Donatienne

Chapitre 12L’ÉTÉ REVENU

L’homme, en effet, à toute vitesse, regagnaitParis. Lui non plus, il ne dormait pas. Étendu sur la banquette deson compartiment de troisième classe, il réfléchissait à ce qu’ildevait faire. L’image de Noémi, debout de l’autre côté de la haie,toute jeune, inquiète, puis violemment émue, lui revenait àl’esprit, et il la comparait avec celle de Donatienne, pour mieuxaffirmer : « Elles sont mère et fille, oui,assurément. » Il se demandait quelles seraient lesconséquences de sa visite à Levallois-Perret ? S’il y allait,cette mère, qu’il avait vue si frémissante et si passionnée,accourrait dans la Creuse. Rien ne la retiendrait. Ily aurait des scènes terribles, dans la maison du carrier, commecelles qu’il lisait, chaque jour, dans le journal, des« drames de la jalousie ». La petite avait euraison : il ne fallait pas que Donatienne revînt. Non, c’étaitle plus sûr. Mais le meilleur moyen d’empêcher le conflit,n’était-ce pas de se taire ? En tout cas, rien ne pressait. Lamère n’avait-elle pas la presque certitude que ses enfantsvivaient ? Puisqu’elle ne pouvait pas retourner auprès de sonmari, et auprès d’eux, ne valait-il pas mieux en rester là ?« Ma foi, conclut-il, je ne risque rien en n’y allant pas. Jene lui dois rien, à cette femme. Je lui épargne même des ennuis. Jen’irai pas. »

C’était un homme prudent, qui avait déjà duregret de figurer dans un commencement de querelle. Il reprit sontravail, et oublia Donatienne.

Et le grand été a reparu sur toute la terre deFrance. Il chauffe le quartier ouvrier où Donatienne n’attend plusrien de la vie, et cherche à se persuader que ses enfants n’ontjamais été vus par ce client de passage, autrefois. « Celuiqui m’a parlé m’a trompé, pense-t-elle, ou bien il a rencontré leJoël d’une autre que moi, et c’est pourquoi il n’est pas repassépar ici. » Elle a conscience qu’elle aurait été capable d’uneffort, pour eux, si elle avait su où ils vivaient ; elle sedit qu’il n’y a plus de chance de rien savoir maintenant, etqu’elle est condamnée à vieillir dans cette misère et cettelassitude de tout.

Le soleil chauffe encore les champs de RosGrignon, où le nom des Louarn n’est plus même un souvenir. Ilchauffe la forêt de Plœuc, qui remue sa feuillée immense. Desmouettes égarées viennent, et la regardent vivre, et la prennentpour la mer, à cause des houles et à cause du bruit, et elleshésitent avant de donner le coup d’aile qui les oriente vers lacôte.

Il chauffe la plaine où habitent les pauvresqui ont émigré de Bretagne, et la colline où est la carrière.Louarn travaille tout au sommet, les pieds enfoncés dans l’éboulisde terre et de pierrailles, au bas d’une muraille de roches toutedroite, haute et jaune, qu’il attaque à coups de pic. Le fer sonnecontre l’obstacle, et rebondit. Il fait si chaud, dans cette cuverocheuse, que les chiens qui ont suivi les ouvriers, trouvant lesol brûlant, ont secoué leurs pattes et pris la grande route, pouraller chercher de l’ombre. Les hommes restent, pour le pain. Ilssont espacés, tout petits au pied des falaises qu’ils abattent partranches. De leur château de pierre, ils dominent toute la plaine,où le silence est grand à cause de l’accablement des choses et desgens. La campagne est presque aussi muette que par la neige. Lavibration des pics de fer coule, monotone et aiguë comme un chantde grillon, vers les lieux bas…

Il était trois heures de l’après-midi,lorsqu’un cri terrible brisa ce petit bruit des mineurs de pierre.Et les gens épars au bas de la colline, dans les champs, tournèrentla tête, et virent s’élever une fumée de poussière, comme il ensort d’une aire où l’on bat le froment. Puis six ouvriers parurentsur le bord de la route qui, ayant traversé la carrière, descendaitvers les villages. Ils faisaient des signes, et leurs mots, criésen même temps par deux ou trois, roulaient en désordre. Ilsportaient, étendu sur une civière, un homme sans connaissance etcouvert de sang.

