Catherine Blum

Chapitre 7JALOUSIE

Mais l’œil de Bernard, au lieu de suivreMathieu dans sa fuite et dans sa menace, était déjà retombé sur lalettre.

– Oui, murmurait-il, qu’il lui ait écritcette lettre en sa qualité de Parisien, je le comprendsparfaitement : il ne doute de rien ! mais qu’ellerevienne justement par la route qu’il lui indique, ou qu’elleaccepte une place dans son tilbury, c’est ce que je ne puiscroire !… Ah ! pardieu ! c’est toi, François !soit le bien venu !

Ces mots s’adressaient au jeune garde à quinous avons fait tout ensemble ouvrir et la porte du père Guillaumeet le premier chapitre de ce roman.

– Oui, c’est moi, dit-il ; par mafoi ! je venais voir un peu si tu n’étais pas mort d’apoplexiefoudroyante !

– Non, pas encore, dit Bernard avec unsourire qui crispa le coin de sa lèvre.

– Alors, en route ! continuaFrançois ; Bobineau, La Feuille, Lajeunesse et Berthelin sontdéjà au Saut du Cerf, et, si papa bougon nous retrouve ici enrentrant, c’est nous qui aurons la chasse, et pas lesanglier !

– En attendant, viens ici ! ditBernard.

Ces paroles furent prononcées d’une voix rudeet impérative, qui était si peu dans les habitudes de Bernard, queFrançois le regarda avec étonnement ; mais, voyant à la foisla pâleur de son visage, l’altération de ses traits, et cettelettre qu’il tenait à la main et qui semblait être la cause de cechangement survenu dans la physionomie et dans les manières dujeune homme, il s’avança, moitié souriant, moitié inquiet, et,portant la main à sa casquette, à la manière des militaires quisaluent un chef :

– Me voilà, mon supérieur !dit-il.

Bernard, qui voyait l’œil de François fixé surla lettre, rejeta derrière son dos la main qui tenait le papier,et, posant l’autre sur l’épaule de François :

– Que dis-tu du Parisien ?demanda-t-il.

– De ce jeune homme qui est chez monsieurRaisin, le marchand de bois ?

– Oui.

François fit un mouvement de tête accompagnéd’un claquement de langue appréciateur.

– Je dis qu’il est bien vêtu,répondit-il, et toujours à la plus nouvelle mode, à ce qu’ilparaît.

– Il ne s’agit pas de sonhabit !

– Comme figure, alors ? Ah !dame ! c’est un joli garçon, je ne puis pas dire lecontraire.

Et François fit un autre gested’appréciation.

– Je ne te parle pas de lui au physique,dit Bernard impatienté : je te parle de lui au moral.

– Au moral ? s’écria Françoisindiquant, par l’intonation de sa voix, que, du moment où ils’agissait du moral, son opinion allait changer du tout autout.

– Oui, au moral, répéta Bernard.

– Eh bien ! reprit François, je disqu’au moral il n’est pas fichu de retrouver la piste de la vache dela mère Watrin, si elle était perdue dans le champ Meutart. Çalaisse pourtant une fière piste, une vache !

– Oui, mais il est fort capable dedétourner une biche, de la lancer et de la suivre jusqu’à cequ’elle soit forcée, surtout si la biche porte un bonnet et unjupon !

La figure de François prit, à cette demande,une expression d’hilarité approbative à laquelle il n’y avait pointà se tromper.

– Ah ! dame ! sous cerapport-là, dit-il, il a la réputation d’un jolichasseur !

– Soit, reprit Bernard en serrant lepoing, mais qu’il ne vienne pas chasser sur mes terres, ou gare aubraconnier !

Bernard avait prononcé ces mots avec un telaccent de menace, que François le regarda tout effaré.

– Hein ! fit-il, qu’as-tudonc ?

– Approche ! fit Bernard.

Le jeune homme obéit.

Bernard enveloppa de son bras droit le cou deson camarade, et lui mettant, de la main gauche, la lettre deChollet devant les yeux :

– Que dis-tu de cette lettre ?demanda-t-il.

François regarda Bernard d’abord, puis lalettre, puis enfin il lut :

« Chère Catherine !… »

– Oh ! oh ! fit-il ens’interrompant, la cousine ?

– Oui, dit Bernard.

– Eh bien ! mais il me semble quecela ne lui écorcherait pas la bouche de l’appeler mademoiselleCatherine, comme tout le monde !

– Oui, d’abord… mais attends, tu n’es pasau bout !

François continua, commençant à comprendre dequoi il s’agissait :

« Chère Catherine, j’apprends que vousallez revenir, après dix-huit mois d’absence pendant lesquels jevous ai vue à peine, dans mes courts voyages à Paris, sans pouvoirparvenir à vous parler. Il est inutile de vous dire que pendant cesdix-huit mois votre charmant minois m’a constamment trotté dans latête, et que je n’ai, nuit et jour, pensé qu’à vous. Comme j’aihâte de vous répéter de vive voix ce que je vous écris, j’irai àvotre rencontre jusqu’à Gondreville ; j’espère que je voustrouverai plus raisonnable à votre retour que vous ne l’étiez àvotre départ, et que l’air de Paris vous aura fait oublier cerustre de Bernard Watrin.

