Catherine Blum

Chapitre 17CHEZ LE PÈRE WATRIN

Pendant que ce drame nocturne et visible àl’œil de Dieu seul s’accomplissait à la fontaine du Prince, ledîner, qui devait faire ressortir aux yeux du maire les talentsculinaires de la mère Watrin, tirait à sa fin, attristé parl’absence de Bernard.

Huit heures et demie sonnèrent au coucou.L’abbé Grégoire, qui déjà deux ou trois fois avait fait mine de seretirer, parut se lever définitivement.

Mais ce n’était point l’habitude du pèreWatrin de laisser ainsi s’éloigner ses convives.

– Oh ! non, non, monsieur l’abbé,dit-il, pas avant que vous ayez porté une dernière santé.

– Mais, dit la mère inquiète, et qui d’unœil humide n’avait pas un instant perdu de vue la place de Bernardrestée vide, il faudrait que Catherine et François fussent là.

Elle n’osait parler de Bernard, quoique ce fûttoujours à lui qu’elle pensât.

– Eh bien ! où sont-ils ?demanda Watrin ; ils étaient là tout à l’heure.

– Oui, mais ils sont sortis chacun à sontour, et l’on dit que cela porte malheur de trinquer à la fin durepas en l’absence de ceux qui ont assisté au commencement.

– Eh bien ! Catherine ne sauraitêtre loin ; appelle-la, femme.

La mère Watrin secoua la tête.

– Je l’ai déjà appelée, dit-elle, et ellene m’a point répondu.

– Il y a près de dix minutes qu’elle estpartie, dit l’abbé.

– As-tu vu dans sa chambre ? demandaWatrin.

– Oui, elle n’y est pas.

– Et François ?

– Oh ! quant à François, dit lemaire, nous savons où le retrouver : il est allé aider àatteler la calèche.

– Monsieur Guillaume, dit l’abbé, nousprierons Dieu qu’il nous pardonne d’avoir porté un toast enl’absence de deux convives ; mais il se fait tard, et je doisme retirer.

– Femme, dit Watrin, verse à monsieur lemaire, et que tout le monde fasse raison à notre cher abbé.

L’abbé leva son verre au tiers rempli, et,avec cette bonne et douce voix avec laquelle il parlait à Dieu etaux pauvres :

– À la paix intérieure, dit-il, à l’uniondu père et de la mère, du mari et de la femme, seule union delaquelle puisse sortir le bonheur des enfants !

– Bravo ! l’abbé, s’écria lemaire.

– Merci ! monsieur, dit le pèreGuillaume, et puisse le cœur que vous avez l’intention de touchern’être pas sourd à votre voix !

Et un regard jeté à Marianne lui indiqua quece souhait était lancé à son adresse.

– Et maintenant, mon cher Guillaume, ditl’abbé, vous ne trouverez pas mauvais que je cherche mon manteau,ma canne et mon chapeau, et que je presse monsieur le maire de meramener à la ville ; neuf heures vont sonner.

– Oui, cherchez tout cela, l’abbé, dit lemaire, et tandis que vous le chercherez, je dirai un dernier mot aupère Watrin, moi.

– Venez, monsieur l’abbé, dit Marianne,que le toast du digne prêtre avait rendue rêveuse, je crois quevotre bagage est dans la chambre à côté.

– Je vous suis, madame Watrin, ditl’abbé.

Et, en effet, il sortit derrière elle.

En ce moment, neuf heures sonnaient.

Guillaume et le maire restèrent seuls.

Il se fit un moment de silence ; chacund’eux semblait attendre que l’autre hasardât le premier mot.

Ce fut Guillaume qui se risqua.

– Eh bien ! monsieur le maire,dit-il, voyons votre recette pour devenir millionnaire.

– D’abord, dit le maire, une poignée demain en signe de bonne amitié, cher monsieur Guillaume.

– Oh ! cela, avec plaisir.

Et les deux hommes, placés de chaque côté dela table, allongèrent leurs mains, qui se rencontrèrent au-dessusdes débris de cette fameuse tarte qui avait tant préoccupé la mèreWatrin.

– Et maintenant, dit Guillaume, j’attendsla proposition.

Le maire toussa.

– Vous touchez sept cent cinquante-sixlivres d’appointements par an, n’est-ce pas ?

– Et cent cinquante livres degratifications, en tout neuf cents livres.

– De sorte qu’il vous faut dix ans pourtoucher neuf mille francs.

– Vous comptez comme feu Barême, monsieurRaisin.

– Eh bien ! moi, père Guillaume,continua le maire, ce que vous gagnez en dix ans, j’offre de vousle faire gagner en trois cent soixante-cinq jours.

– Oh ! oh ! voyons un peu lachose, dit le père Guillaume en posant ses deux coudes sur la tableet en appuyant sa tête sur ses deux mains.

– Eh bien ! continua le maire avecun rire matois, il ne s’agit pour vous que de fermeralternativement l’œil droit ou l’œil gauche, en passant à côté decertains arbres qui sont à droite ou à gauche de mon lot. C’estbien facile, tenez, il n’y a que cela à faire.

