Catherine Blum

Chapitre 16L’OCCASION FAIT LE LARRON

Le jeune homme s’arrêta à cinquante pas à peuprès du cabaret de la mère Tellier, regarda tout autour de lui, etne voyant rien qui dût l’inquiéter, sauta à bas de son cheval etl’attacha à un arbre.

Puis, après avoir jeté de nouveau dans la nuitun regard investigateur, il s’avança vers le cabaret.

– Ah ! le voilà, murmura Bernard.Ah ! il vient.

Et il fit un mouvement pour se jeter sur sonchemin.

Mais Mathieu l’arrêta.

– Prenez garde, dit-il, s’il vous voit,vous ne verrez rien, vous.

– Oh ! oui, oui, tu as raison,répondit Bernard, et il tourna autour de l’arbre, pour gagner lecôté ou il projetait son ombre, tandis que Mathieu se glissait sousla hutte de feuillage, comme le serpent dont il venait de jouer lerôle.

Le jeune homme continua d’avancer, et bientôtse trouva dans le cercle de lumière projeté par les chandellesrestées sur les tables des buveurs ; seulement, peu à peu lesbuveurs avaient disparu.

Le cabaret était ou paraissait être désert.Louis Chollet put donc se croire parfaitement seul.

– Ma foi ! dit-il, en détaillant duregard les différents objets qui se présentaient à lui, je suisbien à peu près sûr que voilà le cabaret de la mère Tellier, maisle diable m’emporte si je sais où est la fontaine duPrince !

Bernard était si près de lui, que, si basqu’il eût parlé, il avait tout entendu.

– La fontaine du Prince !répéta-t-il.

Et il regarda autour de lui pour chercherMathieu.

Mais Mathieu avait disparu, à ses regards dumoins, Mathieu était sous la hutte.

– Eh ! mère Tellier, s’écria LouisChollet, mère Tellier.

La jeune fille que nous avons vue aider lamère Tellier dans le service du cabaret et que nous avons dit senommer Babet, sortit à cet appel.

– Vous appelez la mère Tellier, monsieurChollet ? dit-elle.

– Oui, mon enfant, répliqua celui-ci.

– Dame ! c’est qu’elle n’y estpas.

– Où est-elle donc ?

– Elle est allée à la maison neuve duchemin de Soissons, chez les Watrin.

– Diable ! fit le jeune homme,pourvu qu’elle n’aille pas rencontrer Catherine et l’empêcher devenir.

– Rencontrer Catherine et l’empêcher devenir ! répéta Bernard qui ne perdait pas un mot de ce quedisait le Parisien.

– Oh ! bah ! continua le jeunehomme, ce serait un hasard.

Puis appelant Babet :

– Viens ici, mon enfant, dit-il.

– Qu’y a-t-il pour votre service,monsieur ?

– Peut-être pourras-tu m’enseigner ce queje cherche, toi.

– Dites, monsieur.

– La fontaine du Prince, est-ce encoreloin d’ici ?

– Oh ! non. C’est là, monsieur,répondit la jeune fille, à cent pas tout au plus d’ici.

– À cent pas !

La jeune fille indiqua le chêne qui s’élevaiten dehors de la porte.

– Tenez, dit-elle, du pied de ce chênevous la voyez.

– Montre-moi cela, mon enfant.

La jeune fille monta sur la butte, au sommetde laquelle s’élevait un chêne magnifique, contemporain de FrançoisIer, et qui était resté debout tandis que douzegénérations de bois avaient passé.

– Tenez, dit-elle, là-bas, sous ce rayonde lune, ce filet d’eau qui reluit comme un écheveau d’argent,c’est la fontaine du Prince.

– Merci ! mon enfant, dit le jeunehomme.

– Il n’y a pas de quoi.

– Si fait, et la preuve, c’est que voilàpour la peine.

Louis Chollet, que le bonheur rendaitgénéreux, tira sa bourse toute gonflée d’or pour y prendre unepièce de monnaie.

Mais la bourse alourdie lui échappa des mainset, tombant à terre, dégorgea sur le sol une partie de la sommequ’elle contenait.