Ils auraient voulu de l’eau fraîche et dulinge.

Personne ne vint. Ils descendirent. Le visagedu blessé, dans la lumière, était blanc comme de la poussière decraie, et, pour le protéger, un des mineurs le couvrait avec deuxfeuilles de fougère, cueillies au bord du fossé. Elles étaientbalancées par la marche. Personne ne parlait. Les ouvriers de lacarrière, les compagnons habituels du blessé, groupés au sommet dela côte, regardaient le malheur descendre. Les porteurs pleuraient,avec des figures dures, et les larmes tombaient avec la sueur.

Quand ils furent au bas de la pente, oùl’ombre commençait, ils tournèrent à droite, ouvrirent une petitebarrière, et entrèrent dans l’enclos des Louarn. Des cris de femmesretentirent aux deux angles opposés. Noémi, les bras levés ;la compagne de Louarn, avec un jurement de douleur, se jetèrentau-devant des porteurs.

– Qu’est-ce qu’il a ? Dites-ledonc ? Est-ce qu’il est mort ?

– Laissez-nous, Noémi ;… allez tirerla couverture de son lit…

– Il ne parle plus ! Il ne voitplus ! Oh ! du sang qui coule ! Père ?Père ?

Repoussant la jeune fille, et la femme quicriait : « N’y a qu’à nous que ça arrive ! Ça netombe que chez nous ! » les carriers longèrent le carréde choux, et, dans la première chambre, sur le lit, près de lafenêtre, déposèrent leur camarade. Le reflet des rideaux de sergeverdissait la figure de Louarn.

– Il est mort, n’est-ce pas ?demanda Noémi.

Deux vieux ouvriers, qui restaient là,immobiles de stupeur et de lassitude, cessèrent de contempler leblessé, et dirent :

– On ne croit pas ; il a un peu desouffle.

Un jeune, qui avait une figure pâle, tout enpointe, et de petites moustaches relevées, s’écartant pour queNoémi s’approchât, dit :

– J’ai une bécane qu’est pas loin,mam’selle Noémi. Je vas courir au médecin. S’il y a espoir, il ledira. Il ne faut pas plus de trois quarts d’heure. Je ne m’amuseraipas en route, soyez tranquille !

Et, tandis qu’elle se penchait pour écouter lesouffle :

– Voilà ce qui est arrivé : le grandchaud fend la pierre, des fois ; Louarn n’a pas eu le temps dese garer ; ça lui est tombé sur les jambes, là, du haut de lacarrière, de plus de quatre mètres. C’est moi qui l’ai relevé. Ilétait presque enterré. Il n’a poussé qu’un cri, avec les yeux toutgrands, puis il les a fermés comme à présent, et il n’a pas plusbougé qu’un mort. N’est-ce pas, vous autres ?

Il fit un signe de tête pour prendre congé,enfonça son chapeau, et sortit pour aller chercher le médecin. Lesautres ouvriers confirmèrent le récit ; ils se mordirent leslèvres, en écoutant pleurer Noémi, Lucienne et les deux petitsgroupés sur le seuil de l’arrière-chambre, et qui appelaient leurpère.

Et, l’un après l’autre, ils répétaient commeune explication et une consolation :

– C’est le métier qui veut ça… Tout lemonde n’a pas de chance. Pauvre Louarn !

