Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 33Le conseil

Le roi entra vivement et lourdement comme à son habitude.

Il avait un air affairé, curieux, qui contrastaitsingulièrement
avec la rigidité glacée du maintien de la reine.

Les fraîches couleurs du roi ne l’avaient pas abandonné.
Matinal et tout fier de la bonne santé qu’il avait humée avec l’airdu matin,
il soufflait bruyamment, et appuyait avec vigueur son pied sur lesparquets.

– Le docteur ? dit-il ; qu’est devenu le
docteur ?

– Bonjour, Sire. Comment allez-vous, ce matin ?
Êtes-vous bien fatigué ?

– J’ai dormi six heures, c’est mon lot. Je vais très bien.
L’esprit est net. Vous êtes un peu pâle, madame. Le docteur, on m’adit que
vous l’aviez mandé ?

– Voici M. le docteur Gilbert, fit la reine en démasquant
l’embrasure de la fenêtre, dans laquelle le docteur s’était tapijusqu’à ce
moment.

Le front du roi s’éclaircit aussitôt, puis :

– Ah ! j’oubliais ! dit-il. Vous avez mandé le
docteur ; c’est donc que vous souffriez ?

La reine rougit.

– Vous rougissez ? lui dit Louis XVI.

Elle devint pourpre.

– Encore quelque secret ? fit le roi.

– Quel secret, monsieur ? interrompit la reine avechauteur.

– Vous ne m’entendez pas, je vous dis que vous qui avez vos
médecins favoris, vous ne pouvez avoir appelé le docteur Gilbertsans le désir
que je vous connais…

– Lequel ?

– De toujours me cacher quand vous souffrez.

– Ah ! fit la reine un peu remise.

– Oui, continua Louis XVI, mais prenez-y garde ; M.Gilbert
est de mes confidents à moi, et si vous lui contez quelque chose,il me le
rapportera.

Gilbert sourit.

– Pour cela, non, Sire, dit-il.

– Bien, voilà que la reine corrompt mes gens.

Marie-Antoinette fit entendre un de ces petits rires
étouffés qui signifient seulement que l’on veut interrompre laconversation, ou
que cette conversation fatigue beaucoup.

Gilbert comprit, le roi ne comprit pas.

– Voyons, docteur, dit-il, puisque cela divertit la reine,
contez-moi ce qu’elle vous disait.

– Je demandais au docteur, interrompit à son tour
Marie-Antoinette, pourquoi vous l’aviez mandé d’aussi bonne heure.J’avoue en
effet que sa présence à Versailles dès le matin m’intrigue etm’inquiète.

– J’attendais le docteur, répliqua le roi en s’assombrissant,
pour causer politique avec lui.

– Ah ! fort bien ! dit la reine.

Et elle s’assit comme pour écouter.

– Venez, docteur, reprit le roi en se dirigeant vers la
porte.

Gilbert salua profondément la reine et se prépara à suivre
Louis XVI.

– Où allez-vous ? s’écria la reine ; quoi !
vous partez ?

– Nous n’avons pas à converser de choses bien gaies,madame ;
autant vaut épargner à la reine un souci de plus.

– Vous appelez soucis des douleurs ! s’écriamajestueusement
la reine.

– Raison de plus, ma chère.

– Restez, je le veux, dit-elle. Monsieur Gilbert, je suppose
que vous ne me désobéirez pas.

– Monsieur Gilbert ! monsieur Gilbert ! fit le roi
très dépité.

– Eh bien ! quoi ?

– Eh ! M. Gilbert qui devait me donner un avis, qui
devait causer librement avec moi, suivant sa conscience, M. Gilbertne le fera
plus.

– Pourquoi donc ? fit la reine.

– Parce que vous serez là, madame.

Gilbert fit comme un geste, auquel la reine attacha tout de
suite une signification importante.

– En quoi, dit-elle pour l’appuyer, M. Gilbert risquera-t-il
de me déplaire s’il parle suivant sa conscience ?

