Donatienne

Chapitre 5LA SAISIE

Quelques jours avant la fin de juillet,l’huissier qui était venu, la semaine d’avant, signifier à Louarnde payer ses fermages arriérés, revint pour saisir les meubles, aunom de mademoiselle Penhoat. Dès qu’il le vit sur la route, montantaccompagné de deux témoins, gens du bourg, vers la maison de RosGrignon, Louarn s’interrompit de faucher le blé déjà très mur, dontil avait coupé un sillon seulement ; il planta le bout de safaucille dans le sol, et s’en alla, tout à l’extrémité de la lande,s’adosser à un pied de genêt colossal, un des derniers quirestaient debout, à l’orée de la forêt. Là, les bras croisés,embrassant d’un regard l’ensemble de la closerie, les quatrehectares où avaient tenu tant de travail, tant de misère, tout cequ’il avait eu d’affections au monde, et ce qu’il gardaitd’espérance, il attendit.

L’huissier laissa les hommes quil’accompagnaient au bas du tertre, et se dirigea vers le closier.Il avait l’air aussi pauvre que le paysan qu’il venait saisir, avecsa jaquette usée, son chapeau de feutre craquelé, roulait un peusur les sillons, et levait parfois sa tête maigre qu’encadraientdeux favoris blancs, pour voir si Louarn le laisserait faire letrajet jusqu’au bout du champ, sans se donner la peine d’avancerd’un pas. Mais Louarn restait immobile. Ce fut seulement quand lesdeux hommes n’eurent plus entre eux que la largeur de deux sillonsde la lande, qu’il se redressa, d’un coup d’épaule dont le genêttrembla, et qu’il dit, les dents serrées d’émoi :

– Tu reviens donc saisir monbien ?

– Oui, je suis envoyé par mademoisellePenhoat…

– Je ne t’en fais pas reproche,interrompit Louarn. Même tu fais bien, puisque c’est ton métier.Mais je veux te dire quelque chose pour que tu juges, toi qui es unhomme. Regarde devant toi, à gauche, à droite, jusqu’autalus !

L’huissier, étonné, regarda d’abord ce grandpaysan qui n’avait pas l’air d’un débiteur comme les autres, puisle sol dénudé d’où se levaient des racines aiguës, sabrées à coupsde serpe.

– J’ai travaillé trois mois passés danscette brousse qui m’a mangé les mains. Regarde derrière toi,maintenant, la taille de bois que j’ai abattue cet hiver !Regarde encore mon froment qui est mûr, et mon blé noir ! Tune diras pas que j’ai paressé, hein ? Tu ne le diraspas ?

– Non.

– Eh bien ! j’ai fait tout ça pourmes enfants et aussi pour ma femme, qui est chez des bourgeois, àParis. Tu comprends, n’est-ce pas, qu’elle ne peut pas me laisservendre, à présent, comme un gueux ?

– Elle devrait payer, en effet, ditl’huissier.

– Combien de temps me donnes-tuencore ?

– Maître Louarn, nous sommes aujourd’huimardi. J’annoncerai la vente pour de dimanche en huit.

– Tu seras payé, dit Louarn, je lui feraipasser une dépêche,… et elle répondra.

En parlant, il avait frémi de tout le corps,et il avait dit : « Elle répondra », d’une voixtoute basse, faussée par les larmes. Pourtant il ne pleurait pas.Il avait seulement levé la tête, un peu, vers Ros Grignon.L’étranger ne pouvait plus voir les yeux de Louarn, et ils’apprêtait à lire quelque chose de sa procédure, quand il sentitse poser lourdement sur lui la main du closier.

– Ne lis pas tes papiers, dit Louarn. Jen’écouterai rien, je ne signerai rien. Je sais que je dois plus queje ne possède à mademoiselle Penhoat et à plusieurs du bourg dePlœuc qui m’ont fait crédit. Va chez moi, tout seul.

– J’ai besoin de vous, maître Louarn.

