Catherine Blum

Chapitre 14LA FÊTE DE VILLAGE

Il y a vingt-cinq ans, c’est-à-dire à l’époqueoù se passaient les événements que nous avons entrepris deraconter, les fêtes des villages situés aux environs deVillers-Cotterêts étaient de véritables fêtes, non seulement pources villages, mais encore pour la ville autour de laquelle cesvillages rayonnent comme des satellites autour de leur planète.

C’était surtout au commencement de l’année,quand les premières fêtes coïncidaient avec les premiers beauxjours ; quand, aux jeunes rayons du soleil de mai, un de cesvillages s’élevait tout à coup caquetant et chantant sous lafeuillée comme un nid de fauvettes ou de mésanges nouvellementéclos ; c’était surtout à ce moment-là, disons-nous, que lafête présentait un nouveau charme, un double attrait.

Alors, quinze jours d’avance dans le village,huit jours d’avance à la ville, commençaient des préparatifs decoquetterie de la part de tous ceux à qui revenait, soit enintérêt, soit en spéculation, soit en plaisir, une part quelconquede cette fête.

Les cabarets ciraient leurs tables, frottaientleurs carreaux, récuraient leurs gobelets d’étain, mettaient desbouchons neufs à leur porte.

Les ménétriers balayaient, désherbaient,piétinaient la place sur laquelle on devait danser.

Les guinguettes improvisées s’élevaient sousles arbres, comme les tentes, non pas d’un champ de bataille, maisd’un camp de plaisir.

Enfin, jeunes gens et jeunes fillesapprêtaient leurs toilettes, de même qu’avant une grande revue lessoldats qui doivent y prendre part apprêtent leurs armes.

Le matin de ce fameux jour, tout s’éveillaitde bonne heure, tout vivait, tout agissait, tout se préparait dèsl’aube.

Les jeux de bagues fixaient leur mécaniquetournante ; les roulettes en plein air s’affermissaient surleurs quatre pieds boiteux ; les poupées de plâtre destinées àêtre brisées par les balles de l’arbalète s’alignaient sur leurspals ; les lapins attendaient tristement, craintifs et lesoreilles couchées sur le cou, l’heure où un anneau adroitementenfilé dans un piquet disposerait de leur sort et les ferait passerdu panier du spéculateur dans la casserole du gagnant.

Pour le village, dès le matin, la fête étaitdonc la fête.

Il n’en était pas de même pour lesreprésentants que la ville devait envoyer à cette fête, et qui nepartaient que vers trois ou quatre heures de l’après-midi, à moinsque des invitations particulières ou des liens de famille avec lesfermiers ou les principaux habitants du village ne changeassentpour eux les habitudes générales.

Donc, vers trois ou quatre heures del’après-midi, selon que le village était plus ou moins distant dela ville, une longue procession commençait à se dérouler sur laroute.

Elle se composait de fashionables à cheval,d’aristocrates en voiture, et de membres du tiers état à pied.

Ces membres du tiers état, c’étaient lesclercs de notaire, les commis de contributions, les ouvriersélégants, ayant sous le bras chacun une jolie fille en bonnet àrubans roses ou bleus, narguant sous sa jupe de jaconas oud’indienne, avec ses yeux vifs et ses dents blanches, la dame enchapeau et en char à bancs qui passait orgueilleusement prèsd’elle.

À cinq heures, tout le monde était aurendez-vous, et la fête avait sa véritable signification, car ellecontenait les trois éléments constitutifs : aristocrates,bourgeois, paysans.

Tout cela dansait dans la même enceinte, c’estvrai, mais cependant sans se mêler ; chaque caste formait sonquadrille, et, si l’un de ces quadrilles était enviable et envié,c’était celui des grisettes aux rubans roses et bleus.

À neuf heures du soir le chapelet de la danses’égrenait ; tout ce qui appartenait à la ville reprenait lechemin de la ville : aristocrates en voiture ; clercs,commis, ouvriers et grisettes à pied.

C’étaient ces longs retours sous l’ombre desgrands arbres, sous les rayons tamisés de la lune, sous lespremières brises chaudes de l’année, qui étaient charmants.

Ces fêtes étaient plus ou moins courues, selonl’importance des villages ou selon leur situation plus ou moinspittoresque.

Sous ce rapport, Corcy était placé au premierrang.

Rien de plus gracieux que ce petit village,situé à l’entrée des vallées de Nadon, et formant un angle aiguavec les étangs de la Ramée et de Javaye.