Bientôt, ils se retirèrent, sauf un, le plusancien, qui aida la femme à déshabiller Louarn inanimé. Le sangcoulait de vingt endroits, depuis le ventre jusqu’au-dessous desgenoux, trous béants, mâchures, coupures produites par l’éclatementdes chairs comprimées et que poudraient des fragments de pierre, dela poussière et des morceaux d’étoffe…

À la nuit, une voiture s’arrêta sur la route.Louarn, sorti de son long évanouissement, criait, sansinterruption, depuis deux heures.

Deux femmes le veillaient, et celle qui vivaitavec lui depuis sept années n’était pas parmi elles. C’étaient deuxfemmes du bourg, venues au bruit du malheur. L’autre, affolée,irritée par la plainte qui ne cessait point, se tenait dehors,guettant le médecin, inventant des courses à faire dans le bourg,n’apparaissant à la porte que pour répéter, les poings sur lestempes : « Je ne peux pas l’entendre ! » et sesauver aussitôt.

Ce fut elle qui ouvrit la barrière, et précédaun gros homme court, rapide, qui n’était jamais venu en ce coin depays, et s’était trompé de route.

– Pas facile de vous trouver, lafemme ! Quelle contrée de sauvage ! Où est-il ?

– Là, vous ne l’entendez doncpas ?

Le médecin entra dans la salle qu’éclairaientles flammes du foyer, car on cuisait les pommes de terre pour lesouper. La flambée montant plus haut que le bois du lit où étaitcouché le blessé, le médecin aperçut une figure maigre, rasée,convulsée, et deux yeux éclairés jusqu’au fond, comme des cornetslumineux, et qui regardaient fixement, avec angoisse, tandis queles lèvres ouvertes, tendues en arc, jetaient la même plainte sansarrêt : « Ah ! ah ! » et s’étiraientencore quand la douleur était plus aiguë.

– Voyons les jambes !

D’un mouvement brusque, le médecin souleva lescouvertures et les draps, et les rejeta contre le mur. Un hurlementsortit de la bouche du blessé. Les quatre enfants, massés dans laseconde chambre et pressés contre les montants de la porte,s’enfuirent vers l’appentis, ne pouvant supporter cette angoissequi leur tordait les nerfs.

Les linges sanglants, la blouse prêtée par uncamarade pour envelopper un des genoux et toute maculée de sangnoir, furent enlevés d’une main hâtive. L’une des femmes du bourgtenait une chandelle ; l’autre une cuvette. La tête dumédecin, et ses épaules vêtues d’orléans noire, étaient penchéesvers le milieu du lit. Et des gouttes de sueur coulaient sur levisage de Louarn, dont les prunelles se perdaient quelquefois dansle haut de l’orbite, tandis que la plainte ininterrompue de seslèvres emplissait la chambre, et s’échappait dans la campagnenocturne, chaude et sentant la moisson.

La Louarn allait et venait, demandant àdemi-voix :

– Monsieur le médecin, est-ce qu’il vapérir ?

Au bout d’une heure, celui-ci, qui n’avaitfait aucune attention à la question, se redressa, et comme s’ill’entendait pour la première fois, répondit :

– Non, je crois qu’il vivra ; maisles jambes ne reviendront pas.

La femme se rapprocha, hagarde, le corpspenché en avant, insultante dans la douleur, dans l’épreuve où lefond de l’être apparaît.

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu n’es pascapable de le raccommoder ?

– Pas complètement, répondit le médecinqui regardait ses mains, embarrassé et cherchant une cuvette et dusavon.

– Vendu ! Qui est-ce qui va fournirau ménage, à présent ? Sais-tu qu’il y a quatre enfants,ici ? Vendu ! Si tu étais chez des riches, tu le tireraisd’affaire ;… qu’est-ce que tu veux que je devienne avec uninfirme ?

Le médecin saisit un linge, qu’une desvoisines du bourg lui tendait, et ne répondit pas.

Puis, négligeant celle qui venait de parler,il recommanda aux autres diverses choses, et promit de revenir sanspréciser le jour, comme ils font quand ils prévoient une souffrancelongue et sans remède.

