Catherine Blum

Chapitre 3MATHIEU GOGUELUE

François marcha droit à la cheminée, déposason fusil dans l’angle, tandis que le limier, qui répondait au nomcaractéristique de Louchonneau,allait s’asseoir sans façonsur les cendres encore tièdes de la chaleur de la veille.

Ce qui avait fait donner au limier le nom deLouchonneau, c’était un bouquet de poils roux, espèce de grain debeauté qui lui était poussé à l’angle de la paupière, et qui lefaisait, non pas continuellement, mais de temps en temps loucher enlui tirant l’œil.

Louchonneau avait, à trois lieues à la ronde,la réputation d’être le meilleur limier de Villers-Cotterêts.

Quoique bien jeune encore pour avoir marquédans le grand art de la vénerie, François, de son côté, étaitregardé comme un des plus habiles suiveurs de piste desenvirons.

Quand il y avait quelque coup à reconnaître,quelque sanglier à détourner, c’était toujours François qui étaitchargé de cette méticuleuse besogne.

Pour lui, la forêt, si sombre qu’elle fût,n’avait point de mystères : un brin d’herbe brisé, une feuilleretournée, une touffe de poils accrochée à un buisson d’épines, luirévélaient, de la première à la dernière scène, tout un dramenocturne qui croyait n’avoir eu d’autre théâtre que le gazon,d’autres témoins que les arbres, d’autres flambeaux que lesétoiles.

Comme c’était le dimanche suivant qu’avaitlieu la fête de Corcy, les gardes des garderies environnant cecharmant village avaient reçu de l’inspecteur, M. Deviolaine,l’autorisation de tuer un sanglier à cette occasion. Ce sanglier,pour qu’on fût bien sûr qu’il n’échapperait point et ne feraitpoint faire aux chasseurs ce qu’en terme de vénerie on appellebuisson creux, c’était François qui avait été chargé de ledétourner.

Il venait d’accomplir cette besogne avec saconscience ordinaire, quand nous l’avons rencontré dans la laie desfonds Houchard, suivi jusqu’à la porte du père Guillaume, etentendu dire à celui-ci en battant la semelle :

– Prenez le temps de passer vos culottes…on n’est pas pressé, quoiqu’il ne fasse pas chaud !…Brrrou !…

– Comment ! répondit le pèreGuillaume quand François eut déposé son fusil dans la cheminée etque Louchonneau se fut assis le derrière sur les cendres, paschaud, au mois de mai ?… Qu’aurais-tu donc chanté si tu avaisfait la campagne de Russie, frileux ?

– Un instant ! quand je dis :Pas chaud, vous comprenez bien, père Guillaume, c’est unemanière de parler… Je dis : Pas chaud, la nuit !… Lesnuits, vous avez dû remarquer cela, vous, les nuits, ça ne va passi vite que les jours, probablement parce que ça ne voit pasclair : le jour, on est en mai ; la nuit, on est enfévrier… Je ne m’en dédis donc pas, il ne fait point chaud !Brrrou !

Guillaume s’interrompit de battre le briquet,et, regardant François du coin de l’œil et à la manière deLouchonneau :

– Eh ! garçon, fit-il, veux-tu queje te dise une chose ?

– Dites, père Guillaume, réponditFrançois, regardant de son côté le vieux garde chef avec cet airgouailleur si particulier au paysan picard et à son voisin lepaysan de l’Ile-de-France ; dites, père Guillaume ! vousparlez si bien quand vous consentez à parler !

– Eh bien ! tu fais l’âne pour avoirdu son !

– Je ne comprends pas.

– Tu ne comprends pas ?

– Non, parole d’honneur !

– Oui, tu dis que tu as froid pour que jet’offre la goutte !

– En vérité Dieu ! non, je n’ypensais pas… Ça ne veut pas dire, entendez-vous bien, que, si vousme l’offriez, je la refuserais… non ! oh ! non, pèreGuillaume ! je sais trop pour cela le respect que je vousdois !

Et il resta la tête inclinée, continuant deregarder le père Guillaume avec son œil narquois.

