Ange Pitou – Tome I (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 17La Bastille

La foule attendait, brûlée par le soleil ardent de juillet,
frémissante, enivrée. Les hommes de Gonchon venaient de faire leur jonction aux
hommes de Marat. Le faubourg Saint-Antoine reconnaissait et saluait son frère
le faubourg Saint-Marceau.

Gonchon était à la tête de ses patriotes. Quant à Marat, il
avait disparu.

L’aspect de la place était terrible.

À la vue de Billot les cris redoublèrent.

– Eh bien ! dit Gonchon en marchant à lui.

– Eh bien ! cet homme est brave, dit Billot.

– Que voulez-vous dire par ce mot : « Cet homme
est brave » ? demanda Gonchon.

– Je veux dire qu’il s’entête.

– Il ne veut pas rendre la Bastille ?

– Non.

– Il s’entête à soutenir le siège ?

– Oui.

– Et vous croyez qu’il le soutiendra longtemps ?

– Jusqu’à la mort.

– Soit ; il aura la mort.

– Mais que d’hommes nous allons faire tuer ! dit Billot
doutant sans doute que Dieu lui eût donné le droit que s’arrogent les généraux,
les rois, les empereurs : ces hommes brevetés pour répandre le sang.

– Bah ! dit Gonchon, il y a trop de monde, puisqu’il
n’y a pas assez de pain pour la moitié de la population. N’est-ce pas,
amis ? continua Gonchon, en se tournant vers la foule.

– Oui ! oui ! cria la foule avec une abnégation
sublime.

– Mais le fossé ? demanda Billot.

– Il n’a besoin d’être comblé qu’à un seul endroit, répondit
Gonchon, et j’ai calculé qu’avec la moitié de nos corps on comblerait le fossé
tout entier, n’est-ce pas, amis ?

– Oui ! oui ! répéta la foule avec non moins
d’élan que la première fois.

– Eh bien ! soit, dit Billot atterré.

En ce moment, de Launay parut sur une terrasse, suivi du
major de Losme et de deux ou trois officiers.

– Commence ! cria Gonchon au gouverneur.

Celui-ci lui tourna le dos sans répondre.

Gonchon, qui peut-être eût supporté la menace, ne supporta
pas le dédain ; il porta vivement la carabine à son épaule, et un homme de
la suite du gouverneur tomba.

Cent coups, mille coups de fusil partirent à la fois, comme
s’ils n’eussent attendu que ce signal, et marbrèrent de blanc les tours grises
de la Bastille.

Un silence de quelques secondes succéda à cette décharge,
comme si la foule elle-même eut été effrayée de ce qu’elle venait de faire.

Puis un jet de flamme perdu dans un nuage de fumée couronna
la crête d’une tour ; une détonation retentit ; des cris de douleur
se firent entendre dans la foule pressée ; le premier coup de canon venait
d’être tiré de la Bastille ; le premier sang était répandu. La bataille
était engagée.

Ce qu’éprouva cette foule, un instant auparavant si menaçante,
ressembla à de la terreur. Cette Bastille, en se mettant en défense par ce seul
fait, apparaissait dans sa formidable inexpugnable. Le peuple avait sans
doute espéré que dans ce temps de concessions à lui faites,celle-là aussi
s’accomplirait sans effusion de sang.

Le peuple se trompait. Ce coup de canon tiré sur lui donnait
la mesure de l’œuvre titanique qu’il avait entreprise.

Une mousqueterie bien dirigée, venant de la plate-forme de
la Bastille, le suivit immédiatement.

Puis, un nouveau silence se fit, interrompu par quelques
cris, quelques gémissements, quelques plaintes poussées çà et là.

Alors on put voir un grand frémissement dans cette
foule : c’était le peuple qui ramassait ses morts et ses blessés.

Mais le peuple ne songea point à fuir, ou, s’il y songea, il
eut honte en se comptant.

En effet, les boulevards, la rue Saint-Antoine, le faubourg
Saint-Antoine, n’étaient qu’une vaste mer humaine ; chaque vague avait une
tête ; chaque tête deux yeux flamboyants, une bouche menaçante.

En un instant toutes les fenêtres du quartier furent garnies
de tirailleurs, même celles qui se trouvaient hors de portée.