Il traversa seul le petit jardin. Tout aubout, dans la nuit, le long de la barrière, une forme svelte seleva ; Noémi demanda :

– Monsieur, est-ce vrai qu’il ne pourraplus travailler ?

Le gros homme qui marchait en roulant sur laterre de l’allée, las de sa journée, las de l’heure qu’il venait depasser dans la maison, et commençant à sentir que l’air vicié de lachambre se détachait de ses vêtements et se dissipait dans la nuit,sursauta, et s’arrêta, prêt à répondre durement. Il reconnut, à lavoix, à la silhouette, au profil fin de Noémi qui se dessinait surle blanc de la barrière, qu’il avait devant lui une enfant de ceblessé, de ce condamné.

– Ma petite, répondit-il, je crains bienque ce ne soit vous qui deviez travailler pour lui, à présent.

– J’y ai pensé déjà, fit la voix. J’auraimes quatorze ans bientôt. Je me mettrai en condition. Et j’enverrail’argent que je gagnerai. Je suis forte.

Le médecin considéra cette grêleapparition.

– Et les plus petits ?

– Lucienne les gardera. Nous avonsconvenu de tout, elle et moi, tout à l’heure.

– Je reviendrai demain sans faute, ditl’homme en ouvrant la barrière, je reviendrai vers midi.

Il fit quelques pas sur la route, au bord delaquelle son cheval, intentionnellement mal attaché, mangeait del’herbe. La lanterne de la voiture trembla, pendant cinq minutes,entre les chênes du chemin, et disparut.

Le lendemain, au petit jour, lorsque Noémi seleva, ayant mal dormi, elle passa la tête par l’ouverture de laporte qui faisait communiquer les deux chambres. La plainte, quis’était apaisée une partie de la nuit, recommençait, mais faible,épuisée, haletante… L’enfant vit que le père demandait à boire. Lesfemmes étaient retournées dans le bourg, vers onze heures du soir,promettant de revenir ; elles n’étaient pas encore revenues.Noémi sauta du lit, passa un jupon court, et donna à boire un peude lait au blessé, que la fièvre avait saisi et accablait. Celui-cireconnut peut-être sa fille, mais ne lui sourit pas.

Elle eut le sentiment que le danger avaitaugmenté. Il fallait quand même allumer le feu, comme chaque matin,et augmenter la chaleur dans cette chambre déjà chaude, et relancerla flambée du bois dans ces yeux malades.

Noémi sortit pour aller prendre de la tourbe,qui ferait moins de flamme, et dont il y avait une provision prèsdes niches à lapins, dehors. Sans doute celle qu’on appelait laLouarn avait eu la même idée, puisqu’elle ne se trouvait pas dansla chambre.

L’enfant revint avec des mottes de tourbe,sans avoir rencontré la femme, et alluma le feu.

En ce moment, les coqs chantaient. Lesvoisines du bourg entraient.

– Où est ta mère, petite ?demandèrent-elles.

– Peut-être au bourg, dit Noémi, car jene la vois ni ne l’entends, depuis que je suis levée.

– Nenni, fit l’une des voisines, car ledébit n’est pas encore ouvert.

– Elle sera montée à la carrière, alors,parce que les outils du père y sont restés, dit Noémi, et elle nelaisse rien perdre.

Le médecin revint et refit le pansement desplaies, puis il quitta la maison, avec un hochement de tête et desmots vagues qui ne signifiaient rien de bon. Mais la Louarn nereparut ni pour le repas de midi, ni à deux heures, ni à trois. Lepère délirait et s’affaiblissait. Joël et Lucienne, envoyés à lacarrière, pour avoir des nouvelles, puis au bourg, rapportèrent quepersonne n’avait vu la Louarn.

Une des femmes qui soignaient le malade, lagrosse qui avait des moustaches, dit :

– Elle s’est peut-être détruite.