– Non, tu n’as pas besoin de moi. Tuprendras tout ce que tu trouveras, pour le marquer sur tescahiers : le lit, la table, la vache…

– Mais vous avez le droit de garder…

– Je te dis de tout marquer, dit leclosier en s’animant et en désignant Ros Grignon. Tu marqueras leschaises, les dorures et les hardes de noces, le tablier de soie quiest dans le coffre…

– Maître Louarn, je n’ai jamais vupersonne qui…

– Tu marqueras les deux coiffes qu’elles’était achetées un mois avant de partir, sur l’argent de son fil,et son rouet qui est pendu aux poutres. Tout ça m’est venu deDonatienne, et si elle ne répondait pas, tu dois comprendre, toi,l’huissier, à présent que tu sais ce que j’ai fait pour elle, queje ne pourrais rien garder du bien que j’ai tenu de sa main. Non,en vérité, je n’en garderai pas gros comme mon cœur qui est là.Marque tout !

L’huissier leva les épaules, devinant unemisère au-dessus du commun, et, vaguement ému, ne sachant que dire,s’éloigna en repliant ses papiers.

– Il n’y a qu’une chose que je retiens,dit Louarn, c’est le portrait qui est le long du mur, accroché.Personne que moi n’y a droit.

L’homme fit un signe affirmatif, sans sedétourner, et continua vers Ros Grignon. Il monta péniblement leraidillon. La petite Noémi, debout dans l’ouverture de la porte,rentra en criant de peur. Louarn, à grands pas, par la traverse,gagna le bourg de Plœuc.

Dès les premières maisons, quand on le vit, sehâtant, les yeux droit devant lui, comme un homme qui songe et nefait nulle attention à sa route, les ménagères sortirent sur le pasdes portes. On savait que l’huissier était parti pour Ros Grignon.Plusieurs ne disaient rien, et prenaient un air de commisération,dès que Louarn avait passé ; d’autres, les jeunes surtout,plaisantaient à demi-voix. Il se formait un concert de médisanceset d’allusions, qui s’élevait derrière lui, comme une poussière.Les nouvelles de Donatienne, les nouvelles qu’il ignorait, avaientcouru le village, et éveillaient la curiosité du peuple sur lepassage de l’homme. Il n’entendait rien. Il fallut qu’au carrefour,au moment où Louarn tournait pour aller au bureau de poste, lafemme du boulanger, qui était nouvelle mariée et légère en parolesdit, presque tout haut dans un groupe :

– Pauvre garçon ! Il aura appris quel’enfant est mort, et que Donatienne…

Au nom de sa femme, Louarn eut l’air de sortirdu rêve, et le regard qu’il attacha sur cette petite marchande futsi stupide d’étonnement, qu’elle rougit jusqu’aux ailes de sacoiffe, et rentra dans sa boutique. Le closier hésita un moment,comme s’il allait s’arrêter. Mais les hommes qui étaient groupés làet qu’il connaissait tous, tournèrent aussitôt la tête, et seséparèrent pour n’être pas abordés.

« L’enfant est mort ! » Ce mots’était gravé dans le cœur de Louarn. « L’enfant estmort ! » Quand donc était-il mort ? Il s’agissait del’enfant de Paris, sûrement, de l’enfant des bourgeois qui avaientpris Donatienne. Pourquoi ne l’avait-elle pas écrit ?Pourquoi, s’il était mort, n’était-elle pas revenue ? Avait-ilbien entendu ? Ou bien était-ce que l’enfant venait de mourirseulement, et que Donatienne allait rentrer ? Mais alorspourquoi la boulangère avait-elle dit : « Pauvregarçon ! » C’était le plus probable, pourtant… Oui,l’enfant venait de mourir… Donatienne, dans le tourment de voir sonnourrisson malade, n’avait rien écrit. Ou bien elle avait écrit àd’autres, craignant que son mari ne lui fît des reproches… Desreproches ! oh non, il ne lui en adresserait pas, il savaitqu’elle avait dû soigner de son mieux le petit qui étaitmort !… Elle voulait raconter elle-même comment le malheurétait arrivé, sans sa faute… Elle venait d’envoyer la nouvelle deson retour. La lettre… peut-être Donatienne elle-même était enroute pour le retour… « L’enfant est mort… L’enfant estmort !… »

Ces idées, l’une après l’autre, traversaientl’esprit de Louarn, qui les rejetait toutes, les unes parcequ’elles accusaient Donatienne, les autres parce qu’il avait senti,au regard embarrassé des gens, qu’un malheur était sur lui.« L’enfant est mort. »

Le closier était si pâle, quand il frappa auguichet de la poste, que l’employée, une jeune fille, luidemanda :

– Il n’y a pas de malheur chez vous,maître Louarn ?