» Votre adorateur pour la vie,

» Louis Chollet. »

– Oh ! oh ! fit François, il aécrit ça le Parisien ?

– Heureusement !… « Ce rustrede Bernard Watrin ! » Tu vois !

– Ah ça ! mais… et mademoiselleCatherine ?

– Oui, comme tu dis, François, etmademoiselle Catherine ?

– Crois-tu donc qu’il soit allé à sarencontre ?

– Pourquoi pas ? Ces gens de laville, ça ne doute de rien ! Et puis, à quoi bon se gêner pourun rustre comme moi ?

– Mais, enfin, toi ?

– Moi ! Après ?

– Dame ! écoute, tu sais comment tues avec mademoiselle Catherine, peut-être.

– Je le savais avant son départ, mais,depuis dix-huit mois qu’elle est à Paris, qui sait ?

– Mais tu as été la voir ?

– Deux fois, et il y a huit mois que jene l’ai vue… En huit mois, il passe tant de choses dans la têted’une jeune fille !

– Allons donc, fi ! une mauvaiseidée ! s’écria François ; eh bien ! moi, je connaismademoiselle Catherine, et je réponds d’elle !

– François, François, la meilleure femmeest, sinon fausse, au moins coquette… Ces dix-huit mois de Paris…Ah !

– Et moi je te dis que tu vas laretrouver au retour comme tu l’as quittée au départ, bonne etbrave !

– Oh ! si elle monte dans sontilbury, vois-tu ! s’écria Bernard avec un geste de suprêmemenace.

– Eh bien ! quoi ? demandaFrançois effrayé.

– Ces deux balles, dit Bernard en tirantde sa poche les deux balles sur lesquelles il avait fait une croixavec le couteau de Mathieu, ces deux balles à mon chiffre, quej’avais marquées à l’intention du sanglier…

– Eh bien !

– Eh bien ! il y en aura une pourlui et l’autre pour moi !

Il coula les deux balles dans le canon de sonfusil, et, les assurant avec deux bourres :

– Viens, François ! dit-il.

– Eh ! Bernard, Bernard, fit lejeune homme en se raidissant pour résister.

– Je te dis de venir, François, s’écriaBernard avec violence ; viens donc !

Et il l’entraîna ; mais il s’arrêta toutà coup : entre lui et la porte, il venait de rencontrer samère.

– Ma mère ! murmura Bernard…

– Bon ! la vieille ! ditFrançois se frottant les mains dans l’espoir que la présence de samère changerait quelque chose aux terribles dispositions deBernard.

La bonne femme entrait, le visage souriant, ettenant à la main une tasse de café posée sur une assiette, avecl’accompagnement obligé de deux rôties.

Elle n’eut besoin que de jeter un regard surson fils pour comprendre, avec l’instinct d’une mère, qu’il sepassait quelque chose d’extraordinaire en lui.

Cependant, elle n’en fit rien paraître, et,avec son sourire habituel :

– Bien le bonjour, mon enfant !dit-elle.

– Bien merci, ma mère ! réponditBernard.

Il fit un mouvement pour sortir, mais elle leretint.

– Comment as-tu dormi, garçon ?demanda-t-elle.

– À merveille !

Puis, voyant que Bernard continuait des’avancer vers la porte :

– Tu t’en vas déjà ? dit-elle.

– Ils attendent là-bas, au Saut du Cerf,et François vient me chercher.

– Oh ! ça ne presse pas, ditFrançois ; ils attendront ! Dix minutes de plus ou demoins ne font rien à l’affaire.

Mais Bernard s’avançait toujours.

– Un instant donc ! reprit la mèreWatrin ; à peine si je t’ai dit bonjour, et je ne t’ai pointembrassé !

Puis, jetant un coup d’œil sur leciel :

– On dirait que le temps est sombre,aujourd’hui !

– Bah ! fit Bernard, ils’éclaircira… Adieu, ma mère !

– Attends !

– Quoi ?

– Prends donc quelque chose avant desortir.

Et elle tendit au jeune homme la tasse de caféqu’elle venait de préparer pour elle-même.

– Merci ! ma mère : je n’ai pasfaim, dit Bernard.

– C’est de ce bon café que tu aimes tant,et Catherine aussi, insista la vieille ; bois !

Bernard secoua la tête.

– Non ?… Eh bien ! trempes-ytes lèvres seulement… Il me semblera meilleur quand tu y aurasgoûté.

– Pauvre chère mère ! murmuraBernard.

Et, prenant la tasse, il y trempa ses lèvres,et la reposa sur l’assiette.

– Merci ! dit-il.

– On dirait que tu trembles,Bernard ? demanda la vieille de plus en plus inquiète.

– Non, au contraire, je n’ai jamais eu lamain si sûre… Voyez plutôt.

Et, par ce geste habituel aux chasseurs, iljeta son fusil de la main droite dans la main gauche.