À dix minutes du chemin de Corcy, il y asurtout un site d’un caractère tout particulier, doux et sauvage àla fois : on l’appelle la fontaine du Prince.

Rappelons ici, en passant, que c’était auprèsde cette fontaine que Mathieu avait donné son double rendez-vous auParisien et à Catherine, et revenons à Corcy.

Dès quatre heures de l’après-midi, Corcy étaitdonc en pleine fête.

Transportons nos lecteurs, non pas précisémentau milieu de cette fête, mais à la porte d’un de ces cabaretsimprovisés dont nous parlions tout à l’heure.

Ce cabaret, qui revivait tous les ans, pendanttrois jours, d’une vie nouvelle et éphémère, était une anciennemaison de garde abandonnée, et qui, par suite de cet abandon,restait fermée trois cent soixante jours par année.

Pendant les trois jours de fête, l’inspecteurmettait cette maison à la disposition d’une bonne femme nommée lamère Tellier, de son état cabaretière à Corcy, laquelle faisait decette maison une succursale de son établissement.

La fête durait trois jours, disons-nous. Descinq jours que nous avons distraits de l’année, le premier fait laveille, le dernier le lendemain, c’est-à-dire que le premierreprésente les préparatifs de la fête et le dernier le rangementobligé qui suit la fête.

Tant que la fête durait, le cabaret vivait,buvait, chantait : on l’eût dit éternel.

Puis il se refermait pour trois cent soixanteautres jours, pendant lesquels il restait morne, silencieux,endormi, en léthargie : on l’eût dit mort.

Il était situé à moitié chemin de Corcy à lafontaine du Prince, de sorte qu’il offrait une halte toutenaturelle à ceux qui allaient à la fontaine.

Et entre les contredanses, vu le charme dusite et ce besoin de solitude si naturel aux amoureux, tout lemonde allait du village à la fontaine et s’arrêtait au cabaret dela mère Tellier pour boire un verre de vin et manger un quartier deflan à la crème.

Vers cinq, six et sept heures, l’établissementmomentané de la mère Tellier était donc à l’apogée de sa splendeur,puis, peu à peu, il se démeublait, devenait de plus en plussolitaire, et, en général, vers dix heures du soir, il fermait sespaupières de bois et s’endormait sous la garde d’une jeune fillenommée Babet, qui suppléait la mère Tellier et était honorée detoute sa confiance.

Le lendemain, dès le point du jour, ilbâillait d’abord à la porte, puis, l’un après l’autre, ouvrait sesdeux volets, et comme la veille attendait résolument lesconsommateurs.

Les consommateurs se tenaient de préférencesous une espèce de marquise champêtre, formée à l’extérieur de lamaison par des lierres, des vignes et des liserons, montant le longde piliers qui supportaient cet avant-toit de verdure.

En face, au pied d’un hêtre, géant d’un autreâge et qui semblait entouré de ses enfants, s’élevait une hutte defeuillage sous laquelle rafraîchissait le jour le vin qu’onrentrait le soir, la confiance de la mère Tellier dans la sobriétéet la probité de ses compatriotes n’allant pas jusqu’à laisser leliquide tentateur passer la nuit au grand air, si rafraîchissantqu’il fût comparé à l’air du jour.

Or, vers sept heures du soir, en même tempsque la place de la fête présentait l’aspect le plus animé, lasuccursale du cabaret de la mère Tellier offrait de son côté celuid’une réunion des plus brillantes.

Elle se composait de buveurs de vin à dix, àdouze et à quinze sous, la mère Tellier avait trois prix, et deconsommateurs de flan et de frangipane.

Quelques-uns plus affamés allaient cependantjusqu’à l’omelette au lard, la salade, ou le saucisson.

Cinq tables sur six étaient occupées, et lamère Tellier et mademoiselle Babet suffisaient à peine à faire faceaux fréquents appels des consommateurs.

À l’une de ces tables étaient assis deux desgardes qui avaient assisté le matin à la chasse du sanglierdétourné par notre ami François.

Ces deux gardes, c’étaient Bobineau etLajeunesse.

Bobineau, gros bonhomme tout rond, à l’œil àfleur de tête, à la figure épanouie, natif d’Aix-en-Provence, toutgai, passant sa vie à blaguer les autres et à être blagué lui-même,grasseyant en parlant, comme un véritable Provençal qu’il était,plein de verve dans l’attaque comme dans la défense, et, dans l’unou l’autre cas, trouvant des mots qu’on cite encore aujourd’huiqu’il est mort depuis quinze ans.