Guillaume, sans répondre autre chose qu’unhum ! qui indiquait ses doutes à l’égard dudésintéressement et du respect de François, remit en contact sonbriquet avec sa pierre ; au troisième coup, l’amadou prit feuen pétillant. Guillaume, d’un doigt qui paraissait complètementinsensible à la chaleur, appuya l’amadou sur l’orifice de sa pipebourrée de tabac, et commença d’aspirer la fumée, qu’il rejetad’abord en vapeur imperceptible, puis bientôt en flocons quiallèrent s’épaississant de plus en plus jusqu’à ce que, jugeant sapipe suffisamment allumée et ne craignant plus de la voirs’éteindre, il rendît à ses aspirations leur calme et leurrégularité ordinaires.

Pendant tout le temps qu’il avait été employéà cette grave besogne, la figure du digne garde chef n’avait rienexprimé qu’une préoccupation sincère et concentrée ; mais, unefois l’opération menée à bien, le sourire reparut sur son visage,et, s’avançant vers le buffet, d’où il tira une bouteille et deuxverres :

– Eh bien ! soit, dit-il, nousallons d’abord dire un mot au flacon de cognac, puis nous parleronsde nos petites affaires.

– Un mot ! est-il chiche de saconversation, le père Guillaume !

Comme pour donner un démenti à François, lepère Guillaume emplit les deux verres bord à bord ; puis,approchant le sien de celui du jeune homme, et le choquantdoucement :

– À ta santé ! dit-il.

– À la vôtre ! à celle de votrefemme ! et que le bon Dieu lui fasse la grâce d’être moinsentêtée !

– Bon ! dit le père Guillaume avecune grimace qui avait l’intention d’être un sourire.

Et, prenant de la main gauche sonbrûle-gueule, qu’il fit passer, selon son habitude, derrière sondos, il porta de la main droite son verre à sa bouche, et le vidad’un seul trait.

– Mais attendez donc ! dit en riantFrançois, je n’ai pas fini, et nous allons être obligés derecommencer… À celle de monsieur Bernard, votre fils !…

Et il avala à son tour le petit verre, mais enle savourant avec plus de délicatesse et de volupté que n’avaitfait le vieux garde.

Mais, à la dernière goutte, frappant du piedcomme au désespoir.

– Bon ! dit-il, voilà que j’aioublié quelqu’un !

– Et qui donc as-tu oublié ? demandaGuillaume en tirant avec véhémence deux bouffées de fumée de sapipe, qui, pendant le voyage qu’elle avait fait, avait faillis’éteindre.

– Qui j’ai oublié ? s’écriaFrançois ; eh parbleu ! mademoiselle Catherine, votrenièce !… Ah ! voilà qui n’est pas bien, d’oublier lesabsents !… mais c’est que le verre est vide, tenez, pèreGuillaume !

Et, versant la dernière goutte du limpidealcool sur l’ongle de son pouce :

– Tenez, dit-il, topaze surl’ongle !

Guillaume fit une grimace quisignifiait : « Farceur, je connais ton plan, mais, enfaveur de l’intention, je l’excuse ! »

Le père Guillaume parlait peu, comme nousl’avons dit, mais, en revanche, il avait poussé à son plus hautdegré la science de la pantomime.

Sa grimace faite, il prit la bouteille, etversa de telle façon que le verre déborda dans la soucoupe.

– Tiens ! dit-il.

– Oh ! oh ! reprit François, iln’a pas lésiné cette fois-ci, le père Guillaume ! On voit bienqu’il l’aime, sa jolie petite nièce !

Puis, portant le verre à ses lèvres avec unenthousiasme dont la jeune fille et la liqueur pouvaient chacuneréclamer leur part :

– Eh ! qui ne l’aimerait pas,dit-il, cette chère demoiselle Catherine ? c’est comme lecognac !

Et, cette fois, suivant l’exemple que luiavait donné le père Guillaume, il vida le verre d’un seultrait.

Le vieux garde accomplit le même mouvement etla même action avec une régularité toute militaire ; seulementchacun exprima d’une façon différente la satisfaction que luicausait la liqueur en traversant le thorax :

– Hum ! fit l’un.

– Houch ! fit l’autre.

– Est-ce que tu as encore froid ?demanda le père Guillaume.

– Non, dit François, au contraire, j’aichaud !

