense.

Au reste, le docteur s’était attendu à ce refus ; ce
refus ne le surprit donc pas ; c’était un grand partisan des idées
nouvelles, et, comme le premier volume de l’ouvrage de Lavater venait de
paraître, il avait déjà fait l’application de la doctrine physiognomonique du
philosophe de Zurich au mince et jaune faciès de mademoiselle Angélique.

Cet examen lui avait donné pour résultat que les petits yeux
ardents de la vieille fille, son nez long et ses lèvres minces,présentaient la
réunion en une seule personne de la cupidité, de l’égoïsme et de l’hypocrisie.

La réponse, comme nous l’avons dit, ne lui causa aucune
espèce d’étonnement. Cependant il voulut voir, en sa qualité d’observateur, jusqu’à
quel point la dévote pousserait le développement de ces trois vilains défauts.

– Mais, dit-il, mademoiselle, Ange Pitou est un pauvre enfant
orphelin, le fils de votre frère.

– Dame ! écoutez donc, monsieur Gilbert, dit la vieille
fille, c’est une augmentation de six sous par jour au moins, et encore au bas
prix : car ce drôle-là doit manger au moins une livre de pain par jour.

Pitou fit la grimace : il en mangeait d’habitude une
livre et demie rien qu’à son déjeuner.

– Sans compter le savon pour son blanchissage, reprit mademoiselle
Angélique, et je me souviens qu’il salit horriblement.

En effet, Pitou salissait beaucoup, et c’est concevable si
l’on veut bien se rappeler la vie qu’il menait ; mais, il faut lui rendre
cette justice, il déchirait encore plus qu’il ne salissait.

– Ah ! dit le docteur, fi ! mademoiselle
Angélique, vous qui pratiquez si bien la charité chrétienne, faire de pareils
calculs à l’endroit d’un neveu et d’un filleul !

– Sans compter l’entretien des habits, s’écria avec explosion
la vieille dévote, qui se rappelait avoir vu sa sœur Madeleine coudre bon
nombre de parements aux vestes et de genouillères aux culottes de son neveu.

– Ainsi, fit le docteur, vous refusez de prendre votre neveu
chez vous… L’orphelin, repoussé du seuil de sa tante, sera forcé d’aller
demander l’aumône au seuil des maisons étrangères.

Mademoiselle Angélique, toute cupide qu’elle était, sentit
l’odieux qui rejaillirait tout naturellement sur elle, si, par son refus de le
recevoir, son neveu était forcé de recourir à une pareille extrémité.

– Non, dit-elle, je m’en charge.

– Ah ! fit le docteur, heureux de trouver un bon
sentiment dans ce cœur qu’il croyait desséché.

– Oui, continua la vieille fille, je le recommanderai aux Augustins
de Bourg-Fontaine, et il entrera chez eux comme frère servant.

Le docteur, nous l’avons déjà dit, était philosophe. On sait
la valeur du mot philosophe à cette époque.

Il résolut donc, à l’instant même, d’arracher un néophyte
aux Augustins, et cela avec tout le zèle que les Augustins, de leur côté,
eussent pu mettre à enlever un adepte aux philosophes.

– Eh bien ! reprit-il en portant la main à sa poche profonde,
puisque vous êtes dans une position si difficile, ma chère demoiselle
Angélique, que vous soyez obligée, faute de ressources personnelles, de recommander
votre neveu à la charité d’autrui, je chercherai quelqu’un qui puisse plus
efficacement que vous appliquer à l’entretien du pauvre orphelin la somme que
je lui destinais. Il faut que je retourne en Amérique. Je mettrai avant mon
départ votre neveu Pitou en apprentissage chez quelque menuisier ou quelque
charron. Lui-même, d’ailleurs, choisira sa vocation. Pendant mon absence, il
grandira, et, à mon retour, eh bien ! il sera déjà savant dans le métier,
et je verrai ce que l’on peut pour lui. Allons, mon pauvre enfant,embrasse ta
tante, continua le docteur, et allons-nous-en.

Le docteur n’avait point achevé, que Pitou se précipitait
vers la vénérable demoiselle, ses deux longs bras étendus ; il était fort
pressé, en effet, d’embrasser sa tante, à la condition que le baiser serait,
entre elle et lui, le signal d’une séparation éternelle.

Mais à ce mot la somme, au geste du docteur
introduisant sa main dans sa poche, au son argentin que cette main avait incontinent
fait rendre à une masse de gros écus dont on pouvait calculer la quotité à la
tension de l’habit, la vieille fille avait senti remonter jusqu’à son cœur la
chaleur de la cupidité.