– Il n’y a que la saisie.

– Oh ! la saisie, on s’en relève.Mon père, à moi, avait été saisi, et il a fait de meilleuresaffaires plus tard. Ne vous tourmentez pas comme ça.

Pour rien au monde, Louarn n’aurait vouluavouer le doute affreux qui le tenait. Mais il observa, par lalucarne, le visage tranquille et bon de l’employée, et fut un peuconsolé de n’y pas lire la moindre expression d’ironie. Elleécrivit pour lui le télégramme :

« Tout est saisi à Ros Grignon. Tout seravendu. Je te supplie envoyer argent et nouvelles.

« JEAN. »

Elle relut, il paya, et, comme il la regardaitencore :

– C’est tout, fit-elle doucement.

La vitre se referma. Jean Louarn se sauva parune rue où n’habitaient que des pauvres, et qui donnait tout desuite sur la campagne.

Il rentra à Ros Grignon au moment oùl’huissier et les témoins de la saisie sortaient de la maison. Ilssaluèrent, en franchissant le seuil, le closier qui montait en sebalançant par le petit sentier de gauche. Louarn toucha le bord develours de son chapeau, et, s’arrêtant pour laisser passer leshommes :

– Tu m’as parlé de dimanche en huit pourla vente ? dit-il à l’huissier. Mais c’est trop long. Veux-tumettre dimanche prochain ?

– À la rigueur, c’est possible, réponditl’huissier, puisque vous consentez, et qu’il y a si peu dechose…

– D’ici à dimanche, reprit Louarn, elleaura eu bien des fois le temps de répondre, et moi, je saurai mavie.

Ce mot, qui ouvrait l’inconnu, fit seretourner les deux témoins en blouse, qui avaient pris les devants.Une minute, ils interrogèrent le visage rude de Louarn, et quelquechose dans leur physionomie indifférente parut se troubler. Ce futtrès court. Leurs voix sonnèrent bientôt au bas de la pente, puissur le chemin empierré, et elles riaient, d’une grosse joiecommune.

La maison de Ros Grignon était déserte. Louarnfut presque satisfait de n’y pas rencontrer les enfants, ni AnnetteDomerc ; il constata que rien n’avait été changé de place, et,plus las que s’il avait travaillé à la moisson, il se jeta sur untas de foin, au fond de l’étable. La vache dormait devant lerâtelier vide ; les mouches sifflaient en tournoyant au-dessusd’elle, dans le rayon de la fenêtre basse ; une chaleur lourdeet capiteuse s’amassait sous la charpente encombrée de branchages,de perches, de cages à poules hors d’usage, et faisait crépiter parmoments des bouts d’écorce surchauffée. Louarn dormit plusieursheures. Il s’éveilla en sentant se poser sur sa main une autre mainplus petite. Étonné, il se redressa, sans savoir qui l’avaittouché, d’Annette Domerc assise tout près de lui, ou de Noémiqu’elle tenait sur ses genoux. La servante avait l’air de joueravec l’enfant.

– Que fais-tu là ? demanda leclosier.

Elle se mit à rire, de ce rire faux quiinquiétait Louarn.

– Moi ? Je suis venue vous prévenirque la bouillie de blé noir était prête depuis plus d’unedemi-heure, et comme vous dormiez si bien, j’ai attendu : ilest sept heures passées.

– Tu pouvais rester dans la chambre etm’appeler, reprit Louarn en se levant.

Elle le suivit des yeux, sans bouger, etmurmura, ses lèvres pâles remuant à peine :

– Et puis, j’avais de la peine à cause devous, maître Louarn.

Il ne répondit pas, fut plus silencieux que decoutume, pendant le souper, et passa longtemps dehors, à errer dansla nuit. Quand il se coucha, tout reposait dans Ros Grignon. Lesrespirations douces des enfants se répondaient d’un lit à l’autre.Le closier les écouta, pendant des heures, ne pouvant trouver lesommeil entre ces rideaux à présent saisis et sur le point d’êtrevendus. Il s’étonna de ne pas entendre de même la respiration de laservante, et il lui sembla plusieurs fois que, dans le coin d’ombreoù était le lit d’Annette Domerc, il y avait deux yeux ouverts, –deux yeux comme des points jaunes, – qui le regardaient.