– Eh bien ! alors, ça vamieux ?

– Ma foi ! oui, me voilà au beaufixe, comme votre baromètre, saperlotte !

– En ce cas, dit le père Guillaumeabordant la question que ni l’un ni l’autre n’avait encoreeffleurée, nous allons un petit peu parler du sanglier.

– Oh ! le sanglier, fit François enclignant de l’œil, cette fois-ci, je crois que nous le tenons, pèreGuillaume !

– Oui, comme la dernière fois ! ditune voix aigre et railleuse qui, grinçant tout à coup derrière lesdeux gardes, les fit tressaillir.

Tous deux se retournèrent en même temps etd’un seul mouvement, quoiqu’ils eussent parfaitement reconnul’individu auquel appartenait cette voix.

Mais celui-ci, avec les habitudes d’unfamilier de la maison, passa derrière les deux gardes, secontentant d’ajouter aux quelques paroles qu’il avaitdites :

– Bonjour, père Guillaume, et votrecompagnie.

Et il alla s’asseoir vers la cheminée, qu’ilaviva en jetant sur les cendres une fraction de fagot qui prit feuen pétillant au contact de la première allumette qu’il enapprocha.

Puis, tirant de la poche de sa veste trois ouquatre pommes de terre, il les enfonça côte à côte dans la cendre,qu’il ramena dessus avec une précaution toute gastronomique.

Celui qui venait d’arriver juste à temps pourinterrompre, dès la première phrase, le récit qu’allait commencerFrançois, mérite, par le rôle qu’il va jouer dans cette histoire,que nous tentions d’esquisser son portrait physique et moral.

C’était un garçon de vingt à vingt-deux ans,aux cheveux roux et plats, au front abaissé, aux yeux louches, aunez camard, à la bouche avancée, au menton fuyant, à la barbe rareet sale. Son cou, mal caché par le col déchiré de la chemise,laissait voir cette espèce de loupe si commune dans le Valais,mais, par bonheur, si rare chez nous, qu’on appelle un goitre. Sesbras, gauchement attachés, semblaient démesurément longs, etdonnaient à sa marche traînante et en quelque sorte endormiel’allure familière à ces grands singes que monsieur GeoffroySaint-Hilaire, le grand classificateur, a désignés, je crois, sousle nom de chimpanzés. Accroupi sur ses talons ou assis sur untabouret, la ressemblance de l’homme manqué avec le singe accomplidevenait encore plus frappante : car, alors, comme font cescaricatures du bipède humain, il pouvait, à l’aide de ses mains oude ses pieds, ramasser à terre ou attirer à lui, et cela, presquesans mouvement de son torse, aussi mal moulé que le reste de sonindividu, les différents objets dont il avait besoin. Enfin, toutecette disgracieuse personne était supportée par des pieds quieussent pu rivaliser, en grandeur et en largeur, avec ceux deCharlemagne, et qui, à défaut du nom, eussent pu donner l’étalon decette mesure que, d’après et depuis l’illustre chef de la racecarlovingienne, on a appelée un pied de roi.

Quant au moral, la part de faveurs que lanature avait départie au pauvre diable était encore plus restreintequ’au physique. Tout au contraire de ces vilains et sales fourreauxqui parfois renferment une belle et bonne rapière, le corps deMathieu Goguelue, c’était le nom du personnage dont nous nousoccupons, le corps de Mathieu Goguelue renfermait une méchante âme.Était-il naturellement ainsi, ou avait-il essayé de faire souffrirles autres parce que les autres le faisaient souffrir ? C’estce que nous laissons à débattre et à résoudre à plus savant quenous touchant cette philosophique matière de la réaction duphysique sur le moral. Tant il y avait, au moins, que tout êtreplus faible que Mathieu jetait un cri du moment où Mathieu letouchait : l’oiseau, parce qu’il lui arrachait sesplumes ; le chien, parce qu’il lui marchait sur lapatte ; l’enfant, parce qu’il lui tirait les cheveux. Enéchange, avec les forts, Mathieu, sans cesser d’être railleur,était humble ; en recevait-il une insulte, un outrage, uncoup, si vive que fût l’insulte, si grave que fût l’outrage, siviolent que fût le coup, si poignante que fût la douleur morale ouphysique, le visage de Mathieu continuait à sourire de son sourirehébété ; mais, injure, outrage, coup, s’enregistraient au fonddu cœur de Mathieu en lettres indélébiles : un jour oul’autre, sans que l’on pût deviner d’où le mal venait, le mal étaitrendu au centuple, et Mathieu avait, au plus profond de son forintérieur, un moment de sombre et sinistre joie qui souvent luifaisait dire en lui-même qu’il était heureux du mal qu’on lui avaitfait, par la satisfaction que lui causait le mal qu’il avaitrendu.