Et en effet, avec une facilité extrême,l’honnête marchand de bois ferma alternativement l’un et l’autreœil.

– Oui-da ! dit Guillaume en leregardant fixement, voilà votre moyen à vous ?

– Mais, répondit le marchand de bois, ilme semble qu’il en vaut bien un autre.

– Et vous me donnez neuf mille francspour cela ?

– Quatre mille cinq cents francs pourl’œil droit, quatre mille cinq cents francs pour l’œil gauche.

– Et pendant ce temps-là, vous…

Le père Guillaume fit le geste d’un homme quiabat un arbre.

– Et pendant ce temps-là, moi… réponditle marchand de bois en faisant le même geste.

– Pendant ce temps-là vous, vous volez leduc d’Orléans.

– Oh ! voler, voler, dit Raisinricanant malgré le mot, il y a tant d’arbres dans la forêt, quepersonne n’en sait le compte.

– Oui, dit Guillaume avec une certainesolennité presque menaçante, excepté celui qui sait non seulementle compte des arbres, mais encore celui des feuilles, excepté celuiqui voit et entend tout, et qui sait déjà, quoique nous soyonsseuls ici, que vous venez de me faire une proposition infâme.

– Monsieur Guillaume ! s’écria lemaire, croyant, en haussant la voix, imposer au vieux gardechef.

Mais Guillaume se leva, et, appuyant sa mainsur la table, tandis que de l’autre il montrait la fenêtre aumarchand de bois :

– Voyez-vous cette fenêtre ?dit-il.

– Après ? demanda le maire,pâlissant moitié de crainte, moitié de colère.

– Eh bien ! dit Guillaume, si lamaison n’était pas à moi, si nous ne venions pas de manger à lamême table, vous auriez déjà passé par cette fenêtre.

– Monsieur Guillaume !

– Attendez ! dit le vieux garde sanss’émouvoir.

– Eh bien ?

– Vous voyez bien le seuil de cetteporte ?

– Oui.

– Eh bien ! plus vite vous serez del’autre côté, mieux la chose vaudra pour vous.

– Monsieur Guillaume !

– Seulement, en le franchissant,dites-lui adieu.

– Monsieur !

– Silence ! on vient, il est inutilequ’on sache que j’ai reçu un coquin à ma table.

Et Guillaume, tournant le dos au maire, se mità siffloter un petit air de chasse avec lequel nos lecteurs ontdéjà fait connaissance et qu’il gardait pour les grandesoccasions.

Les gens devant lesquels Guillaume ne voulaitpas dire au marchand de bois qu’il était un coquin, c’étaientl’abbé Grégoire et la mère Watrin.

– Me voilà, monsieur le maire, dit l’abbécherchant le marchand de bois de son regard myope. Êtes-vousprêt ?

– Si bien prêt, dit Guillaume, quemonsieur le maire, vous le voyez, vous attend de l’autre côté de laporte.

Et il lui montra du doigt le marchand de boisqui, suivant son avis, avait gagné au large.

L’abbé ne vit et ne comprit rien de ce quis’était passé, et sortant à son tour, sans s’apercevoir de lachaleur de la conversation :

– Bonsoir ! monsieur Guillaume,dit-il ; puisse, avec la bénédiction que je vous donne, lapaix du Seigneur descendre sur votre maison !

– Votre servante, monsieur l’abbé ;votre servante, monsieur le maire, dit la mère Watrin, suivant sesdeux hôtes et faisant une révérence à chaque pas.

Guillaume les suivit des yeux tant qu’il putles voir, puis, tournant le dos à la porte, avec un mouvementd’épaules qui lui était commun, il tira sa pipe, qu’il bourrajusqu’à la gueule, la pinça entre ses deux mâchoires et, tout enbattant le briquet :

– Bon ! murmura-t-il les dents siserrées qu’à peine les paroles pouvaient passer entre ses dents, mevoilà avec un ennemi de plus, mais n’importe, on est honnête hommeou on ne l’est pas. Si on l’est, arrive qui plante ! On faitce que j’ai fait. Bon ! voilà la vieille qui rentre ;motus, Guillaume !

Et, appuyant avec la pierre à feu son amadouallumé sur l’orifice de sa pipe, il commença d’en tirer des nuagesde fumée, symbole de la colère sourde qui assombrissait son cœur etson front.

La mère Watrin n’eut besoin que de jeter uncoup d’œil sur son mari pour s’apercevoir qu’il s’était passéquelque chose d’extraordinaire.

Elle alla, vint, tourna, passa devant lui,derrière lui, mais ne put en tirer autre chose qu’une fumée de plusen plus épaisse.

Enfin, elle se décida à rompre la première lesilence.

– Dis donc ? fit-elle.

– Quoi ? répondit Watrin avec unesobriété de paroles qui eût fait honneur à un pythagoricien.

Marianne hésita un instant.

– Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle.

– Rien !

– Pourquoi ne parles-tu pas ?

– Parce que je n’ai rien à dire.

La mère Watrin s’éloigna et se rapprochaplusieurs fois du vieux garde chef.