Les trois jours qui suivirent, il parut àpeine à Ros Grignon. Il ne mangeait plus qu’un peu de pain, qu’ilcoupait et avalait debout. Tout son temps se passait à longer lesroutes, surtout celle de Plœuc, par les champs, derrière les haies.Il guettait le passage du facteur, ou de la femme à demi hydropiquequi portait les dépêches dans les villages et dans les fermes. Lefacteur seul passait, ne se doutant pas de l’angoisse profonde aveclaquelle ses mouvements étaient épiés. Regarderait-il de loin lechaume de Ros Grignon, comme quelqu’un qui doit s’arrêter bientôtet mesure les distances connues ? Soulèverait-il, avantd’arriver au tournant, le couvercle de cuir de son sac ?Tournerait-il entre les deux cormiers malingres qui marquaientl’entrée de la closerie ? Hélas ! il allait tête baissée,de son pas éternellement fatigué et soutenu ; il effleuraitles deux cormiers comme il eût effleuré d’autres arbres ; ilcontinuait sa route vers les heureux qui peut-être n’attendaientpas sa venue et ne l’en béniraient pas. Louarn, alors, se remettaità espérer qu’un inconnu, un messager de hasard, porteur d’unenouvelle et sachant la misère du closier, prendrait le sentier dela maison. Mais les carrioles trottaient sans ralentir, et lespiétons poursuivaient leur chemin.

À mesure que s’écoulaient les jours,l’attitude d’Annette Domerc devenait plus hardie. La servante, auxrares moments où Louarn la rencontrait, lui adressait la premièrela parole, et, si ce n’eût été cette petite flamme toujours au fondde ses yeux, on eût dit qu’elle prenait sa part de l’inquiétudemortelle du closier. Elle le plaignait tout haut. Elle soupiraitquand il rentrait à la nuit, si violemment agité qu’elle n’osaitl’interroger encore. Il la trouvait prête à faire pour lui descourses lointaines, dans les fermes où l’on devait à Louarn unpetit compte arriéré de journées de travail. Elle avait été jusqu’àlui répondre, – car il s’abaissait à l’écouter, maintenant qu’ilperdait l’espérance, – des mots que jamais le maître de Ros Grignonn’eût tolérés autrefois. « Ah ! lui avait-elle dit, sij’étais à sa place, à elle, vous n’auriez manqué ni d’argent, ni denouvelles ! » Et il avait laissé accuser sa femme par laservante.

Le samedi, dans la soirée, il devint certainque Donatienne ne secourrait point Ros Grignon. La journéefinissait dans l’enchantement des étés bretons subitementrafraîchis par les brises de mer. Tout le ciel était d’or léger. Laforêt remuait ses branches, les baignait dans les vagues de venttiède qui relevaient les feuilles lasses. Des nuages, comme descouronnes de joie, passaient vite, sans faire d’ombre. Un soufflede vie puissant était sorti de l’abîme, et parcourait la terre.Louarn entra, les poings serrés, résolu à quelque chose de grave,car il avait ses yeux de colère, qu’Annette n’avait pas souventvus.

Il avait fallu des mois d’inquiétude et troisjours d’agonie, pour l’amener à cette extrémité d’interroger laservante et de soumettre l’honneur de Donatienne au jugement d’unefemme. Maintenant tout était perdu. Il voulait savoir.

– Viens ! dit-il.

Annette Domerc s’était préparée à cetterentrée du maître. Elle avait pris sa robe la plus propre, et sacoiffe de mousseline quadrillée, d’où s’échappaient les mèchesjaunes de ses cheveux. Elle s’approcha de Louarn, qui s’était assissur l’escabeau à gauche de la cheminée, à cette même place où, ledernier soir, il avait tenu longtemps Donatienne embrassée. Elle semit debout près de lui, les mains allongées et jointes sur sontablier. Leurs regards se rencontrèrent, celui de l’homme trèsrude, celui de la fille de ferme chargé d’une pitié alanguie.