Lajeunesse, grand, sec, maigre, baptisé de cenom juvénile, en 1784, par le duc d’Orléans Philippe-Égalité, parcequ’à cette époque il était le plus jeune des gardes, avait conservéson sobriquet, quoiqu’il en fût devenu à peu près le plusvieux ; il était aussi grave que Bobineau était rieur, aussisobre de paroles que Bobineau était bavard.

À gauche de la maison, sur sa face orientale,le reste d’une haie, qui, peut-être autrefois s’était prolongéecarrément pour faire une espèce d’enclos à la maison, mais qui,aujourd’hui, se contentait d’aller, par un retour de cinq ou sixpieds, jusqu’à la hutte en feuillages, au-delà de laquelle elledisparaissait, laissant l’abord de la maison parfaitementlibre.

Derrière cette haie, ouverte par une portedont la partie solide était absente et dont il ne restait plus queles deux poteaux, une espèce de monticule couronné par un grandchêne au pied couvert de mousse et dominant la petite vallée oùcoule la fontaine du Prince.

Au pied de ce monticule, en dehors de la haie,Mathieu jouait aux quilles, nous allions dire avec trois ou quatregarnements de son espèce, mais nous nous reprenons, les garnementsde son espèce étant assez rares pour qu’on n’en fasse point sifacile collection.

Plus loin, sous l’ombre mystérieuse de laforêt, sur ce tapis de mousse, qui assourdit les pas aux troisième,quatrième et cinquième plans, comme on dit au théâtre, dans lecrépuscule qui commençait à tomber, passaient, s’effaçant de plusen plus, selon leur plus ou moins d’éloignement, les promeneurssolitaires ou accouplés.

Puis, comme un accompagnement aux voix desbuveurs, des mangeurs, des joueurs de quilles et des promeneurs, onentendait le son des violons et le cri de la clarinette, qui nes’éteignaient à distance égale que juste ce qu’il fallait de tempsaux cavaliers pour reconduire les danseuses à leurs bancs, choisirune autre dame et se remettre en place pour une nouvellecontredanse.

Et maintenant que notre toile est levée, quenotre mise en scène est rendue compréhensible par l’explication,ramenons nos lecteurs sous la treille de la mère Tellier, occupée àservir en ce moment un sybarite qui a demandé une omelette au lardet du vin à douze, tandis que Babet apporte à Bobineau et àLajeunesse un morceau de fromage de la grosseur d’une brique,lequel les aidera à finir leur seconde bouteille de vin.

– Eh bien ! voilà ce que c’est,disait de son air grave Lajeunesse à Bobineau, lequel, d’autantplus penché en arrière que l’autre était penché en avant,l’écoutait avec son air gouailleur ; et, si tu en doutes, tupourras le voir de tes propres yeux. Quand je dis propres, tucomprends, c’est une manière de parler. Celui dont je te parle estun nouveau venu ; il arrive d’Allemagne, du pays du père àCatherine, et il s’appelle Mildet.

– Et où va-t-il demeurer, cegaillard-là ? demanda Bobineau avec ce charmant accentprovençal que nous avons déjà dit lui être particulier.

– À l’autre bout de la forêt, àMontaigu ; il a une petite carabine pas plus haute que ça.Quinze pouces de canon du calibre 30, des balles comme deschevrotines. Il vous prend un fer à cheval, il le cloue le long dela muraille, et, à cinquante pas, il met, les unes après lesautres, une balle dans chacun de ses trous.

– Troun de l’air ! dit Bobineau,prononçant son juron familier en riant comme d’habitude, si bienque la muraille est percée ! Pourquoi donc ne se fait-il pasmaréchal, ce gaillard-là, il n’aurait pas peur des coups de pied dechevaux… Quand je verrai ça, je le croirai, n’est-ce pas,Molicar ?

Celle interpellation s’adressait à un nouveauvenu, qui, après avoir été buter dans les quilles de Mathieu,faisait son entrée, accompagné des malédictions des joueurs,lesquels le menaçaient de prendre ses jambes, passablement avinées,comme un supplément à leur jeu.