– Bon ! dit Chollet, voilà que jelaisse tomber ma bourse.

– Attendez, dit Babet, on va vouséclairer ; ce n’est pas la peine d’en semer, monsieur Chollet,ça ne pousse pas.

– Oh ! murmura Bernard, qui avaittressailli au bruit qu’avait fait la bourse en tombant, c’étaitdonc la vérité !

En ce moment, Babet revenait avec unechandelle, et, la baissant vers le sol, elle faisait reluire unecentaine de pièces d’or répandues sur le sable, tandis qu’à traversles mailles de la longue bourse on voyait briller une sommedouble.

Chollet mit un genou à terre pour ramasserl’or.

S’il eût été moins préoccupé de cetteopération, il eût pu voir la tête batracienne de Mathieu, quis’allongeait hors de la hutte, les yeux fixes et ardents.

– Oh ! en voilà-t-il de l’or,murmura-t-il ; quand on pense qu’il y a des gens qui ont tantd’or, tandis qu’il y en a d’autres…

Chollet fit un mouvement, et la tête deMathieu rentra sous la hutte, comme une tête de tortue rentre danssa carapace.

Le jeune homme avait fini sa récoltedorée ; il prit la dernière pièce de vingt francs, et, au lieude la remettre dans la bourse avec les autres, il la donna àBabet.

– Merci ! ma petite, dit-il, voilàpour toi.

– Une pièce de vingt francs ?s’écria la jeune fille joyeuse, mais vous vous trompez, ce n’estpoint pour moi tout cela.

– Si fait, ce sera le commencement de tadot.

On entendit les vibrations de l’horloge duvillage.

– Quelle heure est-ce cela ? demandale Parisien.

– Neuf heures, répondit l’enfant.

– Ah ! bon, je craignais d’être enretard.

Et appuyant la main sur sa poitrine, pours’assurer que sa bourse était bien dans la poche de côté de sonhabit, la poche du gilet eût été trop étroite pour la contenir, ilgravit la petite éminence, s’appuya un instant contre le chêne pourregarder devant lui, et descendant vers la petite vallée où coulela fontaine, il disparut.

– Ah ! murmura la jeune fille enmirant sa pièce d’or à la lumière de sa chandelle, à la bonneheure ! c’est ceux-là qui sont riches et généreux !

Et elle rentra dans la maison ; puis,comme il n’y avait plus de chance de voir arriver une pratiquequelconque, elle ferma l’un après l’autre les deux volets, et aprèsles deux volets la porte, dont on entendit successivement grincerla serrure et les deux verrous.

Bernard resta seul dans l’obscurité, ou plutôtcrut rester seul ; il ne songeait plus à Mathieu.

Il demeurait l’épaule appuyée au hêtre, lesourcil douloureusement froncé, une main sur son cœur, l’autrecrispée autour du canon de son fusil.

Mathieu l’examinait à travers une ouverturequ’il avait pratiquée dans les branchages de la hutte.

On eût dit Bernard changé en statue, tant,pendant une minute ou deux, il resta immobile et muet.

Puis enfin il parut se ranimer, et, regardantautour de lui :

– Mathieu ! murmura-t-il,Mathieu !

Le vagabond se garda bien de lui répondre.Seulement, l’altération de la voix de Bernard lui ayant indiqué àquel trouble il était en proie, son attention redoubla.

– Ah ! continua Bernard, il estparti ; il aura eu peur de ce qui va se passer. Si Catherinevient à ce rendez-vous, il aura eu raison.

Et Bernard, quittant l’ombre du hêtre, fitrapidement quelques pas dans la direction suivie par son rival.Mais, s’arrêtant tout à coup :

– Au bout du compte, dit-il, il n’y apoint que Catherine dont ce jeune homme puisse être amoureux. Quime dit que Mathieu ne s’est point trompé, et que celle aveclaquelle il a rendez-vous n’est point quelque jeune fille deVillers-Hélon, de Corcy ou de Longpont ? D’ailleurs, nousverrons bien : je suis ici pour cela.