– Rien, dit-il ; elle n’a pasrépondu : comprends-tu pourquoi ? le sais-tu ?

– Mon pauvre maître, dit-elle en éludant,tout sera vendu demain !

– Vendu, ça m’est égal, à présent ;mais elle, où est-elle ? que fait-elle ? peut-être que tul’as appris, toi qui causes ?

– L’avis des gens est qu’elle nereviendra pas, maître Louarn. C’est aussi que vous pourriez trouverquelqu’un pour vous prêter ce qui vous manque. Tout le monde n’apas le cœur aussi dur que votre femme. J’ai un oncle qui est riche.Ce soir, tout de suite, je lui demanderai l’argent, je reviendrai,vous resterez à Ros Grignon…

Elle déjoignit ses mains, en mit une surl’épaule du grand Louarn, et ses yeux ajoutèrent le sens vrai à cesmots qu’elle dit en découvrant ses dents :

– Moi aussi, je resterais avec vous…

Il se leva tout d’une pièce. Cette fois ilavait compris.

– Ah ! fille de rien, dit-il. Je tedemande des nouvelles, je donnerais ma vie pour en avoir, et voilàce que tu trouves à me répondre ! Tu ne sais rien, j’en étaissûr ! Va-t’en !

Elle s’était jetée en arrière.

– Vraiment, cria-t-elle en s’éloignant àreculons autour de la table, vraiment, c’est elle qui est une fillede rien ! Tout le monde le sait. L’enfant est mort ! Ellen’est plus nourrice ! Elle a changé de place…

La servante était devenue toute pâle et follede rage.

– Ah ! vous voulez desnouvelles ! J’en ai. Elle loge au sixième, avec les valets dechambre et les cochers ; elle s’amuse ; elle gagne del’argent pour elle seule…

– Va-t’en ! Annette Domerc,va-t’en ! L’homme, exaspéré, s’élança en avant pour lachasser.

Mais, en deux bonds, elle avait sauté dehors.Louarn entendit son éclat de rire aigu.

– Elle ne reviendra jamais !cria-t-elle, jamais ! jamais !

Elle défia, une seconde encore, le closier quiramassait des pierres pour les lui jeter comme à un chien, sautapar-dessus une touffe de genêts, se sauva par le sentier, etdisparut au tournant de la route.

Les trois enfants, épeurés, s’étaient groupésdans un angle de la chambre, et pleuraient.

– Tenez-vous tranquilles, vousautres ! dit Louarn.

Il rentra précipitamment, détacha du mur lepetit cadre en papier imitant l’écaillé qui renfermait laphotographie de Donatienne, attira la porte, et descendit encourant. Dans la cour de la Hautière, la métairie la plus voisinede Ros Grignon, il aperçut une femme, la sœur de la fermière, quipoussait devant elle une couvée de jeunes poulets.

– Jeanne-Marie, dit-il par-dessus le mur,pour l’amour de Dieu, va garder mes enfants qui sont seuls !Moi, je serai vendu demain, et il faut que je voyage cettenuit…

Pour l’avoir seulement regardé, elle sentitses yeux pleins de larmes. Elle ne demanda rien, et dit oui. Lui,il repartit aussitôt. À quelques mètres de là, il se jeta dans laforêt. Il connaissait les tailles, il se guidait sur les vieuxchênes dont la forme lui était familière, et, afin d’aller plusvite, traversait en plein bois.

L’ombre tombait du ciel encore doré. Le ventroulait par grandes ondes, présage de pluie prochaine, ets’éloignait ensuite avec un bruit d’océan, seul voyageur avecLouarn dans la forêt déserte. Le closier avait rabattu son chapeausur son front, et fonçait droit, devant lui.

Son idée, la seule qui lui fût venue en cetteheure d’abandon, c’était de courir chez les parents de Donatienne,au Moulin-Haye. Il ne les avait vus qu’une fois depuis ses noces,et jamais, entre eux et lui, l’affection n’avait pu naître. Le pèreméprisait les terriens. La mère s’était montrée hostile au mariaged’une fille jolie comme Donatienne avec un pauvre comme Louarn.Mais, dans le malheur où Louarn était plongé, les moindres chancesde secours prenaient des airs de salut. Il n’espérait d’eux niargent, ni nouvelles récentes. Mais une voix s’élevait dans le cœurdu mari délaissé, et lui criait :

– Va vers eux ! Ils te diront quecette fille a menti. Ils trouveront des explications que lesparents trouvent aisément, eux qui ont vu grandir les petits. Vavers eux !