À son nom, le disciple de Bacchus, comme ondisait encore à cette époque-là au Caveau moderne, – à l’agonie delaquelle j’ai eu la douleur d’assister, – à son nom, disons-nous,Molicar se retourna et, reconnaissant comme à travers un brouillardcelui qui l’avait interpellé :

– Ah ! murmura-t-il en écarquillantles yeux et en arrondissant la bouche, c’est toi,Bobineau ?

– Oui, c’est moi.

– Et tu dis ?… Répète un peu ce quetu disais, tu me feras plaisir.

– Rien, des bamboches ; c’est cefarceur de Lajeunesse qui me fait poser.

– Mais, dit Lajeunesse, blessé dans sonamour-propre de narrateur, quand je te dis…

– À propos, Molicar, reprit Bobineau,qu’est devenu ton procès avec le voisin Lafarge ?

– Mon procès ? demanda Molicar, qui,dans la situation d’esprit un peu embarrassée dans laquelle il setrouvait, avait quelque peine à enjamber d’une idée à l’autre.

– Oui, ton procès.

– Avec Lafarge le perruquier ?

– Oui.

– Je l’ai perdu, mon procès.

– Comment l’as-tu perdu ?

– Je l’ai perdu parce que j’ai étécondamné.

– Par qui ?

– Par monsieur Bassinot, le juge depaix.

– Et à quoi as-tu été condamné ?

– À trois francs d’amende.

– Que lui avais-tu donc fait, à Lafargele perruquier ? demanda Lajeunesse avec sa gravitéordinaire.

– Ce que je lui avais fait ? demandaMolicar, oscillant sur ses jambes comme un balancier de pendule. Jelui avais détérioré le nez. Mais cela sans mauvaise intention,parole d’honneur ! Tu connais bien le nez de Lafarge leperruquier, n’est-ce pas Bobineau ?

– D’abord, rectifions, dit le joyeuxProvençal, ce n’est pas un nez, c’est un manche.

– Oh ! il l’a dit ! il a trouvéle mot. Satané Bobiné, va ! Non, je veux dire satané Bobineau.C’est la langue qui me fourche.

– Eh bien ? demanda Lajeunesse.

– Eh bien ! quoi ? demanda àson tour Molicar, déjà à cent lieues de la conversation.

– Il demande l’histoire du nez du pèreLafarge.

– C’est vrai. C’était justement il y aaujourd’hui quinze jours, continua Molicar, en essayant par ungeste obstinément répété d’écarter de lui une mouche qui n’existaitpas, nous sortions ensemble du cabaret.

– Alors vous étiez gris, ditBobineau.

– Non, foi d’homme ! répliquaMolicar.

– Je te dis que vous étiez gris.

– Et moi, je te dis que non ; nousétions ivres.

Et Molicar éclata de rire, lui aussi il avaittrouvé son mot.

– À la bonne heure ! ditBobineau.

– Mais tu ne te corrigeras doncjamais ? demanda Lajeunesse.

– De quoi ?

– De te griser.

– Me corriger ! pour quoifaire ?

– Cet homme est plein de raison, ditBobineau ; un verre de vin, Molicar.

Molicar secoua la tête.

– Comment, tu refuses ?

– Oui.

– Tu refuses un verre de vin,toi ?

– Deux, ou pas.

– Bravo !

– Pourquoi deux ? demandaLajeunesse, dont l’esprit, plus mathématique que celui de Bobineau,demandait pour toute chose une solution positive.

– Parce qu’un seul, dit Molicar, çaferait le treizième de ce soir.

– Ah ! oui, fit Bobineau.

– Et que treize verres de vin cela meporterait malheur.

– Superstitieux, va ! Continue, tuauras les deux verres.

– Nous sortions donc du cabaret, continuaMolicar se rendant à l’invitation de Bobineau.

– Quelle heure était-il ?

– Oh ! de bonne heure.

– Enfin ?

– Il pouvait être une heure ou une heureet demie du matin ; je voulais rentrer chez moi, comme ilconvient à un honnête homme qui a trois femmes et un enfant.

– Trois femmes !

– Trois femmes et un enfant.

– Quel pacha !

– Eh ! non ; une femme et troisenfants, qu’il est bête ce Bobineau ! Est-ce qu’on peut avoirtrois femmes ; si j’avais eu trois femmes, je ne serais pasrentré chez moi. Souvent je n’y rentre pas parce que j’en ai déjàtrop d’une. Bon ! voilà qu’il me prend cette mauvaise idée dedire à Lafarge le perruquier, qui demeure sur la place de laFontaine, tandis que moi, comme tu sais, je demeure au bout de larue de Larguy ; voilà qu’il me prend cette mauvaise idée delui dire : Voisin, reconduisons-nous. Vous me reconduirezd’abord, je vous reconduirai ensuite, puis ça sera votre tour, puisle mien, et à chaque voyage nous nous arrêterons chez la mèreMoreau, pour boire chopine.