Puis, comme les jambes luimanquaient :

– Allons, se dit-il, du courage,Bernard ! Mieux vaut savoir à quoi s’en tenir que de douter.Oh ! Catherine, continua-t-il en gagnant à son tour le chêne,oh ! si tu es fausse à ce point, si tu m’as trompé ainsi, jene croirai plus à rien, non, à rien, à rien au monde ! MonDieu ! moi qui l’aimais tant, moi qui l’aimais siprofondément, si sincèrement, moi qui eusse donné ma vie pour ellesi elle me l’eût demandée !

Et regardant autour de lui avec une indicibleexpression de menace :

– Par bonheur, ajouta-t-il, tout le mondeest parti, les lumières sont éteintes, et s’il se passe quelquechose, ce sera entre la nuit, eux et moi.

Alors, d’un pas muet, du pas du loup quis’approche d’une bergerie, il gagna doucement le pied du chêne, et,en rampant le long de ses racines, parvint jusqu’au tronc.

Arrivé là, il respira.

Le Parisien était encore seul. Bernard, lefusil en arrêt comme un chasseur à l’affût, attentif, le regardfixe, ne perdait pas un seul mouvement de son rival.

– Bon ! dit-il en se parlant àlui-même et en embrassant des yeux tout l’horizon qu’il pouvaitparcourir, celle qu’il attend doit venir, à ce qu’il paraît, ducôté de la route de Soissons. Si j’allais au-devant d’elle ?Si je lui faisais honte ? Non, je ne saurais rien : ellementirait.

Puis, tout à coup, tournant la tête du côtéopposé :

– Du bruit par là, dit-il ; non,c’est son cheval qui s’impatiente et qui frappe du pied ;d’ailleurs, ajouta-t-il avec indifférence, que m’importe le bruitqui vient de ce côté-là ? non, c’est par là que doiventregarder mes yeux ; c’est par là que doivent écouter mesoreilles. Mon Dieu ! je vois comme une ombre à travers lesarbres ; mais non !

Bernard essuya ses yeux troublés.

– Mais si !… continua-t-il avec uneintonation si sourde qu’on la sentait venir du fond de sa poitrine,mais si ; c’est une femme ; elle hésite !… Non, ellecontinue !… Elle va traverser une clairière ; et alors jeverrai bien…

Il y eut un moment de silence, puis une espècede rugissement se fit entendre.

– Oh ! c’est Catherine ! grinçaBernard ; il l’a vue ! il se lève ! Oh ! iln’ira pas jusqu’à elle !

À ces mots Bernard se redressa sur un genou enmurmurant :

– Catherine ! Catherine ! quele sang que je vais verser retombe sur toi !

Et il approcha lentement le fusil de sonépaule.

Trois fois la joue du jeune garde s’abaissasur la crosse du fusil, trois fois son doigt pressa la détente,mais à chaque fois son doigt et sa joue s’éloignèrent.

Puis enfin, la sueur sur le front, un voile desang sur les yeux, la poitrine haletante :

– Non ! murmura-t-il. Non ! jene suis pas un assassin ! Je suis Bernard Watrin, c’est-à-direun honnête homme. À moi ! mon Dieu ! mon Dieu !secourez-moi !

Et, jetant son fusil loin de lui, il s’enfuitéperdu à travers le bois, sans savoir où il allait.

Alors il se fit de nouveau un instant desilence, et le démon qui inspirait ce dessein put voir Mathieusortir la tête hors de sa hutte de feuillages, ramper, larespiration suspendue, jusqu’au pied du chêne, regarder à son tourdans la direction de la fontaine du Prince, allonger la main pourretrouver le fusil jeté par Bernard, le saisir de sa main crispéeen murmurant :

– Oh ! ma foi, tant pis !pourquoi avait-il tant d’or ? l’occasion fait lelarron !

Et il mit en joue à son tour le jeuneParisien.

Un éclair illumina la nuit, une détonation sefit entendre, et Louis Chollet tomba en poussant un cri.

Un autre cri y répondit : c’était celuide Catherine, qui s’était arrêtée, hésitant, en trouvant leParisien là où elle croyait trouver son amant, et qui fuyaitépouvantée en voyant tomber le rival de Bernard.

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