Si son mari n’avait rien à dire, évidemmentelle n’était pas dans les mêmes dispositions.

– Hum ! dit-elle.

Watrin ne remarqua point le hum !

– Vieux !

– Plaît-il ? répondit Guillaume.

– À quand la noce ? demanda la mèreWatrin.

– Quelle noce ?

– Eh bien ! la noce de Catherine etde Bernard donc !

Watrin se sentit soulagé d’un grand poids,mais cependant n’en fit rien paraître.

– Ah ! ah ! dit-il en appuyantses mains sur ses hanches et en la regardant en face, te voilà doncdevenue raisonnable ?

– Dis donc, continua Marianne sansrépondre, je crois que le plus tôt sera le mieux.

– Oui-da !

– Si nous mettions cela à la semaineprochaine ?

– Et les bans ?

– On irait à Soissons demander unedispense.

– Bon ! voilà que tu es plus presséeque moi maintenant.

– Ah ! vois-tu, vieux, dit Marianne,c’est que… c’est que…

– C’est que ? c’est que ?…quoi ?

– C’est que je n’ai jamais passé unepareille journée.

– Bah !

– Nous séparer l’un de l’autre, mourirchacun de notre côté !

Et sa poitrine s’oppressa.

– Et cela, après vingt-six ans demariage ! continua-t-elle.

Elle éclata en sanglots.

– Ta main, la mère, dit Guillaume.

– Oh ! la voilà ! s’écriaMarianne, et de grand cœur.

Guillaume attira la bonne vieille à lui.

– Et maintenant, dit-il,embrasse-moi.

Puis la regardant :

– Tiens ! lui dit-il, tu es lameilleure femme de la terre.

Mais ajoutant une restriction que notrelecteur lui-même ne trouvera pas trop sévère :

– Lorsque tu veux, bien entendu.

– Oh ! répondit la mère, je tepromets, Guillaume, qu’à partir d’aujourd’hui je voudraitoujours.

– Amen ! dit Guillaume.

En ce moment François rentra. Celui qui eûtregardé le brave garçon plus attentivement que ne le faisait lepère Watrin se fût aperçu qu’il n’était pas dans son état dequiétude ordinaire.

– Là ! fit-il avec une intentionévidente, afin que Guillaume remarquât sa présence.

Guillaume se retourna en effet.

– Eh bien ! demanda-t-il, sont-ilsemballés ?

– Les entendez-vous ?

En ce moment, justement, une voiture roulaitsur la route.

– Les voilà qui partent.

Puis, tandis que Guillaume écoutait ceroulement qui s’éloignait graduellement, François alla prendre sonfusil dans l’angle de la cheminée.

Guillaume vit ce mouvement.

– Eh bien ! lui demanda-t-il, oùvas-tu donc ?

– Je vais… Tenez, il faut que je vousdise cela à vous, mais à vous seul.

Guillaume se retourna vers sa femme :

– Vieille ! dit-il.

– Hein ?

– Si tu faisais bien, tudesservirais ; ce serait autant de bâclé pour demain.

– Eh bien ! que fais-je donc ?demanda celle-ci, tenant une bouteille vide sous son bras et unedemi-douzaine d’assiettes dans chaque main, et en s’éloignant dansla direction de la cuisine, dont la porte se referma sur elle.

Guillaume la suivit des yeux, et, quand elleeut disparu :

– Qu’y a-t-il ? fit Guillaume.

François se rapprocha de lui et, à voixbasse :

– Il y a, dit-il, que, tandis que j’étaisoccupé à atteler le cheval de monsieur le maire, j’ai entendu uncoup de fusil.

– Dans quelle direction ?

– Du côté de Corcy, comme ça, auxalentours de la fontaine du Prince.

– Et tu crois que c’est quelquebraconnier, hein ? demanda Guillaume.

François secoua la tête.

– Non ?

– Non, répéta François.

– Eh bien ! qu’est-ce doncalors ?

– Père, continua François en baissant lavoix d’un degré, j’ai reconnu le bruit du fusil de Bernard.

– Tu es sûr ? demanda Watrin avecune certaine inquiétude, car il ne comprenait point à quel proposBernard eût tiré un coup de fusil à cette heure.

– Entre cinquante je le reconnaîtrais,reprit François : vous savez qu’il charge avec des ronds defeutre ou de carton, et cela résonne autrement que des bourres depapier.

– Le fusil de Bernard, se demandaGuillaume, de plus en plus inquiet, qu’est-ce que cela veutdire ?

– Ah ! oui ! qu’est-ce que celaveut dire ? C’est ce que je me suis demandé.

– Écoute ! dit Guillaumetressaillant, j’entends du bruit.

François écouta.

– C’est un pas de femme,murmura-t-il.

– Celui de Catherine peut-être ?François fit de sa tête signe que non.

– C’est un pas de vieille femme,dit-il ; mademoiselle Catherine marche plus légèrement quecela. Ces pas-là ont passé la quarantaine.

En même temps retentit le bruit de deux coupsfrappés vivement à la porte.

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