S’il paraissait aux terrasses ou dans les embrasures un Invalide
ou un Petit Suisse, il était ajusté par cent fusils, et la grêle de balles
venait écorner les angles de la pierre derrière laquelle s’abritait le soldat.

Mais on se lasse bientôt de tirer sur des murs insensibles.
C’était à de la chair que visaient les coups. C’était du sang qu’on voulait
voir jaillir sous le plomb, et non de la poussière.

Chacun donnait son avis au milieu de la foule et des clameurs.

On faisait cercle autour de l’orateur, et quand on s’apercevait
que la proposition était insensée, on s’éloignait.

Un charron proposait de bâtir une catapulte sur le modèle
des anciennes machines romaines, et de battre en brèche la Bastille.

Les pompiers proposaient d’éteindre avec leurs pompes les
amorces des canons et les mèches des artilleurs, sans s’apercevoir que la plus
forte de leurs pompes ne lancerait pas l’eau aux deux tiers de la hauteur des
murs de la Bastille.

Un brasseur, qui commandait le faubourg Saint-Antoine, et
dont le nom a acquis depuis une fatale célébrité, proposait d’incendier la forteresse
en y lançant de l’huile d’œillette et d’aspic qu’on avait saisie la veille, et
qu’on enflammerait avec du phosphore.

Billot écouta l’une après l’autre toutes ces propositions. À
la dernière, il saisit une hache aux mains d’un charpentier, et s’avançant au
milieu d’une grêle de balles, qui frappe et renverse autour de lui les hommes
pressés comme les épis dans un champ de blé, il atteint un petit corps de garde
voisin d’un premier pont-levis, et, au milieu de la mitraille qui siffle et
pétille sur le toit, il abat les chaînes et fait tomber le pont.

Pendant un quart d’heure que dura cette entreprise presque
insensée, la foule resta haletante. À chaque détonation on s’attendait à voir
rouler l’audacieux ouvrier. La foule oubliait le danger qu’elle courait
elle-même, pour ne songer qu’au danger que courait cet homme. Quand le pont tomba,
elle jeta un grand cri et s’élança dans la première cour.

Le mouvement fut si rapide, si impétueux, si irrésistible,
qu’on n’essaya pas de la défendre.

Les cris d’une joie frénétique annoncèrent à de Launay ce
premier avantage.

On ne fit pas même attention qu’un homme avait été broyé
sous cette masse de bois.

Alors, comme au fond d’une caverne qu’elles éclairent, les
quatre pièces de canon, que le gouverneur a montrées à Billot,éclatent à la
fois avec un bruit terrible, et balayent toute cette première cour.

L’ouragan de fer a tracé dans la foule un long sillon de
sang ; dix ou douze morts, quinze ou vingt blessés, sont restés sur le
passage de la mitraille.

Billot s’est laissé glisser de son toit à terre, mais à
terre il a trouvé Pitou, qui s’est trouvé là il ne sait comment.Pitou a l’œil
alerte ; c’est une habitude de braconnier. Il a vu les artilleurs
approcher la mèche de la lumière ; il a pris Billot par le pan de sa
veste, et l’a tiré vivement en arrière. Un angle de muraille les amis tous les
deux à l’abri de cette première décharge.

À partir de ce moment, la chose est sérieuse ; le
tumulte devient effroyable ; la mêlée mortelle ; dix mille coups de
fusil éclatent à la fois autour de la Bastille, plus dangereux pour les
assiégeants que pour les assiégés. Enfin un canon, servi par les
gardes-françaises, vient mêler son grondement au pétillement de cette
mousqueterie.

C’est un bruit effroyable auquel la foule s’enivre, et ce
bruit commence à effrayer les assiégés, qui se comptent, et qui comprennent que
jamais ils ne pourront faire un bruit semblable à celui qui les assourdit.

Les officiers de la Bastille sentent instinctivement que
leurs soldats faiblissent ; ils prennent des fusils et font le coup de
feu.

En ce moment, au milieu de ce bruit d’artillerie et de fusillades,
au milieu des hurlements de la foule, comme le peuple se précipite de nouveau
pour ramasser les morts et se faire une nouvelle arme de ces cadavres qui
crieront vengeance par la bouche de leurs blessures, apparaît, à l’entrée de la
première cour, une petite troupe de bourgeois calmes, sans armes ; ils
fendent la foule et s’avancent prêts à sacrifier leur vie, protégée seulement
par le drapeau blanc qui les précède et qui indique des parlementaires.