Au reste, il faut l’avouer à la décharge de samauvaise nature, sa vie avait toujours été précaire et douloureuse.Un jour, on l’avait vu sortir d’une espèce de ravin, où, sansdoute, l’avaient abandonné ces espèces de bohémiens rôdeurs quitraversent les grandes forêts. Il avait trois ans ; il était àmoitié nu ; à peine parlait-il. Le paysan qui l’avaitrencontré se nommait Mathieu ; le ravin d’où il sortait senommait le fond Goguelue ; l’enfant fut appelé MathieuGoguelue. De baptême, il n’en fut jamais question ; Mathieun’avait pas pu dire s’il était ou non baptisé. D’ailleurs, qui seserait occupé de l’âme, quand le corps était dans une si misérableposition qu’il ne pouvait vivre que par l’aumône et lamaraude ?

C’était ainsi qu’il était arrivé à l’âged’homme. Quoique mal bâti et laid, Mathieu était vigoureux ;quoique hébété en apparence, Mathieu était fin et rusé. S’il fût nédans l’Océanie, sur les rives du Sénégal ou dans les mers du Japon,les sauvages eussent pu dire de lui ce qu’ils disent dessinges : « Ils ne parlent pas de peur qu’on ne les prennepour des hommes, et qu’on ne les fasse travailler ! »

Mathieu feignait d’être faible ; Mathieufeignait d’être idiot ; mais si une occasion se présentaitpour lui où il fût obligé de déployer sa vigueur, ou de fairepreuve de son intelligence, Mathieu alors montrait, ou la forcebrutale de l’ours, ou la ruse profonde du renard ; et, unefois le danger passé ou le désir satisfait, Mathieu redevenaitMathieu, le Mathieu de tout le monde, le Mathieu connu, raillé,impotent, idiot.

L’abbé Grégoire, cet excellent homme dont j’aiparlé dans mes Mémoires, et qui est appelé à jouer un rôledans ce livre, avait eu pitié de cette pauvre organisationcérébrale : se reconnaissant le tuteur-né du misérableorphelin, il avait voulu le faire avancer d’un degré dans la chaînedes êtres, et de cette espèce de polype faire un animal ; enconséquence, pendant un an, il s’était tué le corps et damné l’âmepour lui apprendre à lire et à écrire. Au bout d’un an, Mathieuétait sorti des mains du digne prêtre avec la réputation d’un ânebâté et archibâté. L’opinion commune, c’est-à-dire celle descondisciples de Mathieu, l’opinion particulière, c’est-à-dire celledu maître, était que Mathieu ne connaissait pas un O, et ne savaitpas faire un I ; mais condisciples et précepteur setrompaient ; opinion commune et opinion particulière étaienten défaut. Mathieu ne lisait point comme monsieur de Fontanes, quipassait pour le meilleur lecteur de son époque, mais Mathieu lisaitet même assez couramment. Mathieu n’écrivait pas comme monsieurPrudhomme, élève de Brard et de Saint-Omer, mais Mathieu écrivait,et même assez lisiblement. Seulement, personne n’avait jamais vuMathieu lisant ni écrivant.