Puis, comme pour rompre la chaîne dont ilcommençait à se sentir enlacé :

– Allons, allons, dit-il, adieu !pour cette fois, ma mère, il faut que je m’en aille.

– Eh bien ! oui, va-t’en, puisque tuveux absolument t’en aller ; mais reviens vite : tu saisque Catherine arrive ce matin.

– Oui, je le sais, dit le jeune hommeavec un accent impossible à rendre ; viens,François !

Et Bernard s’élança pour sortir ; mais,sur le seuil même de la porte, il rencontra Guillaume.

– Bon ! mon père, à présent !dit-il en reculant d’un pas.

Le père Guillaume revenait, sa pipe à labouche, comme il était parti ; seulement, son petit œil grisbrillait d’une satisfaction visible.

Il ne vit pas même Bernard, ou ne fit passemblant de le voir, et, s’adressant à François :

– Bravo ! garçon ! bravo !dit-il ; tu sais que je ne suis pas complimenteur,moi ?

– Non, il s’en faut ! dit François,ne pouvant, si préoccupé qu’il fût, comprimer un sourire.

– Eh bien ! reprit le vieux garde,bravo !

– Ah ! ah ! s’écria François,tout est donc comme je vous ai dit ?

– Tout !

Bernard fit de nouveau un mouvement poursortir, profitant de ce que son père paraissait ne point faireattention à lui ; mais François l’arrêta.

– Voyons ! écoute donc un peu,Bernard, dit-il : il s’agit du sanglier…

– Des sangliers, tu veux dire !répéta Guillaume.

– Oui.

– Eh bien ! ils sont là couchés,comme tu l’as dit, dans le roncier des Têtes de Salmon… couchéscôte à côte, la laie pleine à crever, lui blessé à l’épaule :un ragot de six ans… on dirait que tu l’as pesé ! Je les aivus tous les deux comme je vous vois, toi et Bernard. Si ça n’avaitpas été de peur que les autres ne disent : « Ah !c’est pour ça que vous nous avez dérangés, pèreGuillaume ? » parole d’honneur ! sans aller plusloin, je leur faisais leur affaire !

– Alors, dit Bernard, vous voyez bienqu’il ne faut pas perdre de temps… Adieu ! père.

– Mon enfant ! dit la mère Watrin,ne t’expose pas, surtout !

Le vieux garde regarda sa femme avec ce riresilencieux qui semblait ne pouvoir passer entre ses dentsserrées.

– Bon ! dit-il, si tu veux allertuer le sanglier à sa place, la mère, lui restera ici pour faire lacuisine.

Puis, se retournant et posant dans la cheminéeson fusil, tout cela avec un mouvement d’épaules qui n’appartenaitqu’à lui :

– Si ça ne fait pas suer, dit-il, unefemme de garde !

Bernard, pendant ce temps, s’était approché deFrançois.

– François, dit-il, tu m’excuseras prèsdes autres, n’est-ce pas ?

– Pourquoi ?

– Parce que, au premier tournant, je tequitte.

– Oui-da !

– Vous allez au roncier des Têtes deSalmon, vous autres ?

– Oui.

– Eh bien ! moi, je vais auxbruyères de Gondreville… Chacun son gibier.

– Bernard ! s’écria François ensaisissant le jeune homme par le bras.

– Allons, assez ! dit Bernard, jesuis majeur et libre de faire ce que je veux.

Puis, sentant qu’une main se posait sur sonépaule, et voyant que cette main était celle deGuillaume :

– Plaît-il, mon père ?demanda-t-il.

– Ton fusil est chargé ?

– Un peu !

– À balle franche, comme il convient à unjoli tireur ?

– À balle franche.

– Alors, tu comprends, au défaut del’épaule !

– Je connais la place, merci !répondit Bernard.

Et tendant la main au vieux garde :

– Une poignée de main, monpère ?

Puis s’avançant vers Marianne :

– Et vous, ma mère, ajouta-t-il,embrassez-moi !

Et après avoir serré la bonne femme dans sesbras :

– Adieu ! s’écria-t-il,adieu !

Et il s’élança hors de la maison, tandis queGuillaume, regardant sa femme, lui demandait avec une certaineinquiétude :

– Dis donc, la mère, qu’a-t-il ce matin,ton fils ? il me semble tout chose !

– Et à moi aussi ! s’écria vivementla bonne femme. Tu devrais le rappeler, vieux !

– Bah ! pourquoi faire ?répondit Guillaume ; pour savoir s’il n’a pas fait de mauvaisrêves ?

Alors, s’avançant jusque sur le seuil, sa pipeà la bouche et les mains dans ses poches :

– Eh ! Bernard ! tuentends ? cria-t-il, au défaut de l’épaule !

Mais Bernard avait déjà quitté François, qui,seul, continuait de marcher dans la direction du Saut du Cerf.

Une voix, qui était celle du jeune homme, nerépondit pas moins, traversant l’espace avec un accent qui fitfrissonner le vieux :

– Oui, mon père ! On sait, Dieumerci ! où se loge une balle. Soyez tranquille !

– Dieu protège le pauvre enfant !murmura Marianne en faisant un signe de croix.

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