C’est une députation de l’Hôtel de Ville ; les
électeurs savent que les hostilités sont engagées ; ils veulent arrêter
l’effusion du sang, et on force Flesselles à faire de nouvelles propositions au
gouverneur.

Ces députés viennent, au nom de la Ville, sommer M. de
Launay de faire cesser le feu, et, pour garantir à la fois la vie des citoyens,
la sienne et celle de la garnison, de recevoir cent hommes de garde bourgeoise
dans l’intérieur de la forteresse.

Voilà ce que répandent les députés sur leur route. Le peuple,
effrayé lui-même de l’entreprise qu’il a commencée, le peuple, qui voit passer
les blessés et les morts sur des civières, est prêt à appuyer cette
proposition ; que de Launay accepte une demi-défaite, il se contentera
d’une demi-victoire.

À leur vue le feu de la seconde cour cesse ; on leur
fait signe qu’ils peuvent approcher, et ils approchent en effet,glissant dans
le sang, enjambant les cadavres, tendant la main aux blessés.

À leur abri, le peuple se groupe. Cadavres et blessés sont
emportés, le sang reste seul, marbrant de larges taches pour préesle pavé des
cours.

Du côté de la forteresse, le feu a cessé. Billot sort pour essayer
de faire cesser le feu des assiégeants. À la porte, il rencontre Gonchon.
Gonchon sans armes, s’exposant comme un inspiré, calme comme s’il était invulnérable.

– Eh bien ! demanda-t-il à Billot, qu’est devenue la
députation ?

– Elle est entrée à la Bastille, répond Billot ; faites
cesser le feu.

– C’est inutile, dit Gonchon, avec la même certitude que si
Dieu lui eût donné la faculté de lire dans l’avenir. Il ne consentira point.

– N’importe, respectons les habitudes de la guerre, puisque
nous nous sommes faits soldats.

– Soit, dit Gonchon.

Puis, s’adressant à deux hommes du peuple qui semblaient
commander sous lui à toute cette masse :

– Allez, Élie, allez, Hullin, dit-il, et que pas un coup de
fusil ne soit tiré.

Les deux aides de camp s’élancèrent, fendant les flots du
peuple, à la voix de leur chef, et bientôt le bruit de lamousqueterie diminua
peu à peu, puis s’éteignit tout à fait.

Un instant de repos s’établit. On en profita pour soigner
les blessés, dont le nombre s’élevait déjà à trente-cinq ouquarante.

Pendant ce moment de repos, on entend sonner deux heures.
L’attaque a commencé à midi. Voilà déjà deux heures que l’on sebat.

Billot est retourné à son poste, et c’est à son tour Gonchon
qui l’a suivi.

Son œil se tourne avec inquiétude vers la grille ; son
impatience est visible.

– Qu’avez-vous ? lui demande Billot.

– J’ai que si la Bastille n’est pas prise dans deux heures,
répond Gonchon, tout est perdu.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que la cour apprendra à quelle besogne nous sommes
occupés, et qu’elle nous enverra les Suisses de Besenval et lesdragons de
Lambesc, et qu’alors nous serons pris entre trois feux.

Billot fut forcé d’avouer qu’il y avait du vrai dans ce que
Gonchon disait là.

Enfin les députés reparurent. À leur air morne, on jugea
qu’ils n’avaient rien obtenu.

– Eh bien ! dit Gonchon rayonnant de joie, qu’avais-je
dit ? Les choses prédites arriveront : la forteressemaudite est condamnée.

Puis, sans même interroger la députation, il s’élança hors
de la première cour, en criant :

– Aux armes ! enfants, aux armes ! le commandant
refuse.

En effet, à peine le commandant a-t-il lu la lettre deFlesselles,
que son visage s’est éclairé et qu’au lieu de céder auxpropositions faites, il
s’est écrié :

– Messieurs les Parisiens, vous avez voulu le combat,maintenant
il est trop tard.

Les parlementaires ont insisté, lui ont représenté tous les
malheurs que sa défense peut amener. Mais il n’a voulu entendre àrien, et il a
fini par dire aux parlementaires ce que deux heures auparavant il adéjà dit à
Billot :

– Sortez, ou je vous fais fusiller.