– Ah ! dit-elle, mon cher monsieur Gilbert, vous savez
bien une chose.

– Laquelle ? demanda le docteur.

– Eh ! bon Dieu ! c’est que personne au monde ne
l’aimera autant que moi, ce pauvre enfant !

Et, entrelaçant ses bras maigres aux bras étendus de Pitou,
elle déposa sur chacune de ses joues un aigre baiser qui fit frissonner
celui-ci de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

– Oh ! certainement, dit le docteur, je sais bien cela.
Et je doutais si peu de votre amitié pour lui, que je vous l’amenais
directement comme à son soutien naturel. Mais ce que vous venez de me dire,
chère demoiselle, m’a convaincu à la fois de votre bonne volonté et de votre
impuissance, et vous êtes trop pauvre vous-même, je le vois bien,pour aider
plus pauvre que vous.

– Eh ! mon bon monsieur Gilbert, dit la vieille dévote,
le bon Dieu n’est-il pas au ciel, et du ciel ne nourrit-il pas toutes ses
créatures ?

– C’est vrai, dit Gilbert, mais s’il donne la pâture aux oiseaux,
il ne met pas les orphelins en apprentissage. Or, voilà ce qu’il faut faire
pour Ange Pitou, et ce qui, vu vos faibles moyens, vous coûtera trop cher, sans
doute.

– Mais cependant, si vous donnez cette somme, monsieur le
docteur ?

– Quelle somme ?

– La somme dont vous avez parlé, la somme qui est là dans
votre poche, ajouta la dévote en allongeant son doigt crochu vers la basque de
l’habit marron.

– Je la donnerai assurément, chère demoiselle Angélique, dit
le docteur ; mais je vous préviens que ce sera à une condition.

– Laquelle ?

– Celle que l’enfant aura un état.

– Il en aura un, je vous le promets, foi d’Angélique
Pitou ! monsieur le docteur, dit la dévote les yeux rivés sur la poche
dont elle suivait le balancement.

– Vous me le promettez ?

– Je vous le promets.

– Sérieusement, n’est-ce pas ?

– En vérité du bon Dieu ! mon cher monsieur Gilbert,
j’en fais serment.

Et demoiselle Angélique étendit horizontalement sa main
décharnée.

– Eh bien ! soit, dit le docteur en tirant de sa poche
un sac à la panse tout à fait rebondie ; je suis prêt à donner l’argent,
comme vous voyez ; de votre côté êtes-vous prête à me répondre de
l’enfant ?

– Sur la vraie croix ! monsieur Gilbert.

– Ne jurons pas tant, chère demoiselle, et signons un peu
plus.

– Je signerai, monsieur Gilbert, je signerai.

– Devant notaire ?

– Devant notaire.

– Alors, allons chez le papa Niguet.

Le papa Niguet, auquel, grâce à une longue connaissance, le
docteur donnait ce titre amical, était, comme le savent déjà ceux de nos
lecteurs qui sont familiers avec notre livre de Joseph Balsamo, le
notaire le plus en réputation de l’endroit.

Mademoiselle Angélique, dont maître Niguet était aussi le
notaire, n’eut rien à dire contre le choix fait par le docteur.Elle le suivit
donc dans l’étude annoncée. Là, le tabellion enregistra la promesse faite par
demoiselle Rose-Angélique Pitou, de prendre à sa charge et de faire arriver à
l’exercice d’une profession honorable Louis-Ange Pitou, son neveu,moyennant
quoi elle toucherait annuellement la somme de deux cents livres. Le marché
était passé pour cinq ans. Le docteur déposa huit cents livres chez le notaire,
deux cents livres devant être payées d’avance.

Le lendemain, le docteur quitta Villers-Cotterêts, après
avoir réglé quelques comptes avec un de ses fermiers sur lequel nous
reviendrons plus tard. Et mademoiselle Pitou fondant comme un vautour sur les
susdites deux cents livres payables d’avance, enfermait huit beaux louis d’or
dans son fauteuil.

Quant aux huit livres restant, elles attendirent, dans une
petite soucoupe de faïence qui avait, depuis trente ou quarante ans, vu passer
des nuées de monnaies de bien des espèces, que la récolte de deux ou trois dimanches
complétât la somme de vingt-quatre livres, chiffre auquel, ainsi que nous
l’avons expliqué, la susdite somme subissait la métamorphose dorée,et passait
de l’assiette dans le fauteuil.

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