Donatienne

Chapitre 13LA MÈRE

Le quatrième jour, les petits Louarn cessèrentdonc de monter sur la carrière.

Cependant, une femme venait vers eux, cejour-là même.

Elle n’avait reçu la lettre que le matin, lemarchand d’œufs ayant oublié, dans la poche de sa blouse, le papierdont il était chargé. Inconnue traversant des pays inconnus, pliéeen deux et la tête dans ses mains, ou bien rencognée dans un angledu compartiment de troisième classe, elle venait. Une chose lapréoccupait avant toutes les autres : comment reparaîtredevant eux ? Que répondre, quand ils demanderaient :« Maman, où étiez-vous ? » Jamais ils ne lacroiraient, si elle disait : « Je vous aimaispourtant. » Ne pas être crue ; être méprisée, oumaintenant ou plus tard, de ceux qu’elle avait enfantés ;apporter avec soi dans la maison son péché de sept années, et lesentir toujours là, quand ils la baiseraient au front ! Vivreentre ce remords et la vengeance possible et les reproches certainsde son mari ! Retrouver l’ancienne misère aggravée par lamaladie ! S’ensevelir dans tous les devoirs d’autrefois, tousaccrus, et n’avoir même plus, pour reprendre courage, la premièrejeunesse qui aide tant !… Quel avenir ! Et n’était-ce pasvers cela qu’elle allait ?… Pourquoi était-elle partie ?Elle se le demandait. Elle ne se comprenait pas elle-même.« Comment ai-je fait cela ? Je vais à mon malheur !Toujours plus ! Toujours plus ! »

Le train courait depuis des heures. Le soleilbrûlait la place où elle était blottie. Déjà il penchait. Sesrayons étaient de biais, comme les blés qui versent. Elle ne voyaitet ne sentait rien autre que sa peine.

Oui, comment s’était-elle décidée sibrusquement ? Elle repassait indéfiniment, dans son esprit,les circonstances qui avaient marqué cette matinée. Quelle heureétait-il ? Sept heures et demie… C’est bien cela,… un peuplus, peut-être… Elle allait sortir pour les provisions… Elle avaitmis son chapeau de paille, contre son habitude, qui était de sortiren cheveux, dans le quartier. Le facteur entre. Une lettre… Elle neconnaît pas l’écriture… Elle ouvre, elle lit… Heureusement, pas unclient n’est là ! Elle peut baiser la page, dix fois, vingtfois… C’est Noémi qui l’a écrite, la lettre ! Elle appelle ausecours… Et il n’y a pas même une hésitation, pas un raisonnement.Elle appelle au secours : il faut aller ; revoir cellequi est l’aînée, Noémi qui lui ressemble ; il faut retrouvercontre sa poitrine le cœur de ses enfants, les tenir là, toustrois, autour d’elle, leurs bras autour de son cou… Et l’image decette joie maternelle avait été si puissante que Donatienne étaitremontée en hâte dans sa chambre, avait ouvert l’armoire, et, surla plus haute planche, saisi un paquet enveloppé dans une serviettecousue, et tout gris de poussière accumulée.

– Qu’est-ce que tu cherches,Donatienne ? Pourquoi reviens-tu ?

Bastien Laray dormait à moitié.

– Rien ; rendors-toi ; je vaischez la lingère.

Vivement, elle était redescendue, elle avaitpris la clef du comptoir, et mis dans sa poche l’argent qui s’ytrouvait… Tout le reste ne serait-il pas pour lui ? Oh !elle ne le volait pas, non, loin de là… Elle lui laissait plusqu’il n’avait à réclamer. Et, comme folle, de joie et de peur, elleavait pris le chemin de fer de ceinture, puis la grande ligne ducentre.

Maintenant, et de plus en plus, elle auraitvoulu ne pas achever le voyage. Il lui semblait qu’elle étaitemportée vers un gouffre. L’effroi grandissait en elle à mesurequ’elle approchait du terme de la route, et des révoltes laprenaient contre sa résolution première, comme ceux qui vont seconstituer prisonniers, et qui luttent, et qui se détournent à ladernière minute… Reprendre le chemin de Paris, elle n’y songeaitpas. C’était fini. Elle était libérée d’une servitude… Maispourquoi courir à l’autre ?… Il était facile de descendre àcette station, à cette autre, dans ce village… Elle trouveraittoujours à gagner sa vie…