Et les parlementaires sont sortis.

Cette fois, c’est de Launay qui a repris l’offensive. Il
paraît ivre d’impatience. Avant que les députés aient franchi leseuil de la
cour, la musette du duc de Saxe a joué un air. Trois personnessont
tombées : l’une morte, les deux autres blessées.

Ces deux blessés sont, l’un un garde-française, l’autre un
parlementaire.

À la vue de cet homme que son caractère rendait sacré, et
que l’on emporte couvert de sang, la foule s’exalte de nouveau.

Les deux aides de camp de Gonchon sont revenus prendre place
à ses côtés ; mais chacun d’eux a eu le temps d’aller chez luichanger de
costume.

Il est vrai que l’un demeure près de l’Arsenal, et l’autre
rue de Charonne.

Hullin, d’abord horloger de Genève, puis chasseur du marquis
de Conflans, revient avec son habit de livrée qui ressemble à uncostume
d’officier hongrois.

Élie, ex-officier au régiment de la reine, a été revêtir son
uniforme, qui donnera plus de confiance au peuple, en lui faisantcroire que
l’armée est pour lui et avec lui.

Le feu recommence avec plus d’acharnement que jamais.

En ce moment, le major de la Bastille, M. de Losme, s’approcha
du gouverneur.

C’était un brave et honnête soldat, mais il était resté ducitoyen
en lui, et il voyait avec douleur ce qui se passait, et surtout cequi allait
se passer.

– Monsieur, lui dit-il, nous n’avons pas de vivres, vous le
savez.

– Je le sais, répliqua de Launay.

– Vous savez aussi que nous n’avons pas d’ordre.

– Je vous demande pardon, monsieur de Losme, j’ai ordre de
fermer la Bastille, voilà pourquoi on m’en donne les clefs.

– Monsieur, les clefs servent aussi bien à ouvrir les portes
qu’à les fermer. Prenez garde de faire massacrer toute la garnisonsans sauver
le château. Deux triomphes pour le même jour. Regardez ces hommesque nous
tuons, ils repoussent sur le pavé Ce matin ils étaient cinq cents,il y a trois
heures ils étaient dix mille, ils sont plus de soixante mille àprésent, demain
ils seront cent mille. Quand nos canons se tairont, et il faudrabien qu’ils
finissent par là, ils seront assez forts pour démolir la Bastilleavec leurs
mains.

– Vous ne parlez pas comme un militaire, monsieur de Losme.

– Je parle comme un Français, monsieur. Je dis que Sa Majesté
ne nous ayant donné aucun ordre… Je dis que M. le prévôt desmarchands nous
ayant fait faire une proposition fort acceptable, qui était celled’introduire
cent hommes de garde bourgeoise dans le château ; vous pouvez,pour éviter
les malheurs que je prévois, accéder à la proposition de M. deFlesselles.

– À votre avis, monsieur de Losme, le pouvoir représentant
la Ville de Paris est donc une autorité à laquelle nous devonsobéir ?

– En l’absence de l’autorité directe de Sa Majesté, oui,
monsieur, c’est mon avis.

– Eh bien ! dit de Launay, en attirant le major dans un
angle de la cour, lisez, monsieur de Losme.

Et il lui présenta un petit carré de papier.

Le major lut :

« Tenez bon ; j’amuse les Parisiens avec des
cocardes et des promesses. Avant la fin de la journée, M. deBesenval vous enverra
du renfort.

« De
Flesselles. »

– Comment ce billet vous est-il donc parvenu,
monsieur ? demanda le major.

– Dans la lettre que m’ont apportée MM. les parlementaires.
Ils croyaient me remettre l’invitation de rendre la Bastille, ilsme remettaient
l’ordre de la défendre.

Le major baissa la tête.

– Allez à votre poste, monsieur, dit de Launay, et ne lequittez
pas que je ne vous fasse appeler.

M. de Losme obéit.

M. de Launay plia froidement la lettre, la remit dans sa poche,
et revint à ses canonniers en leur commandant de pointer bas etjuste.

Les canonniers obéirent, comme avait obéi M. de Losme.