De son côté, le père Guillaume avait essayé detirer Mathieu de son abrutissement physique, par le même sentimentqui avait poussé l’abbé Grégoire à le tirer de son abrutissementmoral, c’est-à-dire par cette douce miséricorde pour son semblableet cet instinct de dignité pour soi-même qui existent dans tous lesbons cœurs. Il avait remarqué dans Mathieu une certaine aptitude àimiter le chant des oiseaux, à contrefaire le cri des animauxsauvages, à suivre une piste ; il avait reconnu qu’avec sonœil louche, Mathieu voyait parfaitement un lapin ou un lièvre augîte ; il s’était aperçu plus d’une fois qu’il lui manquait dela poudre dans sa poire et du plomb dans son sac, et il en avaitauguré que, comme il n’est pas absolument nécessaire d’être taillésur le modèle de l’Apollon ou sur celui de l’Antinoüs pour faire unbon garde, peut-être arriverait-il à utiliser les dispositions deMathieu, et à faire de lui un garde-adjoint passable. Dans ce but,il avait parlé de Mathieu à monsieur Deviolaine, lequel avaitautorisé le père Guillaume à mettre un fusil aux mains de sonprotégé. Le fusil avait donc été mis aux mains de Mathieu, mais, aubout de six mois d’exercice dans son nouvel apprentissage, Mathieuavait tué deux chiens et blessé un rabatteur, sans jamais avoirtouché une pièce de gibier. Alors le père Guillaume, convaincu queMathieu avait tous les instincts du braconnier ! mais nepossédait aucune des qualités du garde, lui avait repris le fusildont il faisait un si maladroit usage, et Mathieu, insensible à cetaffront, qui lui fermait cependant la brillante perspective qui, uninstant, lui avait été ouverte, et qui eût ébloui des yeux moinsinsouciants ou moins philosophes que les siens, avait repris, sansvergogne, sa vie de vagabondage et de maraude.

Dans cette existence errante, la maison neuvedu chemin de Soissons et le foyer du père Guillaume étaient une deses haltes de prédilection, malgré la haine ou plutôt le dégoûtinstinctif que lui portaient la mère Madeleine, trop bonne ménagèrepour ne pas voir le tort que faisait à son jardin et à songarde-manger la présence de Mathieu Goguelue, et Bernard, le filsde la maison, que nous ne connaissons encore que par le toast portéen son honneur par François, et qui semblait deviner la fataleinfluence que cet hôte vagabond de son foyer devait un jour avoirsur sa destinée.

Au reste, nous avons oublié de dire que, demême que tout le monde ignorait les progrès cachés que Mathieuavait faits, chez le bon abbé Grégoire, dans la lecture del’écriture, tout le monde ignorait aussi que cette maladresse fûtfeinte, et que, lorsque Mathieu le voulait bien, il envoyait sacharge de plomb à un perdreau et sa balle à un sanglier avec autantde justesse qu’aucun des tireurs de la forêt.

Maintenant, pourquoi Mathieu dérobait-il sestalents aux regards de ses compagnons et à l’admiration dupublic ? C’est que Mathieu avait pensé qu’il pouvait lui être,non seulement utile de savoir lire, écrire et tirer un coup defusil, mais peut-être encore plus utile, dans un cas donné, qu’onle crût maladroit et illettré.

Comme on le voit, c’était donc un vilain etméchant garçon que celui qui, entrant juste au moment où Françoiscommençait son récit, avait interrompu ce récit par ces parolesdubitatives, lancées à propos du sanglier que le jeune gardecroyait déjà tenir :

– Oui, comme la dernière fois !

– Oh ! la dernière fois, répliquaFrançois, suffit ! Nous allons en causer tout à l’heure.

– Et où est-il le sanglier ? demandale père Guillaume, auquel la nécessité d’introduire une nouvellecharge dans sa pipe laissait momentanément la langue libre.

– Il est dans le saloir, puisque Françoisle tient, dit Mathieu.

– Non, pas encore, répondit François,mais avant que le coucou de la mère sonne sept heures, il ysera ! N’est-ce pas Louchonneau ?

Le chien, que la flamme ranimée par Mathieuplongeait dans une béatitude visible, se retourna à l’appel de sonmaître, et fit, en balayant la cendre du foyer avec sa longuequeue, entendre un petit grognement amical qui semblait répondreaffirmativement à la question que celui-ci venait de luiadresser.

Satisfait de la réponse de Louchonneau,François détourna ses yeux de Mathieu Goguelue, avec un dégoûtqu’il ne se donna pas même la peine de dissimuler, et reprit saconversation avec le père Guillaume, qui, heureux d’avoir une pipefraîche à consommer ou plutôt à consumer, s’apprêta à écouter sonjeune compagnon avec complaisance et sérénité.