– C’est facile à comprendre, madame, dit le roi ; vous
avez votre politique à vous ; elle n’est pas toujours lanôtre. En sorte
que…

– En sorte que M. Gilbert, vous me le dites clairement, est
fort dissident avec ma politique.

– Cela doit être, madame, répondit Gilbert, d’après les
idées que Votre Majesté me connaît. Seulement Votre Majesté peutêtre bien
assurée que je dirai la vérité aussi librement devant elle qu’enprésence du
roi seul.

– Ah ! c’est déjà quelque chose, fit Marie-Antoinette.

– La vérité n’est pas toujours bonne à dire, se hâta demurmurer
Louis XVI.

– Si elle est utile ? dit Gilbert.

– Ou seulement bien intentionnée, ajouta la reine.

– Pour cela, nous n’en douterons pas, interrompit Louis XVI.
Mais si vous étiez sage, madame, vous laisseriez au docteurl’entière liberté
de langage… dont j’ai besoin.

– Sire, répondit Gilbert, puisque la reine provoque
elle-même la vérité, puisque je sais l’esprit de Sa Majesté asseznoble et
assez puissant pour ne la pas craindre, je préfère parler devantmes deux
souverains.

– Sire, dit la reine, je le demande.

– J’ai foi dans la sagesse de Votre Majesté, dit Gilbert en
s’inclinant devant la reine. Il s’agit du bonheur et de la gloirede Sa Majesté
le roi.

– Vous avez raison d’avoir foi, dit la reine, Commencez
monsieur.

– Tout cela, c’est fort beau, continua le roi, qui
s’entêtait, suivant sa coutume ; mais enfin la question estdélicate, et
je sais bien que, quant à moi, vous m’embarrasserez beaucoup.

La reine ne put retenir un mouvement d’impatience ;
elle se leva, puis se rassit en plongeant son regard rapide etfroid dans la
pensée du docteur.

Louis XVI, voyant qu’il ne restait aucun moyen d’échapper à
la question ordinaire et extraordinaire, s’assit avec un grossoupir dans son
fauteuil en face de Gilbert.

– De quoi s’agit-il ? demanda la reine après que cette
sorte de conseil se fut ainsi constitué et installé.

Gilbert regarda le roi une dernière fois comme pour lui
demander l’autorisation de parler sans contrainte.

– Allez ! mon Dieu, allez, monsieur, répliqua le roi,
puisque la reine le veut.

– Eh bien ! madame, dit le docteur, j’instruirai en peu
de mots Votre Majesté du but de ma visite matinale à Versailles. Jevenais
conseiller à Sa Majesté de se rendre à Paris.

Une étincelle tombant sur les quarante milliers de poudre
que renfermait alors l’Hôtel de Ville, n’eût pas produitl’explosion que ces
paroles firent éclater dans le cœur de la reine :

– Le roi à Paris ! le roi ! Oh !

Et elle poussa un cri d’horreur qui fit tressaillir Louis
XVI.

– Là, fit le roi en regardant Gilbert, que vous disais-je,
docteur !

– Le roi, continua la reine, le roi dans une ville en proie
à la révolte ; le roi au milieu des fourches et desfaux ; le roi
parmi ces hommes qui ont massacré les Suisses, qui ont assassiné M.de Launay
et M. de Flesselles ; le roi traversant la place del’Hôtel-de-Ville et
marchant dans le sang de ses défenseurs !… Vous êtes uninsensé, monsieur,
pour avoir parlé ainsi. Oh ! je vous le répète, vous êtes uninsensé.

Gilbert baissa les yeux comme un homme que le respect
contient ; mais il ne répondit pas une parole.

Le roi, remué jusqu’au fond de l’âme, se retourna sur son
fauteuil comme un torturé sur le gril des inquisiteurs.

– Est-il possible qu’une pareille idée, poursuivit la reine,
se soit logée dans une tête intelligente, dans un cœurfrançais ?
Quoi ! monsieur, vous ne savez donc pas que vous parlez ausuccesseur de
saint Louis, à l’arrière-petit-fils de Louis XIV ?