Donatienne savait que les arrêts n’étaientplus nombreux, avant celui qui serait définitif, car la fin du jours’annonçait. L’air était tout doré. Parmi les touffes sèchesd’asphodèles, sur le plateau couvert de bruyères et de pâtures, lesétangs luisaient, rayés de lames d’or qui unissaient les rives déjàviolettes, et que perçait, çà et là, un jonc brisé. C’était ledernier éclat du soleil, l’heure d’arrivée pour elle. Trois fois,la voyageuse, quand le train s’arrêtait, toucha de la main lepaquet posé sur la banquette, et se leva, résolue à descendre dansces campagnes, qui étaient du moins pour elle sans autre effroi quecelui de l’inconnu. Mais quelque chose de plus fort que la peur lafit renoncer à la fuite ; trois fois elle entendit monter,comme la voix de la mer dans les cavernes qu’on ne voit pas, lesnoms de Noémi, de Lucienne et de Joël. Elle se rappela les termesde la lettre qu’elle avait là, dans son corsage, et quidisait : « Nous avons eu du malheur ; aujourd’hui lepère a eu les jambes écrasées ; il crie ; il va peut-êtremourir ; bien sûr il ne pourra plus travailler dans lacarrière. Ah ! maman, si ma lettre vous arrive, revenez pourlui, et revenez pour Noémi ! »

Elle se rasseyait ; elle reprenait laforce d’aller jusqu’à la station prochaine…

Le soleil baissa encore… Le train s’arrêta, etl’employé cria un nom, celui du village d’où était datée la lettrede Noémi.

C’était là.

Sur le quai une femme descendit, seule, sonpaquet à la main. Les wagons se remirent à rouler. Quand ils eurentdisparu, elle demanda son chemin, et, après qu’on le lui eut dit,resta immobile, si pâle que le chef de station demanda :« Vous êtes malade ? » Elle secoua la tête. Elleétait seulement incapable de porter plus loin sa peine et de faireun mouvement.

Ne comprenant pas, l’employé la laissa. Elledemeura ainsi, plusieurs minutes. Puis, sans raisonner de nouveausa résolution, sans rien qui marquât dans son âme une lutte et unevictoire, elle fit ce premier pas qui signifiait une acceptation dela destinée. Ce fut une volonté obscure, un acte presqueinconscient dans le présent et dont les causes étaient anciennes.Mais le moindre sacrifice, le plus pauvrement, le plus tardivementconsenti, renouvelle une âme. Donatienne, dès qu’elle eut seulementtraversé le quai de la gare, se sentit plus forte. Elle continua entournant à gauche, et répétant : « C’est pour vousravoir, mes trois petits ! » Et son cœur s’anima d’uneespèce de joie de souffrir pour eux. Elle se hâta. Elle apercevait,en avant, le bord du plateau et, dans la poussière rouge ducouchant, la plaine immense où il fallait descendre.

Il le fallait.

À quelque distance de la gare, comme il n’yavait personne sur la route, elle ouvrit le paquet enveloppé d’unlinge, en tira une robe noire à petits plis, galonnée de velours, –celle avec laquelle jadis elle était venue à Paris, – elle trouvaaussi trois coiffes de mousseline, trois coiffes de Plœuc quiressemblent à une fleur de cyclamen, et elle en choisit une, bienque l’étoffe fût froissée et jaunie. Et, entrant par la barrièred’un champ, elle reprit l’ancien costume de Bretagne, et serra dansla serviette la robe achetée à la ville.

« Ils me reconnaîtront mieux, »songea-t-elle.

Elle se remit en marche, et elle réentendit lebattement doux que faisaient sur ses tempes les ailes de la coiffede lin.

Donatienne traversa le plateau, descendit dansla plaine où, d’un regard d’épouvante, tout à l’heure, elle avaitcherché à deviner la maison. Elle était décidée à entrer. Ellegravit la première colline, celle que couronnaient les falaises deroches, et au delà de laquelle il y avait l’enclos. Mais elle ne lesavait pas. Elle était toute nouvelle au pays. Pour se donner ducourage, elle se demandait si elle allait être reconnue par sesenfants, et lequel des trois abandonnés la reconnaîtrait lepremier.

Dans le jour finissant, les ouvrierstravaillaient encore.