– Ah ! dit-il, c’est une idée,cela.

– Oui, reprit Bobineau, tu n’avaisprobablement, comme aujourd’hui, absorbé que treize verres, et tucraignais que cela te portât malheur.

– Non, ce jour-là, je ne les avais pascomptés, et c’est un tort, ça ne m’arrivera plus. Nous nous enallions donc ensemble comme deux bons amis, comme deux vraisvoisins, quand, en arrivant à la porte de mademoiselle Chapuis, tusais, la directrice de la poste ?

– Oui.

– Il y avait une grosse pierre, ilfaisait une nuit !… Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas,Lajeunesse ? Tu as de bons yeux, toi, n’est-ce pas,Bobineau ? Eh bien ! par cette nuit-là, vous auriez prisun chat pour un garde champêtre.

– Jamais, dit gravement Lajeunesse.

– Jamais ! Tu dis jamais ?

– Mais non, il ne dit rien.

– S’il ne dit rien, c’est autre chose, etc’est moi qui ai tort.

– Oui, tu as tort, continue.

– Quand, arrivé à la porte demademoiselle Chapuis, la directrice de la poste, je rencontre lapierre. Comme un pauvre malheureux que j’étais, je ne la voyaispas. Comment l’aurais-je vue ?… le voisin Lafarge ne voyaitpas son nez, qui est bien plus près de ses yeux que mes yeux nel’étaient de la pierre. Je trébuche, je tends la main, je merattrape à ce que je peux. Bon ! c’était le nez du voisinLafarge. Dame ! vous savez, quand on se noie dans l’eau, ontient ferme, mais quand on se noie dans le vin, c’est encore pis.Ma foi ! ça a fait l’effet, tiens, le même effet que quand tutires ton couteau de chasse de la gaine, Bobineau ; le voisinLafarge a tiré son nez de ma main, mais la peau de son nez, elleest restée dans ma main. Vous voyez bien qu’il n’y avait pas de mafaute, d’autant plus que je n’ai pas refusé un instant de la luirendre, sa satanée peau. Eh bien ! le juge de paix, il m’acondamné à trois francs de dommages et intérêts pour cela.

– Et le voisin Lafarge a eu la petitessede les toucher, tes trois francs ?

– Oui, mais nous venons de les jouer à laboule. Je les lui ai regagnés, et nous les avons bus. Monquatorzième verre, Bobineau ?

– Dites donc, père Bobineau, fit Mathieu,interrompant les interlocuteurs, ne disiez-vous pas que vouscherchiez monsieur l’inspecteur ?

– Non, répondit Bobineau.

– Je croyais, et comme il vient par ici,je vous en prévenais, afin que vous n’ayez pas la peine d’aller lechercher.

– En ce cas-là !… dit le pèreLajeunesse en mettant la main à sa poche.

– Eh bien ! dit Bobineau, quefais-tu donc ?

– Je paie pour nous deux. Tu me rendrascela plus tard, autant vaut que monsieur l’inspecteur ne nous voiepas à la table d’un cabaret : pour un verre de vin qu’on prendpar hasard, il croirait qu’on en fait habitude. C’est trente-quatresous, n’est-ce pas, mère Tellier ?

– Oui, messieurs, dit la mèreTellier.

– Eh bien ! voilà ; et aurevoir.

– Oh ! les lâches ! dit Molicaren s’asseyant à la table qu’ils venaient d’abandonner, et en mirantau soleil couchant une troisième bouteille à peine entamée ;les lâches ! de quitter le champ de bataille quand il resteencore des ennemis.

Et emplissant bord à bord les deux verres etles choquant l’un contre l’autre :

– À ta santé ! Molicar, dit-il.

Pendant ce temps, les deux gardes, si pressésqu’ils fussent de disparaître, s’étaient arrêtés appuyés l’un àl’autre, et regardaient avec stupéfaction un nouveau venu quivenait d’entrer en scène.

Ce nouveau venu, c’était Bernard.

Mais Bernard pâle, défiguré, sa cravateouverte et le front couvert de sueur.

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