Et Louarn allait. La forêt devenait toutenoire. Des nuées énormes couvraient les étoiles à peine néesau-dessus des clairières. Parfois des bandes de corbeaux, surprisdans leur sommeil, s’envolaient et tournaient comme des fumées. Lespremières gouttes de pluie semblèrent calmer le vent, mais la nuits’épaissit encore. Au carrefour du Gourlay, d’où partent plus dedix routes, Louarn se trompa de chemin. Il buttait dans les talusd’ornières, dans les troncs d’arbres couchés au bord des coupesnouvelles. Souvent, dans les mouvements brusques de la marche, soncoude heurtait le petit cadre de papier caché dans la poche de laveste. L’image de Donatienne, telle qu’elle était là, jeune,timide, les yeux brillants et doux sous la coiffe de Bretagne,passait dans l’esprit de Louarn, et, à chaque fois qu’il larevoyait ainsi en pensée, il songeait plus fortement :« Cela ne se peut pas ! Eux non plus, ils ne croiront pasle mal qu’on dit de toi, Donatienne ! » Alors la fatigue,la boue qui pesait aux semelles de ses bottes, la pluie qui luicinglait le visage, pour une minute étaient oubliées, puis ilrecommençait à sentir que ses pieds traînaient et glissaient, quela terre était détrempée, et que l’eau dégouttait de sa veste. Uneaverse plus violente l’obligea à chercher un abri derrière unesouche creuse, à la lisière de la forêt. Il erra, grelottant defroid, dans les landes et les petits champs bordés de haiesd’ajoncs, entre Plaintel et Plédran. La première aube le trouvadans un chemin creux, près de la ferme de la Ville-Hervy,complètement égaré. L’homme, voyant que l’on commençait à discernerdes formes sur le ciel, tâcha de découvrir un clocher, reconnutcelui de Plédran, et, parmi les prés aussi gris que des toilesd’araignée, aperçut bientôt la luisance pâle du petit courant del’Urne.

Les coqs chantaient lorsqu’il heurta à laporte d’une maison située sur une grève de vieille vase, un peuau-dessous de l’endroit où l’Urne passait rapide entre deux roches,et rencontrait un lit plus large creusé par les marées. Le père deDonatienne, après quarante ans de navigation, pêchait dans cesremous abondants en mulets et en lubines.

Louarn entendit, à l’intérieur de la maison,une voix qui demandait :

– Que voulez-vous à cetteheure-ci ?

Puis quelqu’un tira la porte en s’effaçantderrière elle.

– C’est moi, dit le closier.

Personne ne répondit. Dans la chambre trèsbasse et toute noire de fumée, la mère de Donatienne achevait des’habiller près du lit, au fond, tandis que l’homme, silencieux denature comme beaucoup de Bretons, s’était rassis devant le feu,pour achever d’appâter ses traînées à anguilles. Louarn s’approchades brandons de bruyère mouillée qui se consumaient sans flamme.Une peur l’avait saisi, en entrant, d’apprendre le contraire de cequ’il voulait à toute force qu’on lui dît. Il prit une chaise, etse plaça sous l’auvent, à côté du vieux marin qui baissait enmesure sa tête, poilue comme celle d’un bouc, prenait un ver dansune écuelle, et l’accrochait à l’un des hameçons de la ligne rouléesur ses genoux.

– J’ai marché toute la nuit, fit Louarn.Donnez-moi un morceau de pain.

La femme, achevant de rentrer les bouts de sonfichu dans la ceinture de son tablier, apporta une tranche de pain,et considéra, défiante, le closier de Ros Grignon courbé vers lefeu. Elle était chétive, avec des traits réguliers, et une peautoute flétrie.

– C’est donc pour l’argent que vous êtesvenu ? demanda-t-elle.

Il répondit très doucement, en prenant lepain, mais sans la regarder :

– Non, je suis tourmenté à cause deDonatienne, qui n’écrit pas.