Elle entendit le bruit de leurs pics. Unenfant jouait au bord de la route, avec des pierres qu’il disposaiten pyramides. C’était Baptiste, que les carriers avaient adopté,depuis le malheur, et qu’ils emmenaient avec eux dès le matin, lepayant d’une écuelle de soupe, pour que l’enfant descendît au bourget fit les commissions. Donatienne allait le dépasser.

– Bonjour, petit !

– Bonjour, madame !

– Dis-moi, est-ce loin, la maison de JeanLouarn ?

Il tourna vers elle sa face carrée et ses yeuxbrillants de vie, où le songe des mers bretonnes n’avait jamaispassé.

– Nenni, c’est pas loin. C’est lapremière au bas de la côte.

Pendant qu’elle regardait au-dessous d’elle,dans le soir qui creuse les vallons :

– Je peux vous conduire, reprit le jeunegars ; c’est chez moi : je suis un Louarn.

– Toi ? Ce n’est pas vrai !

– Pas vrai ! Dites donc, les hommes,là-bas, est-ce que je ne suis pas un Louarn, moi, BaptisteLouarn ? Elle ne veut pas me croire !

De grosses voix, renvoyées en échos par lesfalaises, répondirent :

– Mais si ! Vous pouvez vous fier àlui ! C’est le fils d’un camarade !

Et, comme le petit guettait, tout fier, cequ’elle allait répondre, il la vit devenir si blanche de visage,qu’il pensa à la figure de son père blessé. Donatienne comprenait.C’était l’enfant de l’autre qui lui disait le premierbonjour !…

Alors, des profondeurs du passé de sa race etde son propre passé, l’appel à Dieu s’échappa. Dans l’agonie de soncœur, elle chercha vaguement, parmi les verdures, une croix pour ysuspendre une pauvre prière faible, une croix comme il y en atoujours, en Bretagne, aux carrefours des chemins. Mais elle n’enrencontra pas.

Un court moment elle se recueillit, et, sesentant moins faible, elle regarda de nouveau le petit.

– Baptiste Louarn, demanda-t-elle, tamère est-elle chez toi ?

– Non, madame. Ils disent qu’elle nereviendra plus.

– Qui a dit cela ?

– Mes sœurs, et aussi les femmes dubourg.

Donatienne prit la main de l’enfant.

– Conduis-moi, petit. Elles se trompent.Ta mère est déjà revenue, puisque me voici.

Il ne la comprit pas. Tous deux, côte à côte,ils se mirent à descendre. L’enfant lui montrait du doigt, entreles souches de peupliers, le toit de la maison. Elle ne le voyaitplus. Elle avait les yeux grands ouverts, un peu levés, et deslèvres qui buvaient le vent, et qui remuaient. Donatiennedisait : « J’ai envie de mourir ; faites-moi porterla vie ! »

Baptiste entendit à peine, car elle parlaittout bas. Il crut qu’elle prononçait le nom de Noémi. Et ildit :

– Elle va venir. Quand ma grande sœur mevoit, elle vient toujours au-devant.

En ce moment, ils arrivaient au bas de lacolline, et l’on voyait la haie vive des Louarn, avec les feuillesdes peupliers, au-dessus, qui frissonnaient. La barrière étaitouverte. C’était l’heure où la campagne se tait, pour boire lapremière ombre et la première fraîcheur. Baptiste siffla deuxnotes. Dans le jour cendré, au bout du jardin, une tête jeune,éveillée, répondit à l’appel, et se pencha hors de la porte. Elleallait sourire. Elle allait parler. Mais tout à coup, elle eut unesecousse, comme si elle se retirait. Les yeux s’agrandirent. Ilsvenaient de découvrir, près de Baptiste, une femme qui s’appuyaitsur la barrière, et qui était mince, et jeune encore, et pâle, etcoiffée tout autrement que les femmes du pays.

Noémi hésita une seconde. Puis elle eut laforce de ne pas crier, et elle sortit en courant, muette, brave,les yeux levés vers sa joie. Elle était sûre. Son cœur, mieux queses yeux, avait reconnu la mère.

Celle-ci la voyait venir, et se tenaitimmobile.

Et elle ferma les yeux, de bonheur et dedouleur, quand Noémi fut près d’elle, et, toute droite, elle selaissa envelopper par les bras de l’enfant, qui disait le motqu’elle avait tant souhaité entendre : « Maman !maman Donatienne ! »

Mais elle se sentait indigne, et la joiefuyait, à mesure qu’elle tombait dans son cœur.