– Je disais comme ça, père Guillaume,reprit François, que l’animal est à un petit quart de lieue d’ici,dans le fourré des Têtes de Salmon, près du champ Meutart… Lefarceur est parti, sur les deux heures et demie du matin, dutaillis du chemin de Dampleux…

– Bon ! interrompit Goguelue,comment sais-tu ça, toi, puisque tu n’es parti qu’à troisheures ?

– Ah ! dites donc, père Guillaume,en voilà une sévère ! il demande comment je sais ça,lui !… Je vais te le raconter, Louchonneau, mon ami, ça pourrate servir un jour.

François avait une mauvaise habitude quiblessait fort Mathieu : c’était d’appliquer indistinctement lenom de Louchonneau à l’homme et à l’animal, se fondant sur ce que,atteints tous les deux de la même infirmité, – quoique, à son avis,le limier louchât d’une façon bien autrement coquette que l’homme,– le même nom pouvait servir à désigner le bipède et lequadrupède.

La chose paraissait, à première vue, êtreaussi indifférente à l’un qu’à l’autre ; mais, dans lamanifestation de cette indifférence, nous devons dire que le chienseul était sincère.

François continua donc, ne se doutant pointqu’il venait d’augmenter d’un nouveau grief la somme des vieillesrancunes qui aigrissaient contre lui le cœur de MathieuGoguelue.

– À quelle heure tombe la rosée ?dit le jeune garde. À trois heures du matin, n’est-ce pas ? Ehbien ! s’il était parti après la rosée tombée, il aurait fouléla terre humide, et il n’y aurait pas d’eau dans les creux de satrace, tandis que, au contraire, il a foulé la terre sèche :la rosée est tombée ensuite, et elle a fait des abreuvoirs àrouges-gorges tout le long de sa route ; voilà !

– Quel âge a la bête ? demandaGuillaume, jugeant ou que l’observation de Mathieu n’avait qu’unemédiocre importance, ou que, d’après l’explication de François,Mathieu devait être suffisamment édifié.

– Six ou sept ans, répondit sanshésitation François ; ragot fini !

– Allons, bien ! dit Mathieu, voilàqu’il lui a montré son acte de naissance, à présent !

– Un peu, et signé de sa griffe… Tout lemonde n’en pourrait peut-être pas faire autant !… et, à moinsqu’il n’ait des motifs de cacher son âge, je réponds que je ne metrompe pas de trois mois. N’est-ce pas, Louchonneau ? Tenez,voyez-vous, père Guillaume, Louchonneau dit que je ne fais paserreur !

– Est-il seul ? demanda le pèreGuillaume.

– Non, il est avec sa laie, qui estpleine…

– Ah ! ah !

– Tout près de mettre bas.

– Tu as donc été accoucheur de sangliers,toi ? demanda Mathieu, ne pouvant prendre sur lui de laisserFrançois continuer tranquillement son récit.

– Oh ! la belle malice !… Ditesdonc, père Guillaume, un gaillard qui a été trouvé au milieu d’uneforêt, il ne sait pas quand une laie est pleine ou quand elle nel’est pas ! Mais qu’as-tu donc appris à l’école, toi ?…Puisqu’elle marche gras, imbécile ! puisque sa pince s’écarteen marchant, que l’on dirait qu’elle va se fendre, c’est qu’elle ale ventre lourd, cette pauvre bête !

– Est-ce un animal nouveau ? repritle père Guillaume tenant à savoir si le nombre des sangliers de sagarderie augmentait, diminuait ou restait dans le même état.

– Elle, la laie, oui ! réponditFrançois avec sa certitude ordinaire ; lui, non !… Elle,je n’ai jamais vu sa passée ; mais lui, connu ! Et voilàcomment je vous disais tout à l’heure, quand ce Goguelue de malheurest entré, que j’allais revenir à mon sanglier de l’autre fois…Lui, c’est le même à qui j’ai envoyé, il y a quinze jours, uneballe dans l’épaule gauche, du côté du taillis d’Yvors.

– Et qui te fait croire que c’est lemême ?