Espérait-il que l’un des deux parentsdirait : « Mais elle nous a écrit, à nous ! »il s’arrêta un peu.

– Quand vous l’aviez près de vous,ajouta-t-il, est-ce qu’elle aimait à courir les pardons ?

– Oui, elle aimait ça, dit la vieille, etdepuis qu’elle est mariée, elle a dû s’en priver, la pauvre.

– Est-ce que vous ne la trouviez pasobéissante à vos paroles ?

– Moi, je ne lui en disais guère pour lacontrarier. Son père n’était jamais là.

– La croyez-vous capable de tout ce qu’ondit d’elle ? Car vous savez ce qu’ils disent deDonatienne ?

Louarn, dans le demi-jour qui commençait àéclairer la chambre, observait les yeux de la vieille femme, cesyeux noirs, qui ressemblaient à ceux de Donatienne quand elledisait non. Elle répondit, élevant la voix :

– Vous la connaissez mieux que nous, JeanLouarn ! Êtes-vous donc venu ici pour nous faire reproche denotre fille ?

– Non, dit Louarn, je ne veux point vousoffenser.

– Alors, pourquoi parlez-vous d’avantvotre mariage ?

– Parce que bien des idées viennent quandon est malheureux, mère Le Clech. Mais je ne cherche qu’une chose.Pourquoi m’abandonne-t-elle ?

– Si elle avait été heureuse avec vous,Jean Louarn, elle ne l’aurait pas fait !

– Moi qui l’étais tant avec elle !Comment cela se peut-il ?

– Si vous l’aviez mieuxnourrie !

– Mère Le Clech, j’ai travaillé si durpour elle que mes mains ne sont qu’une plaie.

– Si vous l’aviez habillée comme au tempsde sa jeunesse !

– Je l’ai vêtue comme je pouvais. Je l’aiaimée de toute mon âme.

– Si vous ne lui aviez pas donné troisenfants, vrais fils de misère, que vous ne pouvez pas élever !Croyez-vous qu’elle ait envie de revenir ? Elle sait ce quil’attend.

– Non, elle ne le sait pas ! fitLouarn en se levant, et en posant sur la table la tranche de painqu’il avait à peine mordue. Le pain que vous donnez ici se paietrop cher : je n’en mangerai plus. Je quitterai lepays !

Le vieux Le Clech, qui avait continuéd’appâter ses lignes, sans avoir l’air de prêter attention auxparoles échangées près de lui, secoua la tête à ce mot de départ,comme pour dire : « À quoi bon, pour un chagrin de femme,quitter le pays de Bretagne ? » Sa femme aussi étaitdevenue toute pâle. Pour tous deux, la douleur qui prenait cetteforme violente devenait digne d’une sorte de respect. Ilsattendirent les mots de Louarn comme un oracle.

Jean Louarn regarda un moment le coin de lachambre où il se rappelait avoir vu le lit de Donatienne,autrefois, quand il arrivait, le dimanche, pour« causer » avec elle. Puis il dit :

– Avant qu’il soit cette heure-ci,demain, je serai parti de Ros Grignon. J’emmènerai Noémi, Lucienneet Joël. Et plus jamais vous ne nous reverrez !

Le rouleau de lignes tomba, et les plombs,rencontrant le sol, rendirent un petit son mort. Il y eut unsilence. Tous trois semblaient se pénétrer de ce destin comme d’unechose inéluctable. Le Clech, qui n’avait point encore parlé, ditseulement, sans changer de place :

– Puisque tu ne reviendras pas, Louarn,tu pouvais au moins manger mon pain. C’était de bon cœur.

– J’aurais même du cidre nouveau, dit lavoix calmée de la femme.

Mais Jean Louarn, sans rien répondre, enfonçason chapeau sur sa tête, et prit la porte.

Il laissait là des souvenirs d’amour jeune etpartagé, et il ne se retourna pas.

Le vieux, qui s’était avancé jusqu’à un pas audelà du seuil, parut songer un peu à des choses profondes. Puisl’éclair de la vie reparut dans ses yeux roux : il venaitd’entendre le clapotis de la marée sur les deux rives de l’Urne, etde sentir l’odeur des goémons, que le vent amenait, avec le flux,des grèves du Roselier, d’Yffiniac et des Guettes.

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