– Maman Donatienne, papa est mieux :depuis ce matin, il reconnaît ; la fièvre a diminué… Ah !maman, je ne comptais plus sur vous !

Personne ne les entendait, l’une qui pleurait,l’autre qui parlait bas.

L’ombre était presque faite ; le jardinse taisait. Mais on pouvait venir. La mère dénoua les bras qui laserraient, écarta l’enfant qui voulait l’embrasser et lui parlerencore, et, nerveuse, mettant les doigts sur les lèvres de Noémi,craignant une question qui la torturait :

– Ne me demande rien, dit-elle. Je vousai toujours eu dans le cœur, mes petits… Je reviens pour vous…Mène-moi !

Légère, troublée et fière, l’enfant prit parla main sa mère, et, levant le front, longea le carré de choux, lamare, et tourna pour entrer dans la maison.

Il n’y avait point de lampe allumée dans lachambre, et toute la lumière était une faible rayée qui coulait dela fenêtre, en biais, sur le lit du père, et se diluait dans lesténèbres grandissantes.

Les voisines étaient assises à côté de lafenêtre ; Joël et Lucienne jouaient sur la terre nue, dansl’ombre. Le blessé sommeillait.

Quand Donatienne entra, derrière Noémi,personne n’y fit attention. Elle s’avança, sans être remarquée,jusqu’auprès du lit. La tête de Louarn endormi était dans l’ombre.Celle de sa femme recevait la lumière, faiblement. Les voisineschuchotèrent : « Qui est-ce ? » Les deux ailesde la coiffe de lin se penchèrent vers le blessé. Donatienneregardait Louarn. Et cette femme, qui avait péché et souffert, ence moment du moins avait pitié. Elle considérait le visage émacié,tourmenté, vieilli, usé par le chagrin et le travail, le visagequ’elle avait fait en s’en allant. Et ses lèvres tremblaient.

Noémi, qui s’était écartée et mise un peu enretrait, mais tout près de la jupe à petits plis qu’elle tenait dela main, souffla, dans la chambre silencieuse, un seulmot :

– Maman !

L’homme releva les paupières, et, desprofondeurs du sommeil et de l’oubli, son âme monta lentement versses yeux, qui s’effarèrent de cette vision de la coiffe bretonne,et se perdirent en haut, puis revinrent à elle, puis frémirent,puis s’avivèrent de deux larmes, qui coulèrent.

Tant d’autres avaient passé avant, qu’ellestombaient plus vite.

Il demanda :

– C’est-il toi, Donatienne ?

– Oui, c’est moi.

Les voix étaient faibles comme le jour. Leregard de Louarn parut se creuser. On eût dit qu’un chemins’ouvrait jusqu’à la peine cachée de son âme.

– Comme tu reviens tard ! dit-il. Jen’ai, à cette heure, que de la misère à te donner.

Elle voulait répondre. Mais les yeux du blessése fermèrent, et le visage retomba de profil sur l’oreiller,inerte, accablé par le sommeil.

Donatienne se tourna vers le milieu de lasalle. Elle respirait vite, comme celles qui vont pleurer. Les deuxfemmes du bourg s’étaient approchées. Noémi lui amenait Lucienne etJoël, hésitants et luttants, et leur disait en vain :« C’est maman, la vraie, je vous assure. » Ils nel’avaient pas connue. Ils avaient peur d’elle. Et, dès queDonatienne les eut embrassés, ils s’échappèrent, et glissèrent dansl’ombre.

Alors, près du lit d’où elle n’avait pas bougéencore, elle demanda :

– Donnez-moi de la lumière, mes enfants.Quand la lumière fut posée sur la table du milieu, on vit que lapetite Bretonne n’avait pu retenir ses larmes, mais qu’elle nevoulait pas leur donner toute puissance sur elle. Debout près deNoémi, elle avait l’air d’une sœur un peu plus grande, et qui avaitde la peine. Elle poussa un grand soupir.

– Noémi, dit-elle doucement, il estl’heure de préparer le souper ?

– Oui, maman.

Donatienne s’arrêta un instant, comme si lesmots qu’elle avait à ajouter étaient difficiles à dire.

– Donne-moi les sabots de celle qui estpartie.

– Oui, maman.

– J’irai tirer de l’eau, et je ferai lasoupe, pour vous tous quatre.

Et ayant mis les sabots de l’autre, ellecommença de travailler.

FIN

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