Le roi battait le tapis du pied.

– Je ne suppose pas, cependant, poursuivit encore la reine,
que vous désiriez enlever au roi le secours de ses gardes et deson
armée ; que vous cherchiez à le tirer de son palais, qui estune
forteresse, pour l’exposer seul et nu à ses ennemis acharnés ;vous n’avez
pas le désir de faire assassiner le roi, n’est-ce pas, monsieurGilbert ?

– Si je croyais que Votre Majesté eût un instant l’idée que
je sois capable d’une pareille trahison, je ne serais pas uninsensé, je me
regarderais comme un misérable. Mais Dieu merci ! madame, vousn’y croyez
pas plus que moi-même. Non, je suis venu donner ce conseil à monroi parce que
je crois le conseil bon, et même supérieur à tous les autres.

La reine crispa ses doigts sur sa poitrine, avec tant deviolence
qu’elle fit craquer la batiste sous sa pression.

Le roi haussa les épaules avec un léger mouvementd’impatience.

– Mais, pour Dieu ! dit-il, écoutez-le, madame il sera
toujours temps de dire non quand vous l’aurez entendu.

– Le roi a raison, madame, dit Gilbert ; car, ce que
j’ai à dire à Vos Majestés, vous ne le savez point ; vous vouscroyez, madame,
au milieu d’une armée sûre, dévouée, prête à mourir pourvous :
erreur ! parmi les régiments français, moitié conspire avecles
régénérateurs pour l’idée révolutionnaire.

– Monsieur ! s’écria la reine, prenez garde, vous
insultez l’armée !

– Tout au contraire, madame, dit Gilbert j’en fais l’éloge.
On peut respecter sa reine, et se dévouer à son roi, tout en aimantsa patrie
et en se dévouant à sa liberté.

La reine lança sur Gilbert un regard flamboyant comme un
éclair.

– Monsieur, lui dit-elle, ce langage…

– Oui, ce langage vous blesse, madame, je comprends
cela ; car, selon toute probabilité, Votre Majesté l’entendpour la première
fois.

– Il faudra bien s’y accoutumer, murmura Louis XVI avec le
bon sens résigné qui faisait sa principale force.

– Jamais ! s’écria Marie-Antoinette ;
jamais !

– Voyons, écoutez ! écoutez ! s’écria le
roi ; je trouve ce que dit le docteur plein de raison.

La reine se rassit frémissante.

Gilbert continua.

– Je disais donc, madame, que j’ai vu Paris, moi, et que
vous n’avez pas même vu Versailles. Savez-vous ce que veut faire ence moment Paris ?

– Non, dit le roi inquiet.

– Il ne veut pas prendre une seconde fois la Bastille,
peut-être, dit la reine avec mépris.

– Assurément, non, madame, continua Gilbert ; mais
Paris sait qu’il y a une autre forteresse entre le peuple et sonroi. Paris se
propose de réunir les députés des quarante-huit districts qui lecomposent, et
d’envoyer ces députés à Versailles.

– Qu’ils y viennent, qu’ils y viennent ! s’écria la
reine avec une farouche joie. Oh ! ils y seront les bienreçus.

– Attendez, madame, répondit Gilbert, et prenez garde, ces
députés ne viendront pas seuls.

– Et avec qui viendront-ils ?

– Ils viendront appuyés par vingt mille hommes de gardes
nationales.

– De gardes nationales, dit la reine, qu’est-ce que
cela ?

– Ah ! madame, ne parlez pas légèrement de cetteinstitution ;
elle deviendra un jour une puissance ; elle liera etdéliera.

– Vingt mille hommes ! s’écria le roi.

– Eh ! monsieur, reprit à son tour la reine, vous avez
ici dix mille hommes qui valent cent mille révoltés ;appelez-les, appelez-les,
vous dis-je, les vingt mille scélérats ! Ils trouveront icileur châtiment
et l’exemple dont a besoin toute cette fange révolutionnaire que jebalayerais,
moi, en huit jours, si l’on m’écoutait seulement une heure.