– Non, fit l’autre. Quand elle a apprisqu’il était si malade, elle a eu l’air toute perdue ; et j’aibien vu qu’elle ne pensait pas à lui, mais à elle… Ma petite Noémi,faut pas te faire du chagrin, mais je crois bien qu’elle nereviendra pas.

– Ne dites pas cela aux petits, ditsimplement Noémi.

Elle ne pleura pas. L’autre fut stupéfaite.Mais, la nuit venue, les petits commencèrent à s’inquiéter.Lucienne, Joël, qui se croyaient les enfants de cette femme,demandèrent avec des larmes : « Où est-elle ? »Baptiste, les voyant pleurer, courut avec eux autour de la maison,criant : « Maman, où êtes-vous ? Maman, oùêtes-vous ? » Et aussi longtemps qu’ils furent éveillés,les petits eurent autant de chagrin qu’on peut en avoir à onze ans,à huit ans, à six ans.

Cette nuit-là, ce fut Noémi qui veilla lepère, depuis minuit jusqu’à l’aube. Elle se sentait toute seule,dans l’ombre, qui est pleine de rêves, de peurs et de projets. Leurtroupe l’enveloppait comme elle avait enveloppé sa race, autrefois,dans les champs de blé noir et d’ajoncs, comme elle avait effrayé,consolé ou bercé une autre femme jeune, semblable à elle,longuement penchée sur des berceaux, et même ce pauvre hommeémacié, brûlé par la fièvre, délaissé deux fois, et qui avait euune jeunesse et des songes aussi pendant les nuits de veille. Ildormait d’un sommeil coupé de frissons, de plaintes, de visions defièvre. Elle le considérait, croyant quelquefois qu’il parlait pourelle, comprenant aussitôt qu’il divaguait. Quand elle ne leregardait pas, elle pensait au lendemain, et quand elle leregardait, elle pensait à son enfance, à des choses lointaines. Etpeut-être se retrouvaient-ils dans ce lointain, voyageurs quisuivaient le même souvenir, sans se voir, sans être sûrs duvoisinage. Il y en avait un qui délirait ; l’autre songeait,sa petite tête appuyée sur ses mains, ayant la chandelle entre elleet son père. Quelquefois, elle disait des mots à demi-voix, pourbriser la grande solitude et la plainte du vent qui rôdait autourde la maison, et que le silence enhardit. Pauvre père, elle ne sesouvenait plus de la figure qu’il avait lorsqu’il était jeune, maiselle se souvenait de la maison au sommet d’une butte, et de lagrande clarté que c’était, tout alentour, et de l’ombre àl’intérieur, et d’une vache qui montrait sa bonne tête quand onouvrait la porte, au fond de la chambre, et du berceau de Joël queNoémi, toute petite, balançait à l’aide d’une ficelle.

Elle rassembla ces images, et quelques autresqui formaient pour elle le bonheur passé. Elle se demanda si lepère n’avait pas, de ce temps-là, les mêmes souvenirs heureux, etelle ne douta pas qu’il en fût ainsi. Il semblait dormir, mais ilsouffrait. Alors, comme si elle eût voulu envoyer un message àcette âme prisonnière derrière son masque clos, à cette âmegarrottée par la douleur et le cauchemar, elle tendit ses lèvresplus nerveusement que de coutume, elle jeta, avec netteté etpresque sans voix, dans la chambre muette :

– Donatienne !

Elle attendit : le visage enfiévré nereçut aucune vie, aucune joie, aucune peine de ce motinhabituel.

Une seconde fois, le nom de la mère qu’elleaimait, de la femme qu’il avait aimée, frissonna dans la nuit. Lespaupières du blessé se soulevèrent faiblement, assez pour que Noémieût l’impression d’un regard, d’une réponse de l’âme égarée etmalade. Elle crut que le regard était plein de reproches, et quel’instant d’après, les lèvres en s’agitant disaient :« Tais-toi ! ne prononce pas le nom de ma plus grandedouleur ! »

Puis ce fut de nouveau l’entière absorption del’être dans la souffrance, les yeux clos, les joues qui secreusent, et qui pâlissent aux coins de la bouche grimaçante.