– Oh ! il faut vous dire ça, àvous ! vieux limier, qui rendriez des points àLouchonneau ?… Dis donc, Louchonneau, le père Guillaume quidemande… bon ! Je savais bien que je l’avais touché moi ;seulement, au lieu de lui mettre la balle au défaut de l’épaule, jela lui ai mise dans l’épaule même.

– Hum ! dit le père Guillaumesecouant la tête, il n’a pas fait sang.

– Eh ! non, parce que la balle estrestée entre cuir et chair, dans le lard… Aujourd’hui, la blessure,voyez-vous, est en train de guérir ; ça le démange, cetanimal, de sorte qu’il s’est frotté contre le troisième chêne àgauche du puits des Sarrasins… Il s’est frotté, il s’est frotté, aupoint qu’il en est resté un bouquet de poils à l’écorce de l’arbre.Voyez plutôt !

Et François tira de la poche de son gilet unbouquet de poils qui, humide de vieux sang caillé, venait à l’appuide son assertion.

Guillaume le prit, jeta dessus un coup d’œilde connaisseur, et, rendant à François le bouquet de poils, commesi c’eût été la chose la plus précieuse du monde :

– Ma foi ! oui, il y est tout demême, garçon, dit-il, et, maintenant, c’est comme si je levoyais.

– Ah ! vous le verrez encore bienmieux quand nous allons lui avoir donné son compte !

– Tu m’en fais venir l’eau à labouche ! J’ai envie d’aller, en flânant, faire un tour de cecôté-là.

– Oh ! allez ! je suistranquille, vous trouverez tout comme j’ai dit… Quant à lui, il ason repaire dans le grand roncier des Têtes de Salmon… Ne faitespas de façons pour monsieur ; approchez tant que vous voudrez,monsieur ne bougera point ; son épouse est souffrante etmonsieur est galant.

– Eh bien ! j’y vas tout de même,dit le père Guillaume avec un geste de résolution qui lui fitserrer les dents, et qui raccourcit encore le tuyau dubrûle-gueule, déjà un peu court de plus de trois centimètres.

– Voulez-vous Louchonneau ?

– Pourquoi faire !

– C’est vrai, vous avez des yeux :vous regarderez et vous verrez, vous chercherez et vous trouverez…Quant à l’homonyme de maître Mathieu, on va le remettre à la niche,après lui avoir fait le don patriotique d’un chiffon de pain,attendu qu’il a travaillé ce matin comme un amour !

– Eh ! Mathieu, dit le pèreGuillaume regardant avec tristesse le vagabond, qui mangeaittranquillement ses pommes de terre au coin du feu, tuentends ? un écureuil, il me dira sur quel chêne il amonté ; une belette, où elle a traversé la route ! voilàce que tu ne sauras jamais, toi !

– Et ce que je ne m’inquiète pas desavoir ou de ne pas savoir ! À quoi diable voulez-vous que çame serve ?

Guillaume haussa les épaules à cetteinsouciance de Mathieu, inexplicable pour un vieux garde ;puis il passa sa veste du matin, boucla ses demi-guêtres, prit sonfusil par habitude et parce qu’il n’aurait su que faire de son brasdroit s’il n’avait pas eu son fusil, donna une amicale poignée demain à François, et partit.

Quant à celui-ci, fidèle à la promesse qu’ilvenait de faire à Louchonneau, tout en suivant de l’œil le pèreGuillaume, qui prenait la route des Têtes du Salmon, il alla droità la huche, l’ouvrit, et coupa un morceau de pain noir d’unedemi-livre en murmurant :

– Oh ! le vieux limier !pendant que je faisais mon rapport, les pieds lui endémangeaient ! Allons ! Louchonneau, mon ami, voilà unjoli croûton ! Maintenant que nous avons bien travaillé,allons à la niche, et gaiement !

Et, sortant à son tour, mais par la porte dufournil, aux parois extérieures duquel était adossée la niche demaître Louchonneau, il disparut suivi de celui-ci, – pour qui lecroûton de pain adoucissait ce que ce retour à la niche avait dedésagréable, – et laissant, sans s’inquiéter davantage de lui,Mathieu Goguelue seul avec ses pommes de terre.

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