Mais le destin de la forteresse était fixé. Nulle puissance
humaine n’en pouvait reculer l’accomplissement.

À chaque coup de canon, le peuple répondait :
« Nous voulons la Bastille ! »

Et tandis que les voix demandaient, les bras agissaient.

Au nombre des voix qui demandaient le plus énergiquement, au
nombre des bras qui agissaient le plus efficacement, étaient lesvoix et les
bras de Pitou et de Billot.

Seulement, chacun procédait selon sa nature.

Billot, courageux et confiant, à la manière du bouledogue,
s’était jeté du premier coup en avant, bravant balles etmitraille.

Pitou, prudent et circonspect comme le renard ; Pitou,
doué au suprême degré de l’instinct de la conservation, utilisaittoutes ses
facultés pour surveiller le danger et l’éviter.

Ses yeux connaissaient les plus meurtrières embrasures, ils
distinguaient l’imperceptible mouvement du bronze qui va tirer. Ilavait fini
par deviner le moment précis où la batterie du fusil de rempartallait jouer au
travers du pont-levis.

Alors, ses yeux ayant fait leur office, c’était au tour de
ses membres à travailler pour leur propriétaire.

Les épaules s’effaçaient, la poitrine rentrait, tout son
corps n’offrait pas une surface plus considérable qu’une planchevue de côté.

Dans ces moments-là, de Pitou, du grassouillet Pitou, car
Pitou n’était maigre que des jambes, il ne restait plus qu’unearête pareille à
la ligne géométrique, ni largeur ni épaisseur.

Il avait adopté un recoin dans le passage du premier pont-levis
au second, une sorte de parapet vertical formé par des saillies de
pierre ; sa tête se trouvait garantie par une de ces pierres,son ventre
par une autre, ses genoux par une troisième, et Pitous’applaudissait que la
nature et l’art des fortifications se fussent si agréablementcombinés qu’une
pierre lui fût donnée pour garantir chacun des endroits où uneblessure pouvait
être mortelle.

De son angle, où il était rasé comme un lièvre dans son
gîte, il tirait çà et là un coup de fusil par acquit de conscience,car il
n’avait en face de lui que des murs et des morceaux de bois ;mais cela
faisait évidemment plaisir au père Billot, qui luicriait :

– Tire donc, paresseux, tire !

Et lui, à son tour, interpellant le père Billot pour calmer
son ardeur, au lieu de l’exciter, lui criait :

– Mais ne vous découvrez pas ainsi, père Billot.

Ou bien :

– Prenez garde à vous, monsieur Billot, rentrez, voilà le canon
qui tire à vous, voilà le chien de la musette qui claque.

Et à peine Pitou avait-il prononcé ces paroles pleines de
prévoyance, que la canonnade ou la fusillade éclatait, et que lamitraille
balayait le passage.

Malgré toutes ces injonctions, Billot faisait des prodiges
de force et de mouvements, le tout en pure perte. Ne pouvantdépenser son sang,
et certes ce n’était pas sa faute, il dépensait sa sueur en largesgouttes.

Dix fois Pitou le saisit par la basque de son habit, et le
coucha malgré lui à terre, juste au moment où une décharge l’eutécrasé.

Mais Billot se relevait toujours, non seulement comme Antée,
plus fort qu’auparavant, mais avec une nouvelle idée.

Tantôt cette idée consistait à aller, sur le bois même dutablier
du pont, hacher les soliveaux qui retenaient les chaînes, comme ilavait déjà
fait.

Alors Pitou poussait des hurlements pour retenir le fermier,
puis voyant que ces hurlements étaient inutiles, il s’élançait horsde son abri
en disant :

– Monsieur Billot, cher monsieur Billot, mais madame Billot
sera veuve, si vous êtes tué.

Et l’on voyait les Suisses passer obliquement le canon de
leurs fusils par la meurtrière de la musette pour atteindrel’audacieux qui
essayait de mettre leur pont en copeaux.

Tantôt Billot appelait du canon pour enfoncer le
tablier ; mais alors la musette jouait, les artilleursreculaient, et
Billot restait seul pour servir la pièce, ce qui tirait encorePitou de sa
retraite.

– Monsieur Billot, criait-il, monsieur Billot, au nom de
mademoiselle Catherine ! mais songez donc que si vous vousfaites tuer,
mademoiselle Catherine va être orpheline.