Noémi continua de songer. Au petit matin,quand un peu de jour mit comme du givre aux fentes des volets, elles’approcha de la fenêtre qui était percée du côté des peupliers etdes champs, et elle se pencha sur l’appui de bois qu’il y avait enavant, et elle tourna le dos, de peur que le père ne surprit lesecret.

Elle voulait écrire.

Avec lenteur, non pour trouver les mots, maispour les former, l’aînée des Louarn écrivit à « MadameDonatienne », et mit l’adresse qu’avait donnée le passant.

Elle attendit que le jour fût levé, puis,guettant le marchand d’œufs qui passait, elle lui tendit la lettrequ’il devait jeter dans la boîte de la gare, là-bas, sur leplateau. Le marchand arrêta son maigre cheval lancé au trot.

– Ça sera fait, ma jolie, dit-il.

Il lut et épela l’adresse, qui ne lui causaaucun étonnement, à lui qui était du loin, et à qui ces Louarnimportaient peu, petites gens dont le jardin n’était qu’une tachesur la route que suivait la voiture. Mais Noémi avait rougi, en luiremettant la lettre, comme si ç’avait été une lettre d’amour. Elleavait enfermé tout son espoir et tout son rêve dans cette enveloppemenue, sur laquelle la grosse écriture appliquée disait :« À Madame, madame Donatienne » ; et quand elle vitdiminuer, puis disparaître la carriole du marchand, elle chercha às’imaginer ce qui allait arriver. Combien de temps mettrait lalettre pour parvenir à destination ? Peu, sans doute. Bien queNoémi n’eût jamais mis le pied dans un train, elle en avait vupasser ; elle savait qu’ils vont tous vers Paris, avec leursfumées blanches couchées sur le dos, et si vite, si vite… Où seraitla mère ? Dans quelle maison, que Noémi se représentaitpareille à celles du bourg ?… Donatienne était debout sur unseuil de briques posées sur tranche ; elle tricotait, commeles femmes du bourg ; elle ouvrait la lettre ; elledisait : « C’est de mon enfant Noémi ! Il y a dumalheur chez nous !… » Mais l’enfant ne voyait plus cequi arriverait ensuite, et elle sentait en elle une inquiétude, uneangoisse qui grandissait, à mesure que les heures s’écoulaient.

Et cela devint si fort, que, vers le soir,lasse d’avoir souffert sans se plaindre, plus lasse encore d’avoirentendu souffrir le blessé, elle laissa un moment les deux femmescharitables qui gardaient le malade, et fit signe à Lucienne et àJoël. Dès la porte, tout bas :

– Où allons-nous ? fit Lucienne.

L’aînée mit un doigt sur ses lèvres. Derrière,elles traversèrent l’enclos, Lucienne blonde, rose, moins éléganteet moins vive, et Joël tout frisé, comme un mousse, et vêtu d’uneculotte qu’une seule bretelle attachait aux épaules. Ilss’avancèrent, en file, jusqu’à la route, et tournèrent à gauche,par où la terre montait.

Ils montent la colline, les trois petits,ayant dans le cœur, l’une de la peine comme une femme, les autresun peu de chagrin, comme des enfants. Ils ne se parlent pas. Joëlmange des mûres aux haies qui sont poussiéreuses. On entend lescoups de pic des ouvriers, car le travail continue, sans le blesséde la veille. Les chênes deviennent maigres et clairsemés sur lapente où le rocher affleure partout. La route est dure à gravir.Noémi traverse la carrière d’une extrémité à l’autre, etquelques-uns des abatteurs de pierre, debout sur d’invisiblessaillies de la falaise attaquée, et comme incrustés en elle, crientde loin :

– Petite Noémi ?… Le père Louarnva-t-il mieux ?