Gilbert secoua tristement la tête.

– Oh ! madame, dit-il, comme vous vous trompez, ou plutôt
comme on vous a trompée. Hélas ! hélas ! y songez-vous,la guerre
civile provoquée par une reine ! une seule l’a fait, et elle aemporté
avec elle au tombeau l’épithète terrible d’étrangère.

– Provoquée par moi, monsieur, comment entendez-vous
cela ? Est-ce moi qui ai tiré sur la Bastille sansprovocation ?

– Eh ! madame, dit le roi, au lieu de conseiller la
violence, écoutez d’abord la raison.

– La faiblesse !

– Voyons, Antoinette, écoutez, dit le roi sévèrement ;
ce n’est pas une mince affaire que l’arrivée de vingt mille hommesqu’il faudra
faire mitrailler ici.

Puis, se retournant vers Gilbert :

– Continuez, monsieur, dit-il, continuez.

– Toutes ces haines qui s’échauffent par l’éloignement, toutes
ces fanfaronnades qui deviennent du courage à l’occasion, tout cepêle-mêle
d’une bataille dont l’issue est incertaine, épargnez-le au roi et àvous-même,
madame, dit le docteur ; vous pouvez par la douceur dissipercette armée
que vos violences accroîtront peut-être. La foule veut venir auroi,
prévenons-la ; laissez le roi aller à la foule ;laissez-le,
environné qu’il est aujourd’hui de son armée, faire preuve demaind’audace et
d’esprit politique. Ces vingt mille hommes dont nous parlonspourraient
peut-être conquérir le roi. Laissez le roi seul aller conquérir lesvingt mille
hommes, car ces vingt mille hommes, madame, c’est le peuple.

Le roi ne put s’empêcher de faire un signe d’assentiment que
Marie-Antoinette saisit au passage.

– Malheureux ! dit-elle à Gilbert, mais vous ne savez
donc pas ce que voudra dire la présence du roi à Paris dans lesconditions où
vous la demandez ?

– Parlez, madame.

– Cela veut dire : « J’approuve… » ;
cela veut dire : « Vous avez bien fait de tuer mes
Suisses… » ; cela veut dire : « Vous avez bienfait de massacrer
mes officiers, de mettre à feu et à sang ma belle capitale ;vous avez
bien fait de me détrôner enfin ! Merci, messieurs,merci ! »

Et un sourire dédaigneux passa sur les lèvres de
Marie-Antoinette.

– Non, madame, dit Gilbert, Votre Majesté se trompe.

– Monsieur !…

– Cela voudra dire : « Il y a eu quelque justice
dans la douleur du peuple. Je viens pardonner ; c’est moi quisuis le chef
et le roi ; c’est moi qui suis à la tête de la Révolutionfrançaise, comme
jadis Henri III s’est mis à la tête de la Ligue. Vos généraux sontmes
officiers ; vos gardes nationaux, mes soldats ; vosmagistrats, mes
gens d’affaires. Au lieu de me pousser, suivez-moi si vous lepouvez. La
grandeur de mon pas prouvera encore une fois que je suis le roi deFrance, le
successeur de Charlemagne. »

– Il a raison, fit tristement le roi.

– Oh ! s’écria la reine, Sire, par grâce !
n’écoutez pas cet homme, cet homme est votre ennemi !

– Madame, fit Gilbert, voilà Sa Majesté qui vous dira
elle-même ce qu’elle pense de mes paroles.

– Je pense, monsieur, dit le roi, que vous êtes jusqu’ici le
seul qui ayez osé me dire la vérité.

– La vérité ! s’écria la reine. Oh ! que me
dites-vous là, grand Dieu !

– Oui, madame, reprit Gilbert, et, croyez-le bien, la
vérité, dans ce moment, est le seul flambeau qui puisse empêcher derouler dans
l’abîme le trône et la royauté.

Et, en disant ces paroles, Gilbert s’inclina humblement jusque
sur les genoux de Marie-Antoinette.

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