Et Billot se rendait à cette raison, qui semblait pluspuissante
sur son esprit que la première.

Enfin l’imagination féconde du fermier enfanta une dernière
idée.

Il courut vers la place en criant :

– Une charrette ! une charrette !

Pitou réfléchit que ce qui était bon devenait excellent en
se doublant. Il suivit Billot en criant :

– Deux charrettes ! deux charrettes !

On amena immédiatement dix charrettes.

– De la paille et du foin sec ! cria Billot.

– De la paille et du foin sec ! répéta Pitou.

Et, sur-le-champ, deux cents hommes apportèrent chacun sa
botte de foin ou de paille.

D’autres entassèrent du fumier desséché sur des civières.

On fut obligé de crier qu’on en avait dix fois plus qu’il
n’en fallait. En une heure on eût eu un amas de fourrage qui eûtégalé la
Bastille en hauteur.

Billot se mit dans les brancards d’une charrette chargée de
paille, et, au lieu de la traîner, la poussa en avant.

Pitou en fit autant sans savoir ce qu’il faisait, mais
pensant qu’il était bien d’imiter le fermier.

Élie et Hullin devinèrent ce que préparait Billot ; ils
saisirent chacun une charrette, et la poussèrent dans la cour.

À peine eurent-ils dépassé le seuil, qu’une mitraillade les
accueillit ; on entendit alors les balles et les biscaïens seloger avec
un bruit strident dans la paille ou dans le bois des ridelles etdes roues.
Mais aucun des assaillants ne fut touché.

Aussitôt cette décharge passée, deux ou trois cents
fusiliers s’élancèrent derrière les meneurs de charrettes, et, sefaisant un
abri de ce rempart, ils vinrent se loger sous le tablier même.

Là, Billot tira de sa poche un briquet et de l’amadou, prépara
une pincée de poudre au milieu d’un papier, et mit le feu à lapoudre.

La poudre alluma le papier, le papier alluma la paille.

Chacun se partagea un brandon, et les quatre charrettes
s’enflammèrent à la fois.

Pour éteindre le feu, il fallait sortir ; en sortant on
s’exposait à une mort certaine.

La flamme gagna le tablier, mordit le bois de ses dentsacérées,
et courut en serpentant le long des charpentes.

Un cri de joie, parti de la cour, fut répété par toute la
place Saint-Antoine. On voyait monter la fumée au-dessus des tours.On se
doutait que quelque chose de fatal aux assiégéss’accomplissait.

En effet, les chaînes rougies se détachèrent des madriers.
Le pont tomba, à moitié brisé, à moitié brûlé, fumant etpétillant.

Les pompiers accoururent avec leurs pompes. Le gouverneurcommanda
de faire feu ; mais les Invalides refusèrent.

Les Suisses seuls obéirent. Mais les Suisses n’étaient pas
artilleurs, il fallut abandonner les pièces.

Les gardes-françaises, au contraire, voyant le feu del’artillerie
éteint, mirent leur pièce en batterie : leur troisième bouletbrisa la
grille.

Le gouverneur était monté sur la plate-forme du château,
pour voir si les secours promis arrivaient, quand il se vit tout àcoup
enveloppé de fumée. Ce fut alors qu’il descendit précipitamment etordonna aux
artilleurs de faire feu.

Le refus des Invalides l’exaspéra. La grille en se brisant
lui fit comprendre que tout était perdu.

M. de Launay se sentait haï. Il devina qu’il n’y avait plus
de salut pour lui. Pendant tout le temps qu’avait duré le combat,il avait
nourri cette pensée de s’ensevelir sous les ruines de laBastille.

Au moment où il sent que toute défense est inutile, il arrache
une mèche des mains d’un artilleur, et bondit vers la cave où sontles munitions.

– Les poudres ! s’écrient vingt voix épouvantées ;
les poudres ! les poudres !

On a vu la mèche briller aux mains du gouverneur. On devine son
intention. Deux soldats s’élancent et croisent la baïonnette sur sapoitrine au
moment où il ouvre la porte.

– Vous pouvez me tuer, dit de Launay, mais vous ne me tuerez
pas si vite que je n’aie le temps de jeter cette mèche au milieudes
tonneaux ; et alors, assiégés et assiégeants, vous sauteztous.