Elle fait signe que non, de sa tête mignonnedont le menton se lève un peu, fiérottement, et elle va sanss’arrêter. Elle ne peut parler : son cœur lui parle trop. Elledépasse le défilé où la route n’est qu’une entaille dans lamuraille rocheuse, et au delà duquel la colline commence às’abaisser vers le nord, toute vêtue de genêts et de fougères.Personne ne peut plus la voir, sauf Lucienne et Joël quidemandent : « Où va-t-on ? » et qui s’étonnent.Mais elle s’avance jusqu’à une motte de terre en promontoire, quiest là, au bord de la route, et d’où la vue est grande sur tout lepays. Elle a bien des fois, cette Noémi, jeté de là des caillouxdans la seconde vallée, profonde et toute pleine de pointesd’arbres tremblantes ; bien des fois flâné en regardant, surla gauche, la fuite indéfinie des guérets, des blés, des luzernesdes prés, et le ciel voyageur qui est au-dessus. Aujourd’hui, ellen’a d’yeux que pour le plateau qui se lève, au nord, après lavallée étroite, et pour le ruban de route qu’on y peut suivre,tordu, effacé, reparu, jusqu’à l’endroit où les choses se mêlent ets’apparentent comme des grains de poussière ; c’est la granderoute qui part de la gare invisible, bâtie dans une brande, laroute que prennent les rares voyageurs qui ont affaire dans larégion. Les deux enfants plus jeunes ont rejoint Noémi sur letertre avançant. La lumière, inclinée, rase le sol, et rend doucel’étendue.

– Est-ce que tu vois du monde, sur laroute ? dit Noémi.

– Un troupeau de moutons avec son berger.Mais c’est bien loin… Est-ce le médecin qui va venir parlà ?

– C’est notre mère, répond Noémi.

– Elle a f… le camp, tu le saisbien ! dit Lucienne.

Et elle approche son visage rousselé, et sescheveux ébouriffés, tout dorés dans le soleil, de ce mince visageangoissé de la sœur aînée. Celle-ci reprend :

– Celle qui va venir, c’est la vraie.

Elle parle doucement ; elle a les yeuxfixés sur le lointain ; elle est si grave, que les deux cadetsla croient sur parole, et cherchent, eux aussi, à découvrir sur laroute, là-bas, là mère qui doit venir.

– Elle n’est pas vieille ? demandeLucienne, comme avait fait Noémi.

Noémi répond :

– Pas vieille du tout. Il faut qu’ellevienne. Sans cela nous sommes perdus, mes petits…

Ils ne comprennent pas bien pourquoi.Cependant ils s’attendrissent, et leurs yeux s’emplissent delarmes. La nuit va tomber. La route est grise déjà, grise jusqu’aubout. Personne n’y passe. La mère ne vient pas.

Les petits se lassent de fixer le même point.Ils se mettent à toucher les herbes et les pierres. Noémi, seule,les yeux en avant, la moitié de son visage éclairé par le couchantqui pâlit, joint les mains sous son tablier, et dit, dans le ventqui souffle de l’ombre : « Reviens !Reviens ! »

L’ombre a complètement caché la secondevallée ; elle a confondu, même sur le plateau, la route avecla lande. Alors Noémi se détourne. Elle a l’air si triste que lespetits la regardent en dessous, à présent, de chaque côté, et luiprennent la main, pour se rassurer. Tous trois, ils regagnent lamaison. Les ouvriers sont partis. La journée est finie. Louarn atoujours la fièvre. Les femmes disent qu’il ne vivra pas…

Le lendemain, sur la même motte, au sommet dela colline, Noémi revint, avec Lucienne et Joël, et le surlendemainde même. L’attendue ne parut point. Et, le quatrième jour, lapetite Noémi désespéra, et ne monta plus là-haut.

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