Les deux soldats s’arrêtent. Les baïonnettes restent croisées
sur la poitrine de de Launay, mais c’est toujours de Launay quicommande, car
on sent qu’il a la vie de tout le monde entre ses mains. Son actiona cloué
tout le monde à sa place. Les assaillants s’aperçoivent qu’il sepasse quelque
chose d’extraordinaire. Ils plongent leurs regards dans l’intérieurde la cour,
et voient le gouverneur menacé et menaçant.

– Écoutez-moi, dit de Launay ; aussi vrai que je tiens
à la main votre mort à tous, si un seul de vous fait un pas pourpénétrer dans
cette cour, je mets le feu aux poudres.

Ceux qui entendirent ces paroles crurent sentir le sol trembler
sous leurs pieds.

– Que voulez-vous ? que demandez-vous ? crièrent
plusieurs voix avec l’accent de la terreur.

– Je veux une capitulation, et une capitulation honorable.

Les assaillants ne tiennent pas compte des paroles de de
Launay ; ils ne croient pas à cet acte de désespoir ; ilsveulent
entrer. Billot est à leur tête. Tout à coup, Billot tremble,pâlit : il a
pensé au docteur Gilbert.

Tant que Billot n’a pensé qu’à lui, peu lui a importé que la
Bastille sautât et qu’il sautât avec elle ; mais le docteurGilbert, à
tout prix il faut qu’il vive.

– Arrêtez ! s’écria Billot en se jetant au-devant
d’Élie et de Hullin ; arrêtez, au nom desprisonniers !

Et ces hommes, qui ne craignaient pas la mort pour eux,
reculèrent blêmes et tremblants à leur tour.

– Que voulez-vous ? demandent-ils, renouvelant augouverneur
la question qui lui a déjà été faite par la garnison.

– Je veux que tout le monde se retire, dit de Launay. Je
n’accepterai aucune proposition tant qu’il y aura un étranger dansles cours de
la Bastille.

– Mais, dit Billot, ne profiterez-vous pas de notre absence
pour remettre tout en état ?

– Si la capitulation est refusée, vous retrouverez toutes
choses comme elles sont : vous à cette porte, moi àcelle-ci.

– Vous nous donnez votre parole ?

– Foi de gentilhomme !

Quelques-uns secouèrent la tête.

– Foi de gentilhomme ! répète de Launay. Y a-t-ilquelqu’un
ici qui doute quand un gentilhomme a juré sur sa parole ?

– Non, non, personne ! répétèrent cinq cents voix.

– Que l’on m’apporte ici un papier, une plume et de l’encre.

Les ordres du gouverneur furent exécutés à l’instant.

– C’est bien ! dit de Launay.

Puis se retournant vers les assaillants :

– Et maintenant, vous autres, retirez-vous.

Billot, Hullin et Élie donnèrent l’exemple, et se retirèrent
les premiers.

Tous les autres les suivirent.

De Launay mit la mèche de côté, et commença d’écrire la
capitulation sur son genou.

Les Invalides et les Suisses, qui comprenaient que c’était
de leur salut qu’il s’agissait, le regardaient faire en silence etdans une
sorte de respectueuse terreur.

De Launay se retourna avant de poser la plume sur le papier.
Les cours étaient libres.

En un instant on sut au dehors tout ce qui venait de se passer
au dedans.

Comme l’avait dit M. de Losme, la population sortait de
dessous les pavés. Cent mille hommes entouraient la Bastille.

Ce n’étaient plus seulement des ouvriers, c’étaient descitoyens
de toutes les classes. Ce n’étaient plus seulement des hommes,c’étaient des
enfants, c’étaient des vieillards.

Et tous avaient une arme, tous poussaient un cri.

De place en place, au milieu des groupes, on voyait une
femme éplorée, échevelée, les bras tordus, maudissant le géant depierre avec
un geste désespéré.

C’était quelque mère dont la Bastille venait de foudroyer le
fils, quelque femme dont la Bastille venait de foudroyer lemari.

Mais, depuis un instant, la Bastille n’avait plus de bruit,
plus de flamme, plus de fumée. La Bastille était éteinte. LaBastille était
muette comme un tombeau.

On eût voulu compter inutilement toutes les taches de balles
qui marbraient sa surface. Chacun avait voulu envoyer son coup defusil à ce
monstre de granit, symbole visible de la tyrannie.

Aussi, lorsque l’on sut que la terrible Bastille allait
capituler, que son gouverneur avait promis de la rendre, personnene voulait y
croire.

Au milieu du doute général, comme on n’osait point encore se
féliciter, comme on attendait en silence, on vit, par unemeurtrière, passer
une lettre piquée à la pointe d’une épée.

Seulement, entre le billet et les assiégeants, il y avait le
fossé de la Bastille, large, profond, plein d’eau.

Billot demande une planche : trois sont essayées et
apportées sans pouvoir atteindre le but qu’il se propose, tropcourtes qu’elles
sont. Une quatrième touche les deux lèvres du fossé.

Billot l’assujettit de son mieux, et se hasarde, sans
hésiter, sur le pont tremblant.

Toute la foule reste muette ; tous les yeux sont fixés
sur cet homme, qui semble suspendu au-dessus du fossé, dont l’eaustagnante
semble celle du Cocyte. Pitou, tremblant, s’assied au revers dutalus, et cache
sa tête entre ses deux genoux.

Le cœur lui manque, il pleure.

Tout à coup, au moment où Billot a atteint les deux tiers du
trajet, la planche vacille, Billot étend les bras, tombe, etdisparaît dans le
fossé.

Pitou pousse un rugissement et se précipite après lui comme
un terre-neuve après son maître.

Un homme alors s’approche de la planche du haut de laquelle
vient d’être précipité Billot.

Puis, sans hésitation, il prend le même chemin. Cet homme,
c’est Stanislas Maillard, l’huissier du Châtelet.

Arrivé à l’endroit où Pitou et Billot se débattent dans la
vase, il regarde un instant au-dessous de lui, et voyant qu’ilsatteindront le
bord sains et saufs, il continue son chemin.

Une demi-minute après, il est de l’autre côté du fossé, et
tient le billet qu’on lui présente au bout de l’épée.

Alors, avec la même tranquillité, la même fermeté d’allure,
il repasse sur la même planche où il a déjà passé.

Mais au moment où tout le monde se presse autour de lui pour
lire, une grêle de balles pleut des créneaux, en même temps qu’uneeffroyable
détonation se fait entendre.

Un seul cri, mais un de ces cris qui annoncent la vengeance
d’un peuple, est sorti de toutes les poitrines.

– Fiez-vous aux tyrans ! crie Gonchon.

Et sans plus s’occuper de la capitulation, sans plus s’occuper
des poudres, sans songer à soi, sans songer aux prisonniers, sansrêver, sans
désirer, sans demander autre chose que la vengeance, le peuple seprécipite
dans les cours, non plus par centaines d’hommes, mais parmilliers.

Ce qui empêche la foule d’entrer, ce n’est plus lamousqueterie,
c’est que les portes sont trop étroites.

À cette détonation, les deux soldats, qui n’ont pas quitté
M. de Launay, se jettent sur lui, un troisième s’empare de la mècheet l’écrase
sous son pied.

De Launay tire l’épée cachée dans sa canne, et veut s’en
frapper ; on brise l’épée entre ses mains.

Il comprend alors qu’il n’a plus rien à faire qu’à
attendre : il attend.

Le peuple se précipite, la garnison lui tend les bras, et la
Bastille est prise d’assaut, de vive force, sans capitulation.

C’est que depuis cent ans ce n’est plus seulement la matière
inerte qu’on enferme dans la forteresse royale : c’est lapensée. La
pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple est entré par labrèche.

Quant à cette décharge, faite au milieu du silence, pendant
la suspension d’armes ; quant à cette agression imprévue,impolitique,
mortelle, nul ne sut jamais qui en avait donné l’ordre, qui l’avaitexcitée,
accomplie.

Il y a des moments où l’avenir de toute une nation se pèse
dans la balance du destin. Un des plateaux l’emporte. Déjà chacuncroit avoir atteint
le but proposé. Tout à coup une main invisible laisse tomber dansl’autre
plateau, ou la lame d’un poignard, ou la balle d’un pistolet. Alorstout
change, et l’on n’entend plus qu’un seul cri : « Malheuraux